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PROGRÈS n. m. (ET INDIVIDUALITÉ)



I. Nulle notion ne nous semble plus familière que celle qu’exprime le mot progrès. Pourtant, il n’en est guère qui soit plus confuse, plus trompeuse et dont on fasse plus dangereux abus. C’est au désir de progrès que nous attribuons légitime­ment la plupart des facilités d’existence dont bénéfi­cient les hommes de notre temps, par comparaison avec ceux de jadis. Mais c’est aussi sous prétexte de servir le progrès que l’on prétend perpétuer entre les hommes une inégalité qui serait, dit-on, aiguillon de leur acti­vité, ou bien que l’on revendique le droit d’user de la force pour soumettre, déposséder, civiliser – assure-t-on – les peuples arriérés.

De quelque parti politique qu’il se réclame, nul n’osait, il y a peu d’années, abjurer le culte du Progrès. Toute­fois, un revirement se produit aujourd’hui. Sous la leçon des événements dont nous venons d’être témoins, notre optimisme a été ébranlé.

Avant d’aborder la question du progrès, il semble indispensable de définir rigoureusement ce que nous devons entendre par ce mot ambigu.

Le mot progrès évoque d’abord la continuation d’un mouvement en conformité avec une direction suivie précédemment, mouvement ayant sa source dans une impulsion volontaire ; il implique par surcroît l’ache­minement vers un état meilleur ou plus désiré. Si l’on parle du progrès d’un objet ou d’un phénomène, c’est qu’on lui attribue un dessein ; on imagine une force dans ce qui se meut. S’il est question du progrès d’une maladie, c’est que l’on se place au point de vue de l’agent qui cause cette maladie et que l’on enregistre le déploiement et le succès de son activité. Notre point de départ est donc une appréciation subjective. La connaissance que nous acquerrons du concept qui fait l’objet de notre examen ne s’épurera de cette tare, ne s’objectivera, si elle en est susceptible, que quand nous l’aurons confrontée avec les réalités.



Constatons-nous dans le monde de la matière inorga­nique quelque transformation qui réponde à notre définition élémentaire du progrès ? Évidemment non.

Dans son état présent, la science nous enseigne que le monde où nous vivons tend vers un état de moindre activité, que, si on le considère comme un système isolé, l’énergie qu’il renferme, de quantité invariable, se nivelle ou, comme on dit, se dégrade.

Pourtant, tout phénomène naturel ne se réduit pas à une consommation d’énergie immédiate et sans frein. Déjà, dans le domaine matériel, on constate des rehaus­sements ou, comme on dit, des réhabilitations d’énergie. L’eau qui est descendue des hauteurs à la mer revient à la montagne sous forme de nuages après s’être incor­porée le calorique déversé par les rayons solaires. Mais ce cycle indéfiniment parcouru ne nous offre pas l’image d’un progrès ; il s’accompagne de dépense d’énergie n’aboutissant qu’à l’érosion du sol.

Tout change d’aspect avec l’apparition de la vie sur la terre. La plante emmagasine de la chaleur que sa combustion vive ou lente restituera, mais elle le fait en empruntant à l’atmosphère un déchet de révolution antérieure, une cendre fluide dont elle récupère le char­ bon. Les animaux herbivores, les carnivores qui en font leur proie captent à leur tour l’énergie des végétaux qu’ils consomment, énergie qui, en général, se fût per­due, car les possibilités de végétation et de reproduc­tion des plantes sont limitées par la place disponible, ils la transforment en mouvements plus apparents.

Avec la vie, nous voyons donc apparaître des chan­gements traduisant une tendance à réagir contre la dégradation et l’uniformisation, à maintenir et à édifier. Cette tendance est irrésistible. Des germes de matière vivante, dès qu’ils rencontrent des conditions favora­bles, tendent à envahir le monde.

Cette tendance spontanée, persistante, à capter, retenir et incorporer à la matière l’énergie vouée à la déper­dition, ouvre dans le monde la voie au progrès. Elle oppose la création à l’anéantissement. Toute destruc­tion non compensée est négation du progrès ; affirma­tion, au contraire, tout ce qui contribue à intensifier la vie.

Cependant, si la vie en elle-même est un principe de progrès, la succession des espèces vivantes est-elle la manifestation d’un progrès de la vie ? Évolution et progrès concourent-ils au même but, malgré des dis­cordances accidentelles ?

Lorsque, visitant la galerie de paléontologie au Muséum, nous voyons des organismes, qui nous parais­sent d’une extrême simplicité, se diversifier peu à peu, acquérir de nouveaux organes, se ranger en séries dont la structure, les facultés, le mode de vie se rap­prochent, dans certains embranchements, des attributs caractéristiques de l’espèce humaine, s’efforcent à l’équivalence dans les autres, il nous semble impossible de nous refuser à la constatation d’un progrès général. Mais à quel critère nous référer pour confirmer cette première impression ?

Un ancien doyen de la faculté des sciences a examiné ce qu’il fallait penser d’un classement hiérarchique des espèces fondé sur leur adaptation au milieu, en choisissant, par exemple, le cas des vertébrés. Les poissons sont apparus les premiers ; ils devraient être les plus inférieurs : mais en quoi ? Dans leur milieu, ils sont supérieurs à tous ceux qui sont apparus après eux.

Pourquoi, d’ailleurs, les espèces seraient-elles en progrès les unes sur les autres ? On est enclin à admet­tre aujourd’hui qu’elles se différencient par l’effet de forces internes, mises en action sous l’influence du milieu, mais dont la résultante n’est pas en relation obligée avec les variations de ce milieu. L’être trans­formé va-t-il être mieux ou plus mal adapté ? Disons plutôt qu’il est dérouté en prenant le terme dans son sens étymologique. Comme ses ascendants, l’être nouveau conserve sa tendance à la vie. Si les circons­tances mettent à sa portée une ambiance au sein de laquelle il ne soit pas trop défavorisé, l’abritant de ses ennemis, il vivra. Un animal qui naît aveugle pourra, sans être infériorisé, poursuivre son existence dans une caverne ou sous terre. Le cas est fréquent.

« La sélection, loin de conserver le meilleur, suppri­me simplement le pire. » (E. Rabaud.)

Nous pouvons admettre qu’au lieu de nous attendre à rencontrer dans la nature le Progrès considéré comme un absolu, nous devrons nous tenir pour satis­faits d’y constater des progrès relatifs, simples ralen­tissements à la dégradation générale de toutes les sources d’énergie. Et si nous voulons classer les espè­ces vivantes, puis les structures sociales, il faudra mettre en tête celles qui contribuent le plus efficace­ment à ménager les forces naturelles, à faire prospérer la vie.

Cependant nous allons voir se manifester dans le monde vivant une qualité apparue tardivement et len­tement développée : l’individualisation, qui deviendra chez l’homme le plus puissant instrument de domina­tion sur la nature.



II. Autant que la notion de progrès, celle d’indivi­dualité a donné lieu à bien des malentendus.

« L’individualisme est l’affirmation de ce qu’on est, par opposition à ce que l’on n’est pas, du moi par rapport au non-moi. Voilà le cœur de l’idée. C’est la tendance vers ce qui distingue les êtres les uns des autres, l’opposition à ce qui les confond ou les combine dans une action solidaire. » Opposition à l’esprit gré­gaire, à la solidarité imposée, au conformisme servile. Comme toute notion, celle d’individualité repose sur la perception de ressemblances et de différences. L’indi­vidualité ne se comprend que dans le groupe, dans la société. Tandis que l’égoïsme ramène tout à un terme unique, le moi posé comme absolu, elle exprime un rapport, une relation ; et ce point de vue seul peut se justifier, car rien de ce qui a vie ne peut être conçu indépendamment du milieu vital, pour l’homme milieu social avant tout.

Suivre pas à pas le développement de l’individualité au cours de l’évolution sortirait de notre cadre. Nous nous bornerons à en mentionner les étapes les plus essentielles.

Aux échelons inférieurs du monde vivant, si l’espèce dure, c’est parce que la destruction aveugle de l’im­mense majorité de ses membres est simplement com­pensée par la prolifération. Le hasard seul préside au choix des survivants qu’aucune particularité ne signale. Dans la masse, ni les similitudes, ni les différences toujours minimes, résultant des circonstances occasion­nelles ou d’un retard de développement, ne peuvent être perçues, car elles ne donnent lieu à aucun rapport spécial entre ceux qui en sont affectés. Chacun vit pour soi.

Plus tard, un fait nouveau se produit, les rejetons gardent le contact de leurs procréateurs, auprès des­quels ils trouvent appui pendant la période la plus périlleuse de leur existence. Leur survie est sujette à moins d’aléas. Durant la période de vie commune, les relations sont celles d’hôte à parasite ; et il se trouve que les procédés par lesquels réagit le premier ne sont pas des réactions hostiles, mais acceptées, recherchées même, et concourent à la protection, à l’alimentation du second. Cette réaction, aussi nécessaire au bien­-être du parent qu’elle est avantageuse au descendant, se consolide sous forme d’instinct. Dans l’ensemble, il y a progression de l’individualité dans le monde animal, à en juger par la multitude et la diversité des actes.

Devant l’animal adulte s’ouvrent trois voies différentes. Ou bien il rompt tous les liens de sujétion et poursuit dans l’isolement la satisfaction de ses tendances par­ticulières, que la dureté de la lutte limite promptement au seul souci de la conservation ; ou bien, incorporé à la masse de ses semblables, modelé sur eux, il béné­ficie, comme compensation à l’inhibition de ses possi­bilités de variation, d’une entraide rudimentaire. Ou enfin, recherchant alternativement les avantages des deux situations, il partage son existence en périodes d’isolement et périodes de rapprochement, lorsqu’il s’agit de pourvoir à des besoins périodiques communs à l’espèce, tels que les migrations.

Pour les espèces, le fait de s’engager dans l’une ou l’autre de ces voies n’est nullement arbitraire, il dérive du mode de nutrition. Ceux qui poursuivent une proie mobile, s’ils sont assez puissamment armés pour arri­ver à leurs fins sans le secours d’auxiliaires, tels les grands fauves, tendront à vivre dans l’isolement dès l’âge adulte ; chez eux, la distinction des fonctions, l’individuation, dont elle est la condition, seront étroi­tement limitées. L’isolement, supprimant les relations, abolit le sentiment de l’individualité.

Chez les végétariens vivant de matières inertes, l’ag­glomération « promiscuitaire » des êtres de tout âge n’a aucune raison de se dissoudre. Au contraire, moins habitués à la lutte, puisque leur subsistance n’en est pas le prix, ils ne pourront opposer à l’ennemi que leur masse. L’effectif de la horde dépendra de l’abondance des subsistances. Cependant, dans le troupeau on pour­ra voir un rudiment d’organisation, des fonctions spécialisées, signaleurs, combattants, simple ébauche d’individuation.

Les carnassiers médiocrement armés forment la troi­sième catégorie. Ils peuvent vivre dans l’isolement, mais, dans des circonstances pressantes, s’unir pour la chasse, varier et combiner leurs efforts et, de ce fait, prendre conscience de leur personnalité. C’est d’ail­leurs dans cette catégorie que l’homme a trouvé le plus indispensable et le mieux doué de ses compagnons : le chien, sans lequel la domestication du bétail eût été sans doute impossible ou, tout au moins, peu avanta­geuse, car il eût fallu presque autant de gardiens que d’animaux captifs.

Dans toute l’animalité, le niveau de l’individualité ne saurait s’élever très haut. Isolés ou groupés, sauf au temps de la procréation, l’égoïsme est le trait domi­nant de la mentalité des animaux ; la satisfaction des besoins que son espèce a de tout temps ressentis absor­be toute l’énergie nerveuse de chacun de ses représen­tants. Loin de tendre vers le mieux, l’instinct spécifi­que se satisfait de l’équilibre.

Pour qu’il y ait progrès continu, il faut qu’il y ait déséquilibre permanent. En principe c’est une tare. Mais cette tare, qui ne se rencontre que dans le genre humain, l’homme a pu la faire tourner à son profit, en faire le ressort de progrès dont nous n’apercevons pas encore le terme.

L’individualisme, qui est la conséquence de ce désé­quilibre, est, dans le genre humain, un caractère si indéniable qu’il a résisté à toutes les tentatives faites pour le stabiliser ou même pour restreindre l’innom­brable variété de ses manifestations. Quel qu’ait pu être le désir de ceux qui ont détenu la puissance, con­quérants ou gouvernants, jamais des formes de cultu­re, des modes de comportement réservés à des collecti­vités privilégiées érigées en caste n’ont pu s’établir d’une façon durable. L’homme a toujours cherché, non seulement à sauvegarder son individualité, mais à la majorer.

Quelle est l’origine de cette variabilité dans le com­portement qu’on ne rencontre chez nulle autre espèce animale ? Devant, à ce qu’il semble, compliquer les conditions de la vie et la rendre plus précaire, com­ment se fait-il qu’elle ait été le plus sûr agent du pro­grès, c’est-à-dire qu’elle ait acheminé l’humanité vers une vie plus large et plus intense ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner maintenant.



III. On attribue aujourd’hui, ainsi que nous l’avons dit, la différenciation des espèces à des mutations brusques qui font apparaître des êtres nouveaux que nous sommes tentés de qualifier de monstres, si nous les comparons à l’ancien type.

Sous l’influence de circonstances locales, certaines fractions de l’espèce peuvent évoluer d’une façon diffé­rente. Une même souche peut donner naissance, vers la même époque, à des branches dissemblables bien qu’apparentées.

C’est ce qui semble s’être produit dans le genre humain.

M. Guyénot, au cours d’une séance de la Semaine internationale de synthèse, en 1929, écrivait : « L’hom­me ne paraît pas le produit d’une seule mutation, mais d’une série de mutations indépendantes, ayant porté sur le crâne, le cerveau, la mâchoire, les dents, etc. Une mutation sur le crâne peut ne pas avoir été accom­pagnée d’une mutation sur la mâchoire, ce qui permet de comprendre la coexistence, chez l’homme de Pilt­down, d’un crâne humain et d’une mâchoire simienne. Une mutation peut avoir donné aux dents un caractère humain sans que la mandibule se soit trouvée modi­fiée, ce qui expliquerait la dentition humaine de la mâchoire pithécoïde de Mauer. »

Sur quoi ont porté la mutation principale et les mu­tations secondaires qui la caractérisent ? Sur le cer­veau et sur l’ensemble de la tête; celles du corps ne sont qu’accessoires.

Au prix de quels sacrifices l’accroissement de l’appa­reil cérébral s’est-il réalisé ? Comparé aux grands anthropoïdes, l’homme paraît un être dégénéré. On peut le considérer comme une machine plus délicate que les êtres auxquels il est apparenté, mais son rendement n’est pas moindre.

N’oublions pas qu’au point de vue physique, le pri­mitif était plus solidement constitué que l’homme mo­derne. De plus petite taille, mais très massif, il avait des muscles puissants, une mâchoire robuste, une den­tition très forte. En somme, après la mutation, le débit énergétique était resté équivalent, tandis que les possi­bilités d’utilisation étaient démesurément accrues. Ainsi, tandis que chez toutes les autres espèces, pro­duction d’énergie nerveuse, besoins et moyens d’em­ploi s’équilibraient sensiblement, il s’est manifesté dans l’espèce nouvelle une énorme disproportion entre ces facteurs. Ce remaniement est bien plus important qu’il ne semble résulter d’un examen superficiel des organes. Il ne porte pas seulement sur l’accroissement de l’éten­due de la couche corticale grise, mais sur la multipli­cation des fibres de relation et d’association qui relient les cellules de la première, soit avec les organes sensitifs et musculaires, soit entre les fibres dont l’ensemble for­me la substance blanche, dont le volume est proportion­nel au cube des dimensions. Les neuf milliards de cellu­les grises, reliées par leurs cylindres-axes et plusieurs autres prolongements donnent la possibilité de combi­naisons qui se chiffrent par milliards de milliards, alors que la vie humaine est loin d’atteindre trois milliards de secondes. Quelle latitude laissée aux différences de pensée et aux écarts de comportement, chez un indi­vidu ou entre divers individus !

Ces considérations sont appuyées par le fait que lors­qu’il s’agit de l’exercice de la pensée, beaucoup de bio­logistes modernes sont portés à attribuer un rôle pré­pondérant dans l’élaboration de la pensée aux fibres d’association et de transmission et non plus aux cellu­les elles-mêmes.

On peut avoir une idée de la constitution psychique de l’homme en se représentant un ouvrier dont la force musculaire est étroitement limitée et qui a à sa dispo­sition un magasin approvisionné d’une multitude d’ou­tils, susceptibles de combinaisons variées, appropriées à tous les genres de travaux qui pourront se présen­ter ; abondance telle qu’au cours de la plus longue exis­tence, il ne trouvera l’occasion que d’en utiliser une infime partie. C’est un semblable excès des ressources mentales sur les moyens et les besoins physiologiques qui assigne à l’homme un rôle privilégié dans le mon­de vivant ou, du moins, qui le lui assurerait s’il avait la sagesse de le mettre à profit.

La mutation essentielle dont nous venons d’exposer la nature a été accompagnée d’une série de mutations indépendantes. On ne saurait mieux qualifier la plu­part de celles-ci qu’en les appelant un remodelage de la face. Les masses osseuses et musculaires se rédui­sent, les arcades sourcilières s’effacent, le progna­thisme s’atténue, la mâchoire s’amenuise, les dents sont moins volumineuses. Ce qui attire encore l’attention, c’est l’apparition et le dégagement du menton. Or, cette particularité nouvelle, jointe à celles qui sont relatives à l’articulation plus libre des branches de la mâchoire, à la souplesse des joues, à l’amincissement et à la mobilité des lèvres, donne plus de jeu aux mouvements de la langue, à la modulation des sons. Le langage articulé existait-il chez les précurseurs de Néanderthal ou d’avant ? Peut-être, mais à l’état réduit (Boule). Le remaniement facial ultérieur a considérablement accru non seulement les facilités d’expression, mais le champ même de la pensée.

« La sensation et le mouvement constituent la pre­mière et la dernière étape de la pensée, même de la pensée abstraite, spéculative, dans laquelle la région des images est dépassée et la parole semble paralysée. Le mot « si je ne parle pas, je ne pense pas », mis satiri­quement dans la bouche de l’orateur Gambetta, synthé­tise cette intime articulation du langage, qui en accom­pagne l’extériorisation et qui est nécessité commune à tout homme, quelle que soit sa valeur mentale. » (Brug­gia.)

La faculté d’employer une quantité réduite d’éner­gie nerveuse à mettre en œuvre des comportements infiniment variés, selon les circonstances, donnait à l’homme une supériorité prodigieuse sur les représen­tants les plus voisins de l’ordre des primates dont il fait partie. Cet avantage s’alliait pourtant à quelques dangers. L’avantage est qu’un ajustement, moins étroi­tement standardisé, de la puissance nerveuse motrice et des rouages qu’elle peut mobiliser, a rendu possible à chaque individu de faire face, par ses propres moyens, aux incidents dont le milieu ambiant est le théâtre ; multipliant ses points de contact avec le monde, elle lui en facilitait la pénétration, lui fournissait des armes personnelles pour sa conquête. Dans l’animalité, l’ac­commodation est globale ; dans l’humanité, elle peut à la rigueur être individuelle et la possibilité d’isolement s’y accompagne d’une différenciation du comporte­ment.

Ce penchant à l’individualité est une cause de disso­lution des groupements humains. Le péril est grave tant que l’homme est insuffisamment armé pour la lutte. L’animal végétarien ou carnivore médiocrement puissant concentre sur un seul objectif, pour la défense ou pour l’attaque, tous les moyens restreints mais rou­tiniers des membres de la horde. Le clan humain, uni par l’instinct grégaire reçu en héritage, agit de même. L’intelligence, rivale de l’instinct, va compromettre sa cohésion.

À la tendance dissociative de l’esprit, le langage puis l’écriture sont venus apporter un tempérament. Multipliant les moyens d’expression des idées et, par là, les occasions de relations entre les hommes, rendant aisée la communication de l’expérience personnelle, des connaissances acquises sur le monde, le langage resti­tuait toute sa valeur à la cohésion sociale et tendait à la consolider. Aidé de l’écriture, il donnait naissance à la tradition qui, reliant les générations successives, leur permettait de constituer et de conserver intact le capital intellectuel de l’humanité.

Sous l’influence contraire de l’intelligence dissolvante et du langage serviteur des tendances à la sympathie, le groupe humain, au lieu de se disperser, allait se mainte­nir, mais sur une nouvelle base. Il n’allait plus reposer sur la contrainte inconsciente de l’instinct grégaire, mais s’orienter vers l’association consentie régie par la rai­son.

Si, comme on le fait communément, on appelle socié­tés aussi bien les groupements animaux que les groupe­ments humains, il faudrait dire non pas que l’homme est un animal sociable, mais que son état de civilisa­tion est la conséquence de son naturel insociable.

En réalité, ce paradoxe est simplement l’effet d’une confusion due à l’application d’un vocable à deux types d’agrégats. En cessant peu à peu d’obéir à l’instinct, passion, sentiment, tendances se socialisent. Mais il ne faut pas confondre avec les sociétés animales, ins­tinctives, les sociétés humaines de plus en plus artifi­cielles. D’une part, il y a absence de personnalité, gré­garisme, conformisme spécifique, autorité (dictature ou « sociocratie »). D’autre part, individualisation dans le ca­dre social, prévalence de la raison, initiative, liberté (socialisme libertaire).

Toute l’histoire de la civilisation est celle du passage, si loin encore d’être achevé, d’une structure sociale à l’autre.



IV. Des deux tendances, l’une purement animale poussant au grégarisme instinctif, restrictif, l’autre plus spécialement humaine inspirant le socialisme ration­nel, libertaire, comment se fait-il que la plus ancienne et la plus vile n’ait pas été supplantée par sa rivale vigoureuse et expansive.

Nous avons vu que c’est grâce au maintien du contact entre parents et descendants – rapprochement qui, en provoquant entre eux des comparaisons, éveille les idées de ressemblance spécifique et de différences par­ticulières – que l’être est amené à prendre conscience de son individualité. Nous avons vu aussi que les rela­tions qui s’établissent entre générations successives sont celles d’hôte à parasite.

Dans l’espèce humaine, en raison de la longue durée que nécessite la formation de l’adulte, formation pro­gressive qui l’associe graduellement aux travaux de la famille, lui assigne une fonction à la mesure du dévelop­pement de ses facultés, si le sentiment d’individualité croît avec l’importance du rôle assumé, par contre l’habi­tude de bénéficier de soins et d’une protection longtemps indispensables consolide le goût de la vie parasitaire.

Autre particularité : dans les familles, les naissances de rejetons successifs devancent l’époque à laquelle l’élevage des premiers nés est terminé. Circonstance éminemment favorable au développement de l’indivi­dualité, mais qui entraîne aussi une réciprocité de dépendance.

Le parasitisme, au lieu de demeurer unilatéral, est devenu commutatif ; il rend solidaires les générations, il est le fondement de la famille.

La tendance parasitaire, née dans la famille, devait naturellement s’étendre au clan.

La tendance individualiste n’était certes pas étouf­fée, mais, au lieu de se manifester dans chaque homme comme volonté particulière d’action, elle était trans­férée au groupe, à la puissance et à l’expansion duquel la personne devait se sacrifier.

Le fait de se dépouiller, en faveur du groupe social auquel on est incorporé, de la tendance naturelle à l’expansion de sa personnalité a donné naissance à l’esprit de caste, à l’esprit de corps, à l’orgueil racial ou national. Moins il y a de liberté individuelle, plus se développe la passion guerrière d’un peuple. Les ré­gimes de dictature ont pour conséquence d’exalter chez ceux qui les supportent le nationalisme, de les entre­tenir dans des sentiments d’hostilité permanente à l’égard des peuples étrangers.

Les facteurs essentiels qui ont influé sur l’évolution des sociétés humaines peuvent donc se ramener à trois : instinct grégaire et instinct parasitaire, d’une part, et, d’autre part, aspiration consciente à développer l’indi­vidualité. Il était impossible que la première tendance pût l’emporter ; il eût fallu pour cela que l’organe si richement doté que l’intelligence humaine avait à sa disposition pour utiliser l’énergie nerveuse fût, dès son apparition, frappé de paralysie. Toutefois, sans être un obstacle infranchissable, l’instinct grégaire, vestige d’animalité rattachant l’homme au passé, allait persister en tant que frein au progrès.

La seconde tendance a joué un bien plus grand rôle. Elle a provoqué la formation de sociétés oligarchiques. (Voir le mot Oligarchie.)

Un régime d’inégalité, dans la mesure même où il laisse place au progrès, ne peut être stable. Or, l’ins­tabilité, pour n’être pas une cause de ruine pour une société, doit elle-même obéir à des règles, et ces règles seront celles d’un régime contractuel visant à rétablir à chaque moment l’équilibre entre les tendances de chaque membre du groupe et celles de tous ses associés.



V. De l’analyse que nous venons de faire de la na­ture humaine, quelles déductions pourrons-nous tirer relativement à la structure sociale propice à la mise en valeur de virtualités psychiques qui excèdent si déme­surément le débit de l’énergie nerveuse individuelle nécessaire à leur utilisation ?

Comparons les êtres humains à des mécaniques com­portant générateurs de force et machines opératrices – comparaison, certes, très grossière, puisque, dans notre cas, ce qui est le plus caractéristique est l’extrême abondance des transmissions qui permettent d’associer une grande variété d’outils, mais comparaison suffisante pour orienter nos recherches. En présence de l’énorme disproportion qu’il y a entre l’outillage et la force mo­trice, deux solutions extrêmes s’offrent à nous : ou bien, nous allons dans chaque atelier-individu appliquer toute la puissance disponible à la mise en marche d’un nom­bre limité de mécanismes, toujours les mêmes, d’autant mieux adaptés à leur usage que le mécanisme vivant a la propriété de s’entretenir et même de se perfectionner par son fonctionnement, ce qui est la promesse d’un rendement particulièrement avantageux ; ou bien, nous accouplerons le moteur alternativement avec tous les appareils, de telle façon que nul ne se dégrade ou se paralyse et qu’en conséquence chaque atelier-individu se maintienne interchangeable avec les autres et soit constamment prêt à satisfaire à la variété des besoins. On y gagnera en sécurité, mais le rendement sera moindre, ne fût-ce qu’en raison du temps perdu pour la mise en train des machines.

Ces deux solutions conduiront à des structures socia­les très différentes. Avant de nous prononcer en faveur de l’une ou l’autre, nous nous permettons une di­gression. L’homme psychique aussi bien que physique est un être composite. « En fait, l’unité du moi semble bien n’être qu’illusion ; c’est celle que donne la succes­sion de clichés cinématographiques... La personnalité se compose donc de moi successifs. » (Dr A. Marie, 1928.)

L’activité vitale, en effet, est une activité synthéti­que. La perception est la synthèse des données trans­mises par les analyseurs sensoriels touchés par les excitations reçues de l’extérieur. La réaction qui la suit est la synthèse qui met fin à la lutte des tendances qui viennent d’être éveillées. Toutes deux doivent être en accord suffisant avec la réalité extérieure ; tout obstacle à cette harmonie, qu’il soit imputable à un arrêt de développement ou à un défaut d’usage d’un faisceau de fibres nerveuses d’association, compromet l’équilibre mental et aboutit à ce que M. P. Janet a appelé la perte du sentiment réel.

Cette perte a des degrés. Si l’homme ne fait rien de plus qu’accorder quelque préférence à certaines des voies d’association dont son cerveau est doté, il se peut que la concentration de sa puissance psychique sur des sujets, que le vulgaire ne fait qu’effleurer, l’amène à des découvertes admirables. « Certains esprits, avec les données intellectuelles et morales qui sont le do­maine commun, créent des synthèses nouvelles, artis­tiques, scientifiques, morales ; et, sans doute, nous som­mes particulièrement frappés, alors, de l’activité synthé­tique de l’esprit. » (P. Janet.) Nous parlons alors de génie. Mais du fait de cette spécialisation, le génie est toujours quelque peu détaché du réel. Et lorsque la spécialisation devient trop exclusive, le détachement trop prononcé, nous voyons poindre les conceptions chimériques, les idées délirantes, l’aliénation.

Nous verrons que la nature porte d’elle-même aux spécialisations utiles à la société. Ce qui ne saurait être admis, c’est la prétention de confiner artificiellement l’intelligence dans le domaine épuisé acquis à l’automatisme de créer une classe de dégénérés inférieurs.

Dans une direction opposée, au lieu de chercher à canaliser l’énergie nerveuse dans certaines voies pré­férées, on peut se proposer de la répartir, au moins pé­riodiquement, entre toutes celles qui sillonnent le cer­veau. Du coup, l’individu va être exposé à tomber dans la banalité. Le progrès sera compromis, du jour où les résultats accumulés dans chaque catégorie de sciences ou d’arts, dont l’assimilation préalable est indispen­sable à toute nouvelle avance, exigeront, pour être acquis, toute une existence. L’homme sera voué à la médiocrité en tout.

Les deux conceptions dont nous venons de résumer l’essence et de montrer les dangers ne sont pas demeu­rées théoriques. Elles ont été mises en pratique, et se disputent encore la prééminence.

C’est à la première que l’on peut rattacher la divi­sion en castes spécialisées : prêtres, guerriers, artisans et commerçants, agriculteurs et manœuvres, en géné­ral les régimes aristocratiques de l’Antiquité et du Moyen Âge. C’est cette opposition que consacrerait la rationalisation.

Le deuxième courant d’idées n’a pas, cependant, perdu tout pouvoir d’attraction. La généralisation et l’uniformisation de la culture ont le plus souvent été préconisées au sein de chaque classe particulière, sur­tout parmi celles qui tenaient le premier rang. Aux xviie et xviiie siècles, les plus grands esprits se gardent de se spécialiser. Dans le moment présent, ce sont les classes opprimées qui, pour sauvegarder leur dignité et l’intégrité de leurs facultés intellectuelles, réclament une instruction identique à la base et veulent, lorsque les exigences modernes auront diversifié les activités, qu’au moins les éléments d’une culture commune soient dispensés à tous.

Entre ces deux aspirations contraires, dont l’une nous incline à la spécialisation qui donne la primauté à l’intérêt de la société considérée, en quelque sorte, comme une entité métaphysique, tandis que l’autre nous fait désirer la culture générale qui rétablit dans l’intégrité de ses droits l’individu, réalité tangible, la conciliation pourra-t-elle s’effectuer ? Le sentiment nous porte à le croire ; la physiologie nous le confirmera en nous éclai­rant sur les conditions de l’accord.

Le comportement des vertébrés supérieurs, de l’hom­me même, n’est pas seulement sous la dépendance des hémisphères cérébraux. Tout un système relativement indépendant, qui a son aboutissement dans le crâne même, préside à la vie animale, peut même, à la rigueur, suffire à l’existence s’il s’agit des échelons inférieurs, l’entretenir du moins quelque temps dans le cas des plus élevés. Dans les conditions normales, influençant plus particulièrement les organes de la vie végétative : nutrition, circulation, respiration, reproduction, il en reçoit aussi les excitations, il est affecté par les sécré­tions que ces organes élaborent et rejettent dans les vaisseaux sanguins. « L’importance du système auto­nome dans la vie psychique, c’est qu’il commande aux réactions élémentaires fondamentales et les plus puis­santes de l’être vivant. Il fait participer l’organisme, ses viscères, ses sensibilités les plus primitives, les plus obscures, les plus impérieuses à tous les niveaux de l’activité psychique où lui-même se trouve intégré, c’est-à-dire éventuellement à des intérêts dont les mo­tifs peuvent être d’ordre purement intellectuel ou idéal. » (Dr H. Wallon.)

Cet appareil organo-végétatif détermine les tempéra­ments individuels innés, à peu près héréditaires et qua­litativement variables, seulement dans de faibles limites, d’après les vicissitudes de l’existence.

C’est, jointe aux dissemblances corporelles, la diver­sité de ces tempéraments – que, pour la commodité du langage, on a ramené à quelques catégories tranchées – qui oriente l’activité particulière de chacun de nous et nous porte à mettre en œuvre, de préférence, tel ou tel ensemble de nos virtualités cérébrales. C’est de là que dérive normalement cette spécialisation naturelle, au surplus très large, qui se traduit par le contraste des attitudes. Spécialisation que l’on peut qualifier de pré­férentielle, car elle ne saurait être absolue, vu que la vie est phénomène d’ensemble auquel nulle partie ne peut être étrangère sans péril pour l’intégrité de l’être. Spécialisation qui incline l’individu à consacrer volon­tairement la majeure partie de son énergie psychique aux tâches que ses dispositions naturelles lui rendent le plus aisément abordables et qui correspondrait à sa bonne orientation professionnelle, si la Société compre­nait que son rôle est d’aide plutôt que de contrainte.

D’où vient que l’espèce humaine seule nous offre le spectacle d’une telle variété de caractères physiques, de tempéraments, de dispositions intellectuelles ?

Dans une espèce animale, les conditions de vie sont les mêmes pour tous ; elles se modifient fort peu avec le temps, et les écarts affectent également chacun des spécimens du groupe. Tout jeune animal mal conformé physiquement ou psychiquement est voué à la dispa­rition dès qu’il est livré à ses propres forces, ce qui arrive de bonne heure.

Dans l’humanité, au contraire, la protection fami­liale, dont l’enfant bénéficie si longtemps, donne d’abord à celui qui est anormal la possibilité de vivre pendant le premier tiers d’une existence moyenne. Les senti­ments réciproques cultivés pendant cette longue période de vie en commun entre parents et descendants déter­minent encore la prolongation de cette assistance aux faibles, devenue une obligation sociale. D’autre part, le développement de la civilisation, les migrations ame­nées, non plus par le besoin de conserver les conditions de vie habituelles, mais bien plutôt par le désir d’en expérimenter de nouvelles, sont des sources intarissa­bles de différenciation physique ou mentale. Variations que la nature n’élimine plus, car la multiplication des industries, des fonctions donne la possibilité d’utiliser les anomalies, les vocations particulières, d’en rendre l’exploitation profitable à tous. L’originalité qui eût été néfaste à l’animal devient, dans notre cas, utile à l’individu, avantageuse au groupe, agent de progrès. L’anormal peut jouer dans l’organisme social un rôle utile, puisque l’acuité des sensations, la vivacité des réactions et l’esprit d’initiative peuvent triompher de la routine et provoquer l’invention. Il faut que les parti­cularités ne s’éteignent pas dans l’isolement, qu’elles aient à leur disposition un champ d’action où elles puissent s’exercer librement.

L’homme est un composé d’une multitude de tendan­ces, communes ou personnelles, desservies par une fédé­ration de fonctions ; la Société doit être une fédéra­tion de groupes fonctionnels rapprochant pour l’action les aptitudes analogues, coordonnant enfin l’ensemble des tendances, substituant leur harmonie à la lutte.



VI. Bien des hommes, avant Fourier, ont regardé l’homme comme un faisceau de tendances différentes, de l’un à l’autre, comme qualité et comme intensité, déterminant, selon leur prédominance, le caractère et le comportement de chacun. Mais Fourier est, sans doute, le premier qui ait conçu et décrit en détail une structure sociale basée sur cette considération.

Inclure toute l’activité d’un homme dans les limites étroites d’un phalanstère est aujourd’hui une impossi­bilité (les échecs des colonies communautaires en témoi­gnent). Les produits s’échappent des mains de ceux qui les ont faits, ils passent à d’autres ateliers dont le fonc­tionnement leur demeure étranger, s’échangent et se consomment au loin ; celui qui les a créés ne saurait porter intérêt à son œuvre.

On entrevoit, certes, la direction dans laquelle on devra s’engager pour surmonter ces obstacles : orien­tation professionnelle d’après les aptitudes physiques et intellectuelles, d’après les goûts manifestés pour le travail de telle ou telle matière, d’après l’intérêt que l’on porte à l’usage de l’objet à la création duquel on collabore ; choix de l’atelier d’après la sympathie éprouvée pour ses associés ; multiplication des emplois accessibles dans le cadre de la profession et, enfin, com­préhension du rôle joué par chacun dans l’appareil de la production, et conviction de grandir sa propre per­sonnalité dans une société dont on aura accru la puis­sance.

La société est donc appelée à prendre la forme d’une fédération de groupes fonctionnels pourvoyant aux besoins de la vie civique et économique.

Participant à la conception de l’œuvre, participant à ses bienfaits, l’homme atteindra enfin à la satisfac­tion de ses aspirations, de celles mêmes que ses forces limitées ne lui permettaient pas de contenter et dont le concours de ses associés lui assurera la réalisa­tion.

L’idéal du monde actuel est le citoyen, résidu que l’on obtient en dépouillant l’être réel de toute origina­lité, en évaluant ses facultés au taux le plus bas.

L’idéal du monde nouveau sera l’Homme, création sociale douée au plus haut degré de tous les attributs psychiques dont la nature a pourvu chacun des mem­bres de la société ; chacun recevant, en compensation de son propre apport, avec la certitude de pouvoir exté­rioriser toutes ses tendances, le droit d’accéder aux domaines explorés par l’intelligence de ses semblables.

Un tel idéal n’est pas un absolu. Issu du cerveau de l’homme, il se précise et s’enrichit à la mesure du déve­loppement des facultés humaines. C’est à lui que nous devons nous référer lorsqu’il s’agit de porter un juge­ment sur la valeur des transformations que nous nous plaisons à qualifier de progrès.



VII. Évolution de l’idée de progrès. – Si l’idée de perfection a toujours hanté le cerveau humain, il n’en est pas de même de la croyance au progrès : « On n’a pas cru partout et de tout temps au progrès naturel ou nécessaire ; et, même, il est permis de se demander si l’homme n’est pas enclin à admettre plutôt l’idée opposée. Le désenchantement régulier de l’âge donne aux vieilles gens le sentiment que tout était mieux au temps de leur jeunesse... » Et, d’autre part, « chacun de nous garde toute sa vie quelque trace de l’impression d’infériorité que nous avons justement éprouvée, étant enfants, à l’égard de nos parents, de nos maîtres et de nos aînés. » (E. Dupréel.)

Nous avons, au début de cette étude, défini provisoi­rement le progrès comme la continuité dans une direc­tion constante d’un mouvement ayant sa source dans une impulsion de l’individu qui tend à s’acheminer vers un état meilleur ou plus désiré.

L’état meilleur auquel aspire l’homme nécessite la réalisation d’un double équilibre : « équilibre entre les tendances et les besoins de la nature humaine d’abord, et aussi un certain équilibre entre les hommes ». (Le Fur.) Le perfectionnement auquel nous aspirons ne peut pas être limité à la personne, il doit être collectif. Pour être qualifié de progrès et n’en pas être seulement un élément, il faut encore qu’il soit illimité.

Or, nous allons voir que ce n’est qu’à de rares épo­ques et chez peu de peuples que la continuité, le déve­loppement illimité, l’individualisation et la socialisa­tion des perfectionnements, considérés comme éléments inséparables, ont été acceptés comme un idéal à pour­suivre, comme un but accessible. De nos jours, même cette conception du progrès est loin d’être universelle­ment admise.

« Les Anciens n’avaient nulle idée du progrès ; ils n’avaient même pas besoin d’en repousser l’idée, car ils ne l’avaient jamais conçue. Les nations orientales, maintenant encore, sont exactement dans le même cas. »

Les premières légendes de l’Antiquité reportent loin dans le passé la période heureuse de l’Humanité : c’est l’Âge d’or d’Hésiode, chez les Grecs ; c’est l’Éden de la Genèse, chez les Hébreux. À l’aurore de la civilisation, il était difficile de concevoir une harmonisation entre les exigences du clan ou de la tribu et les tendances de leurs membres. Le souci de la sécurité commandait la cohésion du groupe et refrénait l’essor de la person­nalité.

Les lois de la cité doivent tendre à sa conservation, plutôt qu’à son enrichissement et à son extension. Peu ou point de relations extérieures, pas de critiques, pas d’irréligion, sous peine de prison ou de mort. C’est la négation du progrès sous toutes ses formes.

Cependant, au ve siècle avant notre ère se manifes­tait aussi une réaction contre la tyrannie de la cité, une revendication des droits de l’individu. Mais ce qui s’exprime ainsi, c’est un individualisme égoïste ; l’hom­me doit chercher le bonheur en soi et non dans les choses qui ne dépendent pas de lui. « Le progrès moral est donc purement individuel et personnel. Ne dépen­dant pas des choses extérieures, il ne dépend pas du milieu où le sort nous a fait naître. L’idée qu’une trans­formation de la société, par une transformation préa­lable ou simultanée du milieu matériel, puisse rendre les hommes meilleurs, plus justes ou plus heureux parce qu’elle harmonise les individus avec la collecti­vité, est étrangère à la morale des anciens philoso­phes. » (L. Weber.)

Rome introduit dans le monde l’ordre et, jusqu’à un certain point, la paix ; par contre, elle fait bon marché de l’individualité. « Le Romain n’était pas un bar­bare vulgaire. Organisateur et administrateur hors ligne, il pesait de toute la force de son pouvoir méthodi­que sur ses administrés et, leur faisant goûter les fruits de l’ordre et apprécier les beautés du droit, dirigeait les énergies subsistantes dans l’élite vers les réalités politiques et sociales, c’est-à-dire dans une voie bien différente de celle qui avait conduit à l’étude désinté­ressée de la nature... La nullité scientifique des Romains n’a pas eu d’égale, si ce n’est celle des Chinois. » (L. Weber.) Progrès matériel, peut-être, mais ni progrès moral, ni progrès scientifique.

Cependant, à mesure que Rome étendait son hégémo­nie, abolissant l’autonomie des cités, et déracinait le citoyen dépouillé de son statut légal, prenait naissance l’idée de la valeur propre de l’individu. Le sentiment de la dignité de l’être humain et de la solidarité qui le lie à ses semblables se manifeste au iie siècle avant notre ère, chez Térence, par exemple.

La propagation des religions de salut, du Christia­nisme surtout qui triompha de ses rivales, parvint à dévier cette tendance, à dégrader l’homme en préten­dant le spiritualiser, le détacher du monde au lieu de l’harmoniser avec lui.

« Selon le Christianisme, le progrès moral se ramène à la recherche du salut personnel, et le progrès social consiste dans la réalisation graduelle de l’Église uni­verselle et de la communion des saints... »

« La préoccupation moderne du progrès est donc l’an­tipode des pensées qui élevaient l’âme chrétienne aux époques de foi. » (L. Weber.)

« C’est avec la Renaissance que la théorie moderne du progrès devait naître pour se développer sans inter­ruption jusqu’à nos jours. » (E. Dupréel.)

Sans interruption, peut-être, mais pas sans difficul­tés, ni sans fourvoiements.

Au milieu du xve siècle, on acquiert une connaissance plus directe et plus exacte de la pensée des philosophes grecs ; on invente l’imprimerie, on découvre de nou­veaux mondes. De ce fait, l’esprit critique s’éveille.

Aux xvie et xviie siècles, le scepticisme intuitif et subtil de Montaigne prépare le doute méthodique de Descartes. Chez ce dernier, chez Galilée, la science, au lieu de chercher son point d’appui dans l’autorité, dans la tradition, devient à la fois expérimentale et déduc­tive. En résulte-t-il que l’on conçoit le progrès comme illimité ? Non. « L’idée mère de Descartes, qui sera encore la chimère de Leibniz, c’est réellement l’idée d’une machine logique qui ouvre toutes les portes du savoir et qui périme les tâtonnements séculaires, avec leur résidu : les livres. »

Ce qui prévaut, au xviie siècle, c’est moins l’idée de progrès que celle d’un état de perfection qui, une fois atteint, ne laissera à l’homme rien d’autre à faire que vivre heureux et tranquille, dans l’attente de la béatitude qui lui est promise.

Au xviiie siècle encore, la foi au progrès est loin d’être générale. Rousseau voit toujours dans l’état de nature la condition de la vie heureuse.

Turgot, Helvétius, Diderot se font une autre idée du progrès ; ils ne séparent pas le progrès individuel du progrès social. Mais, pour que le principe du progrès soit accompagné de la conception des moyens de réali­sation, il faut arriver à Condorcet qui, dans l’Esquisse du tableau historique des progrès de l’esprit humain, donne à l’idée son expression la plus complète. « Con­dorcet prévoit une marche générale des sociétés vers l’égalité : égalisation des nations et des races humaines ; égalisation des individus dans chaque société, le morcellement des héritages nivellera les fortunes ; l’art d’instruire s’améliorera... La vie humaine dure­ra plus longtemps grâce à une meilleure hygiène. On peut même espérer un développement supérieur des facultés intellectuelles de l’homme et de ses facultés morales. » Telle devait être l’œuvre de la Révolution. « Mais celle-ci n’amènera pas le repos dans la perfec­tion : au contraire, elle fait la voie libre au progrès désormais irrésistible et ininterrompu. » (E. Dupréel.)

Au xixe siècle, par crainte de nouvelles révolutions, chez de Bonald et de Maistre, par déception, chez les li­béraux, on constate d’abord une régression de l’opti­misme. Puis Comte reprend la tradition des philoso­phes, en mettant l’accent sur l’aspect intellectuel de la civilisation. À l’exemple de Condorcet, d’ailleurs, mais à l’encontre de celui-ci, il fixe un terme au pro­grès : le jour où la société aura été organisée confor­mément au schéma positiviste qu’il propose, dont la réalisation n’exigerait pas plus de 25 années, après quoi l’ère des révolutions serait close dans tout l’uni­vers.

Le transformisme, les doctrines évolutionnistes qui prennent consistance dans la deuxième moitié du siè­cle dernier redonnent enfin une nouvelle vigueur à la notion de progrès indéfini, en l’étendant même à toute la nature. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit de la part d’illusion que comporte cette con­ception anthropocentrique.

L’opinion qui a régné au sujet du progrès a tou­jours obéi à un certain rythme, suivant que les inven­tions techniques, la prospérité, la paix facilitent l’exis­tence et incitent à l’optimisme, ou que la stagnation de l’industrie, la misère, la guerre, la rendent plus dure et provoquent le pessimisme.

Aujourd’hui, pour la première fois peut-être dans l’histoire, nous voyons le développement de la science, l’abondance des ressources naturelles, l’accroissement de la production devenir causes de détresse et nous faire douter de l’avenir.

L’habileté technique – tours de mains et de métiers – a, dès les premiers âges, porté l’homme à se singu­lariser ; et la monopolisation des découvertes en limi­tait l’essor. La science, au contraire, qui ne peut progresser que grâce à l’échange des idées, tendait à leur généralisation et aboutissait à doter l’humanité d’un fonds commun, à la socialiser.

Ce qui caractérise l’époque moderne, après François Bacon, empiriste, et Descartes, rationaliste, c’est la conjonction de la science et de la technique. Au milieu du xviiie siècle, la plupart des philosophes et les sa­vants sont expérimentateurs, souvent même construc­teurs de mécanismes.

Le but des deux fonctions, l’une pratique, l’autre théorique, jadis distinct, est le même aujourd’hui : fortifier la personnalité de l’homme, en lui donnant la maîtrise des forces naturelles, mettre de l’ordre dans le milieu et systématiser l’activité individuelle, dans la mesure nécessaire à l’harmonie de l’ensemble de la société, libérer les tendances particulières en mé­nageant les initiatives, en cultivant l’esprit d’inven­tion ; au total, élever le niveau, assurer la sécurité de l’existence.

De l’accord entre les deux disciplines, si longtemps rivales, on était en droit d’attendre les plus grands bienfaits : d’abord une suppression des classes socia­les, l’effacement de la distinction entre intellectuels et manuels.

D’où vient que l’époque à laquelle l’essor des scien­ces appliquées offrait à l’humanité de telles possibilités de bonheur soit précisément celle des plus insupporta­bles inégalités, de la plus alarmante insécurité ?

C’est qu’il s’est produit, par l’effet même de la survi­vance des inégalités anciennes, une confusion entre les moyens et la fin, qui devait accroître les différences au lieu de les niveler. Plutôt que de s’appliquer à perfec­tionner la nature humaine, on a recherché la multipli­cation des richesses susceptibles d’être appropriées.

Accroissement incohérent et démesuré du rythme de la production et de sa masse, confiscation capitaliste des sources d’énergie naturelles et gaspillage de celles qui ne sont que des réserves limitées léguées par les temps révolus, rationalisation dont la dégénérescence est le terme, tout cela constitue notre civilisation quan­titative qui n’a du progrès que l’apparence.

Le progrès humain, qui n’implique nullement le re­noncement aux conquêtes de la science, exige avant tout le retour à une civilisation qualitative ayant pour but le développement de la personnalité humaine, lié à l’en­richissement d’une société qui dominera son œuvre, au lieu de se laisser écraser par elle.

— G. Goujon.



PROGRÈS

Étant donné l’article qui précède, je me bornerai à quelques réflexions personnelles. Notons avant tout que le mot progrès se classe parmi les très nombreux termes qui, tout en étant employés à tort et à travers, tout en ayant l’allure d’un désignatif clair et précis, sont, en réalité, désespérément vagues, ce qui donne lieu à des interprétations non seulement différentes, mais chaotiques et même contradictoires.

Malgré le nombre considérable d’auteurs qui ont cherché et qui cherchent toujours à établir la notion du progrès, à construire une théorie du progrès dans la Nature et dans la Société humaine, cette notion, cette théorie n’existent encore ni scientifiquement, ni philosophiquement. Chaque auteur traite et résout la question à sa façon, d’une manière plus ou moins fantaisiste. Le problème reste ouvert. La formule scien­tifique du progrès fait défaut. Toutes les hypothèses, plus ou moins fondées, sont admises, tant que les faits acquis ne les contredisent pas. Quant à ceux qui ne sont pas initiés aux œuvres de la science ou de la phi­losophie, ils se servent du mot progrès dans des cas et en des sens très variés. On ne pourrait rien déduire de l’emploi courant de ce terme. Dans le lan­gage habituel, le mot progrès est lancé, à tout instant, d’une façon insouciante, sans précision aucune, par simple habitude. On l’applique toujours dans un sens très restreint, tout à faire conventionnel, purement empirique. Aussitôt sortis de ce terrain – immédiat, concret, mais très relatif, étroit et stérile –, nous tom­bons dans le vide.

D’ailleurs, l’existence même du progrès, aussi bien dans la Nature que dans la vie humaine, est fortement contestée de toutes parts. «  Le soi-disant progrès dans l’activité de la Nature est un non-sens. Certaines séries de phénomènes biologiques nous donnent cette illusion ; mais ce n’est qu’une illusion humaine due à l’évolution et à l’adaptation naturelles des organismes. Le pro­grès suppose un mouvement général, en ligne plus ou moins droite et continue, dans une direction don­née, vers un certain résultat à atteindre. Plus précisé­ment, pro­grès – dans le sens du mot qui nous intéresse ici ­– signifie marche en avant, vers le mieux. Or, quelle « direction », quel « résultat à atteindre », quel « mal », quel « bien » ou quel « mieux » pourrait-on voir dans le mouvement perpétuel et circulaire de la Nature ? De toute évidence, il ne s’agit là que des trans­formations cycliques continuelles, sans aucune orien­tation, ni direction, ni tendance... » Telle est l’opinion très répandue sur le progrès dans la Nature. Et, quant à la vie humaine (individu, société, « culture », « civilisation »), les avis négatifs sur le progrès dans ce domaine sont également très fréquents. Si, parfois, on est obligé d’admettre une sorte de progrès technique ou scientifique dans l’existence humaine – conquête croissante des forces de la nature par l’homme, par exemple –, nombreux sont ceux qui, d’une part, nient tout progrès moral ou social de l’humanité. Et puisque, d’autre part, les « conquêtes techniques et scientifiques » n’aboutissent, du moins jusqu’à présent, qu’à une dégénérescence physique (et peut-être aussi psychique) de l’humanité ; puisque, de plus, ces conquêtes sont mises surtout au service des instincts destructeurs et dominateurs de l’homme, sans arriver à améliorer le sort des vastes masses humaines – nombreux sont ceux qui refusent de reconnaître même à ces conquêtes un caractère vraiment progressif.

Donc, toutes les questions se rapportant à l’idée du progrès – qu’est-ce que le progrès ? Existe-t-il dans la nature en général ? Existe-t-il dans l’évolution de l’homme ? Et ainsi de suite – restent, en somme, sans réponse nette. Et, cependant, assez multiples sont les faits qui, malgré tout, nous suggèrent cette idée et la maintiennent. Ces faits appartiennent surtout au domaine biologique et, spécialement, à celui de l’évo­lution humaine. L’idée et le terme existent. Intuitive­ment, on admet assez souvent la réalité d’un progrès, au moins relatif. Volontiers, on reconnaît à l’évolution de la vie (évolution des organismes, évolution de l’hom­me) un caractère « progressif », sans arriver, toutefois, à le préciser, sans réussir à rallier à cette opinion la totalité des suffrages.

Le progrès existe-t-il ? Si oui, en quoi consiste-t-il ? Peut-il être considéré comme une sorte de loi ou de tendance générale dans la Nature ? Est-il, au contraire, tout à fait relatif, inhérent à l’évolution des organis­mes seulement ? Ou, peut-être, seule la vie humaine en est bénéficiaire. Quel serait le véritable sens du progrès dans l’un ou l’autre de ces cas ? Comment pourrait-on démontrer son existence ? Comment pour­rait-on le définir ?

Tel est le problème. Pour l’aborder utilement, il faut se demander : 1° Quelle est la raison pour laquelle il n’a pu encore être résolu ? 2° Quels sont les éléments indispensables à sa solution ? 3° Sommes-nous actuel­lement en possession de ces éléments ? Si oui, il faut les utiliser pour tâcher de résoudre le problème. Sinon, il faut s’appliquer à les rechercher.

À ces questions, nous sommes obligés de répondre comme suit : 1° La raison primordiale de notre insuf­fisance quant au problème du progrès est l’ignorance totale des principes généraux qui régissent l’activité de la Nature. Nous ne connaissons pas les forces mou­vantes principales de l’Évolution (voir ce mot). Les ressorts fondamentaux de l’évolution en général, de l’évolution de la vie, de l’évolution de l’homme nous restent toujours inconnus. Tant que nous ne connaitrons pas à fond tout le mécanisme du processus évolu­tionniste – ses bases, son fonctionnement, ses effets ­–, nous ne pourrons pas établir la notion du progrès. 2° L’élément le plus indispensable à la solution du pro­blème du progrès est la connaissance du principe fonda­mental et des forces mouvantes de l’Évolution. 3° Cet élément nous fait toujours défaut. Il faut donc com­mencer par le rechercher.

Ainsi, les premières questions posées nous mènent au cœur même du problème du progrès. On voit que ce dernier est étroitement lié à celui de l’Évolution. Il nous y conduit directement. Car, tant que nous ignore­rons le facteur initial, les principes fondamentaux, les véritables forces motrices du processus du transfor­misme évolutionniste, il nous sera impossible d’établir scientifiquement la notion du progrès. La clef de l’énig­me gît au fond du grand problème de l’évolution de la Nature, de la Vie et de l’Homme. Jusqu’à présent, ce furent – hélas ! – la religion et la métaphysique qui prétendaient posséder le monopole de tout cet immense domaine. Il est grand temps que la science s’en saisisse d’une façon définitive.

Si le lecteur veut bien se donner la peine de parcou­rir, dans cette même Encyclopédie, quelques-uns de mes rapides aperçus (voir Création, Biologie, Faim, Matérialisme historique), il entrera déjà dans le cercle de certaines idées dont il trouvera ci-dessous un bref résumé. (Il va de soi que je ne pourrai développer ici un sujet aussi vaste, exigeant un ouvrage spécial. Quel­ques indications, nécessaires pour arriver à certaines conclusions sur le progrès, suffiront.)

J’estime, primo, que le facteur primordial, la vérita­ble force motrice de l’évolution dans la Nature, est une énergie spécifique que j’appelle « énergie créatrice ». Je dis que c’est une énergie spécifique en ce sens qu’elle représente une forme d’énergie sui generis, de même que d’autres formes d’énergie connues jusqu’à présent (énergies mécanique, thermique, électrique, chimique, atomique, psychique, etc.), avec lesquelles elle ne coïncide pas. Et, de même que ces autres formes d’éner­gie, je la suppose transformable (en d’autres formes), inhérente à la matière, inconsciente. C’est à cette éner­gie que l’univers, tel que nous le connaissons, doit son existence. C’est elle qui détermine l’évolution de la matière, c’est-à-dire un mouvement qui, loin d’être un simple déplacement chaotique uniforme, éternellement pareil, des parcelles de la matière, est un mouvement de transformations consécutives : mouvement varié, compliqué, accusant une certaine direction ou tendance suivie.

J’estime, secundo, que cette énergie créatrice – de même que les autres formes d’énergie – n’est pas répandue, dans l’univers, d’une façon égale et uni­forme. Ses aspects, ses effets et, surtout, son intensité, sont variables. Pour des raisons encore inconnues, cette intensité commence à augmenter, et l’activité de l’éner­gie créatrice commence à s’accroître dans certains points de l’univers. C’est là que se produit alors ce phénomène – l’évolution – qui nous intéresse ici par­ticulièrement. Un « monde » naît et se développe.

J’estime, en troisième lieu, qu’une fois commencé, dans tel ou tel autre point de l’univers, ce processus d’accroissement de l’intensité de l’énergie créatrice y continue. C’est cette tension continuelle et continûment croissante de l’énergie créatrice que je considère comme le « principe fondamental », la véritable force motrice, l’essence même de l’évolution. Autrement dit, ce que nous appelons évolution est l’effet naturel de la tension continuelle et progressive (croissante) de l’énergie créa­trice dans un point donné de l’univers. C’est, au fond, grâce à cet accroissement continuel de la tension de l’énergie créatrice que la nature, commençant – dans un point donné de l’univers – par une simple trans­formation de la matière brute (dite « inorganique »), arrive progressivement à la création de la cellule vi­vante et, ensuite, à l’évolution de la vie, jusqu’à ses formes supérieures.

J’estime, enfin, que toute cette évolution ou – ce qui revient au même – cet accroissement progressif de l’intensité de l’énergie créatrice, a une « tendance », une certaine « direction » (bien entendu, inconsciente). Au fur et à mesure de cette augmentation de tension, l’énergie créatrice se modifie qualitativement. Plus son intensité augmente, plus elle devient active, puissante, riche en combinaisons, « généreuse », variée, inven­trice, organisatrice... Dans la matière brute, « inorga­nique » (minéraux, métaux, etc.), l’énergie créatrice se trouve en état primitif, état de tension très faible, état latent, passif, uniforme. L’évolution de la matière inorganique a pour cause plutôt le jeu d’autres sortes d’énergies (énergie mécanique, thermique, atomique, électrique, etc.) que l’activité de l’énergie créatrice. Mais la tension de celle-ci augmente progressivement. À un certain degré de son intensité, un nouveau pas est accompli par le processus évolutionniste : les pre­miers éléments organiques, vitaux apparaissent. L’éner­gie créatrice y est incomparablement plus active, plus apparente, plus puissante. Cependant, ce degré de son activité, de sa puissance reste encore très bas dans les organismes primitifs et aussi dans le monde végétal. La tension de l’énergie créatrice continuant d’augmen­ter, l’évolution arrive aux formes animales. Ici, l’éner­gie créatrice est plus prononcée que chez les plantes. Toutefois, tant qu’il s’agit des espèces animales, sauf l’homme, elle est encore loin d’y atteindre son plein épanouissement, de donner toute sa mesure. Dans le règne animal – sauf l’homme –, l’énergie créatrice reste limitée, « dosée », comme enfermée dans un vase clos. Elle est encore impuissante à s’y révéler, à « s’y réaliser » entièrement. Son activité, ses effets y sont très restreints, invariables chez chaque espèce donnée. Il ne s’agit pas encore là de la véritable faculté créa­trice, pouvant varier infiniment, capable d’une auto­-évolution illimitée, susceptible de se mettre au-dessus des autres forces et énergies de la Nature, de les domi­ner, de les maîtriser, de s’en emparer, de les faire ser­vir... Mais l’évolution continue. Elle « tend » vers un être créateur par excellence ; un être qui – son orga­nisation physique correspondant, par suite de cette évolution, à un niveau supérieur de la puissance créa­trice – serait créateur avant tout, et dont la faculté créatrice serait complète, définitive, dominante, illimi­tée. Cet être, sur la Terre, est l’homme. En lui, la Nature atteint l’effet vers lequel elle « tendait » au cours des millions d’années : apparition – au bout de cette longue évolution (mue, au fond, par l’intensité continûment croissante de l’énergie créatrice) – d’un organisme qui possède cette énergie créatrice au plus haut point ; qui est, pour ainsi dire, lui-même « géné­rateur » de cette énergie ; qui est bâti, en même temps, de façon à pouvoir, justement, la produire, la dévelop­per, la varier, la mettre à l’œuvre avec une diversité, avec une profusion magnifiques, sans qu’une limite quelconque vienne s’opposer à cette activité.

Oui, l’homme est surtout un créateur. Il possède l’énergie créatrice au suprême degré et un corps appro­prié, souple, se prêtant à une auto-évolution totale et fondamentale. Une activité créatrice infiniment riche et variée, tel est le véritable destin vers lequel l’huma­nité s’avance par le long et pénible chemin de l’évolu­tion. La faculté créatrice – multiforme et quasi illi­mitée – fusionnée avec le besoin inné, irrésistible, de créer (besoin qui évolue également), tel est le trait le plus remarquable, le trait dominant, essentiel, fonda­mental, de la nature de l’homme. C’est même son uni­que trait nettement distinctif. À l’encontre du corps des autres animaux, celui de l’homme n’offre pas d’obsta­cle insurmontable à la pleine activité, à l’évolution illimitée de la faculté créatrice.

Et quant à certaines entraves que ce corps présen­terait, en raison de sa parenté naturelle avec le corps animal en général ; quant, aussi, à certaines régressions physiques ou autres qui résulteraient parfois de toute cette évolution spécifique – très compliquée et tortueu­se –, les unes et les autres pourront être surmontées et vaincues par l’avancement continuel de la même évo­lution, par l’activité incessante de cette même faculté créatrice de l’homme.

Ainsi, ce sont la faculté créatrice et l’organisme approprié qui déterminent l’évolution de l’homme. Il est poussé, au fond, par le triple ressort que voici : la présence de la faculté créatrice, le besoin impérieux de l’appliquer, et la possibilité physique de le faire.

L’homme est, sur la Terre, le combinateur, l’organi­sateur, l’inventeur, le créateur le plus riche, le plus parfait, le plus puissant qui puisse exister. C’est pour­quoi il réussit à dominer, à maîtriser les autres forces et énergies de la Nature, ainsi que les autres formes de la vie végétale et animale.

La différence entre l’évolution de l’animal et de l’homme est frappante. L’animal – même le plus intel­ligent ou le plus social – s’adapte au milieu : il subit l’emprise de l’ambiance et il « s’y fait », au moyen d’un mécanisme de sélection et de variations anatomiques ou autres. L’homme évolue dans un tout autre sens : au lieu de s’adapter au milieu, il tend, dès ses débuts, à se soustraire à cette nécessité, à dominer le milieu. Il cherche, de plus en plus, à adapter le milieu à ses be­soins. La différence est plus que frappante : elle est un indice. Car elle nous impose un « pourquoi » et nous mène ainsi vers la clef de l’énigme de l’évolution et du progrès.

Arrivée à l’Homme, la Nature a créé un être qui continue, lui-même, l’évolution par l’activité incessante et illimitée de son génie créateur. Arrivée à l’Homme, la Nature a créé, sur la Terre, la forme vitale supé­rieure, capable d’une auto-évolution illimitée, en sorte que, après l’Homme, la Nature ne créera pas de formes plus parfaites encore que lui. Elle abandonnera, pour ainsi dire, entre ses mains le sort de l’évolution ulté­rieure. Avec l’homme, l’intensité de l’énergie créatrice atteindra le point culminant. Désormais, c’est l’homme qui se chargera de la suite de la progression créatrice. Grâce à sa puissance de création, l’homme pourra : d’une part, se perfectionner lui-même ; et, d’autre part, il pourra façonner, modifier, maîtriser, adapter, orga­niser, mettre à profit, améliorer ou perfectionner tout ce qui l’entoure sur la Terre. (Il se peut même qu’il réussisse, un jour, à dépasser les limites de sa planète.)

Ce qui est le plus remarquable chez l’homme, ce qui le distingue effectivement des autres animaux et le met définitivement et à jamais au-dessus d’eux, ce n’est pas encore son intelligence (il existe des animaux très intel­ligents, et il est prouvé que leur intelligence peut évo­luer) ; ce n’est pas, non plus, sa sociabilité (il existe des animaux très sociables, autant et même plus sociables que l’homme) ; ce ne sont pas sa « conscience », son « sens moral », etc. : c’est sa faculté créatrice, infiniment variée et infiniment évolutive. La célèbre définition de Pascal – « L’homme est un roseau pensant » – devrait, il me semble, être remplacée par celle-ci, plus significative : « L’homme est un roseau créant. »

Les perspectives de l’évolution créatrice de l’homme sont illimitées. (Il va de soi que j’emploie cette expres­sion – « évolution créatrice » – dans un sens tout autre que celui qui inspira à H. Bergson le titre de son ouvrage connu.) L’humanité n’est encore qu’au début de son chemin. Sa véritable ascension créatrice ne commencera pour elle qu’après qu’elle aura surmonté, sur le chemin de l’évolution, tout ce qui l’attache encore au monde purement animal, tout ce qui l’empêche de déployer rapidement et sans entrave son activité créa­trice. Une bonne partie du chemin consiste, précisé­ment, à se débarrasser entièrement du lourd fardeau que l’homme hérita de ses ancêtres, fardeau qui, certes, s’allège progressivement, mais qu’il aura à traîner encore longtemps, et qui retarde terriblement son ascension vers les splendides sommets d’une existence créatrice, vraiment humaine. C’est en raison de ce fardeau, et des effets de sa pression, que tant d’hom­mes, aujourd’hui, sont contraints à rester à l’écart de toute création.



Après tout ce qui précède, le lecteur comprendra aisément la façon dont il me semble juste de concevoir le progrès. Un bref résumé et quelques explications complémentaires suffiront. Naturellement, la notion du progrès – comme d’ailleurs, toutes nos notions – est purement humaine. « Progrès » signifie « marche en avant vers le mieux ». Or, la Nature, prise dans son ensemble, ne connaît ni le « bien », ni le « mal », ni le « mieux ». Elle ne connaît donc pas de progrès. C’est exact.

Mais la Nature connaît l’Évolution. Et l’évolution – telle que je la conçois et que j’ai tâché de la dépeindre – s’accomplit dans un sens qui mène (sur la Terre) à l’homme et qui le touche profondément. Or, l’homme connaît parfaitement le « mal », le « bien » et le « mieux ». En maintes occasions, l’homme connaît aussi la « marche en avant vers le mieux ». Il connaît donc le progrès. S’il ne s’agissait que de ces différentes occasions, le problème serait facile à résoudre. Au fond, il n’existerait même pas, car l’existence, dans la vie humaine, de certains progrès, est un fait indéniable. D’autre part, l’homme connaît aussi la régression, une « marche en arrière vers le pire ». De sorte qu’aucune déduction définitive ne pourrait être tirée de ces faits épars ou de ces fluctuations en elles-mêmes. À quelqu’un qui citerait des exemples pour démontrer l’existence du progrès dans la vie humaine, un autre pourrait répliquer en citant des exemples contraires, et la dis­cussion n’avancerait pas d’un pouce, tant qu’on reste­rait sur ce terrain de faits décousus. Ce genre de dis­cussion, très répandu malheureusement, est même l’une des raisons pour lesquelles le problème du progrès pié­tine. Or, il ne s’agit pas de ces faits épars ; il s’agit d’autre chose. Le problème qui nous importe est géné­ral, à savoir : l’évolution (de l’homme) dans son ensem­ble est-elle, oui ou non, une « marche en avant vers le mieux » ? Autrement dit : l’humanité, dans sa marche historique, va-t-elle, oui ou non, vers un progrès (un « mieux ») général et définitif, aussi bien individuel que social ? La « balance » de l’évolution humaine est-elle positive ou négative ? (Quant aux régressions – au cas d’une réponse affirmative –, il faudrait, tout simplement, chercher les raisons qui les explique­raient.)

Si, par un moyen quelconque, nous apprenions aujour­d’hui que, d’ici à des milliers d’années, l’humanité, en dépit de l’intelligence de l’homme, de ses succès techni­ques et de sa conquête des forces de la Nature, conti­nuera de se mouvoir toujours, et sans autre issue pos­sible, dans les cadres de la société absurde et horrible de nos jours – société basée sur l’autorité, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’injustice, le profit des uns, la misère des autres, l’iniquité, la guerre et, sur­tout, comme résultat, l’écrasement de l’individu créa­teur –, nous dirions sans hésiter : « Non ! Au fond, le vrai progrès n’existe pas dans la vie humaine. » Car, naturellement, l’intelligence et le « progrès technique » en eux-mêmes – s’ils n’aboutissent pas à une vraie société, c’est-à-dire à un vaste ensemble de toutes sortes d’associations d’hommes sains, créateurs libres, à la place d’une « société » de profiteurs et d’esclaves dégé­nérés et malheureux – ne signifient nullement un vrai progrès général et définitif de l’humanité.

Si, d’autre part, nous apprenions que l’évolution de l’humanité aboutira finalement à une société semblable, par exemple, à celle des fourmis ou des abeilles, ­société rigide, à cloisons étanches entre des individus à fonctions fixes (même innées), société dont l’harmonie purement « mécanique » aura pour base le sacrifice total de l’individu, au profit de ce « mécanisme social » dont cet individu deviendra une « vis » quelconque (au lieu d’une société où tout individu puisse développer et appliquer librement et infiniment ses facultés créa­trices), nous dirions encore : « Non ! Il n’y a pas de véritable progrès dans la société humaine. »

Ce n’est que si nous apprenons que la longue et péni­ble évolution de l’humanité aboutira à une société dont la solidarité et l’harmonie, pleines de vie, de mouve­ment réel, de création palpitante se feront non pas à l’aide d’un « ajustage » de « vis mécaniques », mais par le libre exercice, le libre jeu, la libre combinaison de l’activité créatrice de tous les humains ; société qui sera, par conséquent, une libre association d’individus créateurs ; société où tout homme, totalement éman­cipé, pourra développer et appliquer, sans entraves ni limites, toutes ses capacités de créateur (en art, science, métiers, technique, matière sociale, etc.), de sorte que l’harmonie collective, la vie et révolution ultérieure de cette société, basées sur la liberté totale, l’égalité sociale et la fraternité des hommes, seront assurées non pas par un mécanisme sans âme, mais, précisé­ment, par cette création libre et pleinement épanouie de ses membres, auxquels, inversement, cette société assurera la pleine liberté et dont elle favorisera l’acti­vité créatrice, ce n’est qu’alors que nous dirons sans hésitation : « Oui ! Cela, c’est du vrai progrès humain, général et définitif. Et si telle est la perspective de l’évolution humaine, alors, oui, cette évolution est franchement progressive. » Car le point essentiel de notre notion du progrès est, sans aucun doute, la libre activité créatrice de tous les humains, au sein d’une société favorisant cette activité, basée sur elle, et évo­luant par elle.

Ainsi, ce qui, pour l’homme, caractérise et détermine généralement et définitivement le progrès, c’est la perspective d’une évolution créatrice de l’humanité. Or, en admettant ce qui a été dit précédemment, nous cons­tatons : 1° Que l’évolution de l’homme se fait, au fond, précisément, dans ce sens. 2° Que la Nature, évoluant (sur la Terre) vers l’homme, évolue, au fond, dans le même sens. Nous constatons donc que, au point de vue humain (le seul possible et le seul qui nous intéresse) : a) le progrès est inhérent à l’homme, à la société humaine, à l’évolution de l’humanité ; et b) l’évolu­tion générale de la Nature (du moins sur la Terre) – de la matière « inorganique » à la vie et, ensuite, à l’homme – est progressive.

Nous pouvons même essayer de définir le progrès, au point de vue humain, comme une tendance générale de la Nature, dans son évolution, vers le maximum d’acti­vité de l’énergie créatrice, vers la réalisation, la « ma­térialisation » la plus complète possible de cette éner­gie ; tendance qui se manifeste par la croissance conti­nue de l’intensité de cette énergie (là où l’évolution a lieu) ; tendance qui, sur la Terre, mène à l’homme­ créateur, lequel, conséquemment, en développant et en appliquant ses facultés créatrices, évolue vers le plus grand bien que l’homme puisse concevoir : une activité créatrice libre, complète, illimitée, de tous les hommes, au sein d’une société parfaite, basée sur cette activité, l’assurant et la favorisant.

Soulignons, ici même (afin de faire mieux compren­dre l’essence du progrès et de ses facteurs principaux : la faculté et l’activité créatrices), que cette activité créatrice forme non seulement le « but » vers lequel « tend l’évolution humaine, mais aussi, en même temps, le seul moyen d’atteindre ce but. En effet, ce n’est que par la voie de la création croissante que l’humanité parviendra à son splendide avenir. Cet ave­nir, c’est la vie créatrice. Et le moyen, c’est encore l’action créatrice. Sans cette dernière, l’humanité, vu les conditions spéciales de son existence, et malgré son intelligence ou sa sociabilité, serait infailliblement condamnée, soit à la dégénérescence complète et à la disparition, soit à la formation d’une société « méca­nique » semblable à celle des fourmis ou des abeilles. Seules sa faculté et son action créatrices parent à ces menaces et guident l’humanité vers le triomphe défi­nitif, affirmant sa progression au milieu et à travers des dangers, des difficultés et des obstacles de toutes espèces. Donc, le progrès en marche est formé par l’ensemble du moyen et du but, l’un étant inséparable­ment « soudé » à l’autre. Cette constatation est très importante pour comprendre le vrai caractère de l’évo­lution créatrice de l’humanité et pour arriver à des appréciations, à des déductions justes.

Précisément, nous avons dit plus haut qu’au cas où nous aurions admis le progrès, nous devrions chercher les raisons pour lesquelles la voie du progrès n’est pas absolument droite, nette, continue. En effet, l’huma­nité connaît, au cours de son évolution, des déviations, des interruptions, des arrêts, des égarements, voire des reculs et des régressions. D’autre part, elle est cons­tamment contrariée et menacée dans sa marche par toutes sortes d’imperfections, de contradictions, de dé­gradations, de déchirements, etc., ce qui paraît justi­fier la mise en doute de l’existence même d’un progrès définitif. D’ailleurs, s’il en était autrement, le problème du progrès ne se discuterait pas, car le progrès serait alors évident. Si le problème se pose, c’est justement parce que le progrès n’est pas encore bien prononcé. On ne peut pas encore le concevoir autrement que d’une façon générale, cherchant à deviner, à dévoiler les res­sorts profonds et cachés de l’activité de la Nature. Et quant aux raisons de cette marche entrecoupée, inconsé­quente du progrès, elles sont multiples, variées et com­pliquées. Il nous est impossible de les analyser, comme il convient, dans ces colonnes. Bornons-nous à constater deux choses : 1° L’homme, s’étant détaché du reste des animaux (par suite d’un surcroît, physiquement à peine perceptible et, cependant, décisif, de la faculté créa­trice), resta au début très près de ses ancêtres. Pour plusieurs raisons, son éloignement progressif des ani­maux se fit – et se fait encore – très lentement et très péniblement, sans harmonie ni concordance. Tandis que, dans certains sens, l’homme se trouva bientôt très en avance, dans d’autres il reste encore aujourd’hui presque au niveau de l’animal. La grande tragédie de l’humanité consiste justement dans ce déchirement, dans ce tiraillement entre sa situation primitive tout près des animaux, d’une part, et, d’autre part, son éloi­gnement par une évolution spécifique, singulière et, par conséquent, disproportionnée, accidentée, difficile, vers de nouveaux horizons d’une vie humaine, créatrice. C’est cette disproportion, ce tiraillement, ce contraste entre l’avancement très prononcé dans certaines matières et le piétinement dans d’autres, qui fait surgir sur la route du progrès humain des obstacles, des difficultés, des dangers sans nombre, et qui explique, tout au fond, les défaillances, les trébuchements, les culbu­tes et les reculs de l’humanité. 2° Hâtons-nous de le préciser – c’est encore et toujours la faculté et l’ac­tion créatrices de l’homme, et elles seules, qui lui permettront, en fin de compte, d’écarter toutes les entra­ves, de triompher de tous les dangers, de parer à de graves menaces de dégénérescence, de vaincre les faiblesses et ses imperfections, en les aplanissant ou même en les transformant en forces et avantages, de résou­dre la tragédie et d’arriver au port. Et, d’ailleurs, la marche du progrès devient de plus en plus rapide et prononcée (en dépit des tiraillements qui, en raison même de cette accélération, se font sentir, eux aussi, d’une façon plus intense, soulignant davantage les contrastes tragiques de la progression humaine). Je pourrais citer, à l’appui de mes paroles, des exemples et des preuves à volonté, puisés dans la vie quotidienne. Le manque de place me le défend. Mais j’aime à croire que le lecteur les trouvera aisément lui-même, s’il veut se donner la peine de regarder attentivement autour de lui et de réfléchir. Il n’est pas si éloigné, le jour où la marche progressive de l’humanité vers les horizons créateurs – quelques gros obstacles étant franchis – deviendra moins pénible, moins accidentée, plus nette, plus ferme et plus alerte.

Soulignons, ensuite, que le progrès est illimité, dans ce sens et pour cette raison que ses sources – la faculté et l’activité créatrices de l’homme ainsi que les possi­bilités de les exercer – n’ont pas de limite, n’ont pas de « fin » (à moins de la disparition de notre monde). La création est infinie. Donc, infini est le progrès.

Précisons enfin, brièvement, encore un point impor­tant. C’est aussi uniquement par le chemin de la création, par l’effort créateur, que l’humanité arrivera à liquider la fameuse contradiction entre le progrès individuel et le progrès social, le conflit « éternel » entre l’individu et la société, ce gros tiraillement sur le che­min du progrès. C’est par son action créatrice que l’homme réalisera la grande synthèse qui conciliera l’intérêt, la liberté, le bien-être de l’individu avec le bien-être de la collectivité. Cette conciliation est, natu­rellement, un des éléments les plus indispensables du vrai progrès. Or, aucune force, en dehors de l’activité créatrice de l’homme, ne pourrait y aboutir. En l’absence de cette force, l’un ou l’autre – individu ou société – aurait été finalement, et fatalement, sacrifié. (Bien entendu, plutôt l’individu que la société. Voir, encore, la société des fourmis, des abeilles, etc.). Ce n’est que par ses capacités, ses aspirations et ses réa­lisations créatrices que l’homme parviendra à une solu­tion où les intérêts, la liberté, le progrès de l’individu et le bien de la société coïncideront en une harmonie parfaite. C’est en cela que la société humaine diffère de celle des animaux, lesquels, faute de l’élan créateur, sont impuissants à arriver à une solution pareille. Et cela nous dit encore que la véritable base, le vrai levier du progrès humain est la force créatrice de l’homme.

Passons à quelques déductions et, aussi, à certaines réserves.

1. – D’après notre conception, la véritable base, la vraie force motrice de l’évolution dans la Nature est l’énergie créatrice qui, par la croissance continue de son intensité, et sans intervention d’un autre principe spé­cial, pousse l’évolution, progressivement, à travers le développement de la matière « inorganique », au phé­nomène de la « vie » et à l’évolution de celle-ci (là où l’évolution a lieu). Cette conception nous mène à la liquidation de la fameuse controverse entre les « mé­canistes » (ceux qui réduisent le processus évolution­niste à des phénomènes purement mécaniques) et les « vitalistes » (ceux qui supposent l’existence d’un « principe vital » distinct des autres forces de l’évolution). En effet, notre conception tend à réconcilier les deux doctrines opposées, car elle offre une synthèse unique où tous les phénomènes de l’évolution – qu’ils soient « mécaniques » ou « vitaux » – trouvent leur explica­tion naturelle, sans qu’on ait recours à l’intervention d’un « principe vital » spécial.

2. – D’après notre conception, la base, la force motrice du progrès humain est la puissance créatrice de l’hom­me (c’est-à-dire la faculté créatrice, le besoin de créer, et la possibilité matérielle de le faire). C’est cette force qui a poussé – et qui pousse toujours – son évolution en avant, depuis les premiers pas, la découverte et l’application du feu, jusqu’aux réalisations modernes sur tous les champs de l’activité humaine.

Cette conception nous oblige à rejeter comme inexac­tes les théories qui voient la base et la force motrice de l’évolution humaine dans la particularité des be­soins matériels de l’homme, dans la croissance de ces besoins et des forces productrices de l’humanité – c’est-à-dire les théories qui reconnaissent, comme étant le facteur primordial du progrès humain, les néces­sités matérielles de 1’homme et, ensuite, le facteur so­cio-économique. Pour nous, la nature particulière des nécessités humaines, la croissance des besoins et des forces productrices de l’homme sont des éléments « de second plan », des « dérivés » qui proviennent justement de sa substance créatrice, qui ne forment nullement le ressort fondamental du progrès (de même que l’in­telligence de l’homme, sa sociabilité, etc.), et qui, par eux-mêmes, n’assurent pas forcément le progrès. Ce qui l’entraîne et l’assure au fond, et fatalement, c’est l’élément créateur de l’homme. Il faut creuser plus pro­fondément pour arriver à la véritable base du pro­grès humain. La particularité des nécessités de l’hom­me, leur croissance, etc., nous laissent entrevoir déjà, justement, l’existence d’un élément spécial et plus pro­fond, propre à l’homme : sa substance créatrice. C’est donc l’économisme marxiste (appelé inexactement « matérialisme historique ») que nous sommes obligés de rejeter définitivement. (Je regrette de ne pouvoir traiter ici ces questions importantes que très sommai­rement. J’espère, toutefois, que le lecteur lui-même voudra bien et pourra les approfondir.)

3. – D’après notre conception, le vrai critère fonda­mental du progrès est le niveau – l’intensité, l’exten­sion, les réalisations – de l’activité créatrice des hom­mes. Le progrès consiste en une évolution vers la plus grande « somme » possible de cette activité créatrice. Puisqu’il n’existe aucune limite dans le domaine de la création, puisque le « plein » ne peut jamais y avoir lieu, le progrès est infini.

Le dit critère de base du progrès peut être appli­qué aussi bien à l’ensemble de l’évolution humaine (ou d’une époque historique entière) qu’à des faits sé­parés, tant individuels que sociaux. D’une façon générale, est progressif tout ce qui facilite, favorise et sti­mule l’éclosion, l’élan, l’épanouissement, l’extension de l’activité créatrice des hommes, tout ce qui augmente les possibilités de créer pour le plus grand nombre d’individus. Au contraire, tout ce qui diminue, empê­che, entrave, restreint ou arrête ces possibilités est ré­gressif.

Toutefois, il faut savoir manier ce critère (comme tout autre, d’ailleurs). Il faut s’en servir avec beaucoup de prudence et de savoir-faire, ce maniement étant délicat et présentant certains dangers pour le jugement de celui qui s’y prendrait maladroitement. En appli­quant le critère du progrès à des faits concrets, il faut savoir regarder en profondeur et en largeur, sa­voir analyser, peser, calculer, comparer, établir la « ba­lance », etc. ; sinon, on pourrait commettre de graves erreurs, les éléments et la marche du vrai progrès n’étant pas encore suffisamment simples, précis et visi­bles en eux-mêmes.

D’ailleurs, en affirmant que la puissance créatrice de l’homme est l’élément fondamental de son progrès, et que le niveau de l’activité créatrice en est le critère de base, je ne veux pas dire par là qu’ils sont le seul élément en général et l’unique critère. Ainsi, par exemple, la puissance créatrice de l’homme ne pouvant donner son véritable effet autrement que dans l’ambiance d’une entière liberté, cette dernière consti­tue un élément indispensable du vrai progrès. En appli­quant notre critère de base, nous devons donc tou­jours tenir rigoureusement compte de cet élément essen­tiel du progrès : la liberté. Et généralement, nous faci­literons notre tâche, nous obtiendrons des résultats plus exacts en tenant compte de beaucoup d’éléments com­plémentaires qui viennent s’ajouter à l’élément fonda­mental, et qui sont souvent d’une grande portée pour notre jugement.

4. – Je me rends parfaitement compte qu’il existe une multitude de questions, étroitement liées à notre pro­blème et à ma thèse, qui se dressent devant nous et demandent impérieusement une solution claire. Mal­heureusement, il m’est impossible de les traiter dans ces colonnes. Je me bornerai à en citer quelques-unes et à donner à certaines d’entre elles une très brève ré­ponse.

La première de ces questions – et certainement la plus importante – est celle-ci : qu’est-ce, concrètement, que l’énergie créatrice dans la Nature, en général, et la puissance (faculté) créatrice de l’homme, en parti­culier ? Cette question devrait faire l’objet d’un ouvra­ge spécial. Je me bornerai à dire que la faculté créa­trice de l’homme pourrait être, dès à présent, précisée biologiquement (anatomiquement, physiologiquement) et psychologiquement. Et quant à l’énergie créatrice dans la Nature, je me permets de rappeler au lecteur que la nature concrète des autres formes d’énergie reste aussi inconnue, jusqu’à présent.

Autre question. La faculté créatrice est-elle propre à tous les hommes ou, seulement, à certains parmi les millions d’humains ? Je réponds brièvement : la faculté créatrice est une qualité dont chaque homme est doué, dans des domaines différents et aussi dans des propor­tions variées. Tous les hommes, par le fait même de leur naissance, possèdent la faculté créatrice. Mais cette faculté varie à l’infini, aussi bien qualitativement que quantitativement. J’ajoute que les conditions hor­ribles de notre existence actuelle défendent à des millions d’hommes d’avoir conscience de leur faculté créatrice, de l’apprécier, de la développer, de l’appli­quer. Ce fait est, d’ailleurs, connu. J’ajouterai qu’au fur et à mesure de l’avancement du progrès humain, la puissance créatrice des hommes se développera, elle aussi.

Encore une question : la conception de l’énergie créatrice dans la Nature, et de la faculté créatrice chez l’homme s’oppose-t-elle à la théorie de Darwin sur l’origine des espèces et de l’homme ? Je réponds : nul­lement. Cette conception ne s’oppose qu’aux deux théo­ries suivantes : 1° celle de l’origine « accidentelle » de l’homme ; et 2° celle d’après laquelle l’homme serait un primate « dégénéré ». Quant à la théorie de Darwin, ma conception n’y apporterait que certains correctifs, compléments et développements. Elle tâcherait, ensuite, de répondre à certaines questions dont Darwin ne s’oc­cupait pas, et qui se rapportent précisément au pro­blème du progrès. J’ajouterai que, pour moi, la faculté même des espèces de varier, de s’adapter au milieu, etc., suggère l’idée d’une énergie créatrice – très primitive, très limitée – chez les animaux, ce qui, évi­demment, n’exclue pas le rôle des facteurs immédiats constatés par Darwin. L’homme, soumis d’abord à l’action des mêmes facteurs immédiats, mais possédant l’énergie – ou, plutôt, la faculté – créatrice complète, illimitée, finit par dominer cette action, par se sous­traire à ces facteurs, et même par les maîtriser. Il con­tinue, ensuite, son évolution sur un tout autre plan. L’animal s’adapte, et s’arrête là. Il ne peut pas faire davantage. L’homme finit par ne plus s’adapter, mais par dominer. Quelles en sont les causes ? Est-ce du progrès ? Et si oui, pourquoi et dans quel sens ? Tel est, en partie, le problème auquel nous tâchons de ré­pondre. Comme le lecteur s’en rend certainement compte, mes recherches s’orientent donc dans un autre sens – plus en profondeur – que celui des études darwinistes, sans contredire en quoi que ce soit les conclusions de ces dernières. Il m’est impossible de développer ici ce sujet, pourtant très intéressant.

On pourrait me demander encore ceci : la faculté créatrice de l’homme et le progrès dont je parle ne se confondraient-ils pas, en somme, avec le progrès de la science ? N’est-ce pas par la science que l’homme pro­gresse ? Je réponds : non. La création humaine, le progrès humain sont pour moi des notions très vastes. L’opinion que « seule la science assure le véritable progrès de l’humanité » est – je le sais – fort répan­due. Je ne la partage pas. Dans le domaine extrême­ment vaste et compliqué de l’évolution, de la création, du progrès, la science et sa marche en avant ne for­ment qu’un élément (important, sans doute, mais pas unique ni fondamental) parmi d’autres. En elle-même, la marche en avant de la science n’assure pas le véri­table progrès. Et puis, la science et son progrès sont eux-mêmes les conséquences de la faculté créatrice de l’homme.

On pourrait aussi me poser la question en quelque sorte inverse, notamment : si le « retour à la nature » (à la vie naturelle et primitive) ne constituerait pas le vrai progrès de l’humanité ? Je réponds : non. La doc­trine du « retour à la nature » est, à mon avis, un égarement, explicable par le dégoût, sain dans le fond, des revers du chemin du progrès, mais qui n’en reste pas moins un égarement. On progresse en continuant la route et non pas en rebroussant chemin. Le progrès est à l’avant. Et c’est en avançant, et non pas en recu­lant, que nous aurons raison des « maladies du pro­grès ».

D’ailleurs, le besoin de créer est irrésistible chez l’homme. On ne peut pas l’arrêter. On ne peut que le fausser, en attendant son vrai triomphe définitif. C’est par ce besoin inné chez l’homme que je m’explique cette multitude de « succédanés » de la véritable création que nous observons de nos jours à chaque pas. Ne pouvant pas goûter à la vraie activité créatrice, les millions d’hommes se divertissent et se bercent par des illusions de cette dernière : la nature actuelle des « sports », le « cinéma » de nos jours, le « théâtre » moderne, la « littérature » contemporaine – bref, tout ce que l’hom­me de notre époque trouve à sa disposition, en qualité de satisfaction intellectuelle, spirituelle ou morale (en dehors de son travail professionnel, presque toujours accablant et absurde), n’est qu’une diversion instinc­tive qui trompe, qui fausse et qui assoupit son instinct de créateur, son besoin de créer.

Il existe, sans aucun doute, beaucoup d’autres ques­tions liées à notre sujet principal et formulées par le lecteur au cours de mon exposé. Ne pouvant les traiter ici même, je m’arrête aux indications données.



* * *



Loin de moi la prétention d’avoir trouvé une solution définitive, incontestable du problème.

Je soumets au lecteur une hypothèse sur laquelle j’étais tombé presque accidentellement, il y a plus de vingt ans, et laquelle, ensuite, m’a été confirmée par un grand nombre de faits et aussi par mes études person­nelles. Je dis presque accidentellement, car, depuis longtemps déjà, je cherchais une réponse satisfaisante à cette question : « Pourquoi l’homme diffère-t-il tant des autres animaux ? »

J’ai scruté, d’une part, les théories qui cherchaient à réduire cette différence à peu de choses. J’ai examiné, d’autre part, les doctrines qui tâchaient de répondre à ce « pourquoi ». J’ai trouvé les unes et les autres tout à fait insuffisantes et très superficielles quant au fond du problème. Et c’est ainsi que j’étais arrivé à mon hypothèse. Je l’ai approfondie, éprouvée, travaillée, par la suite. J’ai trouvé des faits à son appui. Elle n’en reste pas moins une hypothèse, et restera telle jusqu’à sa confirmation ou son infirmation expérimentale et scientifique définitive. Mais il s’agit là d’un travail de longue haleine aboutissant à des ouvrages d’une allure spéciale.

Le lecteur serait en droit de me demander s’il existe déjà, dans la littérature scientifique ou philosophique, un exposé du problème du progrès se rapprochant de ma conception. Ce sujet n’a pas encore été, que je sa­che, traité sous cet aspect. Certains auteurs – des bio­logistes et des philosophes – ont prêté leur attention à la situation exceptionnelle de l’homme dans le règne animal. Ils en cherchèrent l’explication surtout dans l’évolution de l’intelligence. D’autre part, on parle bien, par-ci par-là, de l’action créatrice de l’homme, mais sans aucune tentative de précision ou de généralisa­tion. Il existe des auteurs qui, non satisfaits des expli­cations courantes, restent simplement décontenancés, profondément intrigués devant certains phénomènes frappants, inexplicables de l’Évolution. Quant à moi, je traite le problème dans la presse pour la première fois. Je le fais : d’une part, parce que ma conception est actuellement achevée dans son ensemble ; et, d’au­tre part, parce que j’espère pouvoir publier, sous peu, un ouvrage plus complet auquel l’exposé ci-dessus ser­virait d’une sorte d’introduction.

— Voline.



PROGRÈS

Un accroissement quelconque, en bien ou en mal, constitue un progrès. Le développement d’un être ou d’une activité constitue un progrès. Le progrès est représenté spécialement par le développement de la civilisation et de la justice. En résumé, le progrès est le mouvement, la marche vers un but. Dès lors, il y a autant de progrès, c’est-à-dire de marches que d’hom­mes et de mouvements. De là, bien des difficultés qui entravent la marche du progrès.

Quand deux ou plusieurs personnes se réunissent pour causer progrès, chacune en est partisane, mais pour peu que l’on s’explique sur ce mot, on ne tardera pas à constater qu’il n’y a pas deux personnes qui aient sur le mot « progrès » une communauté de vues identiques. Cela s’explique, surtout à notre époque qui se plaît à faire dire au même mot des choses différentes. Aussi, un jour, l’homme penche à droite, le lendemain à gauche ; et, en agitant le même mot, un tel fait machine en avant, quitte, le lendemain, à faire machine arrière. De ces interprétations multiples, le progrès réel est la victime. Dans son sens propre, le progrès ne convient qu’à l’ordre physique. Dans l’ordre moral, rien n’avance ni ne recule ; rien ne varie. Cet ordre, disent Colins, De Potter, etc., est ou n’est pas.

Depuis que l’humanité a une histoire, elle n’a pas fait un pas vers la vérité qui lui importe le plus, c’est-à-dire vers la vérité vraie. On raisonne sur l’ordre moral comme sur l’ordre physique. On oublie que les varia­tions sont essentielles aux sciences naturelles et exactes et constituent toujours des progrès. Elles ont pour cause la découverte de faits nouveaux ou de nouveaux rapports entre les faits déjà constatés et, de la sorte, constituent une découverte que la science s’assimile par une coordination rationnelle en un système plus large et d’une portée plus étendue. Ces variations cons­tituent un changement de forme, un progrès... Il en est de même de la civilisation qui varie avec les circons­tances ; de même, aussi, pour l’organisation sociale, qui se modifie avec le besoin d’ordre. L’on peut en dire autant des religions révélées, qui dépendent du plus ou moins d’appui que les sociétés ou gouvernements leur demandent pour se conserver. L’exemple récent du pape-roi est la caractéristique de notre époque où l’odieux le dispute au ridicule. L’ignorance sociale du peuple et des... élites peut, seule, expliquer ce que certains considèrent comme un progrès, lorsque bien d’autres n’y voient qu’un recul de la civilisation. Ces variations sont le résultat d’une marche quelconque et représentent en bien ou en mal un progrès.

La raison, la morale, la justice, c’est-à-dire la vraie religion ne peuvent varier sans cesser d’être vérité. Pour elles, le mieux est l’ennemi du bien et il n’y a pas de progrès possible ; aussi, un protestantisme, si bien ordonné qu’il paraisse, ne représente qu’une suc­cession non interrompue de variations.

Une agitation aussi confuse, dans un ordre social quelconque, mène nécessairement à reconnaître la nécessité de mettre un terme à ce progrès déréglé que la raison condamne et l’expérience confirme.

On a l’habitude de dire : il faut toujours marcher. À cette proposition, nous dirons oui et non. En effet, marcher est bien si l’on sait que la route qu’on suit nous mènera au but recherché ; mais marcher est indif­férent et même mauvais si, en suivant le chemin à par­courir, on dépasse le but et si l’on aborde le port de l’Indifférence ou de l’Abîme. On marche pour arriver à un but et, le but atteint, on s’arrête ; marcher encore serait montrer qu’on ne savait pas ce qu’on voulait ; et dépasser le but, c’est le manquer.

Quand les hommes veulent avancer réellement, se sentant mal là où ils sont, il faut qu’ils soient convain­cus de la possibilité d’être bien dans certains cas déter­minés ; sans cela, ajouter à leurs maux le mal inutile de s’agiter sans résultats rationnels serait une folie.

Lorsque l’Humanité sera bien, quand les hommes arrivés au terme du progrès moral sauront qu’ils ont, qu’ils possèdent tout le bonheur qu’ils méritent, va­-t-on supposer qu’ils s’agiteront encore pour retomber au mal ? De ce qu’ils ont mal raisonné jusqu’à ce jour, faut-il conclure qu’ils raisonneront toujours mal ? Nous ne le pensons pas. S’ils le faisaient, ce serait pour être mal de nouveau ; et alors ils ne seraient effectivement que des toupies ou des écureuils qui tournent sans savoir pourquoi, et le mot progrès n’aurait même plus aucune signification.

À notre époque d’ignorance sociale, le progrès dans le mal est certain et sert à titre d’indication nécessaire. N’oublions pas qu’il n’y a de mal que celui qu’on sent inévitablement ; ils ne sentent le mal qu’au physique.

Aussi longtemps qu’on peut faire croire aux malheu­reux qu’ils sont dans cette situation providentiellement, inévitablement, ils ne sentent le mal qu’au physique, ce qui, pour les exploiteurs des masses laborieuses, est peu de chose. Ce n’est que quand ces malheureux exa­minent, que la société ne peut plus les empêcher de com­parer et de discuter, que les prolétaires sentent mora­lement leur malheur et cherchent à s’y soustraire. Pen­dant que les prolétaires s’agitent au lieu d’agir, et espèrent, par des moyens de fortune, faire cesser leurs souffrances, le mal contre lequel ils s’insurgent, plus ou moins chaotiquement, continue à être, en atten­dant une éducation rationnelle, une condition d’ordre relatif dans la société capitaliste.

À mesure que les prolétaires laisseront tomber les œillères qui les empêchent de voir clair, ils prendront conscience de la valeur de leur personnalité, aussi bien que des conditions sociales qui leur sont faites par leurs seigneurs modernes, et s’appliqueront à anéantir le pau­périsme moral et matériel qui sert de refuge aux maux qui les accablent.

Les apôtres du progrès continu sont, par cela même, des partisans de réformes partielles et successives qui ne portent que sur les effets en laissant subsister la cause ; elles sont empiriques et ne peuvent que prolon­ger l’agonie d’une société qui se meurt d’hypocrisie et d’exploitation économique et sociale.

Ces prétendues réformes, plus ou moins empreintes d’éclectisme, ne font qu’entretenir le mal au lieu de le supprimer et ne constituent un progrès qu’en appa­rence. C’est ainsi que le bien n’étant pas déterminé, tout progrès est un pas de plus vers le mal. Par là, nous voyons que le malheur est essentiellement pro­gressif ; s’il n’en était pas ainsi, il serait tolérable et n’aurait pas de fin. C’est le progrès excessif du mal qui imposera à l’Humanité la nécessité de s’y soustraire et la mettra sur la voie de la Vérité, de la Justice qui est son unique remède.

À ce moment, le progrès, dans tous les domaines, donnera toute la mesure de ses possibilités. 

— Elie Sou­beyran.