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POLYTHÉISME n. m. (du grec : polus, nombreux; theos, dieu)

Le polythéisme, ou culte de plusieurs dieux, est antérieur au monothéisme, ou culte d'un dieu unique, mais lui-même n'est pas apparu dès les tout premiers temps de l'humanité, ainsi qu'on le prétend d'ordinaire. Armand de Quatrefages professait que la religiosité constitue, avec la moralité, la caractéristique essentielle de la race humaine, du règne humain, comme il disait, voulant marquer par là que « l'homme est distinct des animaux au même titre que ceux-ci sont distincts des végétaux ». Pourtant notre espèce n'a pas échappé à la loi d'évolution ; et de longs siècles furent nécessaires avant qu'elle puisse se poser les problèmes qui donnèrent naissance aux religions. A l'époque moustérienne, on inhumait les cadavres ; de plus, leur attitude repliée indiquerait, dit-on, l'existence d'un rite, la croyance à la vie future. Admettons-le ; mais bien des milliers d'années s'écoulèrent avant d'en arriver là. Aux époques chelléenne et acheuléenne, on ne trouve rien de pareil. Certains animaux enterrent leurs compagnons défunts ou les couvrent de branchages ; beaucoup tremblent devant la mort ; aucun indice ne permet d'affirmer que l'idée de survie hante leur cerveau. La religion apparut lorsque l'homme s'interrogea sur son origine et sa destinée, lorsqu'il chercha une explication aux phénomènes de la nature. Ce qui exigeait une évolution cérébrale déjà très avancée. Ne pouvant rien comprendre aux forces cosmiques et à l'inflexible déterminisme de leurs lois, il peupla l'univers d'esprits semblables au sien, mais plus puissants. Alors naquit le polythéisme qui, malgré les prodigieux succès du monothéisme (voir ce mot), continue de régner aujourd'hui sur une notable partie du globe. Le fétichisme des sauvages actuels témoigne d'un état d'esprit voisin de celui des hommes primitifs. Dans l'ancienne Egypte, corps célestes, plantes, animaux, etc., prenaient forme de dieux, tant l'animisme demeurait un penchant essentiel de l'âme populaire. Chats, ibis, chacals, éperviers, crocodiles, scarabées étaient sacrés ; le culte du taureau Apis, à Memphis, et celui du bouc de Mendès sont restés fameux. Le taureau Apis devait être noir, avec un triangle blanc sur le front, une marque ressemblant à un vautour les ailes étendues sur le dos et, sur la langue, un signe en forme de scarabée. Des prêtres le nourrissaient soigneusement et l'honoraient comme un dieu. Sa mort était un deuil national. Parmi les divinités à forme humaine, plusieurs avaient une tête d'animal, souvenir certain de leur nature primitive. Même des arbres, même d'humbles végétaux furent considérés comme sacrés. L'anthropomorphisme triomphera plus tard ; mais les Egyptiens juxtaposeront les divers cultes adoptés successivement par eux, sans chercher à les fondre ensemble ou à les relier par un lien logique. D'où l'inextricable chaos de leurs croyances théologiques. Une hiérarchie finit par s'établir entre les dieux ; Horus, Râ, Osiris passèrent au premier plan ; Ammon­ Râ jouit d'une grande vogue sous le règne d'Aménophis IV ; Sérapis devint le dieu principal à l'époque des Ptolémées. Nos pudeurs actuelles étaient inconnues de ces religions anciennes ; et le phallus, symbole de l'éternelle fécondité de la nature, faisait l'objet d'un culte qui s'étalait au grand jour. Des figures, dont l'organe viril n'était guère moins important que le reste du corps, étaient portées triomphalement dans certaines cérémonies. On faisait saillir les femmes stériles par le bouc sacré de Mendès. « Cet animal étant fort enclin aux actes de Vénus, écrit Diodore de Sicile, on jugea que son organe, qui était l'instrument de la génération, méritait d'être adoré, parce que c'est par lui que la nature donne naissance à tous les êtres. » Assemblage de cultes locaux disparates, la religion du peuple égyptien manifesta des tendances vers le monothéisme, mais n'y aboutit jamais.

Les Assyriens ont connu des dieux animaux, mais c'est dans les astres qu'ils plaçaient leurs divinités essentielles. Samas régnait dans le soleil, Sin dans la lune, Adar dans Saturne ; dans Jupiter habitait Marduk, dans Mars Nergal, dans Vénus la déesse Istar, dans Mercure Nébo ; Bin commandait aux tempêtes et aux orages. Aux environs de 860 avant notre ère, un roi assyrien comptait plus de 7.000 dieux petits ou grands. Ils étaient groupés par trois, chaque dieu ayant pour épouse une déesse qu'il fécondait. Le premier souverain de la Babylonie unifiée, Hammurabi, plaça Marduk à la tête des autres dieux. Il prétendait en avoir reçu un code de lois, que l'on a retrouvé à Suse et qui ressemble beaucoup au code mosaïque. Mais comme Hammurabi a vécu six siècles avant Moïse, c'est ce dernier qui l'a plagié. Sur bien des points, la Bible s'est d'ailleurs inspirée des traditions assyriennes ; ainsi, concernant le déluge. Furieux contre les hommes, les dieux décident qu'ils périront par l'eau, sauf Unnapishtin et les siens qui construisent une arche et s'y enferment. L'eau tombe d'une façon effrayante ; et l'arche s'arrête sur une montagne au bout de sept jours. Une colombe, puis une hirondelle lâchées par Unnapishtin, ne trouvant de terre ferme nulle part, reviennent ; un peu plus tard, un corbeau part et ne reparaît point. Le Noé assyrien quitte l'arche et offre un sacrifice aux dieux. Antérieure au récit biblique, cette fable fut admise par les juifs, qui se bornèrent à la modifier en l'adaptant au monothéisme. Au dire des prêtres babyloniens, les astres exerçaient une profonde influence sur la destinée des hommes ; leur inspection permettait en conséquence de prévoir l'avenir. D'où l'astrologie qui, de nos jours encore, compte des partisans.

Le culte phénicien, qui s'adressait à une multitude de dieux locaux, fut particulièrement cruel, On immolait des enfants les jours de fête ou pendant les épidémies, les disettes et les autres calamités publiques. Engraissés au préalable, ils étaient suppliciés sous les yeux de leur mère qui devait s'abstenir de pleurer. Afin d'accroître les douleurs des victimes, on les traînait entre deux feux à l'aide de cordes mouillées ; plus tard on les brûla dans des statues métalliques. Pour s'assurer la bienveillance divine, des parents n'hésitaient pas à faire mourir leur unique enfant ou leur premier-né dans des souffrances atroces ; les époux sans postérité achetaient les enfants de parents pauvres pour les offrir au moloch odieux. A Carthage, qui fut fondée par des phéniciens comme on le sait, un chef de révoltés fit crucifier son fils afin de se rendre la divinité favorable. Deux cents enfants, désignés par le sort et appartenant aux principales familles, furent brûlés, quand Agatocle assiégea la ville ; de plus, trois cents personnes s'offrirent en holocauste. Le Moloch carthaginois était une statue d'airain ; grâce à un mécanisme spécial, ses bras se relevaient, précipitant la victime dans une fournaise intérieure. En d'autres régions, on enfermait l'adulte ou l'enfant dans une statue d'airain chauffée au rouge. Des danses et des chants avaient lieu, avec accompagnement d'instruments de musique, pour couvrir les cris du malheureux qui agonisait. A côté des baals et des molochs, il y avait d'autres dieux moins féroces : citons Astarté, l'Aphrodite des Grecs, et Adonis, jeune et beau chasseur, que les femmes pleuraient, chaque année, le jour anniversaire de sa mort. Parmi les modernes, plusieurs refusent d'ajouter foi aux récits de Diodore et pensent que le sacrifice des enfants ne consista, de bonne heure, qu'en un simulacre, en une comédie rituelle. Espérons qu'ils disent vrai ; mais les religions ont provoqué tant de crimes que le contraire, hélas ! est loin d'être impossible.

Le panthéon brahmanique, à l'époque des Védas, était composé de dieux personnifiant les forces naturelles. Au nombre de 33, et ignorant toute hiérarchie, ils régnaient les uns au ciel, d'autres sur la terre, d'autres dans la région intermédiaire. Les grands dieux de l'Inde actuelle ne jouaient pas un rôle important. Aujourd'hui, dieux et déesses pullulent au pays de Gandhi. Vishnou et Siva sont honorés sous mille formes ; mais Brahma, la première personne de la trinité hindoue, n'est pas populaire, c'est un dieu trop métaphysique. D'incroyables superstitions, un culte désordonné, des extravagances de toutes sortes rendent l'hindouisme aussi ridicule et aussi odieux que n'importe quelle autre religion. Il faut, chez les théosophes, une forte dose d'ignorance ou d'aveuglement pour prendre au sérieux ces folies orientales. Et l'on peut douter de la bonne foi de ceux qui, ayant étudié sérieusement l'Inde brahmanique, osent nous l'offrir en modèle. De Dieu, le Bouddha Sakyamouni ne se préoccupa jamais ; peut-être n'y croyait-il point. Mais ses fidèles ont donné, de bonne heure, dans les pires extravagances du polythéisme. Relativement raisonnable en Chine, le bouddhisme a multiplié au Tibet les incarnations divines. Avec son pape, ses moines, son clergé, ses nombreuses pratiques de dévotion, le lamaïsme ressemble fort au catholicisme romain. Ces analogies ont fait croire à plusieurs que le christianisme devait beaucoup à la religion de Bouddha ; on a même parlé d'un séjour de Jésus dans l'Inde et exhumé de prétendus documents relatifs à son voyage et à son retour en Judée. Un manuscrit en langue pali aurait été découvert qui porte cette phrase sur le premier feuillet : « Ici ont été confiés à l'écriture les rapports faits par des marchands venus d'Israël et les résultats d'une vaste enquête faite par nous, disciples de Bouddha Gauthama, sur le Saint Issa crucifié en Judée il y a quatre ans par le Gouverneur Pilate du pays des Romèles ». La crédulité des théosophes étant inépuisable, les mystificateurs se permettent les plus bizarres fantaisies. Ces pieux mensonges rappellent ceux des premiers chrétiens ; mais nul homme réfléchi ne s'y laisse prendre. Les ressemblances constatées entre la vie de Bouddha et celle de Jésus portent seulement sur des légendes tardives ; l'on n'a pu, jusqu'à présent, en tirer des conclusions sûres.

En Gaule, le mystère qui entourait la religion et la défense faite aux druides de rien écrire sur leur doctrine et leurs cérémonies cultuelles, empêchèrent longtemps d'approfondir les croyances sacerdotales. A l'origine, les Gaulois adoraient les grandes forces naturelles : Belon, le soleil, Belisana, la lune, les montagnes, les grands arbres, les fleuves, etc. Ensuite ils peuplèrent le globe d'esprits ou de génies et imaginèrent tout un monde de nains, de fées, de korrigans. Alors apparurent les principaux dieux gaulois : Teutatès qui conduit les âmes des morts, Esus qui remplit d'horreur la profondeur des forêts, Eporia, la protectrice des chevaux, Borvo, Sirona qui président aux eaux thermales, etc. Au-dessus des divinités locales, les druides plaçaient un être suprême, dont la connaissance était réservée à un petit nombre d'initiés. On ne trouvait ni temples, ni statues ; mais l'on offrait à ces dieux irascibles les dépouilles des vaincus ou des victimes humaines. Recrutés parmi l'élite de la jeunesse, les druides faisaient, au préalable, un apprentissage d'une vingtaine d'années. Isolés du monde, ils apprenaient des milliers de vers qu'ils devaient retenir de mémoire. Le chef des druides, nommé à vie, était choisi par voie d'élection. Parmi les fêtes, celle de la cueillette du gui, qui avait lieu le sixième jour de la lune d'hiver, était particulièrement solennelle. Au-dessous des druides proprement dits venaient les eubages, sorciers qui fabriquaient des amulettes et guérissaient les maladies, puis les bardes, assez peu considérés, qui chantaient des poèmes sacrés. Les druidesses disaient la bonne aventure et entretenaient les superstitions populaires.

Comme César parlant des Gaulois, Tacite, parlant des Germains, identifie leurs dieux avec ceux de Rome. Il en cite trois : Mercure, Hercule et Mars. Mercure n'était autre que Vodan ou Odin, le plus fameux des dieux de Germanie. Les légendes lui prêtaient des mœurs guerrières et de nombreuses aventures ; chasseur féroce, c'est lui qui entraînait au Walhalla ou paradis les âmes des guerriers tués sur le champ de bataille. Là encore ils continuaient à se battre et à boire la cervoise ou l'hydromel dans le crâne de leurs victimes. Hercule se confondait avec Thor, le dieu du tonnerre, qui faisait entendre sa voix puissante au milieu des orages. Pour ce motif, Thor sera parfois confondu avec Jupiter. Le Mars germain était Tyr, fils d'Odin, qui avait pour symbole une épée plantée en terre. Parmi les déesses, citons Fraya, la Vénus du Nord, Hertha, la terre nourricière, Holda, la vigoureuse chasseresse. Le panthéon des germains était abondamment peuplé ; en outre ils supposaient la nature pleine d'esprits, elfes et trolls. Dans les montagnes habitaient des géants et des nains, dans les eaux des nixes, dans la mer un démon femelle Ran. Tout arbre avait son génie ; le culte des rivières et des fontaines était très populaire. On ne trouvait ni temples, ni caste sacerdotale ; les sacrifices étaient offerts par le chef de la famille et par le chef de la cité. Sorciers, devins, prophétesses ne manquaient pas : les femmes surtout passaient pour jouir de dons magiques. En 70, la prophétesse Velléda parvint à soulever les Bataves contre les Romains.

Les mythologies grecques et romaines sont trop connues pour que nous insistions. Très nombreuses, les divinités grecques avaient un visage et un corps humains ; elles étaient douées des vertus et des passions habituelles aux hommes. Grâce aux poètes et aux artistes, la religion primitive s'était modifiée de bonne heure, pour faire place à l'anthropomorphisme. Pourtant le totémisme laissa de nombreux vestiges, et les dieux ou déesses habitaient l'Olympe, une haute montagne du nord de la Grèce. C'étaient Zeus, le roi des hommes et des dieux, Héra, son épouse et sa sœur, Apollon, le maître du soleil, Poséidon qui commandait aux eaux et à la mer, Arès, le dieu des combats, Héphaïstos, le forgeron, Hermès, le messager céleste, Athéna, la déesse de la sagesse, Aphrodite, la reine de l'amour, Vesta, la gardienne du foyer, Déméter, la protectrice des mois­ sons, Artémis, la déesse de la lune. Les Grecs honoraient beaucoup d'autres dieux, Hadès, le roi des enfers, Dionysos, le protecteur de la vigne, etc., ainsi que des divinités de moindre importance : muses, nymphes, faunes, néréides et tritons. Des héros ou demi­ dieux, fils d'une mortelle et d'un dieu, étaient en outre admis dans l'Olympe : par exemple Hercule, Persée, Bellérophon, les deux frères jumeaux Castor et Pollux. Les Grecs possédaient des sanctuaires ; et quelques-uns, en particulier ceux de Delphes, d'Olympie, de Délos, jouissaient d'un renom prodigieux. Fort tolérants en matière théologique, dans l'ensemble, les hellènes persécuteront, néanmoins, Anaxagore parce qu'il doutait des dieux ; ils tueront Socrate qui les raillait. Nous avons parlé ailleurs de la religion romaine (voir Paganisme) et nous avons montré comment elle se transforma sous l'influence de la mythologie grecque.

Trois religions monothéistes, le Judaïsme, le Christianisme, le Mahométisme, triompheront plus tard des cultes polythéistes, dans maintes régions du globe. Elles n'ont pu les faire disparaître complètement ; c'est par centaines de millions que se comptent encore les partisans du Bouddhisme, du Brahmanisme, du Fétichisme. Et, si l'on examine attentivement les dogmes chrétiens, ceux du catholicisme en particulier, on y découvre de nombreux vestiges du polythéisme. Dieu est unique, mais on le suppose composé de trois personnes ; l'adoration du pain eucharistique rappelle le culte des anciennes idoles ; la communion, qui consisterait, d'après les fidèles, à manger la chair de Jésus, fut comparée, avec raison, par Saint Cyrille, à un banquet de cannibales. De son côté, Saint Augustin déclare « que dévorer cette chair paraît plus affreux que de tuer un homme ». Comme la pâque juive, qu'elle a continuée en la transformant, la pâque chrétienne découle en droite ligne des vieilles croyances totémiques. Pour leur avoir dit ce que je pensais de l'eucharistie, un jour de première communion, les prêtres espagnols, saisis de colère, ordonnèrent des prières expiatoires et me dénoncèrent aux tribunaux. Ils ne purent m'accuser d'avoir falsifié les textes des Pères de l'Eglise qui démontraient l'exactitude de ma conception.

- L. BARBEDETTE.