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PLURALISME n. m. (de plures, pluralis : plusieurs)

En face de la métaphysique, il y a deux positions classiques. Sceptiques, positivistes, agnostiques repoussent toute métaphysique. Mais le dogmatique adopte une doctrine et combat pour elle comme pour la vérité absolue. Aucune de ces deux positions ne me convient.

N'y a-t-il aucun moyen de subir la victoire légitime du positivisme, critique de mes pouvoirs, sans sacrifier des désirs qui me tourmentent et me réjouissent, richesses instables ? La métaphysique ne saurait devenir science. Pourquoi n'aimerais-je pas en elle le plus séduisant et le plus décevant des poèmes?

Mais, si la métaphysique me paraît poésie, je n’ai aucune raison d'adopter un système jusqu'à condamner les autres. Je veux continuer à jouir, alternatif, de tous les poèmes métaphysiques. Un plaisir à quoi je ne renonce pas en créant mon poème, c'est celui d'aimer les poèmes différents...

Le positivisme m'a enseigné que nulle métaphysique n'a de prise sur le monde extérieur, sur le monde objectif ; mon expérience m'a appris qu'aucune ne satisfait non plus à tous mes besoins intérieurs, à tous mes besoins subjectifs... Parmi les besoins poétiques qui dominent en moi, les plus considérables appartiennent peut-être à l'ordre logique et à l'ordre sentimental. Vais-je établir entre eux une hiérarchie ?...

Ma petite logique, tu es, si j'ose dire, une grande maîtresse d'erreur. En métaphysique, je m'appuie sur toi pendant une longue marche, où chaque pas a neuf chances sur dix de m'égarer. Les raisons que la raison ne connaît pas, ces raisons du cœur que vante Pascal, sont aussi trompeuses que la logique. De n’im­porte quel point de départ commun, la logique et le cœur nous peuvent entraîner vers des régions singulièrement diverses...

Une métaphysique est œuvre personnelle comme un poème. L'imposer est folie sacerdotale ; la proposer, naïveté paternelle. Il faut se contenter de l'exposer... Quel genre de poésie est la métaphysique ? Dans ma jeunesse, je déclarais déjà qu'il n'y avait pas de métaphysique vraie, mais j'ajoutais que toute vraie métaphysique tendait vers un monisme. J'appelais la métaphysique « la poésie de l'unité ». Je suis moins exclusif aujourd'hui et moins injuste. A côté de la blonde poésie de l'unité, j'aime la brune poésie de la dualité et du combat; je ne méprise pas la châtaine poésie de la conciliation. Et pourquoi repousserais-je toujours la poésie de l’infini ? Mais la métaphysique que j'embrasse le plus souvent et d'un amour plus étroit, il me semble qu'elle est sens et poésie de la diversité... Au pluriel, c'est au pluriel qu'il faut parler des monismes, des dualismes, des ternarismes, des infinitismes, des pluralismes.

Dans les doctrines historiques, on pourrait considérer en souriant comme un monisme relativement absolu, le système des Eléates. Le monisme des Eléates se résume dans la fameuse formule : « L'Etre est ; le Non-Etre n'est pas. » Si l'être est d'une façon absolue et si, d'une façon absolue, le non-être n'est pas, voici niées toutes les épousailles du non et du oui, toutes les limites et les choses limitées, toutes les apparences, c'est-à-dire, je le crains, toutes les réalités. Voici nié le changement et les choses changeantes, le mouvement et les moteurs et les mobiles. Admettre un tel monisme, c'est supprimer l'expérience et ses objets, c'est ne voir dans les phénomènes et dans ce que nous appelons d'ordinaire êtres ou choses que tromperies ou illusions. C'est déclarer que rien de ce qui nous est apporté par nos sens n'a aucun l'apport avec la vérité profonde et l'être unique...

Ce puissant monisme d'éternité et d'immobilité est remplacé aujourd'hui par deux pauvres monismes évolutifs dont je dirais volontiers que l'un est futuriste et l'autre passéiste. Au XIXème et au XXème siècle, nul philosophe connu n'ose nier la multiplicité actuelle. Mais on sauve l'unité en la plaçant soit à l'origine, soit à la fin des choses.

Le monisme passéiste, l'unité placée à l'origine des choses, est la métaphysique à quoi aboutit la doctrine spencérienne. Spencer voit la vie et l'univers même comme un progrès fatal. Ce progrès il le définit une différenciation de plus en plus grande, une hétérogénéisation croissante des phénomènes et des êtres. Avec lui nous remontons, dans le temps, à une époque où l'homogénéité était absolue. Pour la réfutation du monisme passéiste, qu'on me permette de renvoyer au livre capital sur la question, Le Pluralisme de J.-H. Rosny aîné.

Qu'on cherche aussi dans ce livre la réfutation du monisme contraire, le monisme futuriste qui admet la multiplicité dans tout le passé comme dans le présent, mais veut que nous marchions vers l’unité et la paralysie, vers l’équilibre des énergies et de la matière.

Comme les monismes, poésies de l’unité, les dualismes, poèmes du combat, m’enivrent parfois, ne me satisfont jamais.

Il est visible que nous vivons dans un monde de guerre. Mais le combat a-t-il la précision que lui veut Zarathoustra ? N’y a-t-il que le bien et le mal ? N’y a-t-il pas, partout ou presque, du mélange ? Si je classe les phénomènes et tous les êtres selon le critérium de mon intérêt, tout ce qui ne m’est pas hostile m’est-il nécessairement favorable ?

Beaucoup de choses me sont indifférentes, neutres, sans saveur de plaisir ou de douleur. Parmi les phénomènes qui me blessent, quelques-uns m’apportent un bien réel… Même si, sur un certain plan, il y a du bien et du mal absolus, ou à peu près, je me transporte parfois dans des régions de lumière sans douce chaleur ni brûlure, par-delà le bien et le mal…

Après la poésie de l’Unité et celle du Combat, les poèmes de la Conciliation. N’y a-t-il pas un lieu où les adversaires s’apaisent et où les contradictoires s’identifient N Les métaphysiques qui essaient ainsi de concilier, dans un troisième terme, les deux armées du dualisme, je les appelle parfois ternarismes.

Les variétés en sont nombreuses. Le plus connu des ternarismes est le système de Hegel. Toujours Hegel dresse l’antithèse en face de la thèse ; il ne prend parti ni pour l’une ni pour l’autre, mais les fait s’épouser, à ce qu’il croit du moins, dans ce qu’il appelle la synthèse. Comme sa métaphysique est un panlogisme ; comme, pour lui, le mouvement des choses et le développement des idées se correspondent : dès qu’il a réussi la synthèse de la thèse et de l’antithèse, il croit avoir expliqué le devenir créé par la coexistence de l’être et du non-être ou par ce qu’il nomme volontiers, avec des mots moins concrets, l’identité des contradictoires. Mais, à regarder de près, on s’aperçoit que la synthèse, le plus souvent, renouvelle la thèse avec des mots en apparence plus larges et escamote, dans ce vague élargi, l’antithèse…

Il n’y a pas moins de poésie dans cette doctrine que dans la plupart des autres… Et il y a des métaphysiques infinitistes qui ont, comme toutes les autres, leur poésie et leurs impossibilités logiques. Et il y a encore le pluralisme, poésie et sens de la diversité.

Dans ce Pluralisme qui sera, demain, notre « Discours de la méthode », Rosny aîné se défend à peu près victorieusement contre toute métaphysique. Il se tient fortement sur le plan scientifique, logique, méthodologique… Ce Pluralisme, néanmoins, produira de nouvelles métaphysiques. Rosny lui-même accomplira l’évolution complète des grands génies philosophiques. Nul n’échappe à la métaphysique. Auguste Comte lui-même – et cependant c’est du nom de sa doctrine que nous appelons le refus à toute métaphysique – après un effort en apparence victorieux, a été plus vaincu que tout autre : il a construit plus qu’une métaphysique : une religion. Mais il n’y a pas défaite à satisfaire un des besoins essentiels de l’homme ; il n’y a pas défaite à être poète. La défaite, c’est de s’embrouiller et se perdre parmi nos besoins divers ou de se refuser à quelques-uns d’entre eux. J’ai besoin de nourriture et j’ai besoin d’air. L’un ne remplace pas l’autre. Voilà ce qu’ignorent ceux qui condamnent métaphysique ou science, ceux qui embrouillent science et métaphysique. Impossible de formuler une loi sans fausser en quelque mesure les phénomènes. Dans la forêt de l’univers, il n’y a probablement pas deux feuilles ou deux phénomènes qui se recouvrent exactement. Pour leur donner un nom commun, les soumettre à une loi commune, il faut oublier leurs différences ; il faut traiter comme identique ce qui n’est pas identique. Pour construire la science, nous consentons à quelque chose qui n’est pas de la science, qui est de la métaphysique.

Sachons-le. Ayons toujours en quelque méfiance ce qui est scientifique, à cause de la quantité de métaphysique que cela contient nécessairement. Ayons en admiration, si nous sommes poètes, tout ce qui est scientifique, à cause de la quantité de métaphysique et de rêve que cela contient nécessairement.

J’appelle métaphysique : l’art d’apaiser les antinomies, l’art de calmer nos contradictions internes. Les antinomies sont-elles purement internes ? Ne résident-elles pas aussi dans la nature des choses ? Si je ne donne pas aux mots un sens équivoque, est-ce que je ne trouve pas toujours la nature en contradiction avec elle-même ?... Peut-être est-il absurde de dire : La nature. Peut-être n’y a-t-il que des natures ? S’il n’y avait ni l’Etre et son travail contradictoire, ni la lutte éternelle de l’Etre et du Non-Etre ? S’il n’y avait que les êtres et l’innombrable Chacun-pour-Soi ?...

En moi aussi les natures se contredisent, se querellent. Que la bataille cesse d’être méchanceté et déchirement pour devenir spectacle, et qui m’émerveille… Je porte en moi des antinomies parce que j’ai des besoins intérieurs multiples. Ces besoins divers et souvent divergents, la métaphysique de chacun les doit satisfaire en chacun de nous.

Les antinomies ? L’Un et le multiple, l’infini et le fini, l’origine et la non-origine… Autant de terrains de heurts et de malentendus qui ont aussi leurs compromis comme l’absolu et le relatif… Les êtres sont. Réalité et existence à la fois dans la multiplicité fantastique des êtres en lutte et en pénétration. Les êtres sont. Contradiction de l’être libre en proie aux libertés contraires, problème d’une âpre « liberté » intérieure en face d’un déterminisme extérieur irrésistible, instabilité de l’être unique envahi par les êtres innombrables. Les êtres sont. Mais forment-ils vraiment un nombre, et fini ? Où sont-ils en dehors du nombre et en quantité infinie ? Je rêve, j’imagine que « tout » est éternel. Et cependant, je crois que « rien » n’est éternel… Les antinomies ? Il m’arrive de les résoudre par un parti-pris qui prend un faux aspect de conciliation. Mais la conciliation véritable m’échappe et elle n’est au pouvoir de personne….

Je suis – si j’ose dire – pluralement pluraliste. Non seulement j’admets (ou je rêve) la multiplicité des êtres et leur durée éternelle. Mais à chacun de ces êtres j’accorde, comme Spinoza à sa substance, un nombre indéfini (Spinoza dit : une infinité d’attributs…). Certes, chaque attribut de chacune de mes Eternités – et chacune de mes Eternités elles-mêmes – est impuissant à créer à lui seul aucun mode, aucune réalité sensible, mais chacune collabore de toute son essence, de tous ses attributs, à produire des êtres innombrables. Dans mon rêve, aucune de ces Eternités, aucune de ces essences qu’Herbart appelle les Réalités n’a jamais existé à l’état séparé. Elle a toujours été prise dans quelque agrégat. Et elle passe d’un complexe à un autre complexe. C’est pourquoi si, en un certain sens, il est juste de remarquer que, pensé isolément, chacun d’eux, incapable de subsister isolé, équivaut au néant et que seuls les phénomènes et les choses possèdent la véritable existence. Et la véritable existence est chose qui passe.

Le pluralisme de Rosny est phénoméniste. Mon pluralisme s’avoue substantialiste. Mais mon substantialisme monadiste se complète d’un pluralisme phénoméniste. Je reconnais que les phénomènes sont hétérogènes et discontinus. L’éternité de la monade ne trouble en rien, si j’ose dire, ce trouble et cette discontinuité. La monade éternelle ne passe dans une réalité complexe qu'en se libérant d'une autre. Chaque changement détruit et crée ; chaque changement est bond et révolution.

Me voici donc pluraliste comme Rosny aîné, et à la fois comme Leibniz, et encore comme le plus avisé et le plus complexe des monistes, Spinoza. Car son monisme équilibré s'associe à un dualisme subjectif, puisque nous connaissons deux attributs de la substance et à un pluralisme subjectif, puisque les attributs inconnus sont en nombre infini. En nombre infini aussi les modes naturés par chaque attribut de l'unique, double et infiniment multiple Naturante.

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Je n'essaie de rien démontrer en métaphysique. Je ne m'attarde pas non plus à rien réfuter. Je n'impose ni ne m'impose ma métaphysique. Celle que j'ai dite ici, pour toujours peut-être mais peut-être seulement pour un an ou un mois, me satisfait à peu près. Je serais désolé qu'elle me satisfît complètement... Je ne dis à personne : Adoptez ma métaphysique. Je dirais plutôt à chacun : Essayez donc si vous ne goûterez pas un grand plaisir en bâtissant une métaphysique à votre mesure.

- Han RYNER.

BIBLIOGRAPHIE. - Le Pluralisme ; Les Sciences et le Pluralisme (J.-H. Rosny aîné). - Les Synthèses suprêmes ; Songes Perdus ; Crépuscules (Han Ryner). -­ Les philosophies pluralistes en Angleterre et en Amérique (J. Wahl). - L'Harmonisme (Louis Prat), etc.