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PLAISIR (ET PEINE)

Éléments simples et fondamentaux de la vie affective, plaisir et peine sont impossibles à définir. Il serait d'ailleurs inutile de le faire, chacun sachant par expérience à quels états mentaux ces termes répondent. Perpétuellement, ils se mêlent et se succèdent dans la conscience; entre ces deux pôles, la vie psychologique oscille sans arrêt. Trop diverses sont nos tendances pour que toutes puissent être satisfaites ou contrariées en même temps. C'est à une proportion entre les éléments agréables et douloureux, à une prédominance des uns sur les autres que se ramènent joies et souffrances. La blessure qui permettait au soldat d'échapper à l'existence du front, sans que sa vie soit en danger, sans qu'il soit privé d'un membre, lui occasionnait des douleurs physiques quelquefois vives ; elle remplissait, par contre, son esprit d'espoir consolateur. C'est une douce peine qu'éprouvent les amants, lorsqu'ils se font de tendres reproches ou qu'ils se séparent pour peu de temps. Poussé à l'extrême ou trop prolongé, le plaisir se transforme en souffrance : si belle que soit une mélodie, il est difficile de la tolérer pendant plus de deux heures ; des saveurs même agréables provoquent la nausée lors­ qu'elles reviennent trop fréquemment ; et c'est à une vraie torture qu'aboutit le chatouillement.. En sens inverse, de pénible un état peut devenir agréable : saveur et odeur des narcotiques, de l'alcool, du tabac répugnent d'abord à certains qui, par l'effet de l'habitude, les jugeront délectables plus tard ; des exercices musculaires, douloureux à l'origine, seront générateurs de joies par la suite. « Il y a une espèce de douleur, écrivait Mme de Lespinasse, qui a un tel charme qu'on est tout prêt à préférer ce mal à ce qu'on appelle plaisir. Je goûte ce bonheur ou ce poison. » On rencontre des malades qui éprouvent du plaisir à gratter leurs plaies ; l'euphorie des phtisiques, et des mourants est chose connue ; sadisme et masochisme impliquent, associé à l'impulsion sexuelle, le besoin de frapper ou d'être frappé. Certains savourent le spleen, la mélancolie ; nul événement heureux ne parvient à les dérider. De pareilles voluptés sont de nature morbides ; elles montrent du moins combien il est difficile de tracer des limites précises entre la douleur et le plaisir. Aussi plusieurs psychologues ont-ils admis que ces deux états ne sont point deux manifestations contraires, mais deux moments d'un même processus ; ils géraient la traduction, dans l'ordre affectif, du rythme fondamental de la vie, constitué par l'assimilation et la désassimilation (deux processus réciproquement dépendants et dont l'un implique l'autre). C'est la conception de Th. Ribot. D'autres affirment, au contraire, que plaisir et douleur sont aussi nettement distincts que la sensation visuelle l'est de la sensation auditive. Selon Goldscheider et von Frey, il y aurait dans la peau des points sensibles à la douleur et à la pression ; Strong et Nichols parlent de nerfs dolorifères ; à la suite de minutieuses expériences, Mmes Ioteyko et Stefanowska ont admis, elles aussi, l'existence d'un sens spécial de la douleur ; elles croient même à l'existence d'un centre cérébral dolorifère différent des centres percepteurs. Ce qui les conduit à préciser que des états désagréables peuvent n’être pas douloureux : « L'élément désagréable est un élément qu'on doit exclure de toute théorie objective de la douleur. » Bourdon et Georges Dumas font aussi cette dernière distinction, que n'acceptent point la majorité des psychologues. Ces doctrines ont du moins le mérite de ne pas s'écarter du domaine expérimental. Autrefois les métaphysiciens s'en tenaient à des considérations imprécises et vagues qui encombrent encore les manuels de philosophie. « C'est dans l'action, déclarait Aristote, que semble consister le bonheur, le plaisir n'est pas l'acte même, mais c'est un surcroît qui n'y manque jamais, c'est une perfection dernière qui s'y ajoute, comme à la jeunesse sa fleur ». Toutes les fois que l'activité se déploie librement et se trouve en possession de son objet, la jouissance apparaît. Reprenant la même pensée, Hamilton ajoute que le plaisir naît d'une activité moyenne et la douleur d'une activité trop faible ou surmenée. Pour Descartes, notre bonheur réside dans le sentiment de quelque perfection. D'après Spinoza, la joie résulte du passage d'une moindre à une plus grande perfection, la tristesse du passage inverse. Adoptant une conception que l'on trouve déjà chez Epicure, Kant et d'autres penseurs, Schopenhauer par exemple, soutiennent que le fait primitif est non le plaisir, mais la douleur ; seule la seconde est positive, le premier n'est qu'un état négatif, une absence de douleur. La vie s'avère une continuelle souffrance, car elle est essentiellement volonté, et l'on ne veut que pour satisfaire des besoins pénibles et toujours renaissants, pour obtenir ce dont le manque fait souffrir. Mais une telle conception paraît inadmissible. Tous les besoins ne sont pas douloureux; et certains plaisirs, la vue d'un beau spectacle ou l'audition d'une belle musique, par exemple, n'impliquent nullement l'existence d'une privation antérieure. Pour Wolf, un disciple de Leibniz, les états affectifs se ramènent à la contemplation d'une perfection ou d'une imperfection ; la sensibilité n'est qu'une connaissance confuse. Sans être aussi catégorique, Leibniz affirmait cependant : « Je crois que dans le fond le plaisir est un sentiment de perfection, et la douleur un sentiment d'imperfection, pourvu qu'il soit assez notable pour qu'on s'en puisse apercevoir. » Les stoïciens pensaient de même, lorsqu'ils faisaient dépendre bonheur et malheur de l'idée que s'en font les humains. « Ce qui trouble les hommes, déclare Epictète, ce ne sont pas les choses mais l'opinion qu'ils se font des choses. Ce n'est pas la mort qui est terrible, mais l'opinion que nous nous faisons de la mort. Lorsque nous sommes troublés ou affligés n'accusons donc jamais que nous-mêmes, c'est-à-dire nos jugements. » Une telle maxime, il est vrai, s'applique surtout au plaisir et à la souffrance d'ordre psychologique. Mais Ribot soutient que les états affectifs les plus éthérés ne diffèrent des états affectifs d'ordre physique que par leur point de départ : les premiers sont liés à une image ou à une idée, les seconds à une sensation. « Au premier abord, écrit-il, il semblera paradoxal et même révoltant à plus d'un de soutenir que la douleur que cause un cor au pied ou un furoncle, celle que Michel-Ange a exprimée dans ses Sonnets de ne pouvoir atteindre son idéal ou celle que ressent une conscience délicate à la vue du crime, sont identiques et de même nature. Je rapproche à dessein des cas extrêmes. Il n'y a pourtant pas lieu de s'indigner si l'on remarque qu'il s'agit de la douleur seule, non des événements qui la provoquent, qui sont, eux, des phénomènes extra-affectifs. » De même, la distinction entre les joies spirituelles et les joies sensorielles n'a qu'une valeur pratique. « Le plaisir, comme état affectif, reste toujours identique à lui-même ; ses nombreuses variétés ne sont déterminées que par l'état intellectuel qui le suscite. » Herbart n'explique pas les états affectifs, ainsi que le faisait Wolf, par un jugement de valeur, mais par l'accord ou le désaccord qui existe entre nos représentations. Dissonances et harmonies musicales n'apparaissent qu'avec les notes de la gamme ; souffrances et voluptés d'ordre psychologique (Herbart s'occupait seulement de celles-là) résultent, à son avis, de la coexistence dans l'esprit d'idées qui se contredisent ou se renforcent. Loin d'être inertes, nos représentations intellectuelles sont des forces capables de se combattre ou de s'unir. C'est dans l'activité que Spencer, après bien d'autres, place la cause du plaisir. « S'il y a, dit-il, comme on ne peut le nier, des douleurs négatives qui naissent de l'inaction, et des douleurs positives qui ont leur origine dans l'excès d'activité, il en résulte que le plaisir accompagne les actions moyennes, c'est-à-dire situées entre les deux extrêmes. » S'appuyant sur la doctrine évolutionniste, il a montré, en outre, que les douleurs sont les corrélatifs d'actions qui nuisent à l'organisme, les plaisirs les corrélatifs d'actions qui le favorisent. L'adaptation de l'être au milieu constitue une indispensable nécessité biologique ; un vivant ne peut survivre que si les états agréables s'associent, chez lui, aux actes utiles, la souffrance aux actes nuisibles : « Si nous substituons au mot plaisir la phrase équivalente : un état que nous cherchons à produire dans la conscience et à y retenir ; et au mot douleur, la phrase équivalente : un état que nous cherchons à ne pas produire dans la conscience ou à en exclure, nous verrons que, si les états de conscience qu'un être s'efforce de conserver sont les corrélatifs d'actions nuisibles, et que si les états de conscience qu’il s'efforce de chasser sont les corrélatifs d'actions profitables, l'être doit rapidement disparaître, s'il persiste dans ce qui est nuisible et fuit ce qui est profitable. En d'autres termes, ces races d'êtres seules ont survécu chez lesquelles, en moyenne, les états de conscience agréable ou qu'on désire accompagnent les activités utiles au maintien de la vie, tandis que les états de conscience désagréables ou qu'on fuit accompagnent les activités directement ou indirectement destructives de la vie ; par suite, toutes choses égales, parmi les diverses races, celles­ là ont dû se multiplier et survivre qui possédaient les meilleurs ajustements entre leurs états de conscience et leurs actions, et tendaient toujours vers un ajustement parfait. » Mais cette adaptation du plaisir à l'activité utile n'est jamais complète ; milieu et conditions de vie changent très rapidement ; d'où les exceptions à la règle générale que l'on constate parfois. « Comme chaque espèce, sous la pression croissante du nombre, doit être refoulée dans les milieux voisins, chaque membre doit, de temps en temps, rencontrer des plantes, des proies, des ennemis, des actions physiques que ni eux ni leurs ancêtres n'ont encore expérimentés, et auxquels leurs états de conscience ne sont pas adaptés. » Ces désaccords entre les inclinations héréditaires et les nécessités actuelles sont particulièrement nombreux lorsqu'il s'agit de l'homme, car les sociétés dont il est membre subissent une évolution rapide. « D'une part, il survit encore de ces sentiments tout à fait propres à nos ancêtres éloignés, qui trouvent leur satisfaction dans l'activité destructive de la chasse et de la guerre : sentiments qui, par leur direction antisociale causent indirectement de nombreuses misères. D'autre part, la pression de la population a rendu nécessaire le travail persistant et monotone ; et quoique le travail ne répugne nullement à l'homme civilisé autant qu'au sauvage, et qu'il soit même pour quelques-uns une source de plaisirs, cependant, pour le présent, la réadaptation est loin d'avoir été assez loin pour qu'on trouve du plaisir habituellement dans la quantité de travail requise habituellement. » Nul ne peut nier que la souffrance soit le signe ordinaire du danger, le plaisir, celui de l'utilité ; la thèse de Spencer ne manque ni de logique ni de profondeur. Néanmoins, le progrès scientifique a démontré que ces signes étaient souvent trompeurs. De pénibles opérations chirurgicales sont parfois singulièrement fécondes en conséquences heureuses ; certains poisons flattent le goût et l'odorat. Plaisir et douleur n'expriment que les effets immédiats, l'influence partielle et momentanée d'une action. Des troubles d'importance minime, tels que la carie dentaire, engendrent des souffrances hors de proportion avec les dangers courus par l'organisme ; de très graves maladies, comme le cancer du foie et la tuberculose pulmonaire, se développent sans que le sujet soupçonne le péril. D'une façon générale cependant, les sensations affectives internes deviennent d'autant moins vives que l'organisme est plus parfait; à l'état normal, cœur et foie ne donnent naissance qu'à des sensations très vagues. Et non seulement la douleur, cette « sentinelle vigilante », ne nous informe parfois que quand le mal est irrémédiable, mais elle nous trompe très fréquemment sur le siège et la cause de la maladie : certains troubles de l'estomac se traduisent par des céphalalgies, certains désordres du foie par une douleur à l'épaule droite ; une démangeaison du nez peut être due à des vers de l'intestin. L'existence de plaisirs morbides est attestée par de nombreux faits. « J'ai connu, déclare Mantegazza, un vieillard, qui m'avouait trouver un plaisir extraordinaire et qui ne lui paraissait inférieur à nul autre, à égratigner les contours enflammés d'une plaie sénile qu'il avait depuis plusieurs années à une jambe. » Dans son autobiographie, Cardan affirme « qu'il ne pouvait se passer de souffrir et quand cela lui arrivait, il sentait s'élever en lui une telle impétuosité que toute autre douleur lui semblait un soulagement ». En conséquence, il s'infligeait à lui-même de véritables tortures. Spencer, qui constate la réalité de ce qu'on appelle le plaisir de la douleur, ne parvient pas à fournir une explication satisfaisante : « J'avoue, ·écrit-il, que cette émotion particulière est telle que ni l'analyse ni la synthèse ne me mettent en état de la comprendre complètement. » Ribot, qui a donné de fortes pages sur ce sujet et résumé ce que d'autres avaient dit, ne réussit pas davantage à trouver la cause de ces anomalies. Considérées en tant que guides, joie et souffrance n'ont donc qu'une valeur relative ; souvent, elles ont besoin d'être corrigées par la connaissance réfléchie. Une recherche imprudente du plaisir qui répudie l'indispensable contrôle de la raison, aboutit à des effets désastreux. Il est certain que l'exercice normal des fonctions organiques est lié à une sensation fondamentale de bonheur ; l'état normal n'est pas la douleur, comme le prétendent les pessimistes, mais le plaisir. Vivre, c'est essayer d'éviter la première et de se procurer le second ; toutefois, pour y mieux parvenir, il faut n'accorder qu'une confiance limitée aux impressions du moment et chercher une règle de conduite plus sûre : celle que la science nous propose. L'affectivité, qu'elle soit agréable ou pénible, semble un appel à l'action ; son rôle est celui d'un indicateur, mais d'un indicateur qui sacrifie volontiers l'individu à l'espèce. Témoin ces insectes chez qui le geste procréateur du mâle est suivi d’une mort immédiate.

Tout état affectif requiert-il la présence d'un élément représentatif ? La majorité des psychologues l'affirment. « Le plaisir et la douleur, déclare Lehmann, sont toujours liés à des états intellectuels. » Si vague, si confuse que soit la connaissance, pense Höffding, elle existe même dans des impressions agréables ou pénibles qui, de prime abord, semblent l'exclure. Ribot admet, par contre, que l'élément affectif n'est pas assujetti au rôle perpétuel d'acolyte ou de parasite et qu'il a une existence propre, indépendante, au moins quelquefois. « L'enfant ne peut avoir, au début, qu'une vie purement affective. Durant la période intra-utérine, il ne voit, ni n'entend, ni ne touche ; même après la naissance il lui faut plusieurs semaines pour apprendre à localiser ses sensations. Sa vie psychique si rudimentaire qu'elle soit, ne peut évidemment consister qu'en un vague état de plaisir et de peine, analogues aux nôtres. Il ne peut les lier à des perceptions, puisqu'il est encore incapable de percevoir... Règle générale : tout changement profond dans les sensations internes se traduit d'une façon équivalente dans la cénesthésie et modifie le ton affectif ; or, les sensations internes n'ont rien de représentatif et ce facteur, d'une importance capitale, les intellectualistes l'ont oublié... Mais la source la plus abondante où l'on pourrait puiser à volonté est certainement la période d'incubation qui précède l'éclosion des maladies mentales. Dans la plupart des cas, c'est un état de tristesse vague. Tristesse sans cause, dit-on vulgairement ; avec raison, si l'on entend qu'elle n'est suscitée ni par un accident, ni par une mauvaise nouvelle, ni par les causes ordinaires ; mais non pas sans cause, si l'on prend garde aux sensations internes dont le rôle, en pareil cas inaperçu, n'en est pas moins efficace. » On a reproché à Ribot de s'adresser de préférence à la psychologie pathologique ; en outre, on estime contestables la plupart des exemples qu'il cite. Ces critiques comportent une part de vérité. Néanmoins tous reconnaissent que l'élément affectif et l'élément représentatif, loin de suivre une marche parallèle, varient plutôt en raison inverse l'un de l'autre. Dès lors il n'apparaît pas impossible qu'ils se dissocient complètement, dans certains cas. Enfin, il est incontestable que, chronologiquement, la vie affective se développe avant la vie représentative. Concernant les rapports du plaisir et de la douleur avec l'activité, les philosophes ont affirmé de bonne heure que les premiers avaient leur source dans la seconde ; mais ils restaient dans le vague. Grâce aux progrès de la physiologie moderne, nous sommes mieux renseignés sur ce sujet. Là encore il faut bannir les préoccupations métaphysiques, pour sen tenir aux données de la science expérimentale. Nous avons déjà signalé les recherches de ceux qui admettent des nerfs dolorifères spéciaux. Beaucoup supposent que le bulbe joue un rôle essentiel en matière d'affectivité ; la couche corticale des hémisphères cérébraux, siège des facultés supérieures, n'aurait qu'une importance minime. Agréable lorsqu'elle est modérée, l'excitation des nerfs sensitifs devient douloureuse quand elle est excessive ; suppression ou diminution de l'excitation modérée provoque une impression désagréable. Dans l'analgésie, soit spontanée soit artificielle, la sensation persiste alors que l'a douleur disparaît. Hystériques, aliénés, thaumaturges des différentes religions échappent ainsi, quelquefois, à des souffrances qu'un homme normal ressentirait cruellement. Le froid intense, le chloroforme et bien d'autres substances déterminent une analgésie totale ou partielle. Dans l'hyperalgésie, au contraire, la souffrance s'amplifie outre mesure ; le moindre contact, le plus léger bruit peuvent devenir intolérables. La douleur diminue la fréquence des battements du cœur, parfois au point de provoquer une syncope ; elle rend la respiration irrégulière et réduit notablement la quantité d'acide carbonique exhalé ; elle trouble les fondions digestives et ralentit les secrétions ; dans des cas extrêmes, elle détermine une décoloration rapide des cheveux, phénomène qui résulte d'une insuffisance de nutrition. Tantôt elle provoque un arrêt des mouvements ; tantôt elle engendre une agitation convulsive qui laisse finalement l'individu très appauvri. Quant à la nature du processus intime qui produit la douleur, les uns le ramènent à une forme particulière du mouvement, d'autres l'attribuent à des modifications chimiques des tissus. D'après cette seconde hypothèse, la douleur chronique serait une véritable intoxication. Elle verserait, dans le sang, des produits d'une digestion défectueuse qui en altèrent la composition et favorisent l'éclosion, proche ou lointaine d'une maladie. La formation de toxines dans l'organisme, telle serait sa cause ultime. A l'inverse, le plaisir est favorable à la santé. Il active la circulation du sang, accélère la respiration, élève la température du corps, favorise la digestion et se traduit par une exubérance de mouvements ; en un mot, il est, selon la remarque de Ribot, essentiellement dynamogène. Mais à quelles modifications intimes de l'organisme répond le plaisir ? Quelles dispositions de l'axe cérébro-spinal, des nerfs, des terminaisons périphériques le font apparaître ? Nous l'ignorons ; la physiologie en sait moins sur ce sujet que sur les conditions de la douleur. Ajoutons que si l'absence de plaisir et l'absence de douleur vont généralement de pair, il existe néanmoins des cas où l'insensibilité au plaisir se manifeste seule. « Brown-Séquard a vu deux cas d'anesthésie spéciale de la volupté, écrit Richet, toutes les autres espèces de sensibilité, de la muqueuse urétrale et de la peau, persistant. Althaus en rapporte un autre cas. On en trouverait peut-être un plus grand nombre, sans la fausse honte qui empêche les malades d'en parler. Fonsagrives en cite un exemple très remarquable observé sur une femme. » Esquirol rapporte le cas d'un magistrat chez qui « toute affection paraissait être morte... S'il allait au théâtre (ce qu'il faisait par habitude), il ne pouvait y trouver aucun plaisir ». Les cas d'insensibilité au plaisir sont fréquents chez ceux dont l'existence est assombrie par une mélancolie profonde. Ces faits sont d'ordre pathologique, comme aussi ceux que nous avons cités à propos de l'analgésie. Parmi les phénomènes psychologiques normaux, en existe-t-il qui soient neutres, c'est-à-dire dépourvus de toute tonalité affective ! Bain, Wundt, Sergi répondent affirmativement. « Le plaisir et la douleur, écrit ce dernier, étant les deux pôles de la vie affective, il doit exister entre eux une zone neutre qui réponde à un tel état de parfaite adaptation. L'indifférence est précisément l'état de conscience neutre qui manifeste une adaptation parfaite de l'organe, alors qu'il n'y a ni augmentation, ni diminution d'activité vitale. » L'eau d’un bain tiède me procure une sensation agréable ; je passerai par un état neutre, avant de souffrir de la température trop élevée si l'on continue à chauffer l'eau de plus en plus. Ces raisonnements n'ont pu convaincre la majorité des psychologues qui nient que l'on parvienne à réaliser, en pratique, ces prétendus états indifférents. Sur les effets de l'habitude, en matière d'affectivité, il y aurait beaucoup à dire : nous renvoyons à l'article Habitude, où le lecteur trouvera des détails du plus haut intérêt. Quant au rôle moral de l'a douleur et du plaisir, il est de primordiale importance, puisque l'homme passe son existence à fuir la première, à rechercher le second. Et cette règle s'impose à tous, même à ceux qui prétendent s'y soustraire. Mais pour atteindre au bonheur durable, après lequel nous soupirons, pour éviter les embûches secrètes que ni l'instinct ni le sentiment ne parviennent à découvrir, il est indispensable de faire appel à la raison, et à la science le plus précieux de ses instruments.

- L. BARBEDETTE.