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PEUPLE (POPULACE, POPULAIRE)

Le grec pléthos (peuple) vient du radical pléo (remplir). Ce qui est pléthorique est ce qui ne peut être rempli davantage. De pléo sont sortis aussi les latins plebs et plebis qui ont fait plèbe, et populus qui a fait peuple.

Peuple et plèbe sont synonymes pour désigner la multitude, la foule, ce qui fait nombre dans tous les genres de la nature. On dit : un peuple d'étoiles, un peuple de fraisiers, le peuple singe (La Fontaine), comme le peuple de France ou de Paris, c'est-à-dire toute une population. On a distingué en appelant peuple la réunion de tous les hommes formant une nation, vivant dans un même pays et sous les mêmes lois, et plèbe la populace, le bas peuple, par opposition aux classes supérieures. A Rome, les patriciens étaient l'aristocratie, les plébéiens étaient le peuple. Cette division, à base toute politique, ne correspondait pas à celle d'aujourd'hui, des propriétaires et des prolétaires arbitrairement réunis sous l’appellation de peuple. Les plébéiens ne se distinguaient des patriciens que par leur origine, mais ils étaient, comme eux, des hommes libres et parfois aussi riches. Les patriciens étaient les descendants des premiers Romains ; les plébéiens, ceux de toutes les populations latines transplantées à Rome dans ses premiers temps. Les deux classes furent en lutte durant toute l'existence de la Rome antique. Quand la plèbe l'emporta, il s'établit ce qu'on a appelé la « démocratie romaine », qui n'a été que l'adaptation de la plèbe à l'aristocratie, le « collaborationnisme » des deux classes unies par leurs intérêts communs. Au-dessous d'elles étaient les prolétaires (proletarius), la basse classe des plébéiens sans fortune, mais oisifs, réduits à l'esclavage par la misère, n'ayant d'autre utilité sociale que de faire des enfants pour défendre la patrie, et les esclaves proprement dits (servus, servulus), étrangers conquis à qui le travail manuel était réservé et imposé.

Après l'antiquité, le sens du mot peuple se restreignit de plus en plus devant la progression aristocratique, et surtout devant la mystique sociale que précisa et consacra le christianisme détaché de son esprit primitif d'égalité et de communisme. Larousse a pu dire fort justement que « l'histoire du peuple, c'est l'histoire de la misère ». Elle l'est et le sera tant que la misère n'aura pas complètement disparu, même des sociétés humaines où l'on a proclamé la mystification de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire de tous les citoyens de la nation une et indivisible. Il ne peut y avoir unité et indivisibilité là où persistent propriété et dépossession, oisiveté et labeur forcé, richesse et paupérisme, là où se perpétuent, même sous le nom de « démocratie », les abus et les inégalités des régimes aristocratiques. « Le peuple, aujourd'hui, c'est tout le monde ! », disent les démagogues qui, ayant bien dîné, n'admettent pas que quelqu'un ait faim. Non. Le peuple n'est toujours que ceux qui peinent, qui produisent, qui paient, qui souffrent et qui meurent pour les parasites. Les parasites de jadis, pour qui le peuple était « la canaille », qu'ils méprisaient et fouaillaient insolemment, avaient au moins le mérite de la franchise ; ils n'avaient pas l'hypocrisie d’appeler ce peuple « souverain », et la bassesse de le flagorner pour escroquer ses suffrages et se moquer de lui ensuite.

La mystique qui présida à l'organisation de la société chrétienne au moyen âge, a été formulée ainsi par La Chesnaye-Desbois, dans l'introduction de son Dictionnaire de la Noblesse : « Dans le droit naturel, les hommes sont égaux ; mais la force et la vertu ont fait les distinctions de la Liberté et de l'Esclavage, de la Noblesse et de la Roture. » Sauf la vertu qui n'a que faire dans cette histoire, la définition est exacte. Elle a été de plus en plus précisée dans les faits par l'organisation féodale de la société : en haut, la hiérarchie aristocratique de la noblesse laïque et ecclésiastique, depuis le plus petit baronnet et le simple moine mendiant jusqu'au roi et au pape ; en bas, le grouillement roturier du peuple composé des esclaves, des serfs, des croquants, des vilains, des valets, attachés à la glèbe, au métier, à la domesticité. En haut, les parasites que la force, et non la vertu, a pourvus de domaines et de revenus, la noblesse de sang, de distinction, d'origine, d'épée et de robe, dont le droit à ne rien faire était héréditaire et qui auraient dérogé, se seraient exposés à perdre les avantages de leur noblesse, s'ils avaient travaillé. En bas, toute la masse du peuple condamne à travailler pour eux, à leur obéir, à les servir. Il y avait ainsi, à la veille de la Révolution française, quatre cent mille nobles qui dévoraient la substance du peuple réduit au sort de ces « animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible : ils ont comme une voix articulée ; et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine et, en effet, ils sont des hommes ». (La Bruyère.)

La noblesse était d'autant plus méprisante pour le peuple qu'elle ne pouvait se faire d'illusion elle-même sur ses vertus. C'est toujours la peste qui se moque du choléra. Les termes de son mépris abondèrent contre les hommes qui portaient le poids de la malédiction divine du travail, alors qu'elle était érigée à l'honneur de ne rien faire. L'homme du peuple : « être puant sorti du pet d'un âne », disait-on au moyen âge, était : le manant, homme du terroir, de la cité, tenu pour grossier ; le roturier, qui fut d'abord le routier, l'homme des routes, et ensuite l'homme qui n'est pas noble, qui est sale, méchant, obtus ; le vilain, habitant de la campagne, roturier « sans honneur » qui a « moult de meschance » (E. Deschamps), et dont on disait :


« Oignez vilain, il vous poindra,
Poignez vilain, il vous oindra. »

le croquant, homme de rien, qualificatif appliqué par­ticulièrement aux paysans, depuis la révolte de ceux de Guyenne, sous Henri IV :

« Passe un certain croquant qui marchait les pieds nus. » (La Fontaine.)

le butor, le maraud, le maroufle, le rustre, le rustaud, et cent autres soulignant la grossièreté du peuple. Tous se sont trouvés réunis dans ce terme : la canaille, venu de la chienaille (de chien), resté en usage après 1789, dans le langage aristocratique Les généraux, même sortis du peuple, disaient à leurs soldats : « Sabrez-moi cette canaille ! » dans les insurrections de février 1930, de juin 1848, de décembre 1851, où :


« La grande populace et la sainte canaille
se ruaient à l’immortalité ! »
(Aug. Barbier : « Les Iambes »)

La Bruyère, parmi nombre d'autres, a exactement situé la position du peuple en face de la noblesse et de sa prétendue « vertu » en écrivant : « Qui dit le peuple dit plus d'une chose ; c’est une vaste expression et l'on s'étonnerait de voir ce qu'elle embrasse et jusqu'où elle s'étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands, c'est la populace et la multitude ; il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux, ce sont les grands comme les petits. » La Bruyère a mieux précisé encore lorsqu'il a dit : « Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposés, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me parait content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux ; l'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles, l'autre y joint les pernicieuses ; là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise, ici se cache une sève maligne et corrompue sous l’écorce de la politesse. Le peuple n'a guère d'esprit et les grands n'ont point d'âme. Celui-là a un bon fonds et n'a point de dehors ; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple. » Et il raillait de la façon suivante : « Un grand s'enivre de meilleur vin que l'homme du peuple : seule différence que la crapule laisse entre les conditions les plus disproportionnées, entre le seigneur et l'estafier. » La sagesse est en bas comme en haut ; la crapule est en haut comme en bas. Beaumarchais a dit, d'une autre façon que La Bruyère : « Aux vertus qu'on exige d'un domestique, votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être des valets ? »

En principe, le mot peuple correspond à l'idée de Nation, d'Etat, au groupement de tous les habitants d'un même pays vivant sous les mêmes lois. La voix du peuple est « la voix de Dieu », c'est-à-dire la vérité, et « la loi est la volonté du peuple ». Ce sont là les affirmations de la littérature démagogique, de tous les imposteurs qui, de tout temps, se sont moqués de la vérité autant que de la volonté du peuple. En fait, le peuple est « une réunion de sujets par opposition à souverain » (Bescherelle et Littré). Or, sous le souverain, qu'on appelle toujours « le père et le pasteur du peuple » si tyrannique soit-il, sous le maître : « en politique, le seul mot de droits du peuple est un blasphème, un crime », disait Bonaparte. Avant 1789, peuple se disait en France « de l'état général de la Nation, simplement opposé à celui des grands, des nobles, du clergé » (Bescherelle), et représenté par les paysans, ouvriers, artisans, négociants, financiers, gens de loi, gens de lettres qui figuraient le tiers-état aux états généraux. Mais le tiers-état devint de plus en plus le groupement des enrichis, des bourgeois qui se rapprochèrent des nobles et pénétrèrent dans leurs rangs en attendant de les supplanter pour former une nouvelle aristocratie, celle de l'argent, et de se tourner contre le peuple pour le mépriser à leur tour.

La Révolution a proclamé, le 15 décembre 1792, la « souveraineté du peuple », remplaçant celle de la noblesse et faisant résider l'origine des pouvoirs politiques dans la Nation qui délègue ces pouvoirs à des hommes qu'elle choisit et aux conditions qu'elle leur impose. Sous cette Révolution, les orateurs et les amis du peuple étaient ceux qui parlaient pour le peuple et le défendaient devant les assemblées. On appelait ennemis du peuple ceux qu'on voulait perdre devant l'opinion et envoyer à l'échafaud. Mais lorsque la bourgeoisie eut consolidé définitivement sa puissance, la souveraineté du peuple ne fut plus que la souveraineté bourgeoise maintenue par la violence, tout comme avant 1789. Le mot droits du peuple continua à être un blasphème et un crime, tout comme les droits de l'homme et du citoyen qui ont été proclamés et ne sont pas appliqués, dans la république bourgeoise où l'on se moque de la « souveraineté du peuple » avec plus de cynisme que ne le firent jamais royauté, noblesse et clergé. Pauvre peuple souverain qui n'est capable, et n'a la possibilité, de « déléguer ses pouvoirs » qu'à des gens qui font de lui de la chair à travail, de la chair à plaisir, de la chair à canon de plus en plus « rationalisée » !...

Le vrai peuple, toujours sacrifié, est toujours la classe inférieure, la partie la moins distinguée de la population, la moins instruite, la plus portée à se laisser mener par des préjugés, à se soumettre à une abrutissante résignation, et dont on exploite toujours l'ignorance et la crédulité. L'homme du peuple reste l’homme du commun qui ne sort pas de la classe subjuguée pour parvenir à la classe souveraine, il forme la masse de ces prolétaires qui semblaient à Balzac être « les mineurs d'une nation et devoir toujours rester en tutelle ». Lamennais, dont le Livre du Peuple demeure un des plus admirables cris de révolte de l'humanité sacrifiée, ne se laissa pas prendre à la confusion démagogique des classes répandue par les rhéteurs. Il écrivit : « La société se partage en deux classes distinctes, l'une investie de droits obstinément refusés à l'autre, l'une dominante et l'autre dominée, l'une généralement riche et l'autre généralement pauvre, et cette dernière reçoit particulièrement le nom de peuple. »

Il y a un esprit-peuple qui est né de la terre, des hommes, des animaux, du travail, de tout ce qui est de source naturelle, qui n'a pas été défiguré par des conventions plus ou moins arbitraires, et qui flambe sous le soleil, qui a la mélancolie des échos des bois à l'automne, qui souffre de l'engourdissement hivernal, qui s'émeut devant les détresses, se révolte contre l'injustice, n'avance qu'en trébuchant parmi les chausse­-trapes, mais avance toujours. De cet esprit, celui appelé « populaire », inventé par les fabricants de littérature, n'est qu'une caricature. On naît peuple, on ne le devient pas comme on devient bourgeois et aristocrate par une formation intellectuelle conventionnelle. Pas plus que la rivière ne remonte à sa source, l'homme ne redevient peuple quand il a été déraciné, surtout intellectuellement, qu'il a perdu contact avec le travail de la terre, celui de l'outil, avec la simple culture humaine qui seule engendre la véritable culture de l'esprit. Un Léon Cladel portait en lui tout le lyrisme de l'esprit-peuple ; il éclate magnifique­ ment dans son œuvre. Son I.N.R.I. est un ecce homo autrement humain et pathétique que la victime de Pilate ; il n'est pas descendu du ciel et ne doit pas y remonter. Personne, parmi les révoltés contemporains, n'a mieux traduit que Cladel l'âme du peuple unie à celle de la terre. Un seul, avant lui, l'avait dépassé c'est Michelet.

Michelet n'a pas seulement senti et décrit, vécu dans ses nerfs et dans son sang, la douloureuse histoire du peuple, - l'histoire de la misère, - il a senti, décrit et vécu aussi l'éternité de son espérance, de sa patience, de sa ténacité à construire et à reconstruire la ruche humaine que les frelons dévastent, à relever l'œuvre de salut humain que ses ennemis s'obstinent à détruire. La véritable histoire du peuple est dans les vingt-sept volumes de l’Histoire de France de Michelet, monument de justice à la gloire de la foule anonyme, de la multitude laborieuse, exploitée, saignée, écrasée, qui seule a fait la France, de sa sueur et de sa chair, à l'encontre des prétentions grotesques de ses rois et de leurs thuriféraires, mouches du coche et parasites malfaisants. Mais le plus pur de cette histoire, son âme, est dans le volume intitulé Le Peuple. Michelet y a pu dire dans sa préface : « Ce livre est plus qu'un livre, c'est moi-même. Je l'ai fait de moi-même, de ma vie et de mon cœur », car « pour connaître la vie du peuple, ses travaux, ses souffrances, il me suffisait d'interroger mes souvenirs... Moi aussi, j'ai travaillé de mes mains. Le vrai nom de l'homme moderne, celui de travailleur, je le mérite en plus d'un sens. »

Avant d'écrire des livres, Michelet en avait composé comme imprimeur ; avant d'être un maître-écrivain, il avait été un ouvrier manuel ; avant d'être censuré, suspendu, révoqué, chassé de ses emplois de savant et de professeur par les gouvernants au service des Jésuites, il avait vu les presses de son père brisées par les décrets contre l'expression de la pensée du premier Napoléon. Avant de voir la meute « bien pensante », et que sa mort n'a pas fait taire parce que son œuvre demeure plus que jamais vivante, hurler après lui, il s'était vu chômeur, il avait souffert avec les siens du froid, de la faim, de toutes les misères ouvrières. Il ne séparait pas les travailleurs les uns des autres, l'intellectuel du manuel, le savant du manœuvre, l'artiste de l'artisan : il ne divisait pas le peuple contre lui-même. Il ne craignait pas de dire qu'il voyait « parmi les ouvriers des hommes de grands mérites qui pour l'esprit valent bien les gens de lettres, et mieux pour le caractère ». Il avait dégagé la personnalité du peuple du fond des temps. Il l'avait découverte « parmi les désordres de l'abandon, les vices de la misère, dans une richesse de sentiment et une bonté de cœur, très rares dans les classes riches ». C'est dans « la faculté du dé­vouement, la puissance du sacrifice » qu'il avait trouvé sa « mesure pour classer les hommes » et juger du véritable héroïsme du peuple tant abusé par des maîtres égoïstes et criminels. Lorsqu'il se fut instruit par un labeur tenace, ce ne fut pas pour tirer un profit personnel d'une profession de pédant ; ce fut pour instruire les autres dans les voies de la vérité, de la liberté de l'esprit, où il s'était instruit lui-même. Il apprit ainsi que « la difficulté n'est pas de monter, mais, en montant, de rester soi ». Il resta avec les Barbares, « les voyageurs en marche vers la Rome de l'avenir » et qui, s'ils n'ont pas la culture des classes supérieures momifiées dans un conservatisme corrompu, ont bien plus de « chaleur vitale » et apportent à la terre, avec leur sueur, leur « vertu vivante ».

C'est de cette façon que Michelet travailla dans l'art à cette résurrection dont il donna une véritable formule « prolétarienne » que ne devraient pas oublier, aujourd'hui, les initiateurs d'un art prolétarien : « Ceux qui arrivent ainsi, avec la sève du peuple, apportent dans l'art un degré nouveau de vie et de rajeunissement, tout au moins un grand effort. Ils posent ordinairement le but plus haut, plus loin, que les autres, consultent peu leurs forces, mais plutôt leur cœur. » Et il ne craignit jamais, pour cela, de perdre des amitiés, de sortir d'une position tranquille, d'ajourner son « grand livre, le monument de sa vie », parce qu'il avait à parler et à dire ce que personne ne disait et ne dirait à sa place, à revendiquer pour ce peuple qu'il avait vu marcher, avec qui il marchait à travers la longue obscurité des siècles, le peuple de la Révolution dont l'Europe portait toujours en elle la « chaleur latente ».

On pouvait encore parler de cette « chaleur latente », et des espoirs qu'elle entretenait en 1846, avant qu'on eût vu, en France, la République des capucins de 1848, le Coup d'Etat de 1851, la Commune, la IIIème République, et, dans toute l'Europe, la Révolution écrasée sous les bottes des cosaques et des hulans, les peuples conduits par leurs empereurs, leurs kaisers et leurs tsars, aux entreprises impérialistes puis, avec le concours des dictateurs démocrates, à la Boucherie Mondiale de 1914. On pouvait encore posséder à cette époque, où toute l'Europe bouillonnait de l'effervescence qui ferait surgir des barricades dans tous ses pays, cette conception mystique du peuple qui est la gloire de Michelet dans la pureté de son élan vers la fraternité. C'est le malheur de notre temps qu'une réalité odieuse lui interdise si sauvagement cette mystique, car l'humanité devra infailliblement y revenir, si elle ne veut pas disparaître dans l'ignominie définitive. Comme l'a écrit M. Monglond, Michelet possédait « cette faculté, qui fut chez lui prodigieuse, d'amalgamer sa propre vie, ses émotions, son âme solitaire, à l'âme de la France ». Visionnaire génial qui retrouva dans le passé le véritable destin du peuple et le lui montra dans l'avenir, il a été trop attaqué et il est toujours trop détesté par les hommes qui abusent le peuple pour ne pas avoir vu et dit juste. Pourquoi faut-il qu'il fasse contre lui l'accord du nationalisme et de l'internationalisme, le premier lui reprochant d'appartenir au second, le second lui faisant grief d'être du premier ? Aveuglement de la lutte des classes vue à travers l'ignorance des partis et la fureur des appétits ; produit convergent de la double mystique bourgeoise et ouvriériste (voir Ouvriérisme) aussi fausse d'un côté que de l'autre de la barricade, et qui ne tend qu'à mettre les uns à la place des autres dans la perpétuité de la haine et de l'exploitation de l'homme. La mystique de Michelet est au-dessus des deux autres, bourgeoise et ouvriériste, parce qu'elle est celle de la vérité. Par une voie qu'on pourrait appeler celle du « spiritualisme historique », celle du cœur et des sentiments, Michelet aboutit au même but que le « matérialisme historique » qui suit la voie de la raison et de l'expérience. Tous deux se rejoignent au même point ; Michelet l'appelle : « Fraternité ! », Karl Marx et Bakounine l'appellent : « Solidarité ! »

Si Michelet a identifié les mots Peuple et Patrie, c'est en voyant dans la patrie la « grande amitié » de tous les travailleurs qui l'ont faite de leur intelligence et de leurs bras, et c'est en voyant cette « grande amitié » étendue au-delà des frontières, au-dessus des patries, dans la fraternité de tous les travailleurs de toutes les patries. Il ne lui venait pas à l'idée decomprendre dans cette « grande amitié » ceux qui avaient exploité et pressuré le peuple pour leur gloire malsaine et leurs appétits égoïstes, pas plus qu'il ne voulait y comprendre ceux qui avaient fait des idées de la Révolution un nouveau moyen de mystification du « peuple souverain ». La Patrie, et la « grande amitié » qui fait ricaner aujourd'hui tant de sots qui ne sont pas toujours des bourgeois, c'était la solidarité de tous ceux qu'unissait la volonté du bien commun opposée aux intérêts particuliers des rapaces. Solidarité admirable, si elle existait, mais utopique devant la réalité, et de plus en plus utopique depuis Michelet, la Révolution qui devait unir tous les travailleurs les ayant divisés davantage ! Car la Révolution, au lieu de supprimer les grandes classes parasites, leur a seulement fait faire peau neuve, et elle a créé au-dessous d'elles, mais « collaborationnant » avec elles, de nouvelles classes de moyens et petits privilégiés qui ont multiplié les divisions.

Aujourd'hui, malgré les théories démagogiques, le peuple ne forme plus qu’un mélange chaotique. D'une part ce sont, plus ou moins solidaires des parasites et des exploiteurs, des travailleurs qui ont accédé à la propriété et dont les intérêts ne sont plus ceux de leur classe. D'autre part, c'est une masse prolétarienne réduite à l'esclavage économique et pour qui il n'est d'égalité sociale que dans la mesure où ses composants peuvent en sortir individuellement pour devenir des travailleurs privilégiés. « Tout le monde travaille aujourd'hui ! » disent les démagogues. Mais voici : il y a les « travailleurs » milliardaires, et il y a ceux qui errent sans pain et sans abri ; il y a des « travailleurs » Citroën, Bata, Oustric, tous les nouveaux féodaux, et il y a les serfs de leurs entreprises qui demeurent les perpétuels esclaves. La réalité renverse les théories d'un démocratisme salivaire et périmé, car ce ne sont pas les théories qui font la réalité. Ce ne sont pas des théories qui ont fait les classes actuelles de ceux qui possèdent et de ceux qui n'ont rien, de ceux qui peuvent faire eux-mêmes leur destinée dans une mesure plus ou moins large et de ceux qui sont réduits à subir celle qu'on veut bien leur faire. Prétendre qu'ils font tous partie du « peuple souverain », c'est se moquer du monde.

Le mot peuple, dont la terminologie est de plus en plus vide de sens précis, est ainsi devenu une entité. Le mot patrie n'est pas moins une entité parce qu'il ne correspond pas davantage à une réalité. Il y a eu, jadis, dans une certaine mesure, le sol sacré des ancêtres où la « grande amitié » des travailleurs pouvait trouver des racines plus ou moins profondes, s'alimenter de véritables motifs sentimentaux : le coin de terre où les morts reposaient sous la protection pieuse des vivants, la vieille demeure où les générations se succédaient dans la vie et le travail familiaux, le vieux clocher, la vieille tour, les vieux arbres du bord de l'eau, tout ce qui limitait l'horizon, faisait l'univers de gens qui ne sortaient généralement pas de leur « trou », ou y revenaient pour mourir. Aujourd'hui, les derniers vieux qui restaient au village sont morts. Les jeunes s'en vont et ne reviennent plus. La vieille demeure, le vieux clocher, la vieille tour, les vieux arbres, ont été démolis, abattus, les morts eux-mêmes ont été chassés de la terre bouleversée pour construire des usines, des banques, des cinémas où viennent travailler, tripoter, s'ébattre, faire fortune, des étrangers au village, à la ville et même au pays, gens de passage ou qui font souche d'Italiens, de Polonais, d'Arabes, de Chinois, mélangeant les races, les caractères, les mœurs du monde entier.

Il n’y a plus de patries, il n'y a plus de petites ou de grandes « amitiés » de clocher et de corporation ; il y a des classes qui sont en luttes et dont les intérêts sont tels que : l'ennemi, pour le prolétaire, n'est pas le prolétaire étranger, mais le patron compatriote et, vice-versa : l'ennemi, pour le patron, n’est pas le patron étranger, mais le prolétaire compatriote. A l'encontre de toute la blagologie conservatrice, nationaliste et démocratique, il n'y a plus de nations, - ce qu'on appelle la « Société des Nations » n'est que l’assemblée du capitalisme international réunie pour discuter de l'exploitation du prolétariat international -, il y a deux Internationales dressées l'une contre l'autre. Les aventuriers de la politique, les charlatans du patriotisme et de la religion, les rapaces de la finance et des affaires, les proxénètes de l'art et de la littérature, les cabotins du snobisme, les valets de plume de la presse, entretiennent à l'envi la confusion dans le cerveau brumeux du « peuple souverain », grâce aux degrés et aux aspects infinis que prennent la propriété et le travail, grâce aux ratiocinations sur l'élasticité des ventres et leur capacité. Quand des marchands de mitraille sont prêts, pour s'enrichir, à faire tuer des millions de leurs compatriotes ; quand des hommes prétendant parler au nom du peuple n'attendent que le moment de commander la boucherie ; quand des favorisés peuvent « gagner » vingt-cinq millions par semaine en exploitant le travail de misérables qui s'exténuent sans pouvoir vivre décemment ; quand la morale civique et religieuse reconnaît qu'il est « nécessaire » aux besoins de cer­tains de gaspiller en un jour le prix de la vie de cent familles, et quand la « charité » des philanthropes réduit des êtres humains à chercher leur subsistance dans les poubelles ; il n'y a pas de « peuple souverain », pas plus que de « grande amitié » dans la Patrie, « d'amour sacré de la Patrie » et « d'union sacrée » pour la défense de la Patrie !...

Le jour où tous les prolétaires sauront ne plus obéir à des entités favorables à leurs exploiteurs, mais toujours décevantes pour eux ; le jour où ils cesseront. de se déchirer entre eux pour le profit de leurs ennemis ; le jour où ils sauront s'entendre contre ces ennemis ; ce jour-là il pourra y avoir de nouveau le Peuple des travailleurs unis dans une « grande amitié » rayonnante. Mais, qu'on ne s'y trompe pas. Si le cœur ne collabore pas avec la raison, si la Révolution qui jaillira de cette entente ne fait pas s'accorder ensemble le « spiritualisme historique » de Michelet et le « matérialisme historique » de Karl Marx pour le succès de l'œuvre entreprise : il n'y aura rien de fait. Le Peuple, quelle que soit la nouvelle défroque idéologique qu'on mettra sur son dos, demeurera le troupeau des vaincus, et l'histoire du peuple continuera à être « l'histoire de la misère ».

POPULACE

Toutes les qualifications méprisantes données au peuple sont exprimées dans le terme collectif : populace. La populace, disent les dictionnaires, est le bas peuple, la racaille, rebut du peuple. Dans une société où certains jouissent aux dépens des autres de faveurs illégitimes, il y a inévitablement, par voie de conséquence, les disgraciés illégitimes. L'extrême puissance et l'extrême opulence sont faites de l'extrême servitude et de l'extrême misère de ceux sur qui elles règnent. La populace a été dans toutes les sociétés constituées suivant cet arbitraire, Tenue dans l’ignorance, condamnée au vice en même temps qu'à la servitude, cultivée comme l’engrais de la monstrueuse végétation parasitaire des privilégiés, elle a toujours été l'instrument des démagogues. A Rome, elle était la vox populi, la sordida pars plebis, et faisait escorte aux Nérons qui la payaient avec les spectacles ignominieux du cirque. Aujourd'hui, elle est la racaille des nervis du « milieu », souteneurs des proconsuls de bars de vigilance, des conquistadores de la flibusterie politique, qui ont les poches ouvertes à tous les profits et là conscience fermée à tous les scrupules. (Voir Politicien). Elle est la farouche légion du vice et du crime qui entraîne à l'ochlocratie les démocraties banqueroutières incapables de l'arracher à ses hontes, de l'élever en l'instruisant, de lui rendre une dignité humaine, de l'empêcher d'étendre ses turpitudes à tout l’organisme social comme un immense lupus. La populace est en haut comme en bas, plus corrompue, plus vile et plus pourrie en haut, dans l'opulence des palais, qu'en bas, dans la hideur des bouges. Toutes les essences de Coty, le parfumeur du régime, ne peuvent effacer la tache indélébile.

La populace a souvent joué un rôle dans l'histoire, parfois héroïque et noble, le plus souvent lâche et odieux. Si elle a plus d'une fois sauvé Rome, comme a dit V. Hugo, et ce n'est pas ce qu'elle a fait de mieux, car Rome ne méritait pas de vivre quand elle n'avait que ce soutien, elle l'a encore plus sûrement perdue. Elle a été le peuple soulevé contre lui-même plus que contre ses ennemis, le peuple se faisant son propre bourreau dans l'explosion aveugle de son inconscience et de sa cruauté. Si tant de révolutions ne produisirent pas ce qu'on en attendait, c'est qu'elles furent des déchaînements de la populace exaspérée par la misère ou excitée par des perspectives de pillage, mais nullement éclairée sur des buts révolutionnaires précis et préparés.

De populace on a fait l'adjectif populacier - ce qui est de la populace -, et un néologisme, populacerie, dont le besoin ne se faisait nullement sentir.


POPULAIRE

Cet adjectif désigne ce qui est du peuple, ce qui vient de lui, ce qui lui appartient, et ce qui est usité, répandu parmi le peuple. Sa signification suit celle de peuple dans toutes ses acceptions ; il est tout autant employé à faux quand on veut lui faire qualifier quelque chose de vulgaire, de bas. On appelle ainsi « art populaire » et « littérature populaire » un art et une littérature spécialement composés pour le peuple, qui affectent la vulgarité et la grossièreté populacières, et dont la niaiserie, l'infériorité, ne sont dignes que de la bassesse bourgeoise qui les produit.

L'art et la littérature véritables, comme la pensée et le travail véritables, sont avant tout populaires, c'est­-à-dire propres à tous les hommes. Ils n'existent et ne demeurent que parce qu'ils viennent du véritable peuple, qu'ils expriment ce qui est véritablement humain. L'art et la littérature populaires sont de tous les temps, alors que ceux de l'aristocratie sont particuliers à des époques et périmés avec elles. (Voir Art et Littérature). Tout ce qui est humain est populaire, quelles que soient les conventions appelées « nobles » par lesquelles on veut détacher du peuple une partie de l'humain. Tout ce qu'ont produit les écoles philosophiques, artistiques, littéraires, n'a été durable, n'a mérité de fixer l'attention des hommes, que dans la mesure de ses attaches avec leur multitude, avec le peuple.

On voit de nos jours se fonder des partis de « démocratie populaire » qui sont une sorte de contrepartie à d'autres dits d' « aristocratie républicaine » ! Cette abracadabrante terminologie politicienne, bien digne du muflisme qui y préside, ne fait que mettre en évidence les survivances des castes aristocratiques dans la prétendue démocratie où nous ne sommes pas fiers de vivre. (Voir Politique).

On emploie substantivement le mot populaire à la place de peuple. On donne ce titre : Le Populaire à des journaux et… à des apéritifs! Populaire est plus familier que peuple. Plus familièrement encore on dit : le populo. Ce dernier mot ne vient pas de l'argot, comme on pourrait le croire. Le vieux langage français appelait populo un petit enfant gras et potelé. Dans la peinture et la sculpture allégoriques on voit fréquemment des populos portant des cornes d'abondance ou des guirlandes de fleurs.

Parmi les dérivés de peuple et de populaire on a vu populicide, néologisme que la Révolution de 1789 produisit contre les ennemis du peuple,

Popularisme - système de la popularité - est synonyme de démagogie.

Populariser - rendre populaire - est synonyme de répandre, de vulgariser.

- Edouard ROTHEN.