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POSITIVISME n. m.

Le terme «  positivisme » désigne deux choses bien différentes. Il s'applique au système particulier d'Auguste Comte, mais il convient également à une disposition d'esprit, à une méthode de recherche bien antérieures au comtisme. En ce dernier sens, le positivisme se confond avec l'esprit scientifique ; il implique le rejet des creuses spéculations, qui ne s'appuient point sur l'expérience, et un goût prononcé pour les faits observables. Ainsi compris, il s'inspire d'une tradition scientifique déjà longue, sans qu'aucun philosophe puisse se targuer d'en être l'inventeur. Nous lui devons les merveilleuses découvertes qui ont transformé le monde contemporain. Rénovateur de la mentalité humaine, trop longtemps prisonnière des [mythes religieux, ce positivisme là mérite qu'on le développe et qu'on l'encourage. Lui seul permettra à. la morale et à la métaphysique de quitter l'ornière traditionnelle, où elles pataugent, pour réaliser des progrès sérieux. Depuis des années, je le répète, sans avoir pu convaincre les pontifes officiels, cela va sans dire. Le positivisme que ces derniers acceptent, c'est celui d'Auguste Comte voulant instaurer une morale et une religion qui n'ont rien de positif, quoique l'auteur assure le contraire. Ils trouvent également fort commode la distinction établie par le philosophe et ses disciples entre les réalités connaissables et celles qui ne le sont pas : l'inconnaissable servant de refuge aux plus sottes croyances de nos pères. Ce positivisme n'est pas le nôtre ; néanmoins nous saurons reconnaître ses mérites, car il marque une étape, sans doute indispensable, vers une philosophie devenue scientifique, non plus dans sa terminologie seulement, mais pour de bon.

Dans la loi des trois états, Auguste Comte a indiqué, de façon heureuse, la marche générale de l'esprit. humain. L'homme primitif et l'enfant expliquent les phénomènes naturels par des volontés analogues à la nôtre. Ils peuplent le monde de divinités capricieuses, dont l'action engendre et les événements qui nous favorisent et ceux qui nous affligent. C'est l'époque théologique, où triomphent l'animisme et l'anthropomorphisme. Aux divinités l'on substitue plus tard des entités occultes, des forces cachées qui résident dans les choses elles-mêmes et provoquent des effets que l'on peut prévoir d'avance. La physique du moyen âge fournit un bon exemple de ce genre d'explication. C'est à sa vertu calorifique que le feu doit de l'échauffer, à sa vertu dormitive que l'opium doit de faire dormir ; et si l'eau monte dans un corps de pompe, c'est que la nature a horreur du vide. Dans cette période métaphysique, l'action des forces occultes est du moins conçue comme uniforme ; l'univers paraît soumis à des lois fixes. Enfin la cause d'un phénomène n'est plus, pour le savant, ni une volonté divine, ni une vertu cachée, mais un autre fait : elle consiste dans l'antécédent nécessaire et suffisant de ce phénomène. La loi naturelle, dont le degré de précision varie d'ailleurs singulièrement, sera l'expression du rapport qui relie la cause à l'effet. C'est la période positive, celle où sont parvenues nos sciences les plus avancées. Jusque là, Comte peut nous servir de guidé ; l'éloignement pour les entités métaphysiques, l'attrait pour les faits et les lois expérimentalement vérifiés caractérisent, de façon indubitable, la science contemporaine. Mais à cette conception de l'esprit positif, le philosophe en substitua une autre qui ne concorde plus avec les données de la tradition scientifique. Proscrivant toute recherche, même basée sur l'observation, qui n'apparaissait pas susceptible d'application pratique, il considéra comme positives 1es seules connaissances utiles. Par contre, il admit des fictions, des utopies, invérifiables expérimentalement, mais qui contribuaient à soutenir les sentiments nécessaires à la vie sociale. Dans son Système de Politique, l'esprit scientifique disparaît. pour faire place aux préoccupations utilitaires. Arrivé là, il n'hésite plus à déclarer positives toute méthode, toute idée qui lui plaisent, faisant ainsi de sa fantaisie le suprême critérium du savoir légitime. Le Cours de Philosophie Positive qui dans la pensée de Comte, n'était qu'une introduction à son œuvre politique et morale, reste heureusement plus fidèle, dans l'ensemble, au véritable esprit scientifique. Il a valu à son auteur une gloire justifiée. Groupant les sciences d'après leur ordre de complexité croissante et de généralité décroissante, le philosophe en distingue six que l'on peut qualifier de fondamentales : la mathématique, l'astronomie, la physique, la chimie, la biologie, la sociologie. L'ordre où il les énumère est celui de leur dépendance et de leur développement historique ; c'est aussi l'ordre qu'il conviendrait d'observer du point de vue pédagogique. Parce qu'elle est. la plus simple et la plus générale, la mathématique s'est développée la première, parce qu'elle est la plus complexe et qu'elle dépend de toutes les autres, la sociologie s'est constituée en dernier lieu. Les faits mentaux relèvent soit de la physiologie cérébrale, soit de la sociologie ; il n'y a pas place pour une psychologie séparée. A cette classification des sciences on a fait des reproches : elle comporte de regrettables omissions ; elle a tort de ranger l'astronomie parmi les sciences fondamentales et de séparer la physique de la chimie. Pourtant c'est d'elle que s'inspirent les classifications adoptées aujourd'hui ; son principe est encore le meilleur de ceux qu'on a proposés. Nous repoussons toutefois les conséquences pédagogiques que Comte en a tirées. Sur chacune des six sciences fondamentales, il s'étendra longuement ; mais sur la science en général il sera fort succinct. Œuvre de l'esprit positif, la science exclut la recherche des causes transcendantales et ne s'attache qu'à l'étude des faits et de leurs rapports constants. Très éloignée de l'empirisme, c'est-à-dire de la simple compilation des faits, elle vise à rendre possible la prévision rationnelle qui découle de la connaissance des lois reliant les phénomènes. Elle s'efforce aussi de hiérarchiser les lois particulières et d'en réduire le nombre, en les ramenant à des lois plus générales. Il faut tendre « à agrandir autant que possible le domaine rationnel aux dépens du domaine expérimental, en substituant de plus en plus la prévision des phénomènes à leur exploration immédiate : le progrès scientifique consiste principalement à diminuer graduellement le nombre des lois distinctes et indépendantes, en étendant sans cesse leurs « liaison. »  Aussi le rôle de l'observation diminue-t-il, dans la science, au profit du rôle de la déduction. Observation et induction permettent d'énoncer les premières lois ; grâce à la déduction, l'esprit en développe les conséquences et peut indéfiniment descendre du général au particulier. Mais les sciences particulières ont l'inconvénient de morceler le réel et de n'offrir que des fragments de vérité. Notre esprit désire plus d'unité : il veut connaître les liens qui les rattachent entre elles, avoir une vue d'ensemble sur leurs suprêmes conclusions. Ainsi se crée une science des sciences qui constitue la philosophie. Le besoin s'en faisait sentir depuis que les chercheurs, renonçant à une culture encyclopédique, se sont spécialisés dans une branche particulière du savoir. Systématiser les apparences pour les ramener à l'unité d'un seul principe, tel sera, selon une formule donnée plus tard par Spencer, l'objet propre de la philosophie positive. Il est vrai que Comte conteste la possibilité d'une synthèse objective. Nos connaissances sont fragmentaires et les diverses catégories de phénomènes sont irréductibles ; ne demandons pas à la chimie d'expliquer la vie, ni à la pesanteur de rendre compte des propriétés chimiques des corps. Néanmoins, on trouve chez lui un indéniable essai de systématisation philosophique. Nous ne pouvons tout connaître, une partie du réel nous échappe ; d'où la doctrine de l'inconnaissable qui, pour beaucoup, caractérise le positivisme. Délaissant le plan métaphysique, Comte ne veut pas que l'on donne une signification transcendante à la notion de causalité et que l'on ramène les unes aux autres toutes les catégories de phénomènes. Pourtant, dans ses derniers écrits surtout, il penche vers un spiritualisme et une finalité qui ont leur source dans la vie sociale. Sachons-lui gré d'avoir cherché à faire de la sociologie une science positive. Aux explications théologiques il substitua dans l'étude de l'évolution humaine, des vues, erronées parfois, mais qui du moins ne s'écartaient pas des données expérimentales. D'autres ont poussé plus loin depuis ; il a le mérite d'avoir ouvert la voie. Par contre, en étudiant son œuvre morale, religieuse, politique, on est pris de pitié, en voyant jusqu'où un grand esprit peut déchoir. C'est tardivement qu'Auguste Comte fit de la morale une science spéciale ; encore ses idées sur ce sujet restèrent-elles confuses et vagues. Sa manière de déterminer et de justifier les règles de la vie pratique ne saurait, en aucune façon, nous satisfaire. A l'en croire, l'homme, sans la société, ne serait qu'un animal ; à cette dernière il doit pensées, sentiments, vouloir, bien-être, en un mot tout ce qui fait de lui un homme. Seule existe l'Humanité « Le Grand Etre » ; l'homme pris isolément n'est qu'un mythe. En conséquence nous devons subordonner à la société tous nos sentiments et toutes nos pensées, nous sommes moralement contraints de lui consacrer toutes nos forces. Nous n'avons pas de droits, mais seulement des devoirs. N'étant pas libre, l'individu n'a pas à décider de l'emploi de sa vie d'après ses goûts personnels ; la société dispose souverainement de toutes ses facultés, de tout son être. On ne saurait imaginer tyrannie plus complète, bien que Comte répugne à l'emploi de la force. Si nous arrivons à posséder des droits, nous les tenons exclusivement de la fonction remplie par nous dans la société. Et Comte ose confondre cet esclavage honteux avec le véritable amour d'autrui, avec le dévouement à l'humanité! Il ramène l'altruisme au respect de l'ordre établi, à l'obéissance aux chefs ! On ne saurait pousser plus loin l'inconscience ou le cynisme. L'admiration, professée par le créateur du positivisme à l'égard du catholicisme, du moyen âge, des jésuites, n'a rien qui puisse surprendre. Poussant plus loin, il voulut instaurer une religion avec un clergé, des temples et un culte qui n'est pas sans analogie avec celui que pratiquent les partisans de Rome. L'Humanité y remplace Dieu. Elle n'est pas conçue comme la cause efficiente du monde, mais comme la souveraine puissance dont nous dépendons, comme la Providence qui, par ses bienfaisantes inventions, nous protège contre l'action brutale des forces naturelles. Ce nouveau Dieu a quelque chose de la grandeur et de la bonté du Dieu des théologiens ; il enveloppe tout ce que les ancêtres ont laissé de meilleur. L'esprit des morts nous hante ; c'est eux qui continuent de gouverner les vivants. Un triple culte, personnel, domestique, public, fut institué par Comte en l'honneur de l'Humanité. Le culte personnel comportait de nombreuses prières et s'adressait aux femmes, « nos anges gardiens », qui représentent pour nous la Providence. Destiné à sanctifier les événements essentiels de la vie, le culte domestique comportait neuf sacrements. Au culte public se rattachait l'institution d'un calendrier positiviste rappelant les principales époques de l'histoire et le souvenir des grands hommes. On prévoyait l'existence d'un sacerdoce hiérarchisé, de temples, de fêtes. Les idées sociales et politiques de Comte découlent du même besoin de systématiser à l'excès, d'établir un ordre rigide. Entre le capital et le travail ne doivent pas survenir de conflits d'intérêts. L'ouvrier est un fonctionnaire, au même titre que le capitaliste ; il a droit à une large indemnité pour son entretien. C'est aux hommes compétents qu'il appartient de prendre les mesures exigées par les circonstances. Mieux instruites, les masses renonceront à la souveraineté populaire qui n'est ni juste, ni efficace. Un double pouvoir, l'un temporel, l'autre spirituel, assurera la prospérité générale. Chaque république, d'étendue médiocre, aura pour chefs temporels des banquiers ; au-dessous d'eux viendront, par ordre d'aptitude à exercer l'autorité, les commerçants, les manufacturiers, les directeurs d'exploitations agricoles. Dans le domaine spirituel, c'est à des philosophes qu'appartiendra le souverain pontificat ; savants, artistes, poètes, prendront place dans la hiérarchie sacerdotale. Ce nouveau clergé, composé d'aspirants, de vicaires, de prêtres, de grands prêtres aura pour fonction d'enseigner, d'administrer les sacrements, de surveiller la moralité publique, d'admonester les coupables et même de les excommunier. Tous ces chefs, comme aussi les capitalistes seront désignés non par l'élection, ni héréditairement, mais par cooptation ; autant que possible chaque chef choisira son successeur. Comte, qui se réservait le souverain pontificat, se chargeait de désigner les premiers directeurs spirituels de la cité. Nous pourrions multiplier les détails grotesques ; ce qu'on vient de dire suffira pour édifier le lecteur. On ne s'étonnera pas qu'un grand nombre de positivistes, les plus sensés, les plus clairvoyants, aient repoussé cette organisation sociale et cette religion. L'Action Française, d'un côté, les socialistes, à l'opposé, ont invoqué Auguste Comte en faveur de leur doctrine ; on y trouve maintes affirmations contradictoires, en effet ; mais un partisan de la liberté sympathisera difficilement avec ce défenseur de l'Etat omnipotent. Quelques-uns de ses disciples se donnèrent le ridicule d'accepter l 'œuvre du philosophe dans sa totalité et de pratiquer le culte positiviste. « Comme saint Paul, écrira le brésilien Miguel Lemos, nous préférons être tenus pour insensés, en suivant les leçons de notre Maitre, qu'être reconnus pour sages par la frivolité contemporaine ». Pendant plus de trente ans, Pierre Laffitte fut le chef des comtistes orthodoxes français ; en Angleterre, les grands pontifes furent successivement Richard Congreve et Fr. Harrison. La Suède, le Brésil, le Chili eurent des groupes remuants qui se bornaient à mettre servilement en pratique les préceptes du fondateur. Plus féconde fut l'action de disciples dissidents, Littré, Start Mill, Lewes, qui n'admettaient qu'une minime partie du comtisme et repoussaient absolument le Système de Politique positive. Quant à l'action diffuse de la nouvelle philosophie, on l'a exagérée singulièrement ; nous ne lui devons ni Spencer, ni Renan, comme on l'a prétendu : le premier s'est toujours défendu d'avoir subi l'influence de Comte, le second ne pouvait supporter la lecture du Cours de Philosophie Psitive. Mais certains professeurs de Sorbonne estimèrent qu'elle leur serait d'un grand secours pour instaurer une religion nouvelle, celle de l'Etat ; par ailleurs des catholiques, comme Brunetière, André Godard, etc. la jugèrent capable de rajeunir l'apologétique chrétienne. Ce fut la vraie raison de son tardif succès. Durkheim doit beaucoup à Comte, et l'on sait qu'il exerça, de son vivant, une sorte de dictature philosophique dans l'Université. Faussement, on a confondu positivisme et comtisme ; les deux ne sauraient fusionner et le second reste un épisode d'importance secondaire dans l'histoire du progrès de l'esprit scientifique. Si Comte s'inspire de tendances positivistes dans ses premiers écrits, il retourne plus tard, inconsciemment ou non, aux vomissements de la théologie.

- L. BARBEDETTE.