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PRÉJUGÉ n. m.

La définition du préjugé paraît assez aisée lorsqu'on l'applique aux menues opinions erronées que partagent les gens simples et peu doués d'esprit critique ; mais en examinant soigneusement toutes les connaissances de l'esprit humain, on s'aperçoit que les préjugés s'étendent beaucoup plus loin que chez les gens ignorants et qu'on les rencontre également chez des êtres très cultivés et dans tous les domaines du savoir. Le préjugé n'est plus alors une simple opinion personnelle admise sans examen, c'est une manière de penser collective, imposée par la tradition et que les casuistes essaient de justifier par de mauvais raisonnements.

C'est ainsi que les croyances sont toutes des préjugés, puisque toute croyance a précisément pour but de détruire l'esprit critique et de s'établir sur des actes de foi, ôtant ainsi au croyant toute possibilité de juger sainement. Toute opinion basée sur la foi est donc un préjugé. Pour en saisir plus nettement le côté absurde et imaginatif, étudions quelque peu le mécanisme d'un jugement et l'origine des préjugés.

Tout jugement est une utilisation présente d'une série d'expériences antérieures établissant une certaine identité entre une série de faits actuels et une série de faits passés. Les travaux du grand physiologiste russe Pavlov ont permis de comprendre que toute connaissance est le résultat d'une réaction du système nerveux à une influence du milieu, ou à un fonctionnement organique inné, déterminant un certain nombre de réflexes, s'enchevêtrant les uns dans les autres, selon des lois biologiques qui commencent à être mieux observées et mieux classées qu'autrefois. Les jugements s'effectuent donc à l'aide de réflexes. Les réflexes conditionnels, étudiés par Pavlov, sont des réflexes associés à d'antres réflexes primitifs, et se substituant à eux, pour déterminer les mêmes actes, alors que, normalement, ces réflexes secondaires ne pourraient y parvenir seuls. Si, par exemple, on gratte un chien, et qu'on lui donne ensuite à manger, le seul fait de le gratter le prédisposera, ultérieurement, à manger. Mais, ce fait ne met en action qu'un réflexe conditionnel, qui ne saurait, en aucun cas, s'il n'est suivi d'alimentation, le prédisposer à un quelconque repas. Il y a pourtant, ici, jugement puisque, habituellement, le grattage est suivi du repas. Il y a donc une association légitime de sensations, succession de faits sensoriels, apparence de causalité ; mais c'est un rapport faux, puisque, en réalité, ces deux faits : le grattage et l'alimentation, ne sont point liés par un phénomène de causalité naturelle, mais rapprochés, au contraire, par l'imagination de l'expérimentateur. Jugement ne signifie donc aucunement vérité, mais fonctionnement de réflexes compliqués, déterminant une adaptation de l'organisme aux circonstances.

Le commencement de la pensée est donc, invariablement, une réaction nerveuse déterminant un mouvement musculaire ou une fonction organique interne. Il n'y a pas de pensée sans dépense d'énergie, sans travail intérieur. Il est donc probable que les premières pensées, ou plutôt les premiers éléments de la pensée (sensation, puis perception) sont des vérités premières, subies par le jeune humain dès ses premiers contacts avec le milieu. L'abstraction, l'idée générale, est l'invariant des sensations répétées, créé aux carrefours des influx nerveux, empiétant les uns sur les autres, sous l'abondance des impressions sensorielles. Le jugement, qui n'est qu'un acte secondaire, n'est que l'utilisation de réflexes antérieurs, la mise en jeu d'un complexe de réflexes, sous l'influence d'une action du milieu, ou d'un fonctionnement organique. Le jugement n'est donc jamais un acte indépendant. Il dépend de deux facteurs : tout d'abord de la faculté innée de grouper des réflexes en de nombreux complexes de réflexes (diffusion de l'influx nerveux à travers les cellules cérébrales), faculté dépendant inévitablement du tempérament personnel qui atténue ou augmente, déforme ou rectifie les complexes de réflexes sensoriels et les réflexes conditionnels dans leurs rapports entre eux ; ensuite de la nature et de l'abondance des documents sensoriels accumulés depuis la naissance (éducation, tradition, circonstance).

L'esprit critique est formé de la double faculté d'accumuler et de conserver les documents sensoriels ; et de les grouper et les coordonner, ensuite, logiquement. Tout être humain, même héréditairement doué d'un esprit critique et d'un tempérament équilibré, se trouve, dans la vie sociale, devant ces deux sortes de faits : les faits traditionnels ; les faits circonstanciels. Les faits traditionnels sont constitués par l'ensemble de toutes les connaissances transmises d'une génération à l'autre ; connaissances formées de savoir véritable et de nombreuses erreurs plus ou moins dangereuses. Les faits circonstanciels sont déterminés par la lutte de l'homme contre le milieu naturel, ou contre le milieu social, en fonction des connaissances : traditionnelles ou acquises personnellement.

Or, nous avons vu que la connaissance réelle n'est qu'un réflexe, une réponse exacte du système nerveux à une excitation, externe ou interne, se traduisant par une adaptation avantageuse de l'organisme entier aux circonstances nouvelles. Il peut se faire que la tradition enseigne une réponse utile ; il peut également se faire qu'elle l'ignore, ou qu'elle en donne une erronée et nuisible. Ce renseignement erroné c'est le préjugé.

La tradition est donc à la fois la source du vrai et du faux. Parmi ces renseignements il en est de vérifiables et d'expérimentaux, découverts par l'esprit d'observation de l'homme : c'est la connaissance objective, origine des jugements corrects et du bon sens. Il en est d'absurdes et d'incontrôlables, basés uniquement sur la terreur, la foi, l'ignorance, la stupidité et qu'imposent la partie la plus rétrograde de l'humanité, les exploiteurs laïques et religieux : ce sont les préjugés.

Le préjugé n'est donc pas une pensée primitive, un réflexe direct ; ni un complexe de réflexes sensoriels se contrôlant les uns les autres. C'est un complexe de réflexes conditionnels erronés, aussi peu utiles au bon fonctionnement de l'homme, que n'est utile à l'appétit du chien le grattage de son épiderme.

Nous avons donc une démarcation précise entre une opinion exacte et un préjugé ; la première relève de l'expérience (réflexe conditionnel contrôlé) ; le second de l'imagination (réflexe conditionnel invérifiable). Et comme conséquence l'absence de préjugé est essentiellement le fait d'un esprit indépendant, adaptant ses faits et gestes au mieux de ses intérêts vitaux, selon un critère éthique et synthétique purement objectif.

Nous pouvons maintenant passer brièvement en revue quelques-uns des plus malfaisants préjugés.

RELIGION. - Toutes les religions, toutes les croyances mystiques sont des préjugés, puisque leur admission ne peut s'effectuer que par la destruction de l'esprit critique et du bon sens. Ce sont des préjugés collectifs, admis sans examen. La foi ne raisonne pas. Imposés aux jeunes êtres, ces réflexes conditionnels invérifiables et désastreux prennent, chez certains humains, une telle importance qu'ils en restent irrémédiablement déformés. Les associations de réflexes ne s'effectuent plus désormais selon un ordre logique, et selon le processus des causalités sensorielles, mais selon un processus entièrement subjectif, embrouillant certains réflexes normaux et faussant, inévitablement, tous les jugements ultérieurs. Les conséquences malfaisantes de ces préjugés se traduisent par des haines farouches, une intolérance et un sectarisme abrutissant, un fanatisme criminel semant la discorde, la guerre et la mort.

PATRIOTISME. - Même remarque pour la religion patriotique que pour la religion déiste. Basée sur l'ignorance des ascendances et la haine des clans voisins, elle engendre cette chose cocasse : des hommes, fils de toutes les races mêlées, se réclament d'une race pure, autochtone, inexistante, et d'un patrimoine géographique ancestral, encore plus inexistant. Tout territoire fut habité et peuplé tour à tour, au cours des siècles, par de si nombreuses populations, fondues les unes dans les autres, qu'il est grotesque de vouloir lui trouver un premier occupant. Nul ne se trouve sur sa terre ancestrale ; nul ne peut se réclamer d'une race pure, car rien de cela n'existe et n'a existé. Ce préjugé entretenu et développé par les exploiteurs est un des meilleurs moyens pour diviser les peuples, créer des haines féroces, aboutissant à des massacres monstrueux, justifiant le rôle soi-disant défensif des dirigeants.

AUTORITÉ. - Le principe d'autorité, c'est-à-dire l'imposition d'un fait par la force est un des préjugés les plus répandus. Il commence dans la famille, se continue à l'école et s'épanouit dans la vie sociale, en passant par la caserne, sa plus belle manifestation. Nulle part le culte de la raison, du bon sens, de la recherche expérimentale, de la persuasion, n'est développé pour résoudre les difficultés sociales. La force, c'est-à-dire, presque toujours la violence inique, impose à l'homme la volonté d'un autre homme. Or l'homme est un imitateur et tout geste qui, imité, nuit à l'homme, est nuisible à tous les hommes. D'où la malfaisance de l'esprit d'autorité plus ou moins répandu chez les humains et leur nuisant par réciproque usage. Ce préjugé, qui ne repose que sur le romantisme des traditions, s'oppose à l'épanouissement de l'intelligence, appauvrit et avilit l'humanité et en retarde indéfiniment son harmonieuse évolution. L'autorité est l'antinomie de la raison et rien ne démontre, objectivement, qu'elle est nécessaire au bon fonctionnement social. Développer l'autorité ; éduquer, enseigner, coordonner autoritairement, c'est retourner à la brute, c'est reculer indéfiniment l'avènement de l'Age de la Raison.

JUSTICE ET CRIMINALITÉ. - Parce que les nécessités de coordination des humains les ont déterminé, selon leurs connaissances traditionnelles, à formuler des bases d'entente à formes autoritaires appelées lois, la tradition a déformé le sens provisoire, incertain et faillible de ces lois, pour en faire une sorte de chose inviolable et sacrée ; préjugé issu de l'origine soi-disant divine et magique des dites lois, car le chef et surtout le sorcier, puis le prêtre ou magicien, furent certainement les premiers législateurs des hommes terrorisés et ignorants. Ce pouvoir surnaturel, attribué à la loi, fausse actuellement le sens des réalités sociales chez de nombreux individus, qui ne qualifient de bien ou de mal que ce qui est en accord avec la loi, sans songer que celle-ci n'est qu'une invention humaine, par conséquent susceptible d'être juste ou criminelle, absurde ou sensée. La justice, d'après cette loi hasardeuse, est la personnification même du bien luttant contre le mal. Pourtant l'étude de toutes les sociétés, passées et présentes, nous montre que toujours la misère et la souffrance furent le sort du plus grand nombre des hommes et que la justice n'a jamais supprimé le mal social, précisément parce que ce mal est l'effet du même état d'esprit qui invente l'abstraction justice, sorte de puissance indépendante de l'homme, confusément divinisée par lui.

De là ce respect absurde, sacré de tout l'appareil de justice, investi par les préjugés ancestraux de l'infaillibilité des concepts absolus.

Ce préjugé déforme le jugement envers ce que l'on dénomme le criminel, c’est-à-dire celui qui désobéit aux lois, celles-ci fussent-elles criminelles ou stupides. Le criminel n'est pourtant jamais responsable puisque : criminel par manque de sensibilité, ou insuffisance de maîtrise de ses réflexes, il est tel que l'ont fait ses progéniteurs et la tradition ; il n'est qu'un effet et non cause initiale du mal ; et, s'il est criminel lucidement, il ne l'est que par la faute du milieu criminel qui l'y oblige, par nécessité défensive et vitale. Le préjugé de la responsabilité se renforce et s’aggrave ici de la férocité de l'esprit de vengeance, qui rend le mal pour le mal. Ce qui démontre bien le caractère primitif et sauvage de toute justice humaine.

Le bon sens indique que le meilleur moyen de réparer et de prévenir un mal, c'est de détruire les causes qui le créent, et non de punir ceux qui n'en sont que l'instrument.

SEXUALITÉ. - Tout est préjugé en matière de sexualité, et cela se comprend puisque le sens de la vie est faussé par les sorciers modernes, alliés aux exploiteurs internationaux. Aussi, dès le jeune âge on développe dans la mentalité des jeunes humains ces quelques absurdités : il y a quelque chose de criminel à pratiquer l'union charnelle en dehors des formes légales des sorciers laïques et religieux ; dès que les rites magiques sont prononcés par les sorciers, l'homme et la femme mariés n'ont plus ni sentiments, ni affections, ni désirs pour d'autres qu'eux deux ; en échange de quoi ils cessent d'être propriétaires de leur propre personne pour devenir la propriété de leur conjoint, sur lequel ils ont, néanmoins, droit de vie et de mort ; il y a des choses honnêtes en amour et des choses honteuses, tout comme il y a des organes honteux ; les procréations nombreuses sont sources de joies et de prospérité ; enfin, la femme n'étant point propriétaire de son corps ne peut se refuser à la maternité, ni la prévenir ou l'arrêter à son gré.

II est flagrant que tout cela est absurde, nuisible et contraire à la beauté de la vie. Tout ce qui donne de la joie, sans amoindrir notre vitalité, notre intégrité individuelle, est sain, bon, désirable et utile. Et chacun est seul juge de ce qui embellit sa vie.

Tous ces préjugés, que partagent stupidement les gens ignorants, ne sont nullement répandus chez les exploiteurs, qui ont peu d'enfants et se livrent à tous les jeux de l'amour, au mépris des rites de leurs sorciers.

C'est donc une morale pour le peuple, destinée à perpétuer sa misère, à le priver de joie, à le maintenir abruti dans le cercle familial, rétrécissant son point de vue, limitant son action à son foyer, détruisant sa solidarité avec le reste de l'humanité. Les préjugés sexuels sont donc de merveilleux auxiliaires de l'universelle exploitation.

EDUCATION. - Il est difficile de ne point reconnaître l'influence considérable des préjugés dans l'éducation. Les enfants sont tout d'abord séparés par sexes, comme si la peste jaillissait de leurs contacts. Ensuite la matière éducative tend à développer chez eux la même mentalité que celle de leurs progéniteurs ; c'est-à-dire tous les défauts caractérisant la présente société. Tout ce que l'enfant perçoit autour de lui concourt à détruire sa personnalité, son esprit critique, sa spontanéité, sa solidarité, ses affections, ses sympathies, son esprit inventif et créateur, pour le figer dans une attitude hypocrite, respectueuse et soumise vis-à-vis de la force, des puissants et des maîtres ; garantie certaine d'une perpétuation de tous les maux sociaux, déterminés par la bêtise et la brutalité.

L'éducation ne peut avoir qu'un seul but : créer des intelligences lucides, dans des corps sains, en dehors de toutes idées personnelles de classes, de sexes, de croyances, etc. L'éducation doit être strictement objective, développer le sens des rapports exacts et l'harmonie des sensibilités.

Un autre préjugé consiste à croire que l'enfant appartient à ses parents, et que ceux-ci sont ses meilleurs éducateurs naturels. Il n'y a aucun rapport entre le fait d'engendrer un enfant et le fait d'être doué de toutes les rares qualités que doivent posséder les vrais édu­cateurs. Ensuite l'enfant s'appartient à lui-même, puis­ qu'il n'est ni un objet inerte, ni un animal. D'autre part, la famille est le plus mauvais lieu pour l'éducation des enfants, car l"exemple pernicieux des parents et l'insuffisance des moyens éducatifs nuisent au développement rationnel de l'enfant. Tous ces préjugés sont donc à combattre énergiquement pour l'amélioration des méthodes éducatives.

HYGIÈNE. - Ici encore les préjugés règlent les coutumes, les modes, la forme des vêtements selon les sexes, les professions, les hiérarchies sociales, etc. Les femmes vont demi-nues, même en hiver; les hommes s'en­ tortillent dans d'épais et sombres vêtements, même en été ; tandis que la nudité totale paraît un attentat aux mœurs. Cela permet aux humains de baigner dans leur sueur, plus ou moins parfumée, de ne point observer l'hygiène conservatrice des formes et d'ignorer la belle santé qui ne doit rien aux recettes des apothicaires.

Il y a également beaucoup de préjugés à l'égard de l'alimentation. Nombreux sont ceux qui s'imaginent que la viande, le vin et autres boissons alcooliques, sont nécessaires à la santé et que seule la nourriture imposée par la tradition familiale est la meil1eure. La diversité de ces traditions, à la surface de la terre, prouve l'incohérence de leur exclusivité. Ici, comme ailleurs, l'expérience est seule concluante et nul ne s'en soucie pour établir, objectivement, des bases certaines et générales.

Enfin l'hygiène des habitations est chose nulle dans une grande partie de la population. La peur des courants d'air, et de l'air pur, tient les gens enfermés et entassés étroitement dans une atmosphère puante, privés de soleil et de ses rayons bienfaisants, tandis que leur peau ignore les bienfaits de la lumière et des douches stimulantes.

ECONOMIE. - Rien ne démontre le réalisme de la société capitaliste. Contrairement à l'opinion courante, elle n'est qu'une mystique, imposée par la tradition comme une réalité objective. Or toutes les formes de sociétés sont possibles en dehors d'elle, et la disparition totale d'anciennes sociétés, fortement constituées, entraînant en même temps la ruine de leurs traditions, et par conséquent toute cause subjective de durée, prouve la fragilité de toute société.

La mystique capitaliste n'est rien en dehors de sa tradition et ne repose sur aucune base biologique naturelle et indestructible. C'est donc un grossier préjugé de croire que les groupements humains ne peuvent se coordonner que selon un type unique et définitif.

CONCLUSION. - Il est impossible d'examiner tous les préjugés car ce serait faire tout le procès de la société. Le respect et le culte grotesque des morts ; le respect des dettes de jeu, dites dettes d'honneur ; l'approbation des gains aux jeux de hasard, courses de chevaux, loteries, etc., justifiant le mysticisme de la chance et le légitimant ; le culte de la supériorité économique, artistique ou scientifique, basée sur une hiérarchie arbitraire et mystique ; la peur du changement, des transformations sociales ; les cristallisations autour des formes archaïques du passé ; en résumé tout ce qui n'est pas le fruit d'une série d'expériences biologiques, d'une synthèse de faits étudiés en dehors des formules cristallisantes de la tradition ; tout ce qui est imposé comme ne se discutant pas, est préjugé.

La disparition des préjugés se réalisera par une meilleure éducation, et par la connaissance de notre propre fonctionnement cérébral, démontrant l'origine de la connaissance réelle et celle des préjugés, ou réflexes conditionnels séparés du contrôle sensoriel et objectif.

- IXIGREC.

PREJUGE

En termes de jurisprudence, se dit de tout document, ou observation, qui précède le jugement et permet de l'établir. Le plus souvent le mot préjugé sert à désigner une opinion acceptée sans contrôle ou, tout au moins, sans examen suffisant. C'est à tort que l'on emploie parfois ce mot comme synonyme d'erreur. En effet, on peut adopter sans examen des idées exprimées par autrui, et qui sont parfaitement justes. Par contre, si nous ne faisons pas état, dans notre jugement, de toutes les données du problème, ou si notre raisonnement est défectueux, il pourra nous advenir, même après mûre réflexion, de faire nôtres certaines idées fausses. Réfléchir est une bonne précaution contre l'erreur, mais ne donne pas la certitude que l'on ne se trompera jamais.

Cette encyclopédie est, en très grande partie, consacrée à la lutte contre quantité de superstitions qui, dans les domaines de l'amour et de la sexualité, des croyances religieuses et de la morale, du nationalisme et de l’économie politique, demeurent dans la mentalité populaire. Il n'est donc aucune nécessité de revenir sur maints sujets ayant donné lieu, par ailleurs, à d'abondantes démonstrations. Par contre, il ne sera pas sans utilité de soumettre à la méditation du lecteur, certains préjugés qui ont cours dans les milieux révolutionnaires, et sont, le plus souvent, les vestiges de formules ou de doctrines anciennes, qui n'ont pas été confirmées par l'expérience, ou qui, justifiées à une certaine époque, ne le sont plus aujourd'hui, les circonstances de la vie sociale étant sensiblement différente de celles de naguère.

Par exemple, pour ce qui concerne l'organisation d'un mouvement insurrectionnel, maint révolutionnaire s'exprime encore comme si, au lieu d'être au siècle des avions, des tanks, de l'artillerie lourde, et de la guerre des gaz, nous vivions encore au temps où un paysan, avec sa faux, ou son vieux fusil à pierre, pouvait tenir tête à un fantassin régulier. De nos jours, dans une guerre civile, les armes à la portée du peuple : fusils de chasse, couteaux, revolvers et bâtons, seraient de pauvres choses. Seule, la révolte de l'armée, passant au peuple, est susceptible de lui donner la victoire et de le préserver du massacre.

Préjugé encore que l’étrange association, dans les mêmes milieux, de thèses insurrectionnelles très violentes, avec, d'autre part, les déclarations d'un pacifisme sentimental allant jusqu'à proclamer l'horreur des armes, et condamner tout entraînement physique ayant un caractère militariste. Pour ne pas être, d'ordinaire, dictée par les mêmes motifs que les hostilités internationales, la guerre civile n'en est pas moins une guerre. Elle aussi fait pleurer des mères, et couler le sang des hommes. Comme les autres, elle exige une préparation, des connaissances techniques, l'usage d'engins meurtriers. Durant la Commune de Paris, les bataillons fédérés luttaient pour un noble idéal qui n'avait rien de commun avec les objectifs contre-révolutionnaires de l'armée de Versailles. Cependant, de part et d'autre, on utilisait, pour se battre, les moyens militaires de l'époque, et l'on n'aurait pu faire autrement. Tout en étant partisan de la paix entre les peuples, un révolutionnaire, qui admet le recours à l'insurrection armée, ne peut donc, sans inconséquence, répudier le militarisme sous toutes ses formes, ni se déclarer, sans aucune réserve, pacifiste. Seuls ont qualité pour se réclamer du pacifisme intégral, et condamner l'usage des armes, ceux qui, à l'exemple des Doukhobors et des disciples de Tolstoï, ou de Gandhi, sont partisans de la résistance passive et se refusent à employer, à l'égard d'autrui, la violence, en quelque circonstance et sous quelque prétexte que ce soit.

Sont encore de graves préjugés : la conception de la Nature considérée à l'égal d'une divinité tutélaire, infiniment bonne, aimable, et prévoyante envers les êtres ; la croyance en la vie édénique des peuplades primitives ; la foi en la vertu suprême de certaines collectivités d'hommes, jugées incapables absolument - parce qu'elles sont composées de travailleurs manuels, par exemple - de se comporter comme le reste de l'humanité, en des circonstances identiques.

Il en est d'autres, qui mériteraient examen. Je crois m'être assez étendu pour disposer les hommes de bonne volonté à ne jamais s'endormir sur le mol oreiller des opinions définitives, mais à passer honnêtement en revue, de temps à autre, celles qu'ils ont choisies comme étant l’expression de la vérité sans défaut.

- Jean MARESTAN.

PREJUGE

Le préjugé est une opinion préconçue, adoptée sans examen et sans recherche de sa valeur propre. L'analogie prédispose au préjugé.

Le préjugé représente une opinion contestable, mais qu'on ne conteste pas. Avec la multitude de préjugés qui ont acquis droit de cité, on peut se demander s'il faut travailler à détruire les préjugés, comme on peut se poser la question de savoir si on leur doit le respect qui aide à les conserver.

Cette double question trouve sa solution pratique selon les cas et les époques. Aussi longtemps que la Société exerce, sans obstacle, le monopole du développement de l'intelligence, il faut, socialement parlant, ne pas cher­ cher à ébranler les préjugés utiles au maintien de l'ordre établi.

Il n'en est pas dé même, quand les moyens de comprimer l'activité des intelligences ont échappé à la société. Alors, la guerre ouverte aux préjugés est un devoir, et il s’agit de faire tous les efforts possibles pour y substituer la vérité.

A ceux qui prétendent qu'on doit dissiper peu à peu les ténèbres qui obscurcissent la raison et n'élaguer que branche à branche l'arbre des préjugés, Colins répond : « On ne réforme pas le fanatisme, on le remplace par le réel ou on reste dans la fantasmagorie. » Que l'on admette que, pour le passé, la foi permettait de prendre le préjugé pour la vérité et se trouvait en harmonie avec l'ordre de l'époque, rien à redire, puisque l'état général d'ignorance ne permettait pas mieux. Du reste, pour toute époque possible, tout est bien, puisque l'humanité obéit à l'ordre de nécessité.

Quand la discussion est libre, les épais nuages dont l'esprit était enveloppé sont facilement percés à jour, et alors ce n'est pas peu à peu qu'il faut répandre la lumière, mais d'un seul jet, d'une seule poussée.

Il ne faut pas qu'il existe d'erreur grave ou légère, car le préjugé - erreur - tant qu'il subsiste, empêche la vérité de se faire jour. Sous cet aspect, le préjugé est toujours dangereux.

Du reste, dit L. de Potier, il est d'essence de la vérité de ne pouvoir être saisie que tout entière ou pas du tout.

Les préjugés peuvent être classés en préjugés d'éducation et en préjugés d'instruction. L'un comme l'autre n'ont pas donné lieu à la connaissance, mais à la croyance. De la participation de l'instruction à l'œuvre d'éducation naît un renforcement du préjugé, de l'erreur.

L'ignorance, mère du préjugé, peut et doit être détruite ; mais, pour cette fin, il faut connaître la vérité et l'enseigner en substituant le savoir à la foi. A notre époque encore, l’erreur, revêtue des dehors de la science, reste tenace et les préjugés persistent. L'œuvre de régénération sociale est retardée d'autant. Avant de pouvoir remplacer le préjugé par la vérité, il faut déblayer le terrain des obstacles dont le faux l'avait embarrassé, N'oublions pas que le préjugé religieux est celui qui possède, au plus haut point, la ténacité qu'aucun autre ne partage avec lui au même degré.

La politique des catholiques est, indubitablement, le moyen le plus efficace pour maintenir, pour ainsi dire indéfiniment, le préjugé religieux qu'il exprime. Pour l'abattre, la lutte ne peut s'entreprendre que sous le sceptre de la vérité.

- Elie SOUBEYRAN.