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PENSÉE (ET ACTION)

Bien qu'elle soit rédigée en style lapidaire, la Déclaration des Droits de l'Homme est loin de définir d'une façon précise les conditions dans lesquelles pourra s'exercer la liberté de la pensée. A l'article 11, il est dit : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Que doit-on entendre par abus ? Plus loin, au nombre des dispositions fondamentales garanties par la Constitution, il est répété : « la Constitution garantit pareillement comme droits naturels et civils : 5° la liberté à tout homme de parler, d'écrire, d'imprimer et publier ses pensées, sans que ses écrits puissent être soumis à aucune censure ou inspection avant leur publication... » Et, peu après : « comme la liberté ne consiste qu'à pouvoir taire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui, ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui, attaquant la sécurité publique ou les droits d'autrui, seraient nuisibles à la société. » Les droits d'autrui, quand il est faible, ont toujours été fort mal préservés par la justice. Par contre, le vague des termes, sûreté publique, société, a laissé la porte ouverte à l'arbitraire, que l'on prétendait bannir de nos institutions.

Ce n'est pas seulement, de ce fait, la possibilité d'expression de la pensée qui est mise en péril, mais la pensée même. Les préjugés spiritualistes de l’époque empêchaient de s'en rendre compte, et cette vérité est encore trop méconnue à notre époque. Ainsi, dans un récent article de Revue, nous lisons : « Soit dit en passant, sans paradoxe, dans toutes les sociétés, sous tous les régimes politiques, la liberté de pensée a régné, aucune société n'a véritablement violé la liberté de conscience, phénomène purement intérieur ; tous les régimes se sont montrés tolérants... parce qu'ils ne pouvaient faire autrement par la nature des choses. L'on n'a jamais violé que la liberté des manifestations extérieures : discours, cris, chansons, ports d'emblèmes, écrits, cortèges. Cette liberté-là, toutes les sociétés l'ont violée, tous les régimes la violeront. »

Ces phrases expriment une erreur que l'examen des conditions du fonctionnement de l'esprit doit dissiper. Liberté de pensée et liberté de manifester sa pensée sont inséparables. Proudhon l'avait bien aperçu, lorsqu'il écrivait : « L'idée, avec ses catégories, naît de l'action et doit revenir à l'action, à peine de déchéance pour l'agent... contrairement à ce qu'enseignent l'orgueil philosophique et le spiritualisme religieux, qui font de l'idée une révélation gratuite, arrivée on ne sait comment, et dont l'industrie n'est plus ensuite qu'une application. »

Tout être vivant est un faisceau de tendances. « Sans arrêt, depuis sa naissance, avant cela même, dans le développement du germe, la vie consiste en ces mouvements spontanés et dirigés, que le milieu extérieur ne fait que stimuler, qui aboutissent à le modifier aussi à quelque degré, mais toujours se suscitent l'un l'autre en vertu de nécessités intérieures ; on peut les nommer indifféremment, et selon les points de vue, fonctions, instincts ou tendances. » (D. Parodi.) En nous assimilant à l'être que nous voyons vivre sous nos yeux, nous pouvons dire que l'aspect intérieur qu'ont pour lui ces mouvements spontanés répondant aux stimulations extérieures qui libèrent son énergie propre, est l'élément primordial, la substance de sa pensée. Activité et pensée sont les deux faces complémentaires du comportement de l'être, les composantes de sa vie. « L'activité de l'esprit consiste dans la vie des idées ; les idées sont des êtres vivants, c'est-à-dire qu'elles ne s'épuisent ni dans leur apparition, ni même dans leurs transformations intérieures ; elles agissent ; même elles sont elles-mêmes une action extérieure, un mouvement. Concevoir une lettre adressée à un ami, c'est déjà commencer à lui écrire, réaliser les actes nécessaires pour faire ce qui est imaginé. L'action extérieure est la prolongation de l'idée, l'idée elle-même vue du dehors. » (L. Brunschvicg.)

L'effet du stimulus extérieur est de provoquer l'attention corrélative à la sensation. Or, l'attention est la prise d'une attitude, la suspension de mouvements en cours, une nouvelle orientation de la tête et du regard, l'activation de certains muscles. A des mouvements presque imperceptibles, l'observateur exercé reconnaît l'éveil d'une pensée.

On a dit que les tendances de l'être vivant inclinaient toutes également, en dernière analyse, à conquérir l'univers à multiplier sa formule individuelle, à imposer au milieu son propre rythme. C'est sans doute là l'aspect extérieur de la vie. Au dedans, l'activité se traduit par la recherche de l'équilibre avec le milieu, absorption et assimilation quand la chose est possible, harmonisation des rapports dans le cas le plus général, harmonie constamment compromise, constamment rétablie. Dans la vie psychique, cela se traduit par la persuasion d'autrui, la propagation de son idée ou l'assimilation de la pensée des autres, en un mot, par l'échange libre des pensées.

Toute idée, aussitôt conçue, se manifeste-t-elle par un acte ? Ce qui caractérise les êtres les plus élevés en organisation, c'est la faculté de différer l'action, de freiner les mouvements instinctifs non rationnels pour les corriger en tenant compte de l'expérience passée. L'énergie activée par l'impression venue du dehors est tenue en réserve, associée à d'autres pour n'être libérée qu'au moment le plus favorable ; le geste automatique ne s'accomplit pas. « Brusquement, l'idée de l'acte se sépare du mouvement organique et attire l'attention de l'esprit. Au lieu d'être une source d'impulsion vers le dehors, elle revient en quelque sorte sur elle-même, et devient le point de départ de la réflexion. L'action à laquelle conduit la tendance est alors une action intellectuelle ; elle consiste à coordonner par rapport à l'idée initiale d'autres idées secondaires qui sont en relation avec elle... L'intervention de la réflexion a ainsi transformé et élargi le caractère de la tendance. A l'idée initiale est suspendue maintenant une série de mouvements successifs... » (L. B. déjà cité.)

Ainsi, le freinage de l'acte impulsif, lorsqu'il a son point de départ dans l’individu impressionné lui-même, loin d'être un renoncement à l'activité, est, au con­ traire, la préparation à une activité extérieure plus intense et plus efficace. Que va-t-il advenir si l'arrêt vient de la rencontre d'une force extérieure prépondérante abolissant la tendance individuelle?

Ce qui réalise le mieux la suppression de l'activité de l'homme, c'est son retranchement du milieu social où il vit normalement : la réclusion. Or « l'homme ne peut se suffire à lui-même en plein isolement. Son intelligence est incapable de se développer pleinement si, par les messages de la parole, de l'écriture, elle n'entretient correspondance avec les intelligences contemporaines et proches... » En cas de réclusion, « l'expérience a montré que c'était là une insigne cruauté et que les condamnés mouraient bientôt ou sombraient dans la démence » (Dr Desfosses).

Plus l'individu est inculte, plus la séquestration le dégrade. Chez l'homme civilisé, le geste symbolique, le geste descriptif sont l'accompagnement ordinaire de la parole. Chez le primitif, ils sont l'essentiel du langage : sans mimique pas de compréhension réciproque. Bien plus, le langage tout entier est une action dramatique évoquée par la voix et le geste, devant l'interlocuteur. Un Boschiman est bien accueilli et embauché en qualité de pâtre par un blanc qui ensuite le maltraite. Il s'enfuit et est remplacé par un autre qui se sauve à son tour. Voici, d'après Wundt, comment il raconte le fait : « Boschiman-là-aller, ici-courir-vers-blanc, blanc-donner-tabac, Boschiman-aller-fumer, blanc-donner-viande, Boschiman-aller-manger-viande, se-lever-aller-maison, Boschiman-aller-faire-paître mouton blanc, blanc-aller-frapper-Boschiman, Boschiman-crier-fort-douleur, Bos­chiman-aller-courir-loin-blanc, Boschiman-ici-autre, lui-faire-paître-moutons, Boschiman-tout-à-fait-partir. » La phrase n'est qu'une suite de simulacres d'actions, une succession d'images concrètes, de faits vécus. Une foule se comporte comme un homme primitif ; pour qu'une pensée commune naisse chez elle aussi bien que pour qu'elle s'exprime, il faut les cris, les gesticulations, les manifestations d'ensemble. Faire obstacle à l'expression tumultueuse chez celle-là, c'est stériliser la pensée. Si, au contraire, chez l'homme cultivé, l'idée non productrice d'effets immédiats se réfléchit, se multiplie, le résultat, bien que différé, finit pourtant par être le même lorsque aucune voie ne s'ouvre à l'expansion du flot d'énergie mentale qui s'est accumulé. La déchéance intellectuelle est fatale.

La suppression totale de l'activité n'est pas la seule manière de réduire la sphère intellectuelle ; c'est même la moins usitée. La coutume, la loi, l'opinion publique atteignent au même résultat, en imposant à l’homme des actes monotones, des gestes rituels qui, même s'ils ne sont pas en opposition avec ses tendances naturelles, envahissent le champ de la conscience, au détriment des autres aspirations. Religions, castes, Etats usent de ce procédé pour assurer leur empire.

Obligation d'avoir une attitude respectueuse en présence de cérémonies publiques multipliées à dessein - c'est ainsi que sous l'Ordre Moral, on courait quelque risque à ne pas se découvrir au passage d'une procession -, application apportée dès l'enfance à la répétition fréquente des gestes et paroles rituels ; attention ramenée périodiquement sur des conceptions mystiques par des appels bruyants, telles sont les contraintes que les clergés ont toujours imposées à l’élargissement de l'horizon intellectuel. En milieu confiné, la pression d'un voisinage routinier achève de comprimer toute imagination novatrice.

Tous les groupements autoritaires ont eu recours à l'exécution de manœuvres standardisées, de gestes mécaniques pour conduire la pensée dans une voie unique. La recherche de cette fixation fut le véritable motif pour lequel, contre tout bon sens, les dirigeants ont toujours réclamé la prolongation du service militaire. C'est à cet assujettissement auquel ont été soumises deux générations qu'il faut attribuer pour une large part l'affaissement intellectuel et moral des civilisés européens. Dans d'autres castes : administration, magistrature, des cérémonies mondaines au déroulement stéréotypé, détournaient leurs membres de l'étude et d'un développement original, et atteignaient le même but moins sûrement cependant.

Ce qui agit dans le même sens sur la population ouvrière, c'est la rationalisation irrationnelle en vogue aujourd'hui, mais inaugurée dès l'introduction du machinisme. Ici encore nous sommes en présence d'une répétition automatique d'actes monotones qui ne tardent pas à perdre tout intérêt pour qui les accomplit. Les défenseurs de la rationalisation prétendent que précisément cet automatisme libère l'esprit qui peut vaguer à son aise. Erreur : une succession d'images n’est qu'un simulacre de pensée lorsqu'elle envahit un cerveau astreint à ne pas détourner son attention d'un mouvement ininterrompu.

L'idée n'est nullement indépendante du jeu de l’appareil musculaire. Notons, en effet, que bon nombre de physiologistes contemporains admettent que l'énergie nerveuse, aliment de tout psychisme, s'élabore autant dans le muscle que dans le système nerveux qui serait avant tout un organe de concentration et de conduction. Même si ces vues ne représentaient pas encore toute la vérité, il reste que le fonctionnement du nerf et celui du muscle sont accordés quant à leur rythme

A la contrainte de l'opinion, de la coutume, de la caste, de la pratique industrielle, vient s'ajouter celle de l'Etat et de sa législation répressive. Nous ne mentionnerons que les lois du 16 mars 1893, 12 décembre 1893 et 28 juillet 1894, dites lois scélérates. Il suffit de préciser qu'elles punissent la manifestation la plus discrète, la plus intime de la pensée : une simple conversation, dénoncée par un seul interlocuteur sans autre appui à cette unique déclaration qu"un ensemble de charges dont la nature et le poids sont laissés à l'appréciation du juge. La loi frappe des conceptions intellectuelles, apologie de certains actes en général, sans viser quiconque, alors que les opinions exprimées ne sont traduites ni par des actes ni par des faits dommageables à autrui. Oppressives pour la pensée, ces lois ne sont pas moins dangereuses pour la société. Exprimée, discutée, contredite, l'idée, si elle est fausse, est abandonnée par son auteur qui, tout au moins, perd confiance dans la possibilité de sa réalisation. Ruminée, dans la solitude par quelqu'un qui a plus de caractère que de jugement, elle aboutit à des conséquences désastreuses pour tous. La propagande, à notre avis, ne s'est pas assez obstinément appliquée à poursuivre l'abolition de ces lois. Jusqu'ici, les gouvernants n'ont pas osé en faire une application intégrale ; mais le fascisme est là, guettant l'occasion.

Si l'action est le germe et l'accompagnement obligé de la pensée, il paraît tout aussi évident que l'action· sans la pensée est inconcevable. Cependant, cela n'a pas été aperçu de tout temps : « Dès l'abord, l'action de l'homme s'est, pour l'essentiel, appliquée au réel. » C'était, nous l'avons vu, la condition préalable de la manifestation de la pensée réfléchie. Mais l'erreur, à certaines époques, fut de regarder comme étrangers l'un à l'autre le domaine de la Pensée et celui de l'Action.

Tout montre que, au contraire, la pensée s'est d'abord exercée de préférence sur le fictif et l'imaginaire... Les mots, les sens que l'homme leur a forgés... ont engendré bien des pseudo-problèmes, dont certains encom­brent encore de leur poids inutile, non seulement la philosophie, mais jusqu'à la science... Seule, la parole a permis à l'activité technique de se transmettre et d'assurer son progrès ; seul, le progrès des techniques a contraint la parole à abandonner ses illusions et à limiter le monde verbal à ce rôle de substitut, d'équivalent maniable du monde réel, dans lequel il est indispensable au libre et plein exercice de la pensée. » (Dr Ch. Blondel, mars 1931.)

De nos jours, l'école pragmatiste a prôné encore le primat de l'action. Elle n'arrive qu'à justifier le succès obtenu par tous les moyens, l'odieux arrivisme. Contre elle maintenons notre conception, héritée de Proudhon, à la fois réaliste et idéaliste : pas de pensée qui n'ait son point d'appui dans l'action ; pas d'action qui ne puisse trouver sa justification dans la mise en œuvre d'une pensée logique et créatrice.

C'est, d'ailleurs, d'un processus semblable que découle toute notre connaissance. Elle part d'une synthèse intuitive, perception d'un ensemble que notre esprit analyse pour reconstituer finalement l'objet, grâce à une nouvelle synthèse élaborée.

Dans le champ de la perception, l'objet est saisi comme un ensemble, et d'autre part chez tout homme, et plus visiblement chez l'enfant, la perception est accompagnée d'un désir, d'une tendance, d'un mouvement de préhension. L'esprit décompose cet ensemble, découvre des similitudes entre les parties disjointes, aussi bien qu’avec les éléments analogues issus d'analyses précédentes. Il reconstitue enfin, par une ultime synthèse, l'objet primitif, en acquiert la compréhension, c'est-à-dire l'incorpore à sa personne aux fins d'utilisation d'instrument d'un acte ou immédiat ou différé.

La contemplation que l'activité n'accompagne pas aboutit à l'anéantissement de l'être. Toutes les démarches de notre esprit peuvent se représenter par la même formule, symbole d'expansion, de mouvement et non de contrainte, d'immobilité.

- G. GOUJON.

PENSEE (LA LIBRE)

Il existe, chez beaucoup de militants d'extrême avant-garde, une sorte de prévention contre la Libre Pensée. Non pas, certes, contre son idéal ou ses conceptions, mais contre le groupement en lui-même. On commence pourtant à s'apercevoir que l'organisation est nécessaire - et presque indispensable - dans tous les domaines de l'action. Sans organisation, il est bien difficile de coordonner les efforts, de les intensifier, de travailler avec méthode et d'obtenir des résultats durables et féconds. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour la Libre Pensée, c'est-à-dire pour l'action anticléricale et antireligieuse ? Si le groupement a fait la preuve de son utilité sur les terrains coopératif, syndical, politique, pourquoi ne serait-il pas appelé à rendre également des services aux adversaires des Eglises ? Leur besoin de s'associer devrait être, au contraire, d'autant plus vif, qu'ils ont à combattre un adversaire très puissant, très riche et surtout très discipliné.

L'Eglise romaine, en particulier, tire les trois quarts de sa force de son organisation autoritaire et de sa hiérarchie sévère. Ses dogmes puérils et ses légendes grossières se seraient écroulés depuis longtemps, si les croyants et les prêtres n'étaient aussi savamment embrigadés. Il est un peu enfantin d'imaginer que l'on pourra venir à bout d'un tel adversaire sans se grouper et sans s'organiser.

Certains diront : « Je n'ai pas besoin des prêtres ! J'ai perdu la Foi. Je n'éprouve nul besoin de fréquenter les églises. Cela me suffit. A quoi bon « faire de la Libre Pensée » ? Je laisse le croyant libre, puisque je suis moi-même libre de ne pas croire... » Il faut se rappeler deux choses : 1° Nous ne prétendons nullement gêner ou amoindrir la liberté du croyant. Nous voulons le convaincre, l'éclairer et non le violenter ; 2° la liberté de l'incroyant (très relative au surplus !) restera précaire et menacée aussi longtemps que la société sera ce qu'elle est. Les incroyants ne doivent pas oublier que leur liberté est sans cesse limitée et combattue, que l'Eglise est intolérante par principe et par nécessité. Pendant des siècles, les athées et les penseurs libres n'ont-ils pas été contraints de se plier devant des dogmes et des coutumes que leur conscience avait rejetés ?

Et puis, lorsqu'on a compris que la religion est fausse, que le fanatisme est malfaisant, comment ne pas éprouver le besoin de faire du prosélytisme et de répandre les vérités que l'on a découvertes, afin de les propager et d'en faire bénéficier son semblable ?

Ce sont ces considérations qui ont conduit les libres­ penseurs à s'organiser. Les premières sociétés de Libre­ Pensée ont été fondées, en France, il y a une soixantaine d'années (c'est à la fin du Second Empire que le mouvement libre-penseur et anticlérical se développa sérieusement, dans la presse indépendante et plus tard par les groupements), au moment où la liberté d'association commença à ne plus être tout à fait un vain mot. A ce moment surtout, elles étaient nécessaires. L'un de leurs premiers soucis fut d'obtenir la liberté des funérailles (sanctionnée seulement par la loi de 1887) et d'organiser, dans des conditions parfois très difficiles, les premiers enterrements civils. Les sociétaires tenaient à honneur d'assister en nombre aux obsèques de leurs collègues décédés, résistant aux manœuvres de pression, d'intimidation et quelquefois même de violence et de persécution, que les cléricaux exerçaient sur les familles, particulièrement dans les campagnes.

Les groupes de Libre Pensée ont rempli un rôle bienfaisant. Ils ont travaillé et préparé les esprits, très activement, pendant les trente années qui ont précédé la guerre. C'est, dans une large mesure, grâce à leur activité, que la superstition a perdu du terrain, que les lois laïques ont pu être votées, que la puissance de l'Eglise fut (trop légèrement, hélas !) battue en brèche.

Je ne veux pas insinuer, en parlant ainsi, que l'action des Sociétés libres-penseuses ait toujours été intégralement admirable, et irréprochable. Comme tous les autres groupements, même les plus révolutionnaires, la Libre Pensée a servi souvent de tremplin électoral. Nombre d'arrivistes l'ont utilisée comme un marche­ pied - et se sont empressés de l'oublier, voire de la trahir, dès qu'ils eurent décroché la timbale ! L'un des plus illustres exemples à invoquer est celui de M. Henry Bérenger, collaborateur de Victor Charbonnel aux temps héroïques de la Raison et de l'Action, vigoureux et talentueux militant anticlérical, devenu un des plus cyniques caméléons du Sénat, associé aux trafiquants de la Haute Banque et acoquiné aux représentants de la pire réaction.

Ainsi que notre regretté ami Brocher l'a exposé dans une précédente et substantielle étude, les groupes de Libre Pensée n'ont consenti que lentement, difficilement, à se rassembler dans une même fédération nationale. On se contentait de s'unir dans une localité, ou dans un canton, et l'on ne regardait guère plus loin, ni plus haut. Les réunions étaient rares, la propagande nulle. Un banquet de temps à autre, et particulièrement le vendredi dit saint, en guise de légitime protestation contre un usage inepte, quelques conférences publiques... Très peu de bibliothèques, très peu de propagande éducative par la brochure, le livre ou le tract (à part quelques exceptions).

Il faut reconnaître que, depuis la guerre, la Libre Pensée a évolué d'une façon plutôt heureuse. Au lendemain de l'armistice, elle était complètement désorganisée, désagrégée. D'abord, parce que la plupart des militants avaient été mobilisés ou dispersés par les événements. Les Sociétés avaient cessé de se réunir et de fonctionner, et, quand la tuerie eut pris fin, il fut très difficile de regrouper les éléments épars. La difficulté fut d'autant plus grande que la Libre Pensée avait à lutter contre un préjugé tenace et dangereux. La guerre avait passé, avec son « Union Sacrée ». Les querelles religieuses paraissaient périmées. Le vent était à l'apaisement, à la concorde. Nul ne consentait à réveiller le combisme, en dépit des avertissements des rares libres penseurs qui n'avaient pas oublié les leçons de l'histoire.

L'Eglise travaillait inlassablement à reconquérir ses privilèges. Elle noyautait l'enseignement avec ses infectes « Davidées ». Elle intriguait au Parlement pour la non-application des lois laïques, en attendant leur abrogation. Le rétablissement de l'ambassade au Vatican, le vote de la loi liberticide contre les néo-malthusiens, le retour des Congrégations (retour illégal, mais complaisamment toléré par les gouvernements complices), le maintien du régime concordataire et de l’enseignement confessionnel en Alsace, autant de succès pour la politique vaticanesque, laquelle s'évertuait, d'autre part, à leurrer les masses populaires et à désarmer les légitimes méfiances dont elle était l'objet, en jouant la comédie de la démocratie chrétienne, en condamnant l'Action française, en affirmant son amour de la Paix, de la Justice et de la Liberté et en créant la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et les Syndicats Catholiques !

Malgré tout cela, la plupart des politiciens persistaient à nier l'évidence et se refusaient à reprendre le salutaire et indispensable combat contre les exploitants de la crédulité. Lisez les professions de foi et les programmes des candidats, cette année encore, et vous pourrez constater que l'anticléricalisme (ou la « défense laïque, comme on dit aujourd'hui, afin de moins effrayer les timorés, sans doute) y tient fort peu de place ! La plupart des hommes politiques qui furent, avant la guerre, des militants bruyants de la Libre Pensée n'en font à présent même plus partie. Et les jeunes débutants se garderaient bien d'y venir, craignant de compromettre leur carrière.

A quelque chose malheur est bon ! Le départ des habiles et des ambitieux a permis à la Libre Pensée de se consacrer à une œuvre plus profonde - et plus féconde. Au lendemain de la guerre, l'Union fédéraliste des Libres Penseurs de France et des Colonies (fondée en 1905) se réorganisait de son mieux, mais ne parvenait à grouper que de maigres effectifs.

En 1921, nous avions fondé, à Lyon, une Fédération Nationale de Libre Pensée et d'Action Sociale, qui devint rapidement assez forte. Sans être inféodée à aucun parti, chapelle ou système, cette Fédération estimait que la question religieuse est inséparable du problème social et que la Libre Pensée doit œuvrer à l'édification d'un monde meilleur, pour la disparition des privilèges et des exploitations. En 1925, la fusion se fit entre l'Union fédérative et notre fédération d'Action Sociale et le nouvel organisme prit le nom de « Fédération Nationale des Libres Penseurs de France et des Colonies », adhérent à l'Internationale de la Libre Pensée.

Grâce à la fusion, la Libre Pensée a pris un développement rapide. Elle possède aujourd'hui, en France, plus de 400 groupes en pleine activité et pénètre dans une soixantaine de départements. Elle publie un journal, dont je suis le rédacteur depuis la fondation, c'est­-à-dire depuis douze ans (il fut intitulé d'abord, l'Antireligieux, puis l'Action Antireligieuse et enfin La Libre Pensée).

Assurément, il reste encore en dehors de la Fédération Nationale, un certain nombre de groupes autonomes. Ce ne sont pas généralement les plus actifs, tant s'en faut. Il subsiste également une fédération dissidente, la Libre Pensée prolétarienne, d'inspiration nettement communiste, qui essaie de concurrencer la Fédération Nationale, en la qualifiant avec dédain de Libre Pensée bourgeoise (?).

En réalité, notre Fédération Nationale ne veut être asservie à aucun parti, quel qu'il soit. Elle ne demande à ses adhérents que d'être sincèrement et authentiquement libres penseurs, de ne participer à aucune cérémonie religieuse, sous peine de radiation immédiate et d'assurer le respect de la conscience de leurs enfants. Hors de la Libre Pensée, chaque adhérent peut librement participer à la propagande de son choix : communiste ou radicale, socialiste ou libertaire, etc., etc.

Pour montrer que notre Fédération Nationale est loin de posséder une mentalité bourgeoise, il me suffira de reproduire la déclaration de principes qui figure en tête de nos statuts nationaux :

Les membres déclarent accepter les principes suivants :

« Les libres penseurs de France proclament la nécessité de raffermir et de réorganiser leurs groupements afin de donner un nouvel élan à la propagande antireligieuse, trop délaissée depuis la guerre. Ils tiennent à rappeler que la libre pensée n'est pas un parti, qu'elle n'apporte aucun dogme et qu'elle vise au contraire à développer chez tous les hommes l'esprit critique et l’amour du libre examen. Les religions restent le pire obstacle à l’émancipation de la pensée. Elles propagent une conception laide et étriquée de la vie : elles maintiennent l'humanité dans l'ignorance, dans la terreur abrutissante de l'au-delà, dans la résignation morale et la servitude.

« Les libres penseurs réagissent contre les tyrannies quelles qu'elles soient, contre tout ce qui vise à subordonner ou à amoindrir l'individu. L'esprit de caste, l'appétit des oligarchies et les provocations nationalistes leur semblent aussi néfastes que l’obscurantisme religieux. La libération humaine doit être réalisée dans tous les domaines pour être vraiment efficace. Privilèges politiques, ambitions capitalistes, abus et crimes du militarisme et de l'impérialisme, toutes les injustices et toutes les iniquités doivent être combattues par la Libre Pensée, pour que la liberté de conscience cesse d'être un vain mot et que le règne de la laïcité soit assuré.

« Indépendante de tous les partis et de toutes les tendances, la Libre Pensée tait appel à tous les hommes d'avant-garde sans exception. Fraternellement unis pour la lutte antireligieuse, associant leurs efforts con­tre les préjugés et les dogmes, contre l'alcoolisme qui dégrade et la superstition qui abêtit, ils auront surtout en vue de faire de l'éducation et de répandre une morale rationnelle, génératrice de bonheur, de dignité et de justice sociale.

« La Libre Pensée, basée sur le libre examen et sur l'esprit scientifique, est une des méthodes les plus efficaces de perfectionnement individuel et de rénovation sociale, par la recherche et l'étude, par la tolérance et la fraternité. Elle s'attache à déjouer les visées dominatrices des Eglises et fait appel à la conscience et à la raison des hommes pour réaliser un idéal élevé, nullement dogmatique, basé sur l'évolution et sur le progrès continu de l'humanité, pour l'instauration d'une société libre, sans exploitations ni tyrannies d'aucune sorte. »

Cette « déclaration » suffit à établir que le champ d'action de la Libre Pensée est illimité et que toutes les bonnes volontés peuvent y collaborer.

En terminant, je dirai deux mots de la situation internationale. Sur ce terrain, les difficultés ont été peut-être plus grandes encore que sur le terrain national. Dans beaucoup de pays, l'action de la Libre Pensée, comme en Italie, est impossible et même interdite par les Lois. Dans d'autres pays, la Libre Pensée est sacrifiée aux préoccupations politiques. Et puis, la division a fait son œuvre mauvaise, là comme ailleurs.

Il y a deux internationales. Celle de Bruxelles, à laquelle nous adhérons, et celle de Vienne (Libre Pensée prolétarienne). Mais, à Berlin, en 1931, une nou­velle organisation a été fondée, née de la fusion entre l’Internationale de Bruxelles et une très importante faction de celle de Vienne, qui s'est détachée de la Libre Pensée prolétarienne pour se joindre à la nôtre. Notre internationale a ainsi gagné de gros effectifs, en particulier en Allemagne, où la Libre Pensée groupe plusieurs centaines de milliers d'adhérents. Le président est toujours le docteur Terwagne, de Bruxelles, mais le siège du secrétariat est en Allemagne.

La vieille Eglise ne veut pas mourir. Possédant de formidables richesses, une organisation unique avec des ramifications multiples dans tous les pays, triturant les cerveaux dans ses maisons d'enseignement, intriguant dans le monde politique et parlementaire, dominant la plupart des femmes par leur inconscience et un grand nombre d'hommes par leur veulerie, elle veut essayer, avec une audace inouïe, de dominer le monde et de l'assujettir à sa loi. Ce sera la tâche admirable de la Libre Pensée, dans les années qui viendront, de réveiller l'action anticléricale pour déjouer ce funeste dessein (beaucoup plus politique que religieux !) et pour écraser, enfin, l'infâme...

- André LORULOT.