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PROFESSEUR n. m. (du latin professor, même signi­fication)

La plupart des professeurs enseignent ce dont ils ne connaissent pas un traître mot. Plus ils sont ignorants, plus ils se croient savants. Cela porte à être modeste. En voyant ces faiseurs d’embarras, on se refuse à parler pour ne rien dire. Il faut vraiment être sûr de soi, ne pas avoir de sa personne une petite opinion pour se croire capable d’enseigner quelque chose à quelqu’un. Et en serait-on capable, de par un labeur acharné, des études spéciales, des recherches inlassablement poursuivies, un acquis scientifique véri­table (je ne parle pas de ce vernis scientifique dont se parent certains énergumènes de réunion publique), que ce serait faire acte d’autorité que d’affirmer : « Ceci est vrai, ceci est faux. » Celui qui enseigne fait acte d’autorité, la plupart du temps. Ne pourrait-il pas plu­tôt faire acte d’amour, exposer une idée au lieu de l’imposer ? Dans ce cas, oui, nous pouvons écrire, par­ler en public, conférer et enseigner. Nous pouvons « professer ». Cela n’a plus rien de ridicule. Cela est utile et contribue à annihiler l’œuvre nuisible du pseudo enseignement.

Il y a des gens qui savent beaucoup de choses, mais sont incapables de les enseigner. C’est qu’ils manquent de cet enthousiasme, de cette sincérité, de cette foi qui communiquent de la vie aux études les plus arides et les font aimer des profanes. Celui qui enseigne doit créer : il ne saurait se contenter de répéter ce qui a été dit avant lui. Et il crée, s’il pense par lui-même et si ses auditeurs apprennent, à son contact, à penser par eux­-mêmes. Son enseignement n’est pas stérile. Sans suivre la méthode traditionnelle, sans s’astreindre à des règles factices, il fait entrer dans les cerveaux plus de vérités que les pédagogues avec leurs plans et leurs fiches. À quoi sert-il de prendre des notes si vous n’êtes pas capa­ble d’en tirer parti ?

Le professeur répète pendant vingt, trente ans la même leçon apprise par cœur, sans rien changer à sa manière, les mots se succédant dans le même ordre, accompagnés des mêmes gestes mécaniques. Le profes­seur ne vit pas et tue ceux qui l’écoutent. Son enseigne­ment peut être très savant, mais mortel. Pendant des années, de vieux professeurs rabâchent les mêmes bana­lités sur le même ton insipide, et sans une erreur de mémoire. Ce sont d’excellents professeurs pour ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez.

Ces gens-là ne savent pas lire : comment appren­draient-ils à lire aux autres ? Dans un auteur, ils ne voient que ses défauts. Ce qu’il y a d’original chez un écrivain, ils le passent sous silence. Ils expurgent les œuvres des penseurs et les mettent à la portée des esprits faibles. Ils en font des enfants bien sages, sans une idée, peu subversifs, ressemblant à tout le monde. Alors, « les familles » sont rassurées : Molière, Racine, Victor Hugo ne risquent point de corrompre la jeunesse.

Le professeur « idéal » est un camarade dont la tâche consiste, en plus de la tâche quotidienne qu’il remplit pour vivre, à mettre à la portée de son audi­toire les richesses de l’esprit humain, à faciliter aux intelligences l’accès de ses merveilles, sans rien leur demander en échange que leur attention. Le professeur qui agit uniquement pour instruire ses élèves est pareil au médecin qui soigne ses malades sans se faire payer et à l’avocat qui donne ses conseils sans recevoir d’hono­raires. Le professeur ne voit pas dans ce qu’il ensei­gne un moyen de vivre. Il n’y voit qu’un moyen d’enri­chir notre pensée. Le professeur ne cherche point à se faire applaudir, mais à former des caractères. Laissons aux bourgeois leur conception de l’enseignement : qu’ils instruisent les gens en recevant d’eux un salaire, ou qu’ils mendient des applaudissements, cela les regarde.

Si le professeur idéal est un être rare, par contre on trouve une infinité de « professeurs » qui ne se rendent pas compte de ce que c’est qu’enseigner. Instruire la jeunesse, pour eux, c’est former des âmes bourgeoises, prêtes à toutes les servitudes.

Les professeurs forment au sein de la société une caste peu intéressante. Ils peuvent être très calés, mais ils n’ont pas d’idées personnelles. Tout ce qu’ils disent, ils l’ont emprunté aux autres. Leur science est purement livresque. Ils compilent, ils compilent... Compiler est l’unique tâche du professeur. Avouez qu’elle est absurde. Ils accumulent fiches sur fiches, écrivent de gros bou­quins, accouchent de lourdes thèses ; mais une fois qu’on a ôté les dates, les menus faits, les racontars et les potins, rien ne reste des recherches de ces savantissi­mes docteurs. C’est du travail inutile. Tout cela est évi­demment très fort, mais qu’est-ce que cela prouve ? C’est du délayage. Certains acquièrent leurs grades en se donnant beaucoup de mal : ils y arrivent à force d’étouffer le peu d’originalité qu’ils possèdent. Ils pas­sent parfois des examens brillants : et après ? Combien d’autodidactes leur sont supérieurs, qui n’ont ni titres, ni diplômes ! On peut être agrégé et n’être qu’un idiot. De cet enseignement amorphe, et combien neutre, il ne résulte aucun profit pour les individus. Tout lyrisme en est banni. Les coups d’aile sont proscrits. Être terne, plat et monotone pour parler à des élèves, tel est le mot d’ordre. Quand je vois certaines têtes de « professeurs », je m’enfuis. Certaines institutrices m’horripilent. Et dire que ces pauvres gens ont pour mission de faire l’éducation du peuple !

Le professeur idéal est celui qui n’a pas l’air d’un professeur. Il n’a rien du pédant ni du cuistre. Il est tolérant, conciliant. Et il ne croit pas qu’on est savant parce qu’on est ennuyeux.

L’esprit d’un enseignement sincère est « a-dogmatique ». Il cherche dans tous les sens la vérité. Il utilise toutes les méthodes. Il n’est pas exclusif. La liberté de pensée est à la base de toute éducation vivante.

L’éducateur doit être un initiateur. Il doit nous initier à ce qui rend la vie digne d’être vécue : l’art, la beauté, l’amour. Toute éducation vraiment digne de ce nom s’adresse à la fois à l’intelligence et à la sensi­bilité qu’elle se charge d’éveiller.

Il existe une différence entre l’initiateur et l’être conventionnel connu sous le nom de professeur. L’ini­tiateur ne cherche pas à faire des élèves dociles incapables de penser et d’agir par eux-mêmes, mais des hommes qui, en toute circonstance, affirment leur personnalité.

Le pédagogue dit : « Mes élèves », comme il dirait : « Mes poules, mes cochons. » C’est un mercanti qui possède l’âme d’un vieux propriétaire endurci. Il ne faut pas qu’on touche à son bien. Il considère ses élèves comme sa chose, dont il fait ce qu’il veut et dont il tire ce qu’il peut.

L’« autorité » du maître sur ses élèves — ici, le mot autorité a un sens — ne peut résulter que de la confiance qu’il leur inspire, précisément parce qu’il ne fait pas sur eux acte d’autorité. Le véritable édu­cateur peut avoir des amis, non des disciples. Il peut avoir des continuateurs, non des imitateurs.

Le professeur suit un programme tracé d’avance, dont il ne s’écarte pas d’une semelle. Il le suit du commencement à la fin. L’initiateur n’a pas de pro­gramme tracé d’avance ; son enseignement est souple, vivant comme le vol de l’oiseau. À mesure qu’il avance dans ses recherches, il découvre de nouveaux horizons !

L’art des transitions est un art qu’il faut laisser aux pédagogues. Ils sont très forts dans l’art de ménager les transitions. Ils partagent ce genre d’ori­ginalité avec certains journalistes. Des faits qui n’ont entre eux aucun lien sont rattachés artificiellement. L’essentiel est de passer d’un paragraphe à l’autre sans qu’on s’en aperçoive. Les lecteurs ou auditeurs veulent être conduits par la main, comme des enfants. Ils sont incapables de marcher seuls. Le pédagogue leur tend la perche, si j’ose m’exprimer ainsi. Ce procédé est pratique quand on n’a rien à dire. Il donne l’illusion qu’on a beaucoup d’idées et qu’une idée centrale les relie. Ce subterfuge est inutile quand on parle pour dire quelque chose. Les idées s’enchaînent. Un lien invisible les rattache. Nous n’avons pas besoin de jeter un pont entre elles. Le fil des idées n’est pas perdu. En passant de l’une à l’autre, nous suivons la même idée, présentée sous mille faces.

Tout enseignement comporte des redites. Ce n’est qu’à force de répéter les mêmes choses qu’on a des chances d’être compris. Ceux qui ne se répètent pas n’ont souvent rien à nous apprendre. On a vite fait le tour de leur pensée. Jamais ils n’insistent sur tel ou tel fait : la question une fois traitée, on n’y revient plus. Ils évitent les sujets scabreux. Ils les escamotent. Ils ont trop peur de se compromettre. Ne craignons pas de nous répéter, dussions-nous passer pour des « radoteurs ». La pensée est un va-et-vient incessant, une sorte de flux et de reflux, s’enrichissant à mesure qu’elle se dépense : quiconque creuse une idée ne fait que se répéter. Il emploie toujours les mêmes termes ; s’il les modifiait, sa pensée serait moins claire. Il sait qu’en procédant ainsi, il risque de mécontenter les pédagogues qui examinent chaque question à part, suivant un plan tracé d’avance, qu’ils suivent jusqu’au bout. Ils savent où ils vont et ne font jamais fausse route. En sont-ils plus clairs pour cela ? Nullement. Qu’ils se répètent ou non, ce qu’ils disent est sans intérêt.

Il y a des gens qui n’hésitent pas à proclamer d’un ton tranchant et autoritaire que ce qu’ils disent est la vérité même. Ce sont de mauvais professeurs.

Je sais bien que des camarades ont besoin d’être guidés, dirigés dans leurs études. Mais que cet appui n’aliène ni la liberté de l’enseignant ni celle de l’enseigné. Le professeur est un ami qui ne cherche qu’à faciliter votre tâche et auquel vous devez faciliter la sienne. Point de tyrans de part et d’autre. Le véri­table « professeur », mot qu’il me déplaît d’employer, mais qu’à défaut d’un autre je suis bien forcé d’utiliser, n’impose aucune doctrine ; il ne doit même pas en proposer une : qu’il se contente de l’exposer, c’est bien suffisant. Cependant, son impartialité ne va pas jusqu’à faire abstraction complète de sa personnalité. Il a le droit d’émettre un avis concernant telle ou telle question, mais cet avis n’engage que lui. L’autorita­risme n’a pas plus de raison d’être dans l’enseigne­ment que partout ailleurs. Et si un enseignement ne doit pas être autoritaire, c’est bien celui de la philo­sophie qui laisse à chacun, professeur ou élève, le droit de penser ce qu’il veut.

« Vous détruisez tout enseignement, dira-t-on. Si l’élève n’ajoute pas foi aux paroles du maître, quel bénéfice retirera-t-il de son enseignement ? Il importe de contraindre des ignorants à croire tout ce que vous leur dites ! Nul n’a le droit de formuler une objection. Toute interruption doit être punie. Défense de poser des questions. L’enseignement sera accepté sans discussion, ou il ne sera pas ! » On va loin avec cette théorie ! Cette méthode peut être employée pour l’enseignement du catéchisme, mais non pour celui qui incite l’élève à solliciter une expli­cation, à exprimer une idée, une opinion. Or, l’ensei­gnement traditionnel ne vise qu’à étouffer l’esprit cri­tique. Si l’esprit critique faisait son apparition dans la société, c’en serait fait de l’Autorité. Il me semble qu’en­tre l’obligation de croire tout ce qu’enseigne le profes­seur et le fait de n’y ajouter aucun crédit, il y a un moyen terme. Mais ce moyen terme, qui est la sagesse même et non un compromis, exige que le professeur et ceux que nous désignons du nom d’élèves ne soient ni le professeur, ni les « étudiants » ordinaires que l’on rencontre partout, dans écoles et universités.

Le « maître » a autant à apprendre de ses élèves que ceux-ci ont à apprendre de lui. Tout enseignement digne de ce nom est une collaboration. C’est aussi une création. Enseigner, c’est créer. Apprendre, ce n’est point répéter machinalement les paroles du maître.

Le professeur doit s’appartenir, afin de mieux se donner. Maître de lui, il peut aider ses élèves à devenir maîtres d’eux-mêmes. La vraie éducation, ne craignons pas de le répéter, c’est l’induction qui « n’essaie pas de diriger les êtres, mais de leur faire trouver en eux cette direction ». Le professeur ne nous enrichit que dans la mesure où il s’est enrichi lui-même inté­rieurement, où il a médité, pensé, où il a renoncé à imiter ou à copier quelqu’un. L’induction permet à l’individu de se « ressaisir » sous les influences qui l’arrachent à lui-même. L’induction est une conquête ; elle s’accomplit du dedans au dehors ; l’éducation est une défaite, qui suit une marche inverse. Inducteur et éducateur ne poursuivent pas le même but.

Plus je donne, plus je m’enrichis. C’est ce que ne comprendront jamais les impuissants qui, n’ayant rien à donner, s’enrichissent extérieurement. Leur « ensei­gnement » n’augmente personne. S’ils en tirent profit, personne n’en tire profit. Un cerveau vide ne peut former que des cerveaux vides. Certains professeurs ont les élèves qu’ils méritent, comme certains élèves sont dignes de leurs professeurs. Ces gens-là tournent dans le même cercle vicieux.

De même qu’en présence de l’œuvre d’art les indi­vidus qui ne sont pas totalement dépourvus d’intelli­gence et de sensibilité apprennent à mieux reconnaître et parviennent à découvrir leur véritable personnalité, toute œuvre d’art sincère leur révélant le sens de la vie, de même d’un enseignement rationnel chaque élève doit retirer un profit intérieur. C’est sa propre révélation qui lui est faite par un tel enseignement. Au fond, le seul enseignement, c’est l’enseignement esthétique, celui qui résulte de la contemplation des tableaux et des statues, de la lecture des poèmes, du contact avec toutes les manifestations de l’art. Toute autre éducation semble pâle à côté de l’éducation des esprits par l’art. C’est pourquoi tout enseignement doit s’efforcer d’être lui-même un art, afin de gagner les cœurs et de féconder les esprits. Si le maître doit avoir de l’autorité sur ses élèves, que celle-ci soit toute morale. Elle le sera, si son enseignement constitue pour eux un refuge contre la laideur et leur permet d’avancer avec plus d’assurance au sein des embûches tendues sur leur route par la société.

Tout enseignement sera objectif et subjectif à la fois, c’est-à-dire que le lyrisme et l’imagination y auront leur place, autant que la science et l’observation. Tout enseignement qui n’est pas l’un et l’autre n’est qu’une caricature d’enseignement, ou un demi enseignement. Un enseignement qui ne consisterait qu’en hypothèses ne reposant sur rien, qu’en belles phrases et tirades, ne serait même pas lyrique, car le lyrisme suppose l’observation. Un enseignement qui se contenterait d’accumuler fiches sur fiches, d’aligner froidement ces chiffres, ne serait même pas scientifique, car la science seule ne peut rien. Il faut que dans le professeur coha­bitent l’artiste et le savant, dans une étroite union. Vous ne pouvez demander au professeur plus qu’il ne peut donner ; demandez-lui seulement tout ce qu’il peut donner.

Il est évident que le professeur ne peut tout tirer de son propre fonds, qu’il est obligé de consulter de nombreux documents et de lire une quantité d’ou­vrages traitant des questions les plus diverses. La science infuse n’existe pour personne. Le professeur travaille sans cesse pour se mettre au courant des progrès de la science. Le peuple considère à tort les travailleurs intellectuels comme des paresseux. Celui qui pense est pour lui un être inutile. C’est que son travail ne se voit pas. Cependant, il n’en existe pas moins. Et il est plus pénible qu’on le croit. Il suppose une hygiène rigoureuse et toutes sortes de privations. Le professeur travaille pendant que les autres se soûlent ou vont au cinéma. Mais comme il ne tra­vaille pas toujours aux mêmes heures que les autres, on le jalouse et on le méprise. L’art du professeur consiste à extraire, comme l’abeille, le miel des fleurs les plus rares comme des plus humbles, à préparer, pour les cerveaux, la nourriture substantielle dont ils ont besoin et qu’ils absorberont sans trop de fatigue. Le professeur leur mâche la besogne, si je puis m’ex­primer ainsi. Il les dispense de recherches fatigan­tes et souvent fastidieuses. Il leur apporte tout préparé le plat qu’il a composé avec toute sa science et tout son art. Ils n’ont plus qu’à se mettre à table. Cepen­dant, ce travail de mise au point et de synthétisation ne les dispense pas de réfléchir et d’associer des idées ; autrement, si l’élève demeurait passif sans rien ajouter à ce qu’il a reçu, s’il ne donnait rien de son côté, l’enseignement le plus vivant serait mort-né. Il faut que l’élève fasse un effort pour porter à sa bouche les aliments qu’on lui sert et les transformer en sa propre substance.

Quelque liberté que conserve l’élève de rejeter ou non l’enseignement du professeur, il est certain que son attitude vis-à-vis du maître, comme celle du maître vis­-à-vis des penseurs et des savants qui ont travaillé toute leur vie sur le même sujet, doit cesser d’être le scepticisme, mais commande qu’on fasse confiance à autrui, qu’on accepte, sinon comme un dogme, du moins comme la meilleure des solutions celle qu’il propose, « dans l’état actuel des connaissances humai­nes ».

Les « digressions » ou « hors-d’œuvre » dont le professeur parsème ses leçons sont pour lui des moyens d’obliger les cerveaux à penser et à réfléchir. Elles constituent, en même temps qu’une gymnastique pour l’esprit, une halte qui lui permet de méditer sur le chemin parcouru avant de reprendre sa route. Il s’élève sur les sommets d’où il contemple les réalités qui l’entourent pour en dégager une réalité plus haute. Ces digressions et hors-d’œuvre, loin d’être en dehors du sujet, sont au cœur même du sujet, elles en sont l’âme ; sans elles, tout enseignement ressemble à un squelette, la chair et le sang qui seuls constituent la vie faisant défaut.

Dans tout enseignement, la théorie et la pratique doivent s’accompagner. Ne nous contentons pas d’écouter de belles théories ou de les exposer, mais mettons en pratique l’enseignement que nous recevons ou que nous donnons. Le philosophe, qui est l’amant de la sagesse, doit donner l’exemple de celle-ci dans toutes les circonstances de sa vie et partout où il se trouve en contact avec les hommes. Il doit prendre comme ligne de conduite de ne jamais participer aux erreurs de la foule et se tenir constamment au-dessus de la mêlée. Cependant, avant d’être un surhomme, le philosophe doit être un homme différent, par ses goûts, ses aspirations, sa conception de la vie, des âmes grégaires qui évoluent autour de lui. Au philo­sophe de remonter le courant des passions, de se réaliser « en beauté » au-dessus de la laideur, de mani­fester sa pensée en toute circonstance, d’agir contre la bêtise et l’ignorance chaque fois que l’occasion s’en présente. Il faut mettre ses actes en harmonie avec ses théories. Autrement, la philosophie n’est qu’un bluff.

Nous devons nous libérer d’une foule de mauvaises habitudes : habitudes de penser, habitudes de sentir, défectueuses à tous les points de vue. L’éducation de notre cœur comme celle de notre esprit commencent à peine. L’essentiel est surtout d’agir conformément à nos pensées, de façon à ce que notre exemple puisse être suivi. De quel droit parlerons-nous aux autres de justice et de fraternité, si nous sommes injustes et méchants ?

Deux méthodes s’opposent dans l’enseignement : la compilation et la création. Seule la seconde a un sens. Seule la seconde constitue un véritable enseignement. À quoi sert-il de se documenter si l’on n’a pas le souffle qui fait vivre le document ? L’enseignement ne se conçoit que vivant ; autrement, c’est un pseudo ensei­gnement. La création suppose l’innovation, l’invention, la découverte, seules intéressantes, quelque chose qui s’ajoute à ce qui est, en le transformant et le dépas­sant. La compilation n’offre rien qu’une science indigeste. La création suppose la documentation, mais avec quelque chose en plus. Le document tout seul ne rend aucun service. Il ne nous apprend rien. Ce sont des matériaux épars, qui attendent qu’on les utilise pour une construction durable. La compilation sans ordre avec une apparence d’ordre ne produit que du désordre dans l’esprit, ne laisse qu’un souvenir vague et confus. Le compilateur, qui n’a rien appris lui­-même, n’apprend rien aux autres.

Tout autre est le créateur. Il vit. Il n’a pas besoin de faire étalage de sa science. Sans en avoir l’air, il nous apprend mille choses. Il ne suit pas un plan rigoureux et, cependant, s’il semble s’écarter de son sujet, toute sa personne instruit. Nous suivons les méandres de sa pensée, nous créons avec lui. Nous cherchons, nous trouvons avec lui. Le créateur ne s’attarde pas à ce qui est insignifiant : il passe outre et ne voit que l’essentiel. Sa vision est synthétique. D’un coup d’œil, il embrasse le détail et l’ensemble. Écoutons-le. Avec lui, nous apprendrons vraiment quelque chose. Nous n’aurons pas perdu notre temps. N’est pas créateur qui veut : si la compilation s’ac­quiert, la création est un don. Vous aurez beau faire, vous resterez un compilateur, un « non-créateur », si vous n’avez dans le cœur et l’esprit ce je ne sais quoi qui communique la vie.

Ce qu’on ne tolère pas dans l’enseignement, c’est le lyrisme. La poésie est chassée de là comme de partout. Arrière, la spontanéité et l’enthousiasme ! Arrière, l’originalité et la vie ! La science doit être froide. Elle doit se préserver de toute émotion. L’émo­tion est une tare. Un professeur sérieux ne doit pas avoir d’idées personnelles. Ce serait un mauvais pro­fesseur. Ressembler à tout le monde, voilà la règle. Penser ce que tout le monde pense, ce qui équivaut à ne rien penser du tout. Dans le fond comme dans la forme, un professeur qui se respecte doit être banal et terne. On peut être une personnalité et ne pas avoir de personnalité : c’est même ce qui arrive la plupart du temps. Certains professeurs sont cotés, pontifient et attirent du monde à leurs cours qui, cependant, n’ont rien de bien transcendant. C’est une vogue qui passera comme tout le reste. Un professeur n’est bien vu que s’il est incolore, amorphe et quelconque. À lui tous les honneurs et un bon traitement. Il est vissé à sa chaire jusqu’à sa mort.

Parler pour ne rien dire ou pour dire des banalités, ce qui revient au même, à cela se borne le rôle du professeur traditionnel, qui rabâche sempiternelle­ment ce qu’il a appris dans les livres. Ce genre d’édu­cation convient parfaitement aux peuples abâtardis, chez lesquels les imitateurs l’emportent sur les créa­teurs, et dont la mission consiste non à faire des hom­mes, mais des mannequins. Cela dégoûte d’enseigner, quand on voit un peu partout tant de pédants qui enseignent mal, ou qui n’enseignent rien. Et puis, il y a pour le penseur libre quelque répugnance à affir­mer du haut d’une chaire des vérités passagères. C’est faire acte d’autorité que d’enseigner quoi que ce soit. Dans tout enseignement, il y a pression sur des élèves. L’enseignement est un apostolat qui exige des disci­ples. Comment résoudre cette délicate question d’en­seignement, toute résolue pour des cuistres ? Ils ne s’embarrassent pas de tant de scrupules. Enseigner, pour eux, est une forme de mégalomanie. C’est leur folie des grandeurs. Il entre dans tout enseignement une part de cabotinage qui répugnera toujours aux consciences droites. Le penseur libre, promu au grade de professeur, s’efforcera de faire oublier qu’il « pro­fesse » ex cathedra. Le meilleur enseignement, c’est celui qui groupe des hommes libres autour d’un homme libre, dans un local quelconque n’ayant rien d’officiel, ce professeur n’enseignant au nom d’aucun gouver­nement et pour le compte d’aucune administration. Que celui qui enseigne dans ces conditions exerce ailleurs un métier de professeur, ou un autre métier, il sera toujours heureux d’avoir devant lui un public intelligent, que les préjugés n’aveuglent pas.

L’éducateur se dégagera de la mentalité professorale, étroite et bornée, qui ne souffre aucune objection et veut être crue sur parole. En somme, que l’on s’exprime en public, devant une nombreuse assemblée ou un cercle restreint, dans un livre, un article ou une simple conversation entre camarades, on n’impose pas une idée : on l’expose. L’orateur n’exerce d’influence heu­reuse sur ses auditeurs que s’il leur expose des idées, au lieu de leur imposer ses idées. En restant lui-même, allégé de tout autoritarisme, mais ferme dans ses convictions, il donne aux autres un exemple qui n’est pas sans beauté. Il conserve son harmonie, afin que les autres découvrent leur harmonie.

Il faut éviter dans tout enseignement ces verrues que sont l’autoritarisme, le pédantisme, la lourdeur, l’incohérence et autres défauts insupportables. La science est œuvre d’amour : pour attirer à elle les ignorants et les simples, il faut soi-même aimer la science. Et on ne l’aime profondément que si on l’aborde avec sagesse, sans aucun parti-pris, ni idée préconçue.

« Ai-je le droit d’enseigner ? se demande l’homme libre. Est-ce que je ne fais point acte d’autorité en assu­mant ce rôle ? » Non, pensera-t-il, s’il envisage son enseignement comme utile à tous, et s’il répond au vœu des camarades qui sollicitent de lui cet enseigne­ment. Là encore, il faut se donner, et se donner sans arrière-pensée.

Tout homme instruit a le devoir de communiquer son savoir à autrui, et cela sans faire de concession, sans émasculer sa pensée, sans la déformer ni la mutiler. Il faut donner toute la science ou ne rien donner du tout. Il y a une façon de la mettre à la portée de ses auditeurs, sans les diminuer ni se dimi­nuer. Vulgariser, démocratiser la science, comme on dit, cela ne consiste pas à la châtrer, à la caricaturer, à en faire la parodie : c’est la clarifier, la simplifier, l’humaniser sans l’appauvrir. C’est en extraire le parfum d’idéal que tous ont le droit de respirer. Pro­pager la science ne consiste pas à faire de tous les hommes des savants, mais à faire d’eux des esprits libres, curieux, avides de connaître le monde qui les entoure. Cela consiste à éveiller dans les cerveaux l’esprit critique sans lequel l’individu n’est qu’une brute, étant incapable de socialiser l’art et la science, de les mettre à la portée de toutes les intelligences. On a vu comment notre pseudo démocratie a réalisé son programme : en faisant payer au peuple l’entrée dans les musées. L’art et la science sont devenus des entreprises commerciales, aux mains des mercantis. Notre époque divinise la science, la met au-dessus de tout et, quand il s’agit d’initier la foule à la science, il n’y a plus rien : plus d’argent pour les collections, pour tout ce qui concerne un enseignement pratique et rationnel ; la guerre absorbe tout, livre bataille à la science en utilisant ses découvertes pour le malheur des hommes. Le temple de la science est fermé aux individus. Quand, par hasard, il ouvre ses portes, c’est pour exhiber des charlatans et des pontifes qui débitent aux foules ahuries des boniments auxquels elles ne comprennent rien. Si le mouvement des uni­versités populaires a lamentablement échoué, la faute en est aux « professeurs » qui n’ont pas su se mettre à la portée de leur auditoire, en leur parlant un lan­gage hermétique et en accablant leur mémoire de termes scientifiques et de formules indigestes dont il n’avait que faire.

Avant toute chose, le professeur doit s’efforcer de rendre la science compréhensible, attrayante même. Point n’est besoin pour cela de « saboter » son ensei­gnement. L’art et la science peuvent s’enseigner au peuple, mais certain doigté est nécessaire pour cela. Il y a la manière, que n’ont ni les pédagogues ni les cuistres. 

— Gérard de Lacaze-Duthiers.