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PLUTARQUISME

Ce mot est un des plus heureux néologismes produits par l'après-guerre. M. Jean de Pierrefeu paraît en être l'auteur. Il en a, en tout cas, justifié l'emploi et la destination mieux que personne dans ses ouvrages : G. Q. G. Secteur, et Plutarque a menti, où il a décrit l'œuvre de mensonge, de falsification des faits de la guerre de 1914, par les rédacteurs de ce qu'on a appelé le « communiqué ». Le plutar­quisme a été la forme intellectuelle, élégante, aristo­cratique, du « bourrage de crâne », de ce mensonge ignoble, à l'usage des foules chloroformées patriotiquement, sans lequel « la guerre n'aurait pas duré trois mois », a écrit M. P. Allard qui fut préposé à la cen­sure, autre organisme du Grand Quartier Général, chargé, avec les Conseils de guerre, d'entretenir un « moral » haineux et belliqueux.

Dépassant cette sinistre et honteuse époque de 1914-1918, le plutarquisme est l'histoire fabriquée, maquillée, vue en beauté, à la façon de Plutarque, auteur des Vies des Hommes illustres de l'antiquité. C'est la défor­mation des événements, l'exagération tendancieuse de ce qu'ils ont eu, très rarement, de grand, le silence, non moins tendancieux, sur ce qu'ils ont eu presque tou­jours de honteux ; c'est la fable, la légende, créées et imposées contre la vérité, l'embellissement systémati­que de l'insanité, et c'est l'apologie des pires bandits qui ont sévi sur l'humanité, l'idéalisation des pires cri­mes dont elle a souffert. C'est « le héros couvert de lau­riers, acclamé par la foule, l'impérator romain sur son char de triomphe », et qui ne fut pas « autre chose que le digne fils de ces brigands dégouttant de crimes, vivant du pillage et du vol, qui fondèrent la ville sur le mont Palatin. » (J. de Pierrefeu). C'est, après Plu­tarque, la glorification durant vingt siècles, par les annalistes, les chroniqueurs, les mémorialistes, les his­toriens, de tous ceux qui ont succédé à ces « héros» et ont abouti aujourd'hui au Président de la République, « incarnation vivante, rejeton orgueilleux des grands bandits légaux qui ont détroussé nos ancêtres par l'usure, par le monopole, par la savante mise en œuvre de tous les procédés que la loi, faite par eux, et pour eux, leur mit en main. » (M. Millerand).

Le plutarquisme accommode l'histoire, la pare à la façon des bouchers préparant leur étal. Il pique des fleurs sur le faisandage. Sur l'ignoble ordure de la guerre, il dresse le Lao labarum de Constantin, le panache Blanc d'Henri IV. Il dit à Fontenoy: « Tirez les pre­miers, messieurs les Anglais ! » et il crie dans les tran­chées : « Debout les morts ! » Il montre les gestes héroï­ques des grands personnages sur des champs de bataille où ils ne furent jamais. Tel, sur les tableaux d'histoire de Versailles, Louis XIV préside à tous les combats de son règne ; il ne risqua jamais sa vie dans aucun. C'est le cas d'à peu près tous les rois et conquérants à qui on attribue de hauts faits. Suivant des clichés adoptés, on dit : « César conquit la Gaule », comme on dit : « Sainte Geneviève sauva Paris » et « le général Joffre a gagné la bataille de la Marne » !

M. Julien Benda, parlant de la Crise de la vérité, a cité ce mot d'un de ses contradicteurs : « Qu'est-ce que le truquage d'un texte, près du salut de la France ! » C'est ce que disaient les faussaires du temps de l'affaire Dreyfus, pour qui il y avait une vérité française qui n'était pas la vérité de tout le monde. C'est ce que le plutarquisme a dit partout, depuis toujours, dans tous les pays. Qu'était le truquage d'un texte pour l'Eglise, auprès de la domination qu'elle voulait exercer ? Qu'est ce truquage aujourd'hui, auprès de l'impérialisme qui veut dominer à tout prix ? Ce sont vingt siècles de ces truquages qui ont fait de l'histoire l'enseignement de l'immoralité. Déjà, lorsqu'elle est écrite avec une recher­che honnête de la vérité, l'histoire n'est qu'une « pau­vre petite science conjecturale », comme disait Renan. Mais lorsqu'elle est cyniquement adultérée, elle est l’œuvre la plus criminelle qui soit contre l'esprit hu­main. Or, toute la vie sociale est bâtie sur l'infaillibi­lité dogmatique de l'imposture traduite par le plutar­quisme. Il est d'autant plus dangereux que la lettre de ses textes est exploitée par des coquins. Couchoud a remarqué que quelques mots de la Bible : « Tu ne laisseras pas vivre la sorcière, ont provoqué sans fin des massacres de femmes ». Combien ont fait encore plus de morts les mots : Dieu le veut ! et Allons, enfants de la Patrie !...

Diderot disait : « Quand il s'agit d'accuser les dieux ou les hommes, c'est aux dieux que je donne la préférence. » Le plutarquisme, lui, la donne aux hommes. Toutes les révoltes de l'humanité sacrifiée ont été, à ses yeux, des crimes, depuis celle de Prométhée jusqu'à celle des communards. Les Jacques étaient des bandits aux yeux du plutarquisant Froissard ; les peuples colo­niaux qui se défendent contre les pillards « civilisa­teurs » sont des brigands, de l'avis de la valetaille plu­tarquisante des journaux. Le grand principe du plutar­quisme a toujours été la justification de l'Ordre établi par les maîtres, si opposé qu'il eût été au véritable développement social et au progrès humain. La puissance romaine a été plus néfaste à la marche de l'humanité qu'elle ne l'a favorisée, et aujourd'hui encore le droit romain enserre l'homme comme dans un étau ; mais le plutarquisme a présenté cette puissance comme le rempart de la civilisation, même lorsqu'elle tuait la civi­lisation grecque, parce qu'elle représentait l'Ordre. Il a pris position pour les dieux contre les hommes, pour le Sénat contre Catilina et Spartacus et, à la façon de Mascarille, il a mis en madrigaux toute l'histoire romaine. Suivant le même principe, il a célébré et il conti­nue à célébrer comme glorieuses les époques les plus calamiteuses de l'histoire de la France, celle de Louis XIV en particulier. Quelles que soient les preu­ves accumulées du malheur de cette époque, il y a toujours des Louis Bertrand pour plutarquiser sur « Louis le Grand » et écrire des insanités comme celles­ ci : « Il a façonné nos âmes, notre sensibilité, notre intelligence. Nos âmes sont restées héroïques et douces, comme celles de son temps, comme la sienne... » et des journalistes pour apprécier ainsi : « Le culte de Louis Bertrand pour Louis XIV qui a déconcerté les préju­gés démocratiques de notre époque d'anarchie, n'est, chez l'écrivain, que le culte de l'ordre français, incarné dans le roi le plus soucieux de l'honneur national qui fut jamais. » (Figaro, 10 mars 1928). Gobineau a montré comment le souci « d'honneur national » de Louis XIV ne fut que la manifestation de sa mégalomanie, et comment celle-ci a engendré, en France, cette vanité nationale, mère de l'impérialisme dont Napoléon a semé le virus dans l'Europe entière contre les idées de Frater­nité humaine apportées par la Révolution. Quant à « l'ordre français » incarné par le même Louis XIV, il fut la plus odieuse et la plus insolente exploitation de la misère du peuple que jamais autocratie eût prati­quée dans aucun royaume. C'est cela qu'on appelle l'Ordre devant lequel' il n'y a qu'à s'incliner, à béer d'admiration et à se dire : « Ah ! qu'on est fier d'être Français quand on contemple la colonne ! » Les autres peuples ne sont pas moins fiers, car ils ont tous, pour la plus grande gloire de l'Ordre, leurs Napoléon à jucher sur des colonnes, et leurs Poincaré qui ont « bien mérité de la patrie » en contribuant à faire les dix mil­lions de morts de la Grande Guerre. L'Impérator Auguste, après avoir révolutionné le monde pour établir sa puissance, disait « augustement » aux aventuriers devenus ses courtisans : « S'opposer à tout changement dans l'Etat est toujours le fait d'un honnête homme et d'un bon citoyen. » Depuis vingt siècles, en passant par Louis XIV pour aboutir à M. Tardieu, la formule de l'ordre n'a pas changé pour tous ceux dont :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. » (Boileau).

Elle a son fondement dans ce sentiment, l'im­puissance que M. Barrés réclamait des pauvres et qui est, disait-il : « une condition première de la paix sociale », c'est-à-dire de l'ordre selon le plutarquisme.

Le plutarquisme qui produit des excités, des illuminés, des fous nationalistes, des divagateurs cornéliens, des mégalomanes dictateurs et des légions de pauvres abrutis intoxiqués d'héroïsme patriotique, a été souvent dénoncé, au point qu'on en est arrivé à envisager la suppression de l'enseignement de l'histoire pour mettre fin à son perfide empoisonnement des esprits. Ce remède est impossible, car il faudrait, en même temps, supprimer dans les esprits la curiosité du passé indispensable à leur progrès autant que celle de l'ave­nir. Mais ce qui est possible, c'est de se défendre con­tre la malfaisance du plutarquisme et de le combattre énergiquement dans l'actuel, en attendant que les recherches sincèrement objectives, sans préoccupations de partis, permettent de l'éliminer peu à peu de l'his­toire passée. Il faut mettre à nu et fustiger sa malfai­sance d'hier ; il faut l'empêcher de faire son œuvre de demain en dénonçant par tous les moyens l'imposture qui tombe des tribunes gouvernantes, s'étale dans les journaux, falsifie la notion de toute chose, répand la confusion et rend impossible le discernement de la vérité, même pour les faits les plus récents. Involon­tairement, parce qu'il voit mal les événements, mais plus souvent volontairement, parce qu'il est payé pour cela et que sa conscience y est entraînée sans trouble, celui qui écrit au jour le jour le document de l'histoire future ment dans tout ce qu'il écrit ; il ment comme il respire, il plutarquise avec cynisme, sinon avec talent.

Dans sa Manière d'écrire l'histoire, Mably a dit : « Ce n'est pas la peine d'écrire l'histoire pour n'en faire qu'un poison ... Il me semble que c'est à l'igno­rance du droit naturel ou à la lâcheté avec laquelle la plupart des historiens modernes trahissent par flatte­rie leur conscience, qu'on doit l'insipidité dégoûtante de leurs ouvrages. » Mably ne mâchait pas ses mots ; ils étaient justes et il ne pouvait en avoir d'assez flé­trissants pour des ouvrages aussi néfastes. Leur plutar­quisme a complètement travesti l'histoire en faussant les figures et les époques, en se taisant sur des faits essentiels, sur leurs véritables origines et caractères, en dissimulant ou en dépréciant l'action populaire venue des masses humaines, cela pour encenser jusque dans leurs pires turpitudes les sinistres et sanglants cabo­tins qui régnèrent et ne furent, à de très rares excep­tions, que de calamiteux imbéciles. N'allait-on pas, au temps de Mably, jusqu'à trouver « charmantes » leurs « évacuations », (Journal de Barbier), et à se disputer l'honneur de leur torcher le derrière ! Or, on ne peut dire que le plutarquisme est spécial à une époque. Il sévit encore plus en démocratie qu'en autocratie, en raison de ce principe bien simple que la démocratie doit convaincre, tandis que l'autocratie n'a qu'à s'imposer. Quand elle ne veut pas convaincre par la vérité, la démocratie est amenée à user du mensonge plus que l'autocratie. On voit ainsi, par exemple, M. Herriot renchérir, au nom des principes des droits de l'homme, sur les louanges du plutarquisme à l'égard de Bossuet en célébrant la tolérance, le sens humain, la frater­nité et l'amitié humaines de ce prélat qui fut le plus pontifiant des inquisiteurs, le plus implacable des escla­vagistes, le plus pompeux des flagorneurs de la royauté et le plus étroit des casuistes. Le catholique Bordas De­ moulin déclarait que « Voltaire prêchant la tolérance, la liberté et la fraternité, était plus chrétien que Bossuet défendant l'intolérance et la théocratie ». Le laïque et démocrate Herriot met Bossuet sur le même plan que Voltaire, et peut-être le trouve-t-il meilleur libre­-penseur !

Voltaire pratiquait le pyrrhonisme, c'est-à-dire : « l'esprit de doute qu'il faut porter dans l'étude de l'his­toire ». Car, si « l’histoire est le récit des faits donnés pour vrais, au contraire de la fable qui est le récit des faits donnés pour faux », il n'est nullement établi que les faits donnés pour vrais soient indiscutablement vrais et que, très souvent, leur récit n'ait pas été remplacé par celui des faits donnés pour faux. L'histoire a été inévitablement, comme toutes les autres formes de la littérature, de transmission orale tant que l'homme n'a pas su en fixer la mémoire par les signes de l'écriture. Or, comme l'a fort bien dit Voltaire: « Avec le temps, la fable grossit et la vérité se perd. » La transmission orale du père aux enfants a pris un caractère de plus en plus fabuleux et, lorsque l'homme a commencé à écrire l’histoire, il a écrit les fables qu'il avait apprises et non la vérité. Aussi, le pyrrhonisme est-il une attitude indispensable pour quiconque ne veut pas être dupe du plutarquisme. Il n'a pas mis Voltaire lui- même à l'abri des erreurs, personne ne pouvant y échapper complètement, mais il lui a permis d'en corriger beau­coup que les ignorants tenaient pour des vérités défini­tives. Voltaire a mis ainsi à leur vraie place la pré­tendue Histoire Universelle, de Bossuet, qui n'est que l'histoire imaginée de quatre à cinq peuples, et l'Histoire Ecclésiastique, de Fleury, « statue de boue dans laquelle l'artiste avait mêlé quelques feuilles d'or ».

Alors que Plutarque reprochait à Hérodote de n'avoir pas assez vanté Ta gloire de quelques villes grecques et d'avoir omis plusieurs faits dignes de mémoire, Voltaire a montré combien Hérodote, s'il « ne ment pas toujours », a abondamment plutarquisé. D'autres preu­ves ont été apportées depuis du plutarquisme d'Hérodote, notamment dans une communication récente, faite à l'Académie, et prouvant que le pharaon Moeris, et le lac artificiel qu'il aurait fait creuser, n'ont jamais existé. De même, Tite Live a « embelli ou gâté son histoire » par des prodiges. Des quantités de mauvaises actions ont été, non seulement excusées, mais encore données en exemples à suivre par l'histoire, et leurs responsables, proposés à l'admiration éternelle des foules, ont été mis au rang des dieux. Comment n'au­rait-on pas chanté la gloire des rois souillés de cri­mes, des massacreurs dégouttant de sang, lorsqu'on faisait du Jéhovah biblique le Dieu de l'Univers ?

A l'historien occupé, avec plus ou moins d'indépen­dance, d'esprit et de volonté de vérité, à la recherche des événements, s'est ajouté l'historiographe, celui-ci « appointé pour écrire l'histoire » par de grands per­sonnages dont il était le commensal et dont il ne pouvait être que le flagorneur, aux dépens de la vérité historique qu'il avait pour profession de déguiser en faveur de ses maîtres. Alain Chartier se donna le ridicule d'écrire qu'Agnès Sorel ne fut jamais la maîtresse de Charles VII, alors qu'au su de l'histoire quatre enfants étaient nés de leurs amours. Il n'est pas de monarque de qui on n'ait fait la légende dorée. Les Salomon, Cyrus, Alexandre, César, Constantin, Clo­vis, Charlemagne, Barberousse, François Ier, Charles Quint, Louis XIV, Pierre-le-Grand, Napoléon, ont été d'autant plus célébrés qu'ils portent la responsabilité de plus de crimes ou que les circonstances particulières à leurs temps ont permis de leur attribuer un mérite plus ou moins fabuleux. L'époque de Salomon fut la plus brillante de l'histoire du peuple juif ; on en a pro­fité pour attribuer à ce monarque, d'ailleurs plus ou moins mythique, comme son temple qui n'aurait jamais existé, une sagesse que le Plutarque biblique est allé chercher en Egypte. La renommée la plus certaine de Salomon serait d'avoir fait à la reine de Saba des enfants dont les Ménélick éthiopiens se déclarent aujour­d'hui les descendants. Le kalife Haroun-al-Rachid a, personnellement, bénéficié de l'exceptionnelle prospérité économique et de la véritable grandeur artisti­que de son époque ; mais il n'y fut pour rien. Son his­toire politique, à laquelle il fut plus directement mêlé, est bien moins brillante. Un Henri IV, dont le plutar­quisme a fait un « père du peuple », n'a laissé dans le peuple que le souvenir d'un gaillard inconstant et luxurieux, qui sentait le gousset, n'aurait pas été fâché que ses sujets puissent comme lui bien manger, mais qui n'en fut pas moins impitoyable aux braconniers et ouvrit la voie au pouvoir absolu de ses successeurs, par ses incessantes restrictions aux dernières libertés communales et nationales. Il fut le premier roi de France qui ne convoqua jamais les Etats Généraux.

Deux des mystifications du plutarquisme sont parti­culièrement intéressantes pour nous en ce qu'elles constituent l'armature de la société européenne et chré­tienne dans laquelle nous vivons. Ce sont celles du « Siècle d'Auguste» et du « Siècle de Louis XIV». Le siècle d'Auguste : apogée et déclin de la puissance romaine et naissance de Jésus ; liaison de l'ordre anti­que à son crépuscule et de l'ordre chrétien à son aurore. Le Siècle de Louis XIV : constitution de l'ordre moderne sur les bases étatistes et impérialistes que la Révolution Française renforcerait, après les avoir ébranlées et avoir menacé de les démolir. Le plutarquisme a fait des deux hommes, Auguste et Louis XIV, l'incarnation des deux époques, les protagonistes inspirés, surnatu­rels, les deus ex machina de toute la mécanique sociale de vingt siècles d'histoire.

L'histoire romaine tout entière, le tableau et l'exal­tation des vertus romaines qu'on n'a jamais cessé de présenter, ont été une mystification continue dont les plus grands poètes et les plus grands artistes se sont faits les complices avec les historiens. Il y a toujours des politiciens verbeux pour célébrer l'amour de la liberté et de la justice chez les Romains qui le possé­dèrent et le pratiquèrent si peu, et la prétendue démo­cratie romaine qui ne fut que tyrannie impérialiste et débauche ochlocratique. L'histoire romaine, telle que nous la connaissons, n'a été écrite qu'à partir du IIe siècle avant J.-C., sous l'influence d'annalistes n'ayant eu aucune connaissance certaine des faits antérieurs, toutes les archives de Rome ayant été détruites par les Gaulois lorsqu'ils avaient fait le sac de la ville en 390. On peut dire que cette histoire fut imaginée par les Grecs Polybe, Plutarque, Appien, ses premiers écrivains, puis par les latins Salluste, Tite Live, Tacite. Tout leur souci, même celui des Grecs, fut d'exalter la puissance romaine jusque dans ses pires fautes, de justifier le fait accompli si néfaste qu'eussent été ses conséquen­ces. Le plutarquisme n'a pas changé de voie depuis ce brave homme de Plutarque qui, plein de bonnes inten­tions, ne se doutait pas du mal qu'il ferait au monde. Il n'a pas cessé depuis de tresser des couronnes à l'insanité, d'élever des temples à la sottise et des arcs de triomphe aux assassins.

Le plutarquisme veut que le génie des rois ait pro­duit les grands hommes. La vérité est plutôt que la sottise des rois a étouffé le génie des grands hommes. N'importe quel imbécile couronné - et on sait s'il y en a eu dans tous les pays, même parmi les quarante rois qui, dit-on, « ont fait la France » - peut faire à son gré des princes, des ministres, des maréchaux. Lui­ même, ses frères et ses cousins, sont tout cela en venant au monde. Mais il lui est impossible de faire un seul homme de pensée. Napoléon aurait voulu avoir un Corneille sous son règne ; il n'eut qu'un Luce de Lan­cival. Auguste tua Cicéron, mais, quoiqu'en ait dit Boileau, il ne fit pas plus Virgile que Louis XIV ne fit Racine. Auguste et Louis XIV, tous deux mouches du coche, bénéficièrent de 1 a gloire de leurs siècles pour voiler des turpitudes qui furent, elles, bien à eux. N'est­ on pas allé jusqu'à dire que Napoléon débarquant à l'île d'Aix fit pousser des immortelles sous ses pas ? Le plutarquisme a planté des bégonias dans toute l'histoire.

Auguste, qu'on s'est efforcé de montrer vertueux, vivait dans l'inceste. Le « simple et magnanime Au­guste » est un cliché fabriqué pour faire oublier le san­glant Octave qu'il fut avant de ceindre sa couronne d'empereur-démocrate. Chateaubriand a dit : « Il avait à la fois l'habileté et la médiocrité nécessaires au ma­niement des affaires qui se détruisent également par l'entière sottise ou par la complète supériorité ». (Etudes historiques.) L'empire romain, en supprimant les libertés républicaines, supprima aussi la liberté des gens de lettres. Jusque-là, le théâtre leur avait permis de vivre de leur plume ; lorsque l'empire remplaça le théâtre par le cirque, les poètes furent réduits aux libéralités dégradantes des Mécènes. Le plutarquisme a chanté les prétendues largesses d'Auguste pour Ho­race et Virgile, et Sainte Beuve a laissé entendre que l'Enéide avait été un ouvrage « commandé » à Virgile par l'empereur. En fait, Virgile avait été dépouillé par la victoire d'Octave-Auguste, comme l'avaient été Ti­bulle et Properce, et Horace, ancien esclave, soldat de Brutus, avait tremblé pour sa vie. Tous deux durent se tenir pour très heureux de n'avoir pas été égorgé!'! comme Cicéron et Cassius de Parme, ou proscrits com­me Varron. Auguste ayant bien voulu rendre à Vir­gile la terre qu'il lui avait volée, fut sacré grand bien­faiteur du poète par la postérité ; mais les rapports du poète et de l'empereur demeurèrent lointains, de même que ceux d'Horace. Si tous deux eurent la faiblesse de comparer l'impérator à Apollon, ce fut pour les besoins de leur sécurité.

Avec Louis XIV, le plutarquisme a été encore plus farci d'imposture. Chose curieuse, c'est au sceptique, au pyrrhonien Voltaire qu'on doit la mystification du Siècle de Louis XIV. Or, comme l'a observé E. Despois, si l'on appelle ainsi le XVIIe siècle, on ne peut ne pas remarquer que ce qu'il a eu de plus glorieux s'était déjà produit lorsque Louis XIV commença à régner par lui-même, en 1661. Le philosophe Descartes était mort en Suède en 1650 ; le peintre Lesueur n'était plus depuis 1655. Balzac, Voiture, Vaugelas, étaient également morts. Pascal allait disparaître en 1662. Poussin, exilé à Rome par les cabales, finirait sa carrière en 1665. Cor­neille avait achevé son œuvre depuis longtemps, mais le plutarquisme n'en ressasse pas moins le cliché venu de Racine : « La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes ». Molière, La Fontaine, Boileau, Racine, Bossuet, étaient en pleine maturité ; leur for­mation ne pouvait rien devoir au monarque qui n'arri­vait que pour placer sur sa tête la couronne de leur gloire. Il semble qu'au contraire l'avènement de ce roi médiocre ait fait tarir la source du génie si abondante avant lui. Les Colbert, Louvois, Condé, Turenne, for­més aussi avant son règne, ne furent pas choisis par lui ; ils furent imposés par les événements. Lorsqu'il dut faire choix des ministres et des hommes de guerre qui les remplacerait, il ne sut distinguer que des Chamillart et des Villeroy. Il sacrifia Vauban, le plus grand des ingénieurs et l'un des meilleurs hommes de l'époque, à ce Chamillart dont on dit quand il mourut

« Ci gît le fameux Chamillart, De son roi le protonotaire, Qui fut un héros au billard, Un zéro dans le ministère. »

A Mohère, Louis XIV préféra le bouffon Scaramouche. La troupe de Molière ne recevait que 7.000 livres de subvention ; celle de Scaramouche jouissait de 15.000 livres de pension. Ce fut Boileau qui apprit à Louis XIV que Molière « était le plus rare écrivain de son temps ». Le Grand Roi ne s'en était pas aperçu et ne le crut qu'à moitié ; il continua à préférer Scaramouche. Sur son ordre, l'Eglise fit de pompeuses funérailles à ce pitre, tandis que Molière fut enterré de nuit, presque furtivement, et faillit ne pas avoir de sépulture. Auprès de ce roi, qui ne voulait dans son entourage que des courtisans et des flagorneurs, Molière ne pouvait être à son aise, pas plus que La Fontaine, Puget, Colbert, Vauban, La Bruyère, Fénelon. Seuls Racine, La Bruyère et Fénelon sont véritablement du règne de Louis XIV, et seul Racine subit son ascendant ; il n'eut pas à s'en louer, car ce ne fut que pour voir diminuer son génie et pour arriver à une disgrâce qui le tua. La Bruyère ne connut son temps que pour en faire une profonde satire. Fénelon ne dut rien à son époque ; méprisant les conquêtes et la cour, protestant contre la misère publique, il fit figure d'hérétique. Le roi ne l'aima pas, lui préfé­rant Bossuet qui avait salué en lui un nouveau Cons­tantin, un nouveau Charlemagne, quand il avait com­mis le crime de révoquer l'Edit de Nantes, et qui avait abaissé son génie oratoire au niveau du pharisaïsme de la cour. Chez presque tous ceux qui se formèrent sous le règne et eussent pu réellement être influencés par 1ui, ce fut la stérilité ou la médiocrité des Fonte­nelle et des J.-B. Rousseau, allant jusqu'à la « platitude absolue » de Campistron. Le seul lustre de la fin du règne fut dans la comédie des Regnard, Dancourt, Lesage, non pour célébrer l'ordre d'une royauté décré­pite qui s'effondrait dans l'hypocrisie dévote, mais pour railler ses faisandages, « valets escrocs, financiers ridi­cules, coquettes effrontées, gentilshommes aux gages de quelque vieille débauchée », (E Despois), et pré­luder ainsi à l'œuvre de critique des philosophes ency­clopédistes. Le Frontin, de Turcaret, en 1709, annon­çait Figaro. En même temps, le fameux « Grand Siè­cle », débordant sur les quinze premières années du XVIIIe, aggravait la désolation d'une France pillée, dé­vastée, ruinée par la guerre, l'invasion, la banque­route, la famine, réduite à l'épouvantable misère sur laquelle les Saint Simon, Vauban, Fénelon, La Bruyère, une foule de rapports d'intendants et de gouverneurs des provinces, de pamphlets et de libelles, avaient inu­tilement appelé l'attention du stupide Roi Soleil.

La gloire de Louis XIV fut toute théâtrale. Gloire d'apparat d'un cabotin royal dont l'esprit était aussi noir que les pieds, des pieds qu'il ne lavait jamais !... Magnificence criminelle qui faisait construire le palais de Versailles et ruinait la France. Louis XIV ne justifia que trop la haine justicière qui se manifesta contre lui et se traduisit à sa mort par des imprécations dont des centaines de vers, parmi lesquels les suivants ne furent pas les plus féroces, donnèrent le ton :

« Ci gît le roi des mallotiers, Le partisan des usuriers, L'esclave d'une indigne femme, L'ennemi juré de la paix. Ne priez point Dieu pour son âme, Un tel monstre n'en eut jamais. »

Sa mort fut « une joie universelle », a dit Voltaire. Massillon, prononçant l'oraison funèbre du personnage, ne put s'empêcher de dire, devant toute la cour rassemblée : « ... Triste souvenir de nos victoires, que nous rappelez-vous ? Monuments superbes, élevés au milieu de nos places publiques pour en immortaliser la mémoire, que rappellerez-vous à nos neveux ?... Vous leur rappellerez un siècle entier d'horreur et de carnage... Nos campagnes désertes, et au lieu des trésors qu'elles renferment dans leur sein, n'offrant plus que des ronces au petit nombre des laboureurs forcés de les négli­ger ; nos villes désolées; nos peuples épuisés ; les arts à la fin sans émulation ; le commerce languissant ». Non seulement Louis XIV n'avait jamais rien fait pour le peuple, mais il avait tout fait pour aggraver la servi­tude et la misère où il vivait depuis toujours. Les aver­tissements n'avaient pourtant pas manqué. En 1661, première année du règne, le médecin Guy Patin avait déjà écrit : « On parle fort, au Louvre, de bals, de bal­lets et de réjouissances, mais on ne dit rien de soulager le peuple qui meurt de misère ». Dès la même année, Bossuet qui serait le plus empressé des thuriféraires royaux, avait dit les devoirs des rois et des nobles de­vant la détresse populaire. De toutes les provinces les cris de cette détresse n’avaient cessé d'arriver à la cour durant cinquante ans, mais seule la brutalité de la soldatesque chargée de la police y avait répondu. La Bretagne avait eu, en 1675, la primeur des horreurs que le Palatinat devait connaître douze ans plus tard. Mme de Sévigné avait dépeint les exploits des soldats voleurs et pillards et écrit particulièrement ceci : « Ils mirent, l'autre jour, un petit enfant à la broche ! » (Lettre du 30 octobre 1675). Les Commissaires du Roi avaient dit dans leurs rapports, en 1687 : « Il n'y a presque plus de laboureurs aisés… il n'y a plus que de pauvres métayers qui n'ont rien… Il y a beaucoup moins d'écoliers dans les collèges qu'il n'y en avait autre­fois, parce qu'il y a beaucoup moins de gens qui aient de quoi faire étudier leurs enfants. » Les soldats eux­-mêmes, malgré le pillage, allaient « presque tout nus, sans bas, sans souliers, n'ayant qu'un mauvais jupon et haut de chausses de toile », écrivait l'Intendant de Montauban en 1693. Soldatesque digne de Callot on la chercherait vainement sur les champs de bataille peints par Vander Meulen, où le Roi Soleil et ses satel­lites font de l'équitation. Boisguillebert constatait, dans son Détail de la France, en 1907 : « C'est un fait qui ne peut être contesté que plus de la moitié de la France est en friche ou mal cultivée, c'est-à-dire beaucoup moins qu'elle ne pourrait être et même qu'elle n'était autrefois... » Après 1709, année d'un terrible hiver, la famine avait été permanente. Il n'y avait plus eu d'argent, même pour payer les appointements des officiers et ravi­ tailler l'armée ; mais, malgré ce, Louis XIV n'avait pas cessé de faire la guerre. Il la fit jusqu'en 1713. De 1685 à 1715, la population de la France a diminué d'un mil­lion d'habitants.

Telle est l'histoire, très rapidement esquissée, de ce fameux « Grand Siècle » qui trouve toujours, pour plu­tarquiser a son sujet, des courtisans d'académie, de vieux croûtons universitaires et le pauvre troupeau' des « imbibés », comme dit Mme Gyp, de doctrine maurrassienne. Ils n'ont toutefois plus guère d'arguments, en faveur de leur Roi Soleil, que la protection « éclairée et généreuse » qu'il aurait accordée à l'industrie, aux arts et aux lettres. Or, là encore le plutarquisme a trop fait des siennes. Que pouvait faire pour l'industrie ce roi qui chassait du pays ses meilleurs artisans par la révocation de l'Edit de Nantes? Lavisse a écrit : « Les sommes données en assistance aux manufactures sont médiocres en comparaison de celles que dévorent les bâtiments ; et elles deviennent insignifiantes les années de guerre. » Pour les arts et les lettres, nous avons vu de quelles lumières personnelles Louis XIV avait été capable de les « éclairer ». Sa générosité fut au niveau de ses lumières. Il fit encore moins que ses prédéces­seurs, si l’on tient compte que beaucoup plus qu'eux il eut besoin de flagorneurs pour célébrer sa gloire. Il les paya, comme les avaient payés les autres, non selon leur talent, mais selon leur servilité. Dès qu'ils avaient formé une cour autour d'eux, les rois avaient été obli­gés d'entretenir des parasites thuriféraires. Les Valois les avaient rémunérés surtout avec des abbayes. Sous Louis XIII fut établi l'usage régulier des pensions par Richelieu, ministre convaincu de son génie poétique, qui créa l’Académie Française pour s'honorer lui-même en honorant ceux qu'il prétendait égaler. Mazarin con­tinua l'usage pour des fins moins remarquables ; il avait besoin de plumitifs pour riposter aux Mazarinades. Colbert, sous Louis XIV, voulut encourager les Lettres sans y entendre plus que lui. Il s'en remit d'abord à un grotesque M. Costar qui déclara Chape­lain « premier poète du monde pour l'héroïque », titre dont Chapelain se garda bien de se découronner lors­ qu'il fit lui-même la liste des pensions pour l'année 1663 et s'inscrivit pour 3.000 livres. C'était le tarif des Godefroi, Dauvrier, Rourzeis, Mézeray, aussi plats écri­vains que Chapelain, alors que Corneille n'avait que 2.000 livres, Molière 1.000 et Racine 800. Louis XIV esti­mait moins Corneille, Molière et Racine que son « capitaine des levrettes de la chambre » qui touchait 2.400 livres. En 1673, Corneille se vit supprimer toute pension. Agé alors de soixante sept ans et chargé de famille, il vivrait jusqu'en 1684 complètement oublié du roi « protecteur des lettres ». En 1680, les pensions furent complètement supprimées. En 1669, année où elles avaient été les plus élevées, elle n'avaient pas dépassé 112.000 livres. La Convention devait, en l'an III, voter 600.000 livres pour secourir les gens de mérite aban­donnés par la royauté et, parmi eux, une parente de Corneille, fille de celle que Voltaire avait dotée. Qu'on mette en balance les 100.000 livres de pensions littéraires annuelles, descendues à 57.000 en 1675, et qui ne furent distribuées que pendant seize ans, avec les cen­taines de millions que les sangsues de la royauté, ses favoris et ses catins, surent lui soutirer pour l'avilir et le déshonorer pendant cinquante ans.

Le plutarquisme a créé la légende du « bon tyran », ou plutôt, il n'a eu qu'à l'exploiter, l'ayant trouvée toute faite. Les peuples crédules et convaincus que les rois leur étaient envoyés par Dieu pour faire leur bonheur, étaient toujours pleins d'espérance et d'allé­gresse à chaque nouvel avènement. « Que de fois se renouvela l'illusion du bon tyran réalisant l'idéal de la liberté et de l'égalité des citoyens », le bon peuple ignorant que « ces trésors seront conquis, ils ne seront pas donnés » (E. Reclus). C'est ainsi qu'à la mort de Louis XIV moqué de la cour et maudit du peuple, son successeur, Louis XV, fut appelé le « Bien Aimé », jus­qu'au jour où l'on s'aperçut qu'il n'était qu'un mons­tre d'égoïsme et de perversité. Les hommes de lettres du temps, et particulièrement Voltaire, contribuèrent au XVIIIe siècle à répandre la légende du « bon tyran », grisés qu'ils furent trop souvent par le protectorat qu’étendaient sur eux de prétendus rois-philosophes. Voltaire se décida pourtant à écrire à Frédéric II qu'il se « moquait du monde » quand il faisait étalage de son respect de la justice, dans le même temps où il s'empa­rait de la Silésie et la livrait au pillage. C'est ce Fré­déric, « ami du genre humain », qui ne voyait dans le peuple « qu'une masse imbécile faite pour être menée par ceux qui se donnent la peine de la tromper ». Le landgrave Frédéric de Hesse-Cassel, non moins « philo­sophe » que Frédéric II, était un marchand d'hommes qui avait plus de soldats que de sujets et les vendait aux Etats étrangers. Il fournit ainsi 12.000 hommes à l’Angleterre pour faire la guerre d'Amérique, en 178l. Diderot, si peu courtisan qu'il fut, se laissa circonvenir par la Grande Catherine de Russie qui fut la putain royale la plus dévergondée et la plus criminelle que le monde connut jamais.

Pour les besoins de sa puissance immorale et malfaisante, le « bon tyran », si bien animé qu'il puisse être, par une intelligence et une générosité personnelles, ne peut que voir ses efforts « réduits à néant par les appétits et les caprices des parasites de la cour et des privilégiés de toute espèce qui pullulent autour des églises et des palais ! » (E. Reclus). Ce fut le cas, dans l'antiquité, pour les Marc Aurèle, les Julien, les Majorien, qui auraient pu être de « bons tyrans » sans leur entourage. Le plutarquisme d'église a fait un saint de Constantin qui fut le plus astucieux et l'un des plus crimi­nels parmi les empereurs romains ; il l'a appelé « le Grand ». Il a, par contre, appelé « l'Apostat » ce Julien qui fut le plus digne de tous. Ce fut aussi le cas de certains papes qui étaient de vrais chrétiens, mais durent céder aux influences et aux intrigues de leur clergé sous peine d'être assassinés comme il arriva à tant d'entre-eux. Suivant les intérêts en jeu pour la défense de l'ordre, le plutarquisme a auréolé les uns, méprisé les autres, à l'encontre de toute vérité. Il a fait ainsi un Charles le Mauvais d'un prince qui n'était pas plus mauvais qu'un Jean le Bon. Titus qui détruisit Jérusa­lem et fit massacrer onze cent mille Juifs, fut appelé : « les délices du genre humain » ! Tacite trouva moyen d'idéaliser Tibère et Néron ! Le chef-d'œuvre du plutar­quisme a été de faire magnifier par les descendants des Gaulois les Césars qui firent de la Gaule une province romaine, y tuèrent l'esprit de liberté comme ils l'avaient tué à Rome, réduisirent cette Gaule à l'impuissance devant les invasions barbares et y préparèrent l'asser­vissement des esprits à l'ordre chrétien succédant à l'ordre romain. Le plutarquisme peut faire sienne la formule des gladiateurs antiques : « Ave Caesar, morituri te salutant ! » - César, ceux qui vont mourir te saluent ! - En 1914-1918, ils ont été dix millions qui sont allés se faire tuer en saluant les Césars de l'impérialisme moderne maquillés en idoles du Droit et de la Civi­lisation.

Le plutarquisme dit, avec V. Hugo : « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie ... » et il fait de cette litanie l'inscription lapidaire de cent mille monuments aux morts de la guerre. Mais l'histoire vraie dit, avec A. France : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels. » On le sait ; on ne se laisse pas moins toujours plutarquiser, tant est puissant le prestige de l'ordre que soutient le plutarquisme. L'histoire officielle refuse de décou­vrir les véritables responsabilités de la dernière guerre. Il faut que, même contre toute évidence, ces responsa­bilités appartiennent aux vaincus. « Vœ Victis ! » a-t-on dit, au nom du Droit et de la Civilisation, comme le di­sait Brennus, il y a deux mille ans, au nom de la Force. Vainqueurs et vaincus continuent à décréter que les pourvoyeurs de charniers ont « bien mérité de la patrie ! » On se laisse préparer pour la « prochaine », celle qu'il faudra faire une nouvelle « dernière » fois « pour que nos enfants ne connaissent plus ce crime : la guerre ». On repartira « frais et joyeux » et ceux qui en reviendront diront encore : « C'était le bon temps !... » (M. Dorgelès) en exhibant leurs « gueules cassées », leurs moignons et leurs misères, pour faire de la publi­cité à leurs « camarades » politiciens et académiciens. On plutarquise partout, à jet continu, nationalement et internationalement, sous les dictatures et dans les caricatures de démocraties. Bellicisme et pacifisme se confondent dans le belli-pacisme et le paci-bellisme. Les mêmes journaux qui chantent la renommée de M. Briand « pèlerin de la paix », font une large place aux manifestations contre la guerre, publient des appels des femmes contre l'éducation militaire de leurs enfants, chantent en même temps la gloire du général Mangin « broyeur de noirs », gémissent avec tous les aboyeurs de la publicité des plaques blindées et des munitions sur « l'insuffisance de notre préparation militaire », et offrent aux enfants, pour faire leur éducation pacifiste, l'histoire du petit Turenne qui, à huit ans, avait appris, dans Plutarque, l'histoire des héros grecs et romains, et à neuf ans, couchait « par un temps de neige sur l'affût d'un canon » !... Des prêtres, des savants, des poètes, exaltent les vertus, l'utilité, la beauté de la guerre ; des guerriers font des tableaux idylliques de la paix. Tous ces compères passent à la caisse des marchands de canon, de godillots et de conserves que leurs victimes, médusées par le respect de l'ordre, ne se décident toujours pas à accrocher à de justicières potences.

Le plutarquisme, qui possédait déjà dans les moyens de l'industrie publicitaire des ressources infinies, en a trouvé d'autres, plus intellectuelles et plus littéraires, si l'on peut dire, dans l'histoire romancée dont le goût s'accorde si bien avec les pétarades, le bluff, la grossièreté, la fausse distinction et l'héroïsme canaille de notre époque de mutisme. Il y a eu de tout temps de faux mémoires, des apocryphes, qui ont fait figure de documents historiques et dont l'importance correspon­dait à celle de leurs prétendus auteurs. On a vu ainsi de faux écrits de rois, de ministres, d'une foule de personnages plus ou moins illustres, bourrés des faits les plus imaginaires, des mystifications les plus audacieu­ses, qui sont devenus des vérités de l’histoire suivant les intérêts des partis. L'histoire romancée a ajouté à ces falsifications la note littéraire imaginative, sentimentale du roman pour entraîner l'esprit public à une soumission de plus en plus abrutissante aux disciplines de l'ordre militariste, religieux et policier. La lâcheté publique, qui n'a aucune réaction contre le plutarquisme de la tribune, de la chaire, du journal, n'en a pas davantage contre les « lois scélérates » et la matraque policière. On l'oblige, aujourd’hui, à saluer le drapeau ; on l' obligera demain à saluer des processions.

A la suite de la Révolution, les premiers temps du XIXe siècle avaient vu l’engouement public pour l'histoire. Walter Scot l'avait mise dans le roman avec un vif succès. Il se créa une industrie qui mit le roman dans l’histoire et qui fabriqua à tour de bras, pour toutes les classes et tous les partis, l'histoire roman­cée. On eut le choix entre des mémoires de personna­ges de la vieille cour échappés à la guillotine, de marchandes de modes, d'anciennes catins tombées dans la dévotion, de conventionnels, etc. Les mêmes officines où se signalaient par leur activité les Max de Villemest et les Lamothe-Langon, fabriquaient, avec un égal entrain, une Correspondance du pape Clément XIV, des Mémoires de la duchesse de Berry, de Mlle Bertin, mo­diste de Marie-Antoinette; de Léonard, son coiffeur, de Sophie Arnould, et de Pauline, la « veuve de la Grande Armée », ou de Bourrienne et de Brissot. L'histoire de Cagliostro avait épuisé les forces de plusieurs feuilletonnistes quand A. Dumas s'en empara et y attela une vingtaine de ses « nègres » habituels. Il prétendit alors, non sans esprit, apprendre l'histoire aux historiens et au peuple, et il déclara, non sans raison : « Les historiens passent si souvent, sans les relever, près des infamies des princes, que c'est à nous autres romanciers à faire, dans ce cas-là, leur office, au risque de voir, pendant un chapitre, le roman devenir aussi ennuyeux que l'histoire. » Le républicanisme d’A. Dumas était alors émoustillé par la loi du timbre qui me­naçait son industrie feuilletonesque.

L'histoire romancée d'aujourd’hui, pas toujours moins ennuyeuse que l'histoire, est nettement du plutarquisme en ce qu'elle a un but bien déterminé de prosélytisme suivant les fins de l'ordre. Grâce au confusionnisme qui a supprimé toute distinction des valeurs, on annexe des révolutionnaires, ou tout au moins des esprits indépendants, à la réaction et au néo-catholicisme. Plus souvent on fait de conquérants, d'inquisiteurs, de dictateurs, de débauchés, des exem­ples d'hommes de paix, de tolérance, de liberté, de sainteté. C'est un galimatias qui fait de notre temps « une époque bénie par les farceurs, les visionnaires, les confusionnaires, illusionnistes, faiseurs de boniments, marchands d'orviétans, inventeurs de spécifi­ques à la graisse de chevaux de bois. » (.J.-R. Bloch). Des foules de Loriquet, clercs et laïques, de toutes les religions et de tous les partis, continuent à maquiller, fausser, plutarquiser l'histoire et la vie tout entière. Ils plutarquiseront tant qu'ils rencontreront des hom­mes pour croire à leur imposture et pour obéir à l'or­dre criminel dont ils sont les soutiens.

Edouard ROTHEN.