Accueil


POGROME n. m.

Mot russe adopté tel quel, dans un sens précis, même spécial, par d'autres langues et, en particulier, par la langue française.

Philologiquement, le mot pogrome se compose de la racine grom et du préfixe po. (Notons à ce propos que le mot progrome, employé fréquemment par la presse française au lieu et au sens de pogrome, n'est qu'une erreur, une mutilation du vrai terme. Le mot progrome n'a pas de sens, le préfixe pro ayant, en russe, une signification qui ne peut s'adapter à la racine grom. Le mot progrome est donc, tout simplement, inexistant.) Avec la racine grom, la langue russe forme le verbe gromit qui signifie dévaster, saccager, massacrer. Prenant la même racine grom et y ajoutant le préfixe po, on obtient le substantif pogrome qui signifie l'action de dévaster, de saccager, de massacrer. (En ajoutant à la même racine grom un autre préfixe russe raz, on obtient un autre substantif - razgrome - qui veut dire aussi dévastation, ruine. Mais, tandis que le mot raz­grome, à part son sens spécial de débâcle militaire, signifie une dévastation ou un désordre purement matériel, provoqué plutôt par des forces naturelles ou fatales, le terme pogrome désigne nettement un acte de saccagement et de massacre conscient, volontaire, prémédité plutôt que spontané, accompli par plusieurs personnes dans le but même de dévaster, de saccager, de détruire, de piller, de violenter, d'assassiner, de massacrer.)

On entend donc par pogrome, au sens général du terme, tout acte volontaire de dévastation, de destruction, plus ou moins importante, de valeurs matérielles et aussi de vies humaines, acte insensé, sauvage, accompli par plusieurs personnes ou, plutôt, par une foule déchaînée, poussée à ce crime par un aveuglement de haine ou de colère, par une soif presque pathologique de vengeance, de violence, de sang...

Mais, si l'on n'employait ce terme que dans ce sens général, il n'y aurait pas de raison pour qu'il soit emprunté, par les langues étrangères, à la langue russe. Le mot massacre, par exemple, suffirait largement à la langue française. Et, en effet, tous les « pogromes » qui ont eu lieu, au cours de l'histoire humaine, en France et dans d'autres pays du monde - « pogromes » religieux, politiques ou autres - sont qualifiés en français massacres.

En empruntant à la langue russe le mot pogrome, on a voulu désigner par là quelque chose de tout à fait spécial, de spécifiquement russe. En effet, le mot pogrome signifie, en russe, - à part son sens général - spécialement et surtout un massacre de Juifs en masses. Des massacres de ce genre - des pogromes - ont eu lieu en Russie, périodiquement, depuis la fin du XIXe siècle, jusqu'à la chute du tzarisme, et même au-delà. Et c'est bien dans ce sens spécifique que le mot pogrome fut adopté par les langues étrangères. Frappés par la monstruosité de tels procédés en plein XXe siècle, emportés souvent par un élan de vive protestation contre de tel­ les abominations, les peuples des autres pays prirent l'habitude de désigner ces horreurs par le ternie originel.

Le lecteur trouvera certains détails sur les pogromes, en Russie, au mot Antisémitisme (voir pages 101-102). Nous les complèterons ici.

Vers la fin du XIXème siècle, l'absolutisme tzariste commença à être de plus en plus sérieusement menacé par toutes sortes de mouvements révolutionnaires et populaires - conséquence naturelle d'une oppression politique écœurante et d'une situation misérable, tant matérielle que morale, des masses laborieuses.

Pour faire face à ces mouvements, le gouvernement ne trouva rien de mieux que de recourir à de vieilles recettes éprouvées, notamment : d'une part, à des répressions de plus en plus sévères, et, d'autre part, aux moyens de canalisation du mécontentement populaire vers des manifestations moins dangereuses pour le régime. Dans cet ordre d'idées, le gouvernement n'hésita pas à exploiter la crédulité, l'ignorance et les préjugés religieux des masses, à faire appel aussi aux instincts les plus bas de la « bête humaine », pour rejeter sur les Juifs la responsabilité de tous les malheurs et aiguiller dans ce sens la colère du peuple. Les journaux gouvernementaux et « bien pensants » menaient une propagande systématique contre les Juifs. On les accusait de trahison, de menées antinationales, de tous les crimes et de tous les vices. Et, de temps à autre, on lançait contre eux des bandes déchaînées recrutées parmi les bas-fonds de la police et les éléments désœuvrés des villes. Hâtons-nous de dire que la vraie population laborieuse restait toujours plus ou moins étrangère à ces actes de sauvagerie et que, par la suite, le prolétariat des villes organisait même, assez souvent, la défense de la population juive contre les massacreurs. Car, quant à la police, même lorsqu'elle ne dirigeait pas directement ces massacres, elle les préparait toujours dans les coulisses, elle fermait toujours les yeux sur ce qui se passait, elle n'intervenait efficacement que lorsque les événements menaçaient de dépasser les cadres prévus et de prendre des dimensions « exagérées ».

Ce qui se passait au cours des pogromes « non exagérés », dépasse en horreur toute imagination : des appartements - souvent même des maisons entières ­– saccagées ; des biens enlevés et emportés en tas, avec des cris sauvages de triomphe bestial ; des hommes tués en masse avec une cruauté inouïe ; des femmes violentées et ensuite éventrées au milieu des ruines ; des enfants saisis à pleins bras et embrochés sur des sabres ou écrasés contre les murs... Et l'on faisait peu de distinction entre les Juifs aisés et la malheureuse population juive ouvrière... Les descriptions détaillées de certains pogromes juifs de grande envergure - descriptions faites par des témoins oculaires - produisent une impression terrifiante, à un tel point qu'il est impossible de les lire jusqu'au bout d'un seul trait. Et quant à ceux qui ont eu le malheur d'être victimes d'un pogrome ou même seulement d'y assister, ils finissent assez souvent par en avoir la raison ébranlée. Ajoutons que la documentation certifiée exacte sur les pogromes est abondante, aussi bien en Russie qu'à l'étranger.

C'est surtout dans les premières années du XXème siècle, au fur et à mesure de la croissance du mécontentement populaire contre le système absolutiste, que les pogromes prirent une allure de périodicité et apparurent en véritables séries. En voici les principaux : à Odessa, en octobre 1905 ; à Kiew, octobre 1905 ; à Tomsk, octobre 1905 ; à Gomel, en janvier 1906 ; à Biélostock, en juin 1906 ; à Kitchinew, plusieurs pogromes en 1905 et 1906. Les victimes de ces pogromes se comptent par centaines, parfois même par milliers. Et, à part ces pogromes d'envergure, il y en a eu des dizaines de moindre importance. Après 1906, la vague des pogromes est tombée comme par enchantement, le gouvernement se sentant plus en sécurité après avoir brisé la révolution de 1905.

La révolution de 1917 et la chute du tzarisme ne mirent pas complètement fin à la pratique des pogromes, Partout où les éléments contre-révolutionnaires reprenaient momentanément le dessus (les mouvements de Petlioura, de Dénikine, de Wrangel, de, Grigorieff et autres), les pogromes juifs reprenaient de plus belle, sur l'ordre ou, en tout cas, sous l'œil bienveillant des chefs, qui cherchaient à acquérir ainsi une popularité et à flatter les instincts malsains des masses sur lesquelles ils s'appuyaient.

Peut-on dire au moins qu'actuellement les pogromes en Russie ne sont plus que des cauchemars du sombre passé, et qu'ils ne pourront plus jamais ressusciter ? Hélas, non ! On ne peut pas l'affirmer. Au risque d'étonner certains lecteurs, nous devons avouer, en toute franchise, que l'antisémitisme existe toujours en Russie, et que des pogromes sont encore fort à craindre dans l'avenir.

L'antisémitisme russe moderne n'a plus, il est vrai, les mêmes bases ni le même sens qu'autrefois. Ses bases et son sens sont devenus plus vastes, plus profonds et plus nets. Ses effets n'en pourraient être que plus désastreux. Ce ne sont plus des suggestions d'en haut qui le nourrissent, mais des appréciations qui naissent et se répandent dans les couches populaires elles-mêmes. A l'heure actuelle, il couve sous la cendre. Mais il peut éclater, un jour, en une explosion terrible.

Quel est donc l'aspect de ce nouvel antisémitisme en U.R.S.S. ?

Malgré l'opinion inverse de beaucoup de gens à l'étranger qui, dupés momentanément par la propagande intense et par la mise en scène très habile des bolcheviks, ignorent totalement la réalité russe actuelle, le régime bolcheviste n'est pas stable. Nous l'affirmons catégoriquement. On attribue à Trotski une fameuse parole qu'il n'a, peut-être, jamais prononcée, mais qui, indépendamment de son auteur, dépeint bien la vraie situation en U.R.S.S. Trotski aurait dit, un jour, au début du régime bolcheviste, répondant à quelqu'un qui doutait de la solidité de ce nouveau système étatiste : « Trois cent mille nobles ont pu gouverner ce peuple durant trois siècles. Pourquoi donc trois cent mille bolcheviks ne pourraient-ils en faire autant ? » L'analogie entre les deux « possibilités », l'ancienne et la nouvelle, dépassa, peut-être, la pensée de l'homme : elle est complète. La réalité russe actuelle y est bien exprimée : un peuple opprimé par une couche privilégiée, laquelle se maintient au pouvoir par tous les moyens. On avait pourtant bien raison d'appeler la Russie tzariste « géant aux pieds d'argile ». Car, tout l'édifice d'alors avait pour base l’oppression et l'esclavage des masses. L'histoire a bien prouvé la vérité de la formule : le géant s'est effondré. Mais, le nouveau « géant », l'U.R.S.S., a, lui aussi, des pieds d'argile, car il se maintient, exactement comme l'autre, au moyen de l'oppression et de l'esclavage des masses, Il finira donc aussi, inévitablement, par s'effondrer. Et, dans les conditions actuelles, il ne pourra jamais se maintenir, même le long d'un quart de siècle.

Eh bien ! Le jour où les événements en U.R.S.S. prendront une tournure défavorable pour les maîtres de l'heure, la colère du peuple tombera fatalement sur les têtes de ces maîtres qu'il tiendra pour responsables de toutes ses misères et de l'échec de la Révolution. Or, il y a beaucoup de Juifs dans les rangs du parti communiste russe, surtout parmi les dirigeants et les chefs. « Nous sommes opprimés par des étrangers et par des Juifs » - cette appréciation est courante en U.R.S.S. Il est possible, dès lors, que dans l'ouragan de la lutte et sous l'accès de la haine, toute la population juive devienne l'objet des violences de la foule déchaînée. Il nous reste à espérer que la masse laborieuse trouvera en elle-même, une fois de plus, assez de bon sens, de volonté et de force, pour ne pas permettre à un mouvement salutaire contre les véritables oppresseurs de dégénérer en un nouveau massacre des Innocents.

- VOLINE.