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PRIMAIRE

Adjectif qui vient de primus et de primarius (le premier dans le temps, dans le lieu). Il indique ce qui est au commencement, au premier degré. (Terrain primaire, enseignement primaire, etc.)

Nous ne nous occuperons de ce mot qu'au sens figuré qui en a fait un substantif pour dire d'un individu : « C'est un « primaire ». Son usage est récent ; il est ignoré des dictionnaires. Il s'est établi dans les mêmes circonstances et le même milieu de sottise nationaliste que celui du mot « intellectuel », employé comme terme de mépris ironique contre les professeurs et écrivains « dreyfusards ». Si « intellectuel » est périmé, dans ce sens péjoratif, depuis « l'affaire », « primaire » est devenu d'emploi courant, entretenu par le snobisme de « gendelettres » pour la plupart illettrés, mais dont la vanité primaire s'exerce dans un pédantisme de façade, en admiration devant les porteurs de reliques universitaires qui « pensent bien » et dont la situation est plus souvent le résultat de l'intrigue et de l'esbroufe que du savoir.

Car le savant, celui qui sait véritablement, est modeste. Il n'étale pas sa science à la foire aux vanités. Il sait surtout qu'il a encore plus à apprendre qu'il n'a appris et, devant la qualité et les moyens de ceux qui parviennent, devant leur bourdonnante affectation, il se dit, autant pour ne pas être ridicule que pour conserver sa propre estime, le mot d'Elisée Reclus : « Gardons-nous de réussir ! » Mais le pédant s'estime trop pour ne pas se croire au-dessus du ridicule, car il sait tout, il connaît tout. Volontiers, il déclarerait que le monde a tout appris par lui et n’aura plus rien à apprendre après lui. Il est l'alpha et l'omega, le commencement et la fin, comme Dieu le Père ; mais pas plus que lui il ne compte ses sottises qu'il déifie en multipliant son besoin de paraître. Il regarde du haut de ses échasses quiconque n'est pas trois fois docteur, grand-maître ès-sciences et ès-arts ; il méprise le « primaire » qui n'est rien, ou si peu de chose, « pas même académicien », et dont les médiocres diplômes, quand il en a, ne font jamais qu'un parent pauvre dans l'illustrissime famille des dindons savantissimes et doctorissimes.

Le « primaire » c'est l'aliboron dont se gaussait feu M. Barrès, et dont s'égaient toujours les héritiers de son narcissisme d'esthète poseur et de politicien roublard. C'est l'autodidacte instruit à l'abri de la férule universitaire, ignoré de ses palmarès, dont l'indépendance indigne la confrérie des bonnets carrés ou pointus, s'il ne s'abaisse pas à solliciter leur sympathie par des platitudes. Car, s'il n'y va plus de sa vie, comme pour un Galilée obligé, afin d'échapper au bûcher, de déclarer que la Terre était immobile, il y va toujours de sa tranquillité et de sa réputation. Ce « primaire » pourra posséder à lui seul plus de science et de talent que tous les Trissotins académiques réunis ; il pourra être un de ces génies qui, en vingt ans, font parcourir au savoir humain plus de chemin que les milliers de ses professionnels diplômés ne lui en ont fait faire en vingt siècles ; il sera toujours un suspect, un indésirable dans la République des roussins d'Arcadie qui remâchent le chardon sacré. Quand il sera mort, les roussins se vêtiront de sa peau pour se donner l'air du lion et mépriser les « primaires » avec plus de superbe.

Est-il nécessaire de dire que le mépris du « primaire » est d'origine essentiellement aristocratique et réactionnaire ? II est, transporté sur le plan intellectuel, ce qu'est le mépris du roturier sur le plan social. Mais il n'y a pas toujours concordance entre les deux ; il y a souvent contradiction, l'aristocratie n'ayant pas plus l'exclusivité de l'intelligence que la roture n'a celle de la sottise, et la distinction entre aristocratie et roture étant une des pires sottises de ceux qui prétendent à l'aristocratie. Ce n'est pas la contradiction la moins bouffonne de la prétendue élite aristocratique que d'appeler « primaire » le novateur scientifique, le pionnier social qui cherche à faire avancer le monde hors des voies de la tradition routinière où elle veut le maintenir, car, sans ce novateur, ce pionnier, la civilisation serait depuis longtemps enfouie, comme les ruines des Babylone et des Ninive, sous les sables de l'oubli. Il y a une forme de gâtime totalement opposée à toute manifestation supérieure de l'esprit dans la prétention de ramener l'humanité à des temps comme ceux de Charlemagne, voire des Pharaons, et une ironie dont les anthropopithèques attelés à cette besogne ne se rendent certainement pas compte lorsqu'ils appellent « primaires » ceux qui s'y opposent. Or, ces fossiles ont le mépris du « primaire » social comme ils ont celui du « primaire » universitaire et du « primaire » politique.

Le mépris du « primaire » est d'autant plus absolu pour l'aristocrate que, politiquement, ce « primaire » ne peut être à ses yeux qu'un homme de « gauche ». On voudra bien reconnaître en lui, le cas échéant, une neutralité politique qui n'en fera plus qu'un « demi­ primaire ». Tels furent, pour les Doumic de leur temps, les Balzac, Stendhal, Flaubert, Baudelaire, et nombre d'autres indépendants de l'académisme. Mais les Vallès, Zola, Mirbeau, portèrent le double anathème comme « primaires » académiques et politiques ; des badernes, tel M. F. Masson, des rinceurs de bidets armoriés, tel M. P. Bourget, des bedeaux, tel M. Bazin, des fumistes, tel M. Barrès, donnèrent contre eux le grotesque spectacle de leur mépris au nom de l'intelligence souveraine. Actuellement, M. F. Brunot, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres et professeur d'Histoire de la Langue française, ayant présenté des Observations irrévérencieuses sur une Grammaire que l'Académie Française a mis trois cents ans à enfanter, les « pets de loup » de la compagnie n'ont pas osé le traiter de « primaire » ; mais l'élégant M. Abel Hermant, qui joue les Pétrone sous le manteau quelque peu rongé des mites de Lancelot, l'a délibérément taxé de « cuistrerie » pour lui apprendre qu'un professeur n'a pas de leçons à donner aux « gens de qualité », quand ils daignent, pour un moment, s'occuper de la langue française. Car les « gens de qualité », même à l'Académie française, savent tout, sans avoir rien appris, par cette faveur héréditaire qui les faisait, jadis, rois, barons, colonels, quand ils venaient au monde, avant d'avoir mouillé leur première braguette. Ils sont ainsi à l'inverse des « primaires » qui ne savent rien, même en ayant beaucoup appris. Cet avantage, essentiellement aristocratique, crée pour les « gens de qualité », c'est-à-dire les gens de « droite », un privilège d'intelligence qui rend adorable chez eux tout ce qui est méprisable chez les autres. C'est ainsi qu'il ne peut pas y avoir de « primaires » de « droite ». Par contre, un roturier, un homme de « gauche », fût-il un Pasteur, un Curie, un Edison, est incontestablement un « primaire » malgré son savoir, sa naissance n'ayant pas été marquée par le miracle aristocratique. Il demeurera un « primaire » tant qu'il n'aura pas reçu le signe de la grâce qui en fera un homme de « droite ». Sottise, ignorance, malhonnêteté, mensonge, grossièreté, ne peuvent être que de « gauche », comme barbarie ne peut être qu'allemande. Intelligence, savoir, honnêteté, vérité, délicatesse, ne peuvent être que de « droite », comme gentillesse ne peut être que française.

Si un malheureux Bourneville s'avise de commettre un jour ce tripatouillage ridicule :

« Petit poisson deviendra grand
pourvu que L'ON lui prête vie... »

immédiatement, tous les cuistres d'académie, tous les bedeaux de sacristie, tous les jésuites de presse, tous les politiciens de la « droite » parlementaire, jettent feu et flamme contre ce « primaire », ce « vandale », ce « dépeceur de chefs-d'œuvre », ce « salisseur de la beauté », etc. Mais qu'un nommé Hervo se permette d' « adapter spécialement », à l'usage des séminaires, les Plaideurs, de Racine, et en fasse une tartufiante mélasse, les mêmes cuistres, bedeaux, jésuites et politiciens de cette « droite » qui fit marcher les naïfs « primaires », en 1914, pour « la défense de Racine » (sic), lui donnent leur patronage, leur publicité et leurs encouragements, tenant Racine lui-même pour un « primaire », puisqu'il s'est mis dans le cas de se faire tripatouiller pour ne pas troubler les chastes méditations des puceaux de séminaire. Les disciples de M. Barrès, à qui on doit toujours revenir quand on requiert des exemples d'imbécillité supérieure et de tartuferie souveraine, sont dans un état de gaieté délirante lors­ qu'ils réussissent à faire marcher un « primaire » parlementaire, de « gauche » bien entendu, pour la libération du noble peuple des Poldèves, habitants de la Lune ; mais ils rentrent dans les profondeurs les plus hermétiques de leur confusion lorsqu'on rappelle que leur « Maître », affamé de publicité comme le plus « primaire » des politiciens, se laissa prendre à célébrer « l'illustre » Hégésippe Simon que de joyeux lurons révélèrent à la poésie française pour mystifier le niguedouille académique et national. Un homme de « droite » peut-il être mystifié, étant un « couillon » supérieur, ou un « coïon », comme écrivent ces Messieurs de l'Académie Française qui s'y connaissent particulièrement ?

Mais voici que M. Pierre Lasserre, peu suspect, croyons-nous, de ce que nous appellerons le « primariat », aux yeux des « gens de qualité » et de « droite », a bouleversé sans aucun égard la conception aristocratique, mais trop primaire du « primaire », en situant sa véritable position universitaire et politique, dans deux articles des Nouvelles Littéraires (30 novembre 1920 et 4 janvier 1930). Il l'a d'abord défini ainsi : « Un « primaire », c'est un livresque et un dogmatique. C'est un esprit qui a vieilli, sans dépasser, en son développement, le stade scolaire. C'est un adulte resté écolier, mais sans la fraîcheur, qui ne fait pas la différence entre les questions réelles que la vie nous donne à résoudre et les questions conventionnelles, artificiellement simplifiées, qui font l'objet des travaux de collège. » M. Lasserre a ensuite démontré que ce « primaire » est aussi bien de « droite » que de « gauche », chez ceux dont l'esprit de parti l'emporte sur une science mal digérée ou dont la malhonnêteté intellectuelle et morale est incompatible avec le respect de la vérité. Le « primaire », a déclaré M. Lasserre, « peu pourvu de cet esprit de finesse qui fait pressentir la complexité des choses, assimile naïvement les cas concrets aux cas abstraits ». Il arrive à voir la solution de toute chose dans certains principes absolus. C'est ainsi qu'il forme, à « gauche », le troupeau des Homais « qui, comme on dit, font « dater la France de 1789 » et saluent dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen l'avènement de la vérité politique absolue ». Mais le « primaire » est aussi à « droite », dit M. Las­ serre, chez celui qui voit dans les maximes des Homais « l'erreur politique absolue », les considère « comme un poison que la France s'est mis, voici déjà cent quarante ans, dans les veines », et veut « détruire méthodiquement et pièce à pièce l'œuvre de 1789 ». La haine et le mépris aristocratiques du présent sont autant des sentiments de « primaire » que la haine et le mépris démocratique du passé. Le « primaire » est « l'homme pressé qui court aux formules » ; il est celui qui a gardé l'habitude de penser que « la vie se laisse régler, bien ou mal, mais docilement, par des dogmes », et comme il y a les formules et les dogmes de « droite » et de « gauche », il y a les « primaires » de « droite » et de « gauche ». Si évidentes que soient ces choses pour tout esprit clair et indépendant, il était nécessaire qu'elles fussent précisées, et il est nécessaire qu'elles soient répétées, tant les notions les plus simples de l'intelligence et du savoir ont été bouleversées et faussées par les abstracteurs de quintessence et les alchimistes sociaux.

Non moins utilement, M. Lasserre, passant de la politique à la philosophie, a encore montré les « primaires » du néo-thomisme actuel, essentiellement de « droite », à l'origine tout au moins. Car ce néo-thomisme fait de plus en plus, parmi les « primaires » de « gauche », de singuliers progrès, grâce au ramollissement de leur « tripe laïque » par l'eau bénite où ils la trempent. Si les « primaires » de « gauche » ne virent, jadis, dans le thomisme, que la manifestation d'une époque de mort où ils englobèrent tout le moyen âge avec ses grandeurs comme avec ses hontes, ils voient de plus en plus, aujourd'hui, dans le néo-thomisme auquel ils s'adaptent opportunément, la planche de salut de leur muflisme menacé par la justice sociale. La conclusion de M. Lasserre est que « l'esprit primaire, qu'il soit de gauche ou de droite, est le fils dégénéré, pauvre et plat, de l'esprit apocalyptique ».

La question du « primariat » est ainsi honnêtement fixée mais elle ne l'est pas complètement. Il reste à juger, en dehors de la politique et de la philosophie, l'attitude de l'individu échappé au « primariat » scolaire devant « les questions réelles que la vie nous donne à résoudre », à l'opposé des « questions conventionnelles » de collège. Le « primaire » est alors intéressant à observer comme type social. Il se dresse au­ dessus de toutes les haines de partis, des braiements des porteurs de reliques, des fureurs des carnassiers dévorateurs de la substance humaine. Il est l'homme anti-conformiste dévoué à la liberté de l'esprit et à la révolte consciente, l'homme de la guerre à l'oppression, de la protestation contre le mensonge et l'iniquité, contre l'imposture et le crime, contre toutes les falsifications, si souveraines et si sacrées qu'elles soient devenues par les traditions et les usages de la vie sociale. Et, bien loin de s'affliger de la qualification de « primaire ». quand on la lui donne, cet homme la revendique, au contraire, comme un honneur de la part de ceux qui ne reconnaissent d'autre supériorité que la sottise d'un monde où tout ce qui pourrait faire la vie utile et belle pour tous les hommes est transformé en turpitudes accablantes.

Cette qualité de « primaire », il l'accepte avec l'orgueil de se voir écarté et méprisé par « l'élite » de sac et de corde, de brutes et de queues-rouges, de catins et de valets, de malfaiteurs et de proxénètes qui font l'ornement civique, intellectuel et moral de ce monde. Ce « primaire », tenu socialement comme « espèce inférieure », est fier de porter la tête haute et d'avoir les mains nettes parmi tant d'espèces supérieures aplaties et rampantes, souillées de sportule, de boue et de sang. Le « primariat » est la légion d'honneur de ceux dont la conscience n'est pas à vendre. Si le « primaire » a la tristesse de voir se manifester contre lui la haine des imbéciles - ils ne savent ce qu'ils font ! - il est heureux de soulever celle des coquins ; elle le soulage, l'encourage, l'exalte. Elle lui donne ses diplômes, ses titres, ses décorations. Les crachats de cette haine sont des étoiles sur sa poitrine comme sur la face du Christ aux Outrages, et ses compissements sont, sur son front, l'eau lustrale du plus merveilleux baptême.

Aussi, en dehors de toutes les distinctions universitaires et politiques, le « primaire » est-il, avant tout, par dessus tout, indiscutablement et intégralement, le PAUVRE. C'est le « névrosé » de Lumbroso, qui porte dans son organisme l'incapacité morbide de s'enrichir. C'est le loup affamé à qui les chiens de l'Ordre donnent la chasse. C'est le « vagabond », comme disent la loi et les gendarmes, le « bandit », comme éructe farouchement le bourgeois ému pourtant quand :

« ... le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles », (VERLAINE.)

C'est celui qui « trouble la fête » rien que par la vue de sa silhouette miteuse à travers une glace de restaurant, et qui sème la terreur dans une société dont il atteste, par sa seule présence, l'indiscutable infamie. C'est celui qui ne sait pas, ou ne veut pas, s'adapter au muflisme, faire un « babbitt » ou un « gangster », collaborer avec la triple pègre aristocratique, démocratique et ochlocratique dans le « resquillage » social. C'est celui qui, par impuissance ou volontairement, demeure le « cochon de payant », la « poire », le « gogo », le « cavé », devant la f1ibusterie érigée en système universel. C'est celui qui conserve quelque politesse, quelque aménité dans les rapports humains, qui voit chez les hommes autre chose que des concurrents qu'il « faut avoir », chez les femmes autre chose que des « poules », dans la nature autre chose que des animaux et des objets à abattre, à exploiter, à vendre et à acheter.

« Primaire » est celui qui ne sait pas, ou ne veut pas convenir que « sans argent l'on n'est rien, avec de l'argent on est tout », et que « c'est l'argent qui fait l'homme », comme déjà le proclamait la démocratie athénienne qui tuait Socrate, poussait Démosthène au suicide et voyait dans les Coty de son temps des « amis du peuple » ! Le banquier Paul Laffitte, disciple de Guizot, qui disait à ses amis : « Enrichissez-vous ! » avait observé qu' « un idiot pauvre est un idiot ; un idiot riche est un riche ». Il avait vérifié que si l'argent ne rendait pas l'idiot intelligent, il ne lui fournissait pas moins le moyen d'imposer son idiotie au pauvre. Celui-ci reste un « primaire » qui ne veut pas s'enrichir, par scrupule, parce que la fortune ne vient jamais sans quelque chose de pas très propre fait à propos. Il est un malfaiteur dangereux, plus subversif de l'ordre social que tous les iconoclastes, les hérétiques, les révolutionnaires, car il insulte la plus souveraine des puissances, celle qui est au-dessus des dieux, puisqu'elle les fabrique à son gré : la phynance, sans laquelle Dieu lui-même, l'Unique avec une majuscule, n'existerait pas, sauf pour le « primaire » qui porte son Dieu dans son âme et non dans son portefeuille.

Aucun « primaire » ne fut plus voué aux gémonies que Proudhon quand il dit, et démontra d'ailleurs irréfutablement, que « la propriété c'est le vol ». On le lui fit bien voir, et il le voit toujours, bien qu'il soit mort et qu'une certaine « élite », non « primaire », prétende lui rendre hommage.

Il écrivait : « Eh bien ! oui, je suis pauvre, fils de pauvre, j'ai passé ma vie avec des pauvres et selon toute apparence je mourrai pauvre. Que voulez-vous ! je ne demanderais pas mieux que de m'enrichir ; je crois que la richesse est bonne de sa nature et qu'elle sied à tout le monde, même au philosophe. Mais je suis difficile sur les moyens, et ceux dont j'aimerais à me servir ne sont pas à ma portée. Puis, ce n'est rien pour moi de faire fortune tant qu'il existe des pauvres... Quiconque est pauvre est de ma famille... De toute cette misère, je n'eusse dit jamais rien, si l'on ne m'eût fait une espèce de crime d'avoir rompu mon ban d'indigence et de m'être permis de raisonner sur les principes de la richesse et les lois de sa distribution. » Il disait aussi : « Pour se tirer d'affaires dans le monde actuel, il faut certains talents et certaines complaisances que je n'ai pas. »

Paul de Koch raisonnait en « primaire » quand il disait : « Il n'y a que les imbéciles que la fortune peut changer. » Il ne savait pas qu'en régime de muflisme la fortune rend intelligents les imbéciles alors que la pauvreté rend imbéciles les intelligents.

« Primaire » était Boileau disant aux poètes :

« Travaillez pour la gloire, et qu'un sordide gain
Ne soit jamais l'objet d'un illustre écrivain. »

« Primaire» était Stendhal quand il disait : « L'homme d'esprit doit s'appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire pour ne dépendre de personne - (ce nécessaire, pour Stendhal, était 6.000 francs de revenu annuel) - mais si, cette sécurité obtenue, il perd son temps à augmenter sa fortune, c'est un misérable. » Baudelaire n'était pas moins « primaire » en commentant ainsi l'opinion de Stendhal : « Recherche du nécessaire, et mépris du superflu, c'est une conduite d'homme sage et de stoïcien. » M. A. Suarès a été un « primaire » doublé d'un blasphémateur quand il a écrit : « Un des mensonges les plus corrupteurs, entre ceux qui font lupus sur l'âme moderne, consiste à donner pour de grands esprits ces faiseurs d'argent qui pullulent partout, qui fondent d'énormes fortunes dans tous les désordres publics, qui finissent en prison quand ils n'ont pas eu assez de bonheur, et au prytanée de l'admiration générale, quand ils réussissent. Il n'y a que le succès entre Rochette et Rockefeller... Il faut une merveilleuse bassesse pour qu'on les appelle « grands capitaines d'industrie » et qu'on les admire (les hommes d'argent). Leur habileté tient par toutes sortes de moyens et de pratiques à celle des voleurs. Il y a de l'ignoble dans tout ce qu'ils font, dans tout ce qu'ils sont, et dans tout ce qu'ils disent comme dans leur figure. Ces museaux vous ont un air respectable et cynique, où se composent les forces inégales du bagnard, du clergyman et du prêteur romain. »

« Primaire» est celui qui se fie aux apparences, aux paroles, aux promesses. Il est comme l'animal confiant à qui des coups sont nécessaires pour apprendre à se méfier.

« Primaire» est celui qui s'étonne que le commandement : « Tu ne tueras point ! » veuille dire : « Tu tueras patriotiquement ! », que le crime heureux soit juste et que la friponnerie devienne une vertu quand elle est pratiquée dans le grand.

« Primaire » est celui qui ne comprend pas que les bonnes œuvres ne comptent point sans la grâce, et qu'il y a plus de place au ciel pour un Cartouche dévot que pour un Socrate. (Voltaire.)

« Primaire» est celui qui croit que « les hommes sont égaux par l'âme (Renan), qui « veut organiser la conscience dans la démocratie » (Pressensé), et pense qu'il peut être un gouvernement incitant les hommes à autre chose qu'à monter de la pègre d'en bas à celle d'en haut.

« Primaire » est celui qui recherche dans l'art la nature et l'humanité et ne sait pas, comme les « intelligents critiques », trouver du génie dans l'insanité.

« Primaire » était Rabelais disant que « science sans conscience est la perte de l'âme », et « primaires» sont les savants qui représentent le savoir et le travail intellectuel parmi le peuple et non parmi le snobisme académique.

« Primaires » sont les peuples primitifs qui n'ont pas inventé le canon, les gaz asphyxiants, la conscription, le suffrage universel, le sex-appeal, et pour qui Mme Baker est une vulgaire négresse.

On n'en finirait pas d'énumérer les exemples du « primariat ». Il est innombrable, comme le muflisme dont il est la contrepartie, car, socialement, sont des « primaires » tous ceux qui ne sont pas des mufles, ne cherchent pas à arriver, à paraître par de vilains moyens. Il peut se faire qu'un « primaire », universitaire ou politique, soit un mufle ; il est aussi impossible à un « mufle » d'être un « primaire » social qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux. Maxime Gorki, un « primaire » lui aussi, a posé aux « maîtres de la culture » cette question : « Avec qui êtes-vous ? Avec la force laborieuse de la culture pour créer de nouvelles formes de vie, ou contre cette force pour maintenir la caste de rapaces irresponsables, caste à la tête pourrie, qui ne continue plus à agir que poussée par la force d'inertie ? » Les « maîtres de la culture » risquent de se laisser mourir, comme l'âne de Buridan, parce qu'ils ne voudront pas choisir par affectation aristocratique. Pour nous, « primaires », notre choix est tout fait; nous sommes avec la force laborieuse de la culture créatrice de nouvelles formes de vie, contre la caste des rapaces, contre la caste à la tête pourrie.

- EDOUARD ROTHEN.