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PRISE (AU TAS) n. f.

Cette expression, « la prise au tas », appartient au vocabulaire révolutionnaire et, plus par­ticulièrement, anarchiste. Il faut entendre par là l’action de puiser librement, en dehors de toute réglementation, dans l’ensemble des produits obtenus par le travail de tous. C’est la faculté laissée à chacun de se procurer tout ce dont il a besoin, sans qu’il en soit matériellement empêché par autre chose que par l’absence ou l’insuffisance des ressources et produits qu’il désire. C’est, pour tout dire, la consommation libre.

Ainsi conçue et appliquée, la prise au tas présuppose nécessairement l’abolition du régime capitaliste et auto­ritaire et l’instauration effective du communisme libertaire. Elle ne peut trouver place que dans un milieu social débarrassé de l’Etat, de ses institutions et de ses survivances. S’il est vrai que, dans un tel milieu social, les exigences de la consommation seront appelées à déterminer et orienter l’effort de la production, il est également vrai que les exigences de la consommation auront pour limite les possibilités de la production ; et c’est en fin de compte ­— la production étant portée au maximum — la somme des produits obtenus qui fixera le caractère de la consommation. 

La consommation, sous régime libertaire, ne peut être que limitée ou libre, et c’est la somme des produits obtenus, par rapport au chiffre de la population consommatrice, qui servira à déterminer le caractère de la consommation : rationnement ou prise au tas.

Exemples : les produits alimentaires sont-ils tous en quantité insuffisante? Comparée aux besoins de la population, la somme de chacune de ces denrées alimen­taires est-elle déficitaire? Dans ce cas, le rationnement s’impose sur l’ensemble de ces denrées et sur chacune d’elles.

Y a-t-il insuffisance sur quelques-unes seulement de ces denrées, par exemple : le lait, la volaille, le poisson, les œufs, tandis qu’il y a surabondance sur les autres produits : pain, vin, viande de boucherie, légumes, fruits, etc.? Dans ce cas, le rationnement joue sur les denrées en insuffisance et les autres : celles qui sont en excédent, bénéficient du régime dit de « la prise au tas ».

Il est à prévoir que, au début du régime communiste libertaire, le rationnement existera sur la totalité ou la presque totalité des produits : alimentation, logement, vêtement, mobilier, outils, machines, etc. Mais il sera facile d’accroître la production et de la régulariser. Allant au plus pressé, c’est-à-dire compte tenu des besoins les plus essentiels et de l’urgence à les satisfaire, les efforts de la production se porteront tout d’abord sur les produits de première nécessité. Quand l’équili­bre sera réalisé entre les exigences de la consomma­tion et les possibilités de production sur ces produits de toute urgence et de nécessité primordiale, les efforts de la production se porteront sur les produits d’une nature moins indispensable ou moins urgente, jusqu’à ce que, de progrès en progrès, la production générale, déficitaire d’abord, suffisante ensuite, finisse par deve­nir surabondante.

Chaque pas en avant dans ce sens éliminera le nombre des produits à consommation limitée, et il n’est pas chimérique de prévoir qu’un moment viendra où le régime de la consommation libre dit de « la prise au tas » s’appliquera : 1° au nécessaire ; 2° à l’utile ; 3° au confortable.

Ce système de « la prise au tas » laissant à chacun la faculté de prendre librement et sans restriction ce qu’il veut, tout ce qu’il veut et autant qu’il veut, choqua si fortement les idées et les habitudes ayant cours à notre époque (il est tellement en contradiction avec la men­talité actuelle et les règles présentement établies), que je crois devoir entrer dans le détail et fournir aux lec­teurs de cet ouvrage des explications de nature à les renseigner et des précisions capables de les convain­cre


Nous allons supposer une ville d’environ cent mille habitants. Ce n’est pas une de ces cités qui comptent une population considérable. Ce n’est pas non plus une localité dont la population se chiffre par quelques mil­liers de personnes. Je prends un centre moyen, une commune tenant le milieu entre la grande et la petite ville. Mes précisions s’appliqueront ensuite avec plus de simplicité à une agglomération plus importante ou à une population moins élevée.

Cette ville de cent mille habitants est divisée en dix secteurs, chacun d’eux comprenant, en moyenne, une dizaine de milliers de personnes. Dans chacun de ces dix secteurs se trouvent divers entrepôts dans lesquels sont centralisées les fournitures nécessaires à la satis­faction des besoins de ces dix mille personnes. Chacun de ces entrepôts a une destination spéciale : dans celui-ci, l’alimentation ; dans celui-là, le vêtement ; dans ce troisième, le mobilier et les articles de ménage, et ainsi de suite.

Nous voilà dans le pavillon de l’alimentation. Très spacieux, très clair, excessivement propre, ce pavillon est séparé en deux parties. Dans l’une, tout ce que cha­cun peut prendre et emporter librement, c’est « la prise au tas ». Dans l’autre, les diverses denrées dont la répartition ne se fait que limitée et contrôlée, c’est le rationnement. Des affiches bien en vue indiquent la quantité de chaque produit attribuée, ce jour-là, à cha­que habitant, et des personnes de l’un et l’autre sexes, placées derrière un comptoir qui court le long de cha­que étalage procèdent à la répartition et prennent note des quantités distribuées. Auprès de moi se trouve un jeune homme pour qui ce spectacle est tout nouveau. Il me questionne et je lui réponds :

MOI. — Ce qui t’étonne, c’est que, de ce côté-ci, les comptoirs soient à l’abandon et que chacun s’y serve soi-même et sans aucun contrôle ; tandis que, de ce côté-là, on soit servi et rationné.

­LUI. — Oui ; explique-moi ça.

­— C’est bien simple : il y a des denrées qui sont en abondance ; celles-là, on laisse à chacun le soin d’en prendre autant qu’il lui plaît. Mais il y a des denrées qui sont en insuffisance ; et celles-ci, il faut que chacun en ait la part qui lui revient.

­— Mais comment sait-on d’avance que tel pro­duit est en excédent et tel autre en déficit ?

­— Tu vas comprendre ; ce pavillon d’alimenta­tion dessert les habitants d’un secteur qui comprend environ dix mille personnes. C’est ici, pas ailleurs, que sont déposés les produits destinés à l’alimentation de ces dix mille personnes, et que celles-ci viennent s’appro­visionner. Il n’est pas difficile d’évaluer à peu de chose près ce que cette population, composée de tant de vieil­lards, tant d’adultes et tant d’enfants, peut consommer en pain, viande, légumes, beurre, lait, vin, bière, huile, sucre, café, fromage, salade, fruits, épicerie, pâtisse­rie, etc. Il n’est pas plus difficile de savoir de quelle quantité on peut disposer de pain, de viande, de légu­mes, etc. Y a-t-il du pain plus qu’il n’en faut ? C’est la prise au tas. Y a-t-il du café moins qu’il n’en faut ? C’est le rationnement.

­— Je comprends.

­— Et ne vas pas croire que ce sont toujours les mêmes denrées qui sont en trop et toujours les mêmes qui sont en trop peu. Ici, il y a des produits qui ne manquent jamais ; ce sont ceux que la région fournit et qu’on a, pour ainsi dire, sous la main et à volonté. Mais il y a des produits moins abondants et moins régu­liers, d’autres qui viennent de loin ; et ce sont ces pro­duits-là — je citerai le sucre, le café, les pâtes ali­mentaires, les conserves — qui sont, parfois, en déficit.

­— Eh bien ! Sur quelle base établissez-vous la répartition de ces produits déficitaires ?

­— Sur la base de la population de ce secteur : dix mille bouches à nourrir. Il suffit, par conséquent, de diviser par dix mille le produit à répartir ; et le quo­tient de cette division fixe la quantité qui revient à cha­cun. À chaque famille, à chaque groupe de consomma­teurs, il est attribué un nombre d’unités à répartir cor­respondant au nombre des membres de chaque famille ou groupe. Voici que, aujourd’hui, le sucre manque. Eh bien ! Lis cette affiche placée au-dessus du rayon : sucre. Qu’y lis-tu ? 40 grammes, n’est-ce pas ? Cela veut dire que, pour aujourd’hui, chacun doit se contenter de 40 grammes de sucre. Chez moi, nous som­mes cinq : on me donnera 200 grammes de sucre et cela fera mon compte. Est-ce clair ?

­— Très clair et très simple. Mais, dis-moi : pour ces produits qu’on prend à volonté, sans contrôle, n’ar­rive-t-il pas que certaines personnes, peu conscien­cieuses, s’en attribuent plus que de raison et n’est-ce pas la source d’un gaspillage qu’il conviendrait d’em­pêcher, dans l’intérêt commun ?

­— Au commencement du régime communiste­ libertaire, la production étant, dans son ensemble, défi­citaire, les moyens de transport insuffisants ou défec­tueusement organisés et le mode de répartition mal défini, le système du rationnement fut appliqué à tous les objets de consommation. Mais ce ne fut qu’une période assez courte de transition. Réglée sur les be­soins de la consommation, la production s’éleva gra­duellement et assez vite au niveau de ces besoins, le service des transports s’améliora et la répartition se fit de mieux en mieux. Puis, certaines denrées — ce furent, tout naturellement, celles qu’on obtient sur place et le plus facilement — dépassèrent peu à peu les besoins de la population. On eut aussitôt l’idée de subs­tituer, pour ces denrées-là, le système de la prise au tas à celui du rationnement.

L’essai — c’était prévu et fatal — donna, les premiers jours, quelques mécomp­tes. Il n’y eut pas, à proprement parler, gaspillage ; seulement, par crainte de manquer, un certain nombre de personnes crurent prudent de se constituer des réser­ves ; mais ces réserves furent consommées les jours sui­vants et, lorsque la crainte de manquer disparut, per­sonne ne s’avisa plus de prendre au tas abusivement. Tu parais surpris ? Et pourtant : réfléchis. Nous som­mes cinq chez nous ; il nous faut, en moyenne, 3 kg de pain par jour; cela fait 600 g par personne; c’est largement suffisant. Pour quelle raison et dans quel but emporterais-je d’ici, où je viens m’ap­provisionner tous les jours, plus de 3 kg ? Demain, je prendrai encore mes 3 kg et j’aurai ainsi du pain frais. Si j’en emportais aujourd’hui 5 kg, il m’en resterait deux demain. Je n’en prendrais demain qu’un kilo et, demain, nous aurions à manger un kilo de pain tendre et deux kilos de pain rassis. Chacun s’arrange comme il l’entend.

Mais, encore une fois, il ne vient aujourd’hui à l’esprit de personne de gaspiller. J’ai cité le pain ; j’aurais pu citer toutes les autres denrées et mes explications eussent été les mêmes. On peut affirmer que, d’une façon générale, le gaspillage provient, soit de la privation, soit de l’insécurité du lendemain. On est tenté de se précipiter gloutonnement sur un produit dont, d’ordinaire, on est privé, lorsque, par hasard et exceptionnellement, on a l’occasion de s’en gaver. On est porté à en mettre de côté lorsqu’on appréhende d’en manquer. Mais quand on a la possibi­lité et la certitude de s’en procurer régulièrement, de­main comme aujourd’hui, et après-demain comme de­main, on ne songe ni à gaspiller ni à se constituer des réserves. N’es-tu pas de cet avis ?

­— Tu as raison. Encore une question : n’y a-t-il pas certains produits sur lesquels la consommation se porte de préférence, par exemple la volaille ? Il me semble que, pour permettre à qui le désire de venir cher­cher ici la quantité de volailles qu’il lui plaît d’empor­ter, il faut qu’on en apporte une quantité prodigieuse. Il est vrai qu’il y a le rationnement et, la volaille étant un produit très recherché, il est probable que ce doit être un de ceux qui sont rationnés fréquemment, pour ne pas dire toujours ?

­— C’est ce qui te trompe. Il en a été de la volaille comme d’une foule d’autres produits qui, sous le régime capitaliste, étaient l’apanage des privilégiés du Pouvoir et de l’Argent. Autrefois, un poulet sur la table d’un prolétaire, c’était une rareté ; un poulet coû­tait cher ; et pour une famille tant soit peu nombreuse, la portion de chacun n’était pas bien grosse. Aussi, la volaille était-elle considérée comme un régal, un luxe, un extra. Quand débuta le régime du communisme­ libertaire, il fallut bien rationner ; sans quoi, pour satisfaire tout le monde, on eût été dans la nécessité d’abattre presque toute la gent volatile. Or, il fallait, tout au contraire, la multiplier. En conséquence, que fit-on ? Il fut convenu qu’on ne trouverait de la volaille au pavillon de l’alimentation qu’une fois par semaine. Ce régime dura au moins un an. L’année suivante, on put s’en procurer deux fois par semaine. Les amis de la campagne furent invités à pousser aussi activement que possible l’élevage des poulets ; de mois en mois, on améliora les conditions de cet élevage, en fournissant aux éleveurs tout ce qui facilitait leur tâche. Tandis que les hommes cultivaient les champs, les femmes donnaient leurs soins à la basse-cour. Si bien que, rapi­dement, le nombre des volailles augmenta à tel point que, depuis longtemps, on en trouve ici tous les jours.

Bien mieux : on a dû, depuis quelque temps déjà, res­treindre l’effort de la production sur ce point, afin de le reporter sur d’autres points ; car, maintenant que tout le monde peut manger de la volaille à discrétion, personne n’en mange plus d’une ou deux fois par se­maine. La consommation de la volaille a peu à peu diminué ; elle s’est stabilisée comme le reste et, si on ne réservait pas une partie de cette production aux vieillards, aux enfants et aux malades qui digèrent plus facilement du poulet que du bœuf ou du cochon, il y en aurait trop.

­— C’est parfait. J’ai bien saisi tes explications. J’ai, maintenant, deux questions à te poser, si ce n’est pas abuser de ton temps et de ta complaisance.

­— Vas-y, mon jeune camarade. Interroge tout à ton aise.

­— Je voudrais d’abord savoir comment se trouvent­ ici toutes les denrées que nous voyons. Car, enfin, elles n’y sont pas venues toutes seules.

­— Très intéressante, ta question, et j’y réponds avec plaisir. Il y a, dans ce pavillon, deux sortes de produits : les produits rapidement périssables et les autres. Les premiers exigent la plus grande fraîcheur ; il est désirable qu’ils soient consommés sans délai ; s’ils attendent, ils se flétrissent, deviennent trop durs ou trop mous, ils pourrissent, ils sentent mauvais, etc. Il faut donc qu’ils arrivent et partent chaque jour. Les autres produits peuvent attendre. Les denrées périssables sont apportées ici tous les matins, vers cinq heures ; les autres, tous les vendredis, vers quinze heures. Ce pavil­lon reste ouvert au public tous les jours de sept heures à seize heures, sauf le vendredi où la fermeture a lieu à midi. Tu me suis bien ?

­— Parfaitement ; continue, je te prie.

­— Toutes les denrées périssables arrivent aux halles centrales. Ces halles sont immenses ; elles sont reliées directement aux trois gares de chemin de fer, aux quatre gares de voitures et camions automobiles et au cours d’eau qui traverse la ville. De minuit à quatre heures du matin, elles présentent une animation extraor­dinaire. C’est une file ininterrompue de wagons, de camions, de véhicules de toutes sortes qui aboutissent au centre des halles. De ce centre, par des voies qui rayonnent en tous sens, chaque denrée est dirigée ensuite sur le pavillon destiné à la centraliser. Vers quatre heures du matin, la réception de ces denrées prend fin. Au fur et à mesure que wagons, camions­ automobiles, charrettes et véhicules divers ont déversé leur contenu, comme note a été prise des quantités reçues, il ne reste qu’à totaliser pour savoir de quelles quantités on dispose globalement. C’est à ce moment que s’établit la distinction entre denrées à répartir sans contrôle (prise au tas) et denrées soumises au rationnement. C’est à ce moment aussi que, par un calcul que ferait un enfant de douze ans, est fixée, en cas de consommation limitée et contrôlée, la ration par tête d’habitant. Cela fait, il ne reste plus qu’à répartir les produits ainsi groupés entre les dix entrepôts d’ali­mentation installés dans les dix secteurs de la ville.

Ce n’est pas tout : ces entrées et sorties de denrées alimentaires, enregistrées chaque jour, établissent une sorte de comptabilité journalière. Mais, à la fin de cha­que mois, on détermine, par l’addition, la consomma­tion absorbée, denrée par denrée, par la population entière de la ville. Ce calcul s’établit, ensuite, par tri­mestre, par semestre et par annuité, ce qui permet de fixer, par l’expérience, la quantité de produits consom­més, et de voir quels sont ceux qui sont en surabon­dance et ceux qui sont en insuffisance. On règle ensuite, sur ces données mathématiques, la pro­duction à obtenir, dans l’ensemble et dans le détail.

­— Voici ma seconde question : parties des halles centrales, les denrées destinées au pavillon dans lequel nous nous trouvons y parviennent. Il faut, dès leur arri­vée, les décharger, les classer, les grouper, les empa­queter, les étaler, les détailler si c’est de la viande. Qui s’occupe de ce travail ? À quelle heure et comment se fait cette besogne ?

­— Vers quatre heures du matin, je te l’ai déjà dit, l’arrivée des produits alimentaires aux halles cen­trales prend fin. Le travail d’enregistrement et de comp­tabilité dont je viens de te parler est promptement expé­dié ; c’est l’affaire d’une petite demi-heure. Aussitôt, les camions automobiles sont chargés et, par les voies les plus rapides, arrivent à destination. Dès leur arrivée, c’est-à-dire vers cinq heures du matin, le travail dont tu parles est exécuté, dans chaque pavillon, par des camarades accoutumés à cette opération : bouchers, charcutiers, épiciers, boulangers, etc. De la sorte, lors­que, à huit heures du matin, ce pavillon est ouvert au public, tout est prêt, fait et en ordre.

Je t’ai dit que ce pavillon est ouvert chaque jour de huit heures à seize heures et que le vendredi il est fermé à midi. Voici pourquoi : on estime que, à seize heures, tout le monde a eu le loisir de s’approvisionner. On ferme donc et on nettoie de fond en comble, tandis qu’on transporte dans les sous-sols et dans les glacières les denrées périssables qui restent et qui partiront le lendemain. On arrose à grande eau ; les pompes ba­laient détritus, déchets, toutes les malpropretés. Et, vers dix-sept heures, tout est bouclé jusqu’au lendemain.

Le vendredi, la fermeture se fait à midi, parce que c’est ce jour-là qu’a lieu la réception des denrées qui ne sont pas, ou sont moins périssables, denrées qu’il n’est pas nécessaire de renouveler chaque jour : le sucre, le café, les légumes secs, etc. Les produits arri­vent des halles centrales vers treize heures ; on les classe, on les groupe, on les range, on les empile bien en ordre dans les comptoirs qui leur sont réservés et, quand ce travail est achevé, on s’en va. Tu vois comme c’est simple et, ce système de répartition des produits donnant satisfaction à tous et s’effectuant dans la joie commune et le bien-être général, tu ne saurais croire avec quel empressement la population se conforme aux indications qui lui sont données. Pas de vol (pourquoi volerait-on, puisqu’on a la faculté de prendre librement ce dont on a besoin ?) ; pas de marchandage, dispute ou contestation, puisque chacun choisit lui-même ce qui lui plaît et puisque, lorsque la consommation est limi­tée, on sait qu’elle l’est pour tous et que c’est une néces­sité passagère.

­— Comme c’est beau et pratique !...

­— Nous savons que, naguère, au temps du capitalisme exploiteur, voleur et affameur, quand toute l’économie sociale reposait sur le profit et la valeur mar­chande des produits, lorsque, entre le producteur et le consommateur, pullulait la bande peu intéressante mais sordidement intéressée des détrousseurs du trafic commercial ; lorsque, constitués en classe possédante et gouvernante, les accapareurs du Pouvoir et de la For­tune écrasaient de leur domination la classe gouvernée et dépouillée de tout, nous savons que, dans ce temps-là, plutôt que de renoncer au profit escompté ou de se rési­gner à la réduction de ses gains, les forbans du capital, sous la protection des bandits de l’État, leurs associés et leurs complices, n’hésitaient pas à précipiter dans la mer, à incendier, à jeter dans les égouts ou à laisser pourrir sur place les montagnes de produits qui ne s’écoulaient pas, tandis que des millions de femmes et d’hommes, de vieillards et d’enfants dépérissaient de privations et succombaient à la misère.

Et nous nous demandons aujourd’hui s’ils n’étaient pas frappés de démence, ces monstrueux criminels : ceux qui avaient accaparé ces produits et systématique­ment les anéantissaient. Et s’ils n’étaient pas atteints d’inconscience, ou pétris de lâcheté, ceux qui, après avoir, par leur travail, créé tous ces trésors de vie, se laissaient stupidement mourir de faim, au lieu de se révolter et de s’emparer, de haute lutte, des biens qui, en toute équité, leur appartenaient.

Ah ! Si c’était aujourd’hui, de telles atrocités seraient absolument impossibles. Si des affamés, des sans-abri, des loqueteux, d’où qu’ils vinssent, et quelles que pus­sent être leur langue et la couleur de leur peau, se pré­sentaient à nous, avec quelle joie nous leur dirions de prendre, à nos côtés, place au banquet de la vie et de se rassasier ! Avec quelle satisfaction, dussions-nous nous serrer un peu, nous leur offririons l’abri de nos demeures ! Avec quel bonheur nous les inviterions à prendre, dans notre pavillon du vêtement, de quoi se vêtir !... 

— Sébastien FAURE.