Accueil


A PRIORI (locution latine signifiant de ce qui précède)

Cette expression est d'un usage courant dans le langage philosophique et scientifique ; elle s'applique aux pures créations de l'intelligence qui ne s'appuient sur aucun fait positif. Inversement, on déclare a posteriori (d'après les conséquences), raisonnements et systèmes basés sur la réalité observable. En effet, deux méthodes opposées s'offrent à l'esprit. Ou bien l'on part d'un principe posé d'avance, pour en tirer les conséquences et en prévoir les répercussions dans le monde expérimental ; ou bien des phénomènes particuliers l'on s'élève aux causes qui les engendrent, aux lois qui les gouvernent. La première méthode est a priori, la seconde a posteriori. Séduisante et facile d'aspect, la méthode a priori n'est pas soumise aux lenteurs de l'observation et de l'expérimentation ; elle assure plus d'unité et d'harmonie aux systèmes qu'elle élabore. Mais, réduite à elle-même, elle ne donne que des résultats hypothétiques, des constructions sans solidité. Avant de s'élever aux vues générales, aux formules d'ensemble, il importe d'examiner avec attention les faits particuliers. Dans sa recherche des causes et des lois, l'esprit doit s'appuyer, pour prendre son essor, sur le terrain solide de l'expérience. La méthode a priori trouvera sa place légitime, quand les principes seront bien établis. Alors seulement elle permettra d'aboutir à des conséquences d'une certitude absolue. En mathématique, la méthode a priori ou déductive est devenue essentielle de bonne heure, parce que cette science ne requiert qu'un nombre très limité de principes fort simples, et qu'elle entreprend de construire un monde abstrait, non d'expliquer le monde réel. Dans les sciences expérimentales, physique, biologie, psychologie, sociologie, histoire, qui se proposent de nous faire connaître l'univers tel qu'il est, la méthode a posteriori ou inductive s'avère d'une importance primordiale au contraire ; la déduction intervient seulement lorsque ces sciences, déjà très évoluées, peuvent exprimer leurs lois en langage mathématique. (Voir les articles Mathématiques et Physique.) Nombre de philosophes ont utilisé la méthode a priori pour édifier leur système. Ce fut le cas de Spinoza, de Fichte, de Hegel et de bien d'autres. Le premier procéda même à la façon des mathématiciens par axiomes, définitions, corollaires, etc. ; sa doctrine reste le type par excellence des métaphysiques déductives. La connaissance expérimentale n'a d'autre raison de nous intéresser, d'après Spinoza, que son utilité pratique ; c'est grâce à la déduction seulement que nous trouvons une vérité indépendante des hasards qui déterminent l'existence des objets. Erreur et vérité résultent d'un certain rapport entre les idées, nullement de la non constatation ou de la constatation d'un fait. Le concept de sphère, obtenu en faisant tourner un demi­ cercle autour de son diamètre, est vrai ; pourtant, dans la nature, aucune sphère n'a été formée de la sorte et aucune n'est parfaitement conforme à la figure conçue par notre esprit. Une déduction, plus ou moins correcte, voilà ce qui sépare l'idée vraie de l'idée fausse. Si je déclare qu'un homme est brusquement transformé en rocher, je suis en présence d'une idée fausse, d'une fiction, non parce qu'expérimentalement je n'ai jamais rien constaté de pareil, mais parce que je n'arrive pas à me représenter réellement qu'un homme soit transformé en rocher. Je pense à un homme, puis à un rocher ; je ne vois pas comment l'événement s'accomplit. C'est de la manière dont on le pense que résulte la vérité d'un concept. Pour avancer sans crainte d'erreur dans la connaissance des choses un peu compliquées, il faut procéder comme le géomètre. La déduction correcte nous montrera comment telle chose est engendrée par une autre, qui l'est elle-même par une troisième et ainsi de suite. Mais comme il n'est pas possible de remonter indéfiniment de cause en cause, l'on aboutit à une vérité première, qui rend possible la déduction. Une connaissance intuitive et immédiate de chaque essence déterminée, voilà ce qui intervient constamment. L'erreur résulte de ce que nous avons des idées incomplètes ; le faux n'implique en soi rien de positif ; il n'est tel que pour nous et discursivement. En fait, Spinoza nous a donné une métaphysique, admirable de force déductive et de rigueur logique, mais dont la base fragile ne résiste pas à un sérieux examen.

C'est a priori que procèdent aussi, dans l'ensemble, les théoriciens de la politique. Ils posent d'abord une fin suprême, très variable selon les idées de l'auteur : intérêt national, triomphe de l'élite ou du prolétariat, égalité, justice, etc. Puis de l'idéal admis, ils tirent déductivement les règles concernant le travail, la propriété, le commerce, etc. Platon situe la fin de la société dans la vertu ; et, comme il n'y a de vertu solide que dans et par la philosophie, il importe, pour juger une collectivité, de savoir si la philosophie y règne ou non. Et, puisque la vertu consiste essentiellement dans l'unité, la cité idéale dont il rêve devra être une. En conséquence il condamne la propriété individuelle et l'esprit de famille ; il réclame la communauté des femmes et des enfants. Mais Platon ignore complètement la tolérance et ne prend aucun souci de la liberté individuelle. Il livre les citoyens pieds et poings liés à l'Etat, dont il fait une personne, un organisme ayant une tête, un cœur, un estomac. Thomas Morus, à l'époque de la Renaissance, rappelle Platon et se montre même plus hardi sur quelques points. Bien que de tendance sensualiste et matérialiste en philosophie, Hobbes utilise la méthode a priori en politique. Il part de l'idée que l'état de nature est l'état de guerre de chacun contre tous, que l'homme est un loup pour l'homme et conclut à la nécessité d'un gouvernement très fort, d'un monarque absolu qui dispose souverainement de la pensée et de la vie de ses sujets. Rousseau estime, au contraire, que les hommes naissent bons. Il veut « trouver une forme d'association, affirme-t-il, qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui­ même et reste aussi libre qu'auparavant ». De déductions en déductions, le philosophe de Genève arrive à préconiser la république comme le seul gouvernement légitime et naturel. Le système des petits Etats confédérés lui semble particulièrement favorable à la liberté. De Maistre raisonne déductivement ; et A. Comte opère de même en politique, bien qu'il s'imagine faussement faire œuvre positive. A notre époque, des penseurs d'opinions très opposées: un Maurras à droite, de nombreux socialistes à gauche, restent dans le domaine de l'a priori. Ils s'indignent, pourtant, lorsqu'on les qualifie d'idéologues, et se proclament hautement des réalistes, soucieux avant tout des leçons de l'histoire et des possibilités sociales. C'est en partant des aspirations de l'individu pour la richesse, et de la concurrence qui s'établit entre les égoïsmes individuels, que les économistes libéraux ont construit leurs systèmes. Karl Marx, reconnaissons-le, a eu le souci d'analyser les faits sociaux et de donner une base expérimentale à sa doctrine ; mais ses conclusions se perdent dans les nuages d'une idéologie qui n'a plus rien de scientifique.

Dans l'antiquité, Aristote voulait déjà procéder inductivement et faire œuvre de naturaliste en politique ; chez les modernes, beaucoup sont animés des mêmes intentions. Mais ceux qui ont le culte de l'Etat, qui respectent par principe l'autorité, ne garderont jamais, dans les recherches sociologiques, l'impartialité requise par le véritable esprit positif. Ils seront toujours victimes de leurs idées préconçues, comme on le constate chez Durkheim et ses élèves. Parce qu'il écarte toute considération d'opportunisme, rejette toute autorité autre que celle de la raison appuyée sur l'expérience et se déclare pour une critique intégrale ne respectant aucun tabou, l'anarchisme permettra de dégager inductivement des principes que la déduction utilisera ensuite pratiquement. Mais il faut qu'il adopte des méthodes vraiment scientifiques.

- L. BARBEDETTE.