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PERSONNALITÉ n. f.

Délaissant les autres sens du mot personnalité, rappelons seulement qu'il est synonyme d'individualité consciente : ce qui nous conduit à parler d'un problème fondamental en philosophie. Chaque homme a conscience d'être une personnalité parce qu'il se sent distinct du monde extérieur et des autres individus, parce qu'il rattache à un centre unique la totalité de ses états mentaux. Il se perçoit lui-même et ses états, non comme deux portions d'existence indépendantes, mais comme une seule réalité vue sous un double aspect : d'un côté le sujet un et identique, de l'autre ses phénomènes multiples et changeants. On a soutenu que l'enfant n'avait aucun sentiment de sa personnalité. Vers la deuxième et la troisième année, les enfants, déclare Luys, « parlent d'eux-mêmes à la troisième personne, comme s'il s'agissait d'une personne étrangère à eux, et manifestent leurs émotions et leurs désirs suivant cette formule simple : « Paul veut telle chose », « Paul a mal à la tête ». Ce n'est que peu à peu, et en quelque sorte par l'effet des efforts incessants d'une trituration continue, qu'on arrive à lui apprendre que l'ensemble de sa personnalité, constituée à l'état d'unité, peut revêtir une autre façon abstraite que celle d'un nom propre, et que sa formule équivalente est représentée par les mots je, moi. » Il est bien vrai que l'enfant parle de lui-même à la troisième personne ; mais ses exigences, ses réclamations énergiques témoignent de son égoïsme foncier, de l'invincible attachement qu'il porte à son moi. Tout animal, si inférieur soit-il, manifeste sa volonté d'être, et, selon la belle expression de Lotze, le ver qu'on foule aux pieds oppose son moi douloureux au reste de l'univers. L'égoïsme du tout jeune enfant n'est qu'une forme de l'instinct de conservation : il est biologiquement indispensable. Pour qu'il se précise et devienne le sentiment clair de la personnalité, une lente évolution sera nécessaire. L'enfant prendra d'abord conscience de son propre corps comme d'une réalité distincte des autres corps qui l'entourent. Alors que les sensations concernant les objets étrangers varient beaucoup, les sensations organiques sont durables et toujours actuelles. Transporté d'un appartement dans un autre, le bébé voit des meubles différents, mais il perçoit toujours ses membres, il éprouve des sensations internes et musculaires identiques. Dans la découverte de son corps, les sensations douloureuses et la double sensation tactile jouent un rôle très important : à chaque instant, les obstacles s'opposent au libre déploiement de ses muscles et provoquent des souffrances ; s'il touche une partie quelconque de son corps, sa sensation est double, à la fois il touche et il est touché, s’il s’agit d un objet extérieur, la sensation est simple. Ajoutons que les autres corps ne nous sont connus que par l’intermédiaire du nôtre : fermons les yeux, nous ne voyons plus rien ; bouchons nos oreilles, et les sons s'évanouissent. Pour l'enfant, les limites de sa personne ce sont d'abord les limites de son corps. Rien de plus curieux que de l'observer, au début : remuant ses mains, les fixant des yeux, les mettant dans sa bouche ; avec ses pieds il procédera de même ; parfois il se mord, tire violemment sa jambe ou ses doigts. Il s’aperçoit également que sa propre activité modifie les objets qui l’entourent. « Par exemple, écrit Preyer, au cinquième mois, l'enfant découvre, en déchirant un morceau de papier, le bruit qui en résulte. Il n'y a certes pas, à cette époque, de notion claire de causalité, mais l’enfant a vu par expérience qu'il peut être lui-même la cause d’une perception visuelle et auditive à la fois, puisque, quand il déchire le papier, i1 y a régulièrement amoindrissement des morceaux et bruit. La patience avec laquelle il continue à découper ainsi s'explique par la satisfaction qu'il éprouve à être une cause de modification, et à percevoir que la transformation si frappante d’un journal entier en de petits morceaux est due a sa propre activité. » Plus tard, avec le développement de la vie mentale, l'idée qu'il a de sa personnalité se modifie beaucoup chez l'enfant. Elle se modifie encore chez l'adolescent et même chez l'adulte, variant ainsi au cours de toute l’existence. Ce sont nos état psychologiques : joies, tristesses, désirs, idées, jugements, etc., que nous arrivons à considérer comme formant notre moi véritable. Parce qu'inétendus, d'apparence indéterminée et perçus non du dehors, mais du dedans, ils semblent plus intimes, en effet, que les phénomènes organiques localisables dans l'espace et soumis à un déterminisme manifeste. Du point de vue physiologique, la personnalité s'avère pourtant le résultat de l'individualité organique ; elle en est la traduction consciente, la représentation mentale. Pour chaque animal, déclare Ribot, le sens vital devient « la base de son individualité psychique. Il est ce principe d'individuation tant recherché par les docteurs scolastiques parce que sur lui tout repose directement ou indirectement. On peut considérer comme très vraisemblable que, à mesure qu'on descend vers les animaux inférieurs, le sens du corps devient de plus en plus prépondérant jusqu au moment où il devient l'individualité psychique tout entière ». Et, dans la mesure où l’individualité organique demeure imparfaite, la personnalité psychologique reste imprécise : « Si deux êtres humains, dès la période fœtale sont partiellement fusionnés, les deux têtes, organes essentiels de l'individualité humaine, restant parfaitement distinctes, alors, voilà ce qui arrive : chaque organisme n'est plus complètement limité dans l'espace et distinct de tout autre ; il y a une partie indivise commune aux deux ; et si, comme nous le soutenons, l'unité et la complexité du moi ne sont que l'expression subjective de l'unité et de la complexité de l"organisme, il doit y avoir dans ce cas d'un moi à l'autre une pénétration partielle, une portion de vie psychique commune qui n'est pas à un moi, mais à un nous. C'est ce que l'expérience confirme pleinement. » Dans la série animale, le progrès de l'individualité psychologique est parallèle au progrès de la coordination organique. L'apparition d'une conscience coloniale, favorisée par la division du travail et la vie errante, dans les colonies d'individualités inférieures, est déjà un premier pas vers une organisation plus parfaite. Le développement du système nerveux, coordinateur par excellence, est d’une importance capitale. Mais, dans les espèces inférieures, il n'opère qu'une centralisation imparfaite. Chez les annélides, les ganglions cérébroïdes qui envoient des nerfs aux organes des sens, paraissent remplir les mêmes fonctions que le cerveau des vertébrés. Il est loin toutefois de les avoir centralisés complètement. L'indépendance psychologique des divers anneaux est bien évidente. Certaines eunices, qui peuvent atteindre 1 m 50 de longueur, mordent la partie postérieure de leur corps, sans paraître aucunement le ressentir. L'individualité est si peu précise qu'on voit chez certains annelés asexués, composés d'une quarantaine d'anneaux, une tête d'individu sexué se former au niveau du troisième anneau, se munir de tentacules et d'antennes, puis se détacher de l'individu primitif pour vivre à sa guise... Pour les animaux supérieurs, il est inutile d'insister : l'individualité au sens courant du mot est constituée ; le cerveau de plus en plus prépondérant la représente... A son plus haut degré, elle est nettement localisée ; elle a accaparé une partie de l'organisme qui, pour cette fonction et pour elle seule, devient le représentant de tout l'organisme. Par une longue suite de délégations successives, le cerveau des animaux supérieurs est parvenu à concentrer en lui la plus grande part de l'activité psychique de la colonie. » Chez l’individu lui-même, le cerveau apparaît comme un coordinateur de tous les centres secondaires, et le moi conscient comme un écho psychologique de l'unité organique. Aussi les troubles de la personnalité sont-ils liés à des altérations de la cénesthésie ou de la motricité, ainsi qu'à des anesthésies cutanées. L'hystérie, qui engendre des troubles profonds de la sensibilité, détermine fréquemment le dédoublement de la personnalité. Au point de vue psychologique, la mémoire joue un rôle essentiel. Si le moi a conscience de durer, c'est parce que le passé revit dans le présent grâce au souvenir. Chacun a une histoire, faite des événements de sa vie antérieure. Dès l'âge de quatre ans, l'enfant rappelle avec complaisance certains faits passés ; il dit volontiers : « quand j'étais petit. » Et le vieillard, malgré les transformations survenues dans sa propre personne et dans le milieu qui l'entoure, se reconnaît dans le jeune écolier que choyait une mère aimante, dans l'adolescent fiévreux et tourmenté qu'il fut voici bien longtemps. Des révolutions brusques et profondes ont pu modifier complètement sa vie intellectuelle ou sentimentale, il n'y a pas eu rupture de sa personnalité pour autant ; la mémoire a enregistré étapes et changements ; elle groupe autour du nom les multiples souvenirs de ce qu'il fut. Chez certains, en particulier chez l'enfant ou chez l'ambitieux, la représentation de ce qu'ils seront plus tard, ou mieux de ce qu'ils voudraient être, constitue un élément très important de la personnalité. Mille rêves passent dans le cerveau de l'enfant, tout ce qui brille l'attire ; mais les difficultés qu'offrent les réalisations pratiques l'obligeront par la suite à diriger tous ses efforts vers un but unique ; heureux s'il parvient à exceller dans la carrière qu'il aura finalement choisie. Le moi n'apparaît donc pas comme un simple polypier d'images, ainsi que l'affirmait Taine ; il suppose une pénétration de ses éléments constitutifs ; l'association des idées ne peut suffire à l'expliquer. Stuart Mill, dont la thèse ressemble beaucoup à celle de Taine, reconnaît la faiblesse de la doctrine phénoméniste : « Si, écrit-il, nous regardons l'esprit comme une série de sentiments, nous sommes obligés de compléter la proposition, en l'appelant une série de sentiments qui se connaît elle-même comme passée et à venir ; et nous sommes réduits à l'alternative de croire que l'esprit, ou moi, est autre chose que les séries de sentiments, ou de possibilité de sentiments, ou bien d'admettre le paradoxe que quelque chose qui, ex hypothesi, n'est qu'une série de sentiments, peut se connaître soi-même, en tant que série. »

Mais c'est une absurdité pire d'avoir recours à un principe spirituel : l'âme, pour expliquer la personnalité humaine. Pourtant Reid affirme que le moi substantiel se distingue nettement des phénomènes qu'il observe : « Nos plaisirs et nos peines, nos espérances et nos craintes, toutes nos sensations s'écoulent devant la conscience, comme les eaux d'un fleuve sous les yeux du spectateur immobile attaché au rivage. » Doctrine que nous n'avons plus besoin de réfuter, puisque les philosophes actuels sont unanimes à la condamner. De nombreux spiritualistes admettent, par contre, la thèse de Paul Janet : « Le tort de quelques défenseurs de la métaphysique substantialiste, déclare ce dernier, est de considérer l'être et la substance, partant le moi, comme des choses en soi qui vivraient dans une région séparée, mais n'auraient rien de commun avec les phénomènes. La vérité c'est que l’être est inséparable de ses manières d'être, la substance du phénomène ; la conscience les saisit ensemble dans leur intime unité, ou plutôt elle est simplement la connaissance que l'être a de lui-même à l'occasion de ses manifestations diverses. » Déjà Maine de Biran avait soutenu que le moi est perçu directement par la conscience dans le sentiment de l'effort. Jamais, quoi qu'en disent Paul Janet et Maine de Biran, nous ne saisissons une substance spirituelle quelconque, jamais nous ne saisissons autre chose que des états mentaux. Et le support des phénomènes psychologiques doit être cherché dans le cerveau, non dans une âme spirituelle et indivisible. Comment comprendre les altérations de la personnalité, si cette dernière a pour cause un principe simple et immatériel ? Des faits indubitables établissent pourtant que le moi est sujet à de nombreuses maladies ; la plus connue est le dédoublement de la personnalité. Félida, que le Docteur Azam, de Bordeaux, put observer pendant plus de trente ans, avait son existence partagée en deux sortes d'états alternatifs. Dans les uns, elle se souvenait de toute sa vie antérieure et son caractère était vif et joyeux; dans les autres, elle était fort triste et ne se souvenait que des états semblables. Les changements d'états s'opéraient à la suite d'un sommeil de quelques minutes. Voici, exposé par Binet, le cas de la dame américaine de Mac-Nish : « Une jeune dame instruite, bien élevée et d'une bonne constitution, fut prise tout à coup, et sans avertissement préalable, d'un sommeil profond qui se prolongea plusieurs heures au-delà du temps ordinaire. A son réveil, elle avait oublié tout ce qu'elle savait ; sa mémoire n'avait conservé aucune notion ni des mots, ni des choses ; il fallut tout lui enseigner de nouveau ; ainsi, elle dut apprendre à lire, à écrire et à compter ; peu à peu, elle se familiarisa avec les personnes et avec les objets de son entourage, qui étaient pour elle comme si elle les voyait pour la première fois ; ses progrès furent rapides. Après un temps assez long, plusieurs mois, elle fut, sans cause connue, atteinte d'un sommeil semblable à celui qui avait précédé sa vie nouvelle. A son réveil, elle se trouva exactement dans le même état où elle était avant son premier sommeil, mais elle n'avait aucun souvenir de ce qui s'était passé dans l'intervalle ; en un mot, pendant l'état ancien, elle ignorait l'état nouveau. C'est ainsi qu'elle nommait ses deux vies, lesquelles se continuaient isolément et alternativement par le souvenir. Pendant plus de quatre ans, cette jeune dame a présenté à peu près périodiquement ces phénomènes. Dans un état ou dans l'autre, elle n'a pas plus de souvenance de son double caractère que deux personnes distinctes n'en ont de leurs natures respectives ; par exemple dans les périodes d'état ancien, elle possède toutes les connaissances qu'elle a acquises dans son enfance et sa jeunesse ; dans son état nouveau, elle ne sait que ce qu'elle a appris depuis son premier sommeil. Si une personne lui est présentée dans un de ces états, elle est obligée de l'étudier et de la reconnaître dans les deux pour en avoir la notion complète. Il en est de même de toute chose. » Parfois des personnalités distinctes existent simultanément. Outre son moi primitif, Miss Beauchamp, qui fut observée par Morton Prince, avait trois personnalités aux aspirations et aux idées différentes. Deux d'entre elles ignoraient les autres ; la troisième les connaissait. De nombreux cas de dédoublement ont été recueillis par les psychiatres. Les altérations du moi peuvent d'ailleurs être plus ou moins profondes, plus ou moins durables ; on connaît de nombreuses formes intermédiaires entre l'état normal et le dédoublement complet. Le somnambulisme naturel, le sommeil hypnotique déterminent un dédoublement atténué ; la distraction intense en est une forme beaucoup plus élémentaire. Possessions démoniaques et médiumnité se ramènent à des maladies de la personnalité. A côté du dédoublement, il y a d'autres troubles fort nombreux : altération, substitution, etc. ; leur complexité est si grande que les psychiatres ne s'accordent pas lorsqu'il faut les classer. Ces troubles ont mis en évidence les rapports étroits qui relient l'individualité psychologique à l'individualité physiologique ; ils nous éclairent sur la nature synthétique du moi et nous contraignent à bannir définitivement la croyance en un principe spirituel et indivisible: l’âme des métaphysiciens.

- L. BARBEDETTE