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PROLÉTAIRE n. et adj., PROLÉTARIAT n. m.



Le dictionnaire Larousse nous donne du mot prolétaire une définition historique qui ne manque pas d’une certaine saveur. Reproduisons-la intégralement... Prolétaire – lat. proletarius – de proles (lignée). Homme pauvre, qui n’était considéré comme utile, à Rome, que par les enfants qu’il engendrait, et qui était exempt de la milice, sauf en cas de tumulte. Et voici pour une définition moderne... Celui qui n’a, pour faire vivre les siens et lui-même, que son travail. Quant au prolétariat, c’est l’ensemble de ceux qui jouissent de la liberté civique, mais qui n’ont que leur travail comme unique moyen de subsistance.

Il nous paraît inutile de relever ici ce qu’il peut y avoir d’ironie involontaire dans cette triple définition du prolétaire, dont toute la valeur sociale consiste à produire des enfants, et qui, ne possédant rien, dispose néanmoins de la liberté, c’est-à-dire d’un droit abstrait dont il n’a que faire, véritable leurre, par conséquent, dans l’état de misère physique ou intellectuelle où le régime le plonge. Il y a là, en quelques mots, un aperçu fort juste et suggestif de la destinée passée et présente du prolétaire. Tel quel, cependant, il ne répond pas à toutes les questions que pose l’existence du prolétariat, questions intéressant l’historien, le sociologue, l’économiste ; questions complexes au plus haut point, car les données manquent souvent pour retracer la vie du prolétaire. L’Histoire, si prolixe, quand elle retrace les faits et gestes des tyrans, des guerriers, des maîtres du monde, est à peu près muette sur le sort des travailleurs. Dans la plupart des cas, nous ne sommes informés que de leur existence collective, comme classe soumise et vouée au travail servile ; nous ignorons souvent leur vie matérielle et morale, leurs préoccupations, leurs misères, leurs espoirs, leurs révoltes. De temps en temps, seulement, nous apprenons qu’ils ont forcé la consigne qui les maintenait dans l’ombre et le silence et que, pour un temps très court, ils sont passés au premier plan de l’Histoire. Révoltes d’esclaves, jacqueries, grèves..., autant d’efforts des parias pour conquérir leur droit à une existence libre et humaine. Révoltes vite réprimées. Après ces courtes rumeurs, à nouveau, le silence règne et le vaincu, courbé sous la dure loi d’obéissance, travaille et se tait.

Pourtant, quelle que soit l’insuffisance de notre documentation, il n’est pas impossible de tenter une histoire du prolétariat. De nombreux historiens de l’école matérialiste se sont attachés à écrire la vie des travailleurs dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Ils nous ont apporté des détails touchant leur travail professionnel, leur organisation, leur vie publique et privée, leurs rapports avec les maîtres et avec l’État. Grâce à tous ces travaux, l’ombre qui enveloppait l’existence des travailleurs s’est, en partie, dissipée. Nous avons vu peu à peu se dessiner, à côté de la brillante image du noble, du patricien, du chevalier et du bourgeois, l’humble silhouette de l’ouvrier et du paysan.

Il ne saurait être question de reprendre ici tout ou partie de ces travaux. À peine pourrons-nous les utiliser afin de préciser et d’éclairer notre travail par un recours à l’histoire lointaine du prolétariat, ou, tout au moins, de ce qu’on est tenté d’appeler ainsi. C’est, en effet, une question de savoir si, dans l’Antiquité et au Moyen Âge, il y a eu un prolétariat, c’est-à-dire une classe d’hommes dont le statut social, réel ou juridique, puisse en quelque manière se comparer à celui du prolétariat contemporain. Certains l’ont nié. Ils ont prétendu que le prolétariat était d’origine récente ; qu’il n’était apparu qu’avec le capitalisme moderne, c’est-à-dire avec l’essor prodigieux de la technique industrielle. Pour préciser une date, ils font remonter la naissance, en France, du prolétariat vers le milieu du xixe siècle, époque de la révolution industrielle, de l’emploi généralisé de la machine à vapeur, époque de la première concentration capitaliste se traduisant par le rassemblement de la main-d’œuvre dans les villes ou autour des usines, époque aussi des premières aspirations socialistes, des premières tentatives d’organisation d’une classe ouvrière et des premières formulations – avec Saint-Simon, Fourier, etc. – d’une doctrine d’émancipation des travailleurs.

Nous ne contesterons pas ce qu’il y a de fondé dans cette opinion. Il est bien certain que le prolétariat, tel que nous le définissons aujourd’hui, possède un ensemble de caractères originaux qui lui donnent une figure totalement nouvelle. Entre le travailleur libre de Rome et l’ouvrier d’usine de notre époque, on n’aperçoit d’abord aucun trait commun qui permette d’établir une filiation sociale de celui-ci à celui-là. Le temps, en modifiant complètement les modes de production, a modifié dans la même mesure les rapports sociaux entre les hommes. Il a créé des formes nouvelles de conscience, des types nouveaux d’individus. Marx l’a dit et nous ne faisons ici aucune difficulté pour le reconnaître. Pourtant, il nous semble possible et légitime de rechercher dans l’histoire s’il ne se trouve pas des formes d’existence, de groupement ou de pensée communes au monde des travailleurs présent et passé. Les formes sociales nouvelles ne naissent pas ex nihilo. Elles s’appellent en quelque sorte l’une l’autre. Même lorsqu’elles se contredisent, c’est toujours la même matière humaine, la même chair à travail qui sert à leur métamorphose. Pour nous en tenir à l’exemple de tout à l’heure, ne peut-on pas établir une certaine parenté entre le prolétaire contemporain et le travailleur romain, ne serait-ce que par leur commune appartenance à ce qu’on pourrait appeler la basse classe, celle qui travaille de ses mains et ne possède rien, celle des humiliores, ainsi qu’on la nommait à Rome, par opposition à la classe des honestiores comprenant l’aristocratie, les sénateurs, les chevaliers, les membres des curies municipales, etc. ? Ouvrons le cours d’histoire de Guignebert. Nous y lisons que les humiliores étaient tous les hommes libres pauvres et les affranchis. « Ils vivaient dans les villes de leur métier ou comme clients des riches. » Mais au moins, dira-t-on, leur genre de vie, leurs aspirations étaient-ils entièrement différents de ceux du prolétariat contemporain... Ils n’avaient pas le sens de l’organisation, le désir de lutte, ils ne cherchaient pas à se constituer en face du patronat et de l’État qui, de leur côté, n’ayant rien à craindre de leur soumission, n’exerçaient pas contre eux leur force contraignante et répressive. Pout tout dire, les humiliores acceptaient leur situation et n’avaient aucune conscience de classe. Or, continuons à lire Guignebert... « Pour être moins isolés, écrit-il, ils se groupaient en associations, en collèges. Les plus importants étaient ceux des artisans de même métier. Le gouvernement les autorisait, d’abord difficilement, par crainte des agitations politiques. Mais, peu à peu, il se relâcha de sa rigueur et ces associations devinrent nombreuses et puissantes ; riches des cotisations de leurs membres et des dons de leurs protecteurs, elles avaient leurs bannières, leurs chapelles, leurs fêtes. »

Sans doute devons-nous nous garder de conclure à l’existence, à Rome, d’un prolétariat, au sens où nous entendons aujourd’hui ce mot. Les associations dont il est ici question ne rappellent en aucune manière les groupements de classe du prolétariat moderne, et particulièrement les syndicats. Elles s’apparentent plutôt, par leur caractère religieux et strictement corporatif, aux corporations du Moyen Âge. Cependant, et quoiqu’elles ne se proposent aucun but de réforme et de révolution sociales, elles introduisent dans l’ordre existant un élément de résistance, un commencement d’opposition, très faible assurément, mais assez fort pour inquiéter une oligarchie peu sûre de son droit et inquiète pour ses prérogatives. Le groupement même qu’elles réalisent n’est-il pas et n’a-t-il pas toujours été par lui-même, et en dehors de toute fin théorique ou pratique, une menace intolérable contre une minorité profiteuse ? Et la lutte que le gouvernement impérial engagea contre les associations n’est-elle pas la même que celle que mènent tous les gouvernements contre les groupements ouvriers ?

Mais la question que nous posons ici, si elle mérite notre attention, ne doit pas néanmoins nous faire oublier qu’à Rome et généralement dans tout le monde antique, l’état de travailleur libre, politiquement et socialement soumis, n’était pas la seule forme d’exploitation humaine. Au-dessous du travailleur libre se trouvait l’esclave sur le travail duquel reposait toute la société antique. Privé de tout droit, propriété de son maître, traité férocement, il n’a aucun espoir de voir son sort s’adoucir. Il fait partie de l’immense armée des servis, qui sont moins des hommes que des choses. « C’est un des caractères essentiels de l’économie antique, écrit Henri Berr, qu’il y ait eu des êtres humains traités comme des choses... », réduits au rôle de capital de chair, d’outillage de muscles. Le monde antique acceptait un tel état comme une nécessité indiscutable. On connaît le mot d’Aristote : « L’esclavage sera indispensable tant que la navette du volant ne se mettra pas à voler toute seule. » Il fallut les révoltes de Cinadon, à Sparte, et de Spartacus qui, à la tête de 70 000 esclaves révoltés, tint tête pendant quelque temps aux armées romaines (70 av. J.-C.), pour que la question de l’esclavage se trouvât posée devant le monde ancien.

Elle fut résolue par la disparition progressive du système qui ne répondait qu’imparfaitement aux besoins d’une économie transformée. Esclaves des villes et des champs furent peu à peu affranchis. Au reste, on aurait tort de rechercher dans l’esclavage antique l’origine du prolétariat. L’esclavage ne saurait passer pour une forme particulièrement aggravée de l’exploitation d’une classe sur une autre. En réalité, comme le dit Henri Berr, les esclaves ne constituaient pas une classe d’hommes, mais uniquement un outillage de muscles, outillage précaire, d’ailleurs, et d’un rendement médiocre. Il pouvait fournir aux problèmes techniques du temps une solution paresseuse et provisoire. Mais l’évolution de la technique devait infailliblement en amener l’élimination. La disparition de l’esclavage n’a pas été, en effet, le résultat d’un mouvement d’émancipation des esclaves, l’aboutissant d’un long effort de libération d’une classe asservie. La disparition de l’esclavage s’explique uniquement par l’intérêt bien compris des classes privilégiées en possession d’une technique nouvelle où la force musculaire n’était plus le facteur unique de la production.

La société du Moyen Âge est donc une société sans esclaves. Le serf n’est plus la chose de son maître, du seigneur féodal, il est attaché à la glèbe, c’est-à-dire acheté et vendu avec elle. Il est toujours un capital de chair, mais dont la disposition est soumise à un certain nombre de restrictions juridiques. Quelquefois, il achète sa liberté, moyennant le paiement d’une rançon variable. Dès lors, son assujettissement personnel vis-à-vis du seigneur se borne à l’obligation de certaines corvées. Au xive siècle apparaissent, en France et en Angleterre, les journaliers agricoles. Quant aux ouvriers, il en était – surtout dans les campagnes – qui demeuraient soumis au joug féodal. Mais la plupart travaillaient librement, dans de petits ateliers, au contact direct de leurs patrons. Les corporations se reconstituaient avec des règlements très sévères. Elles groupaient indistinctement patrons et ouvriers.

Tels sont les éléments divers de ce qu’on pourrait appeler le prolétariat du Moyen Âge. C’est essentiellement une classe d’hommes qui travaillaient de leurs mains, par opposition avec la classe qui prie (le clergé) et la classe qui combat (la noblesse). On y chercherait encore vainement la trace ou la manifestation d’un esprit collectif d’organisation et de lutte, ce que nous appellerions aujourd’hui un esprit de classe. Pendant des siècles, les paysans souffriront sans se plaindre des exactions des barons. Pendant des siècles, les ouvriers des villes seront brimés par leurs maîtres, soumis aux règlements tyranniques qui leur interdisent, par la production du chef-d’œuvre, de devenir patrons.

Cependant, dès le xvie siècle, se produisent ici et là des velléités de résistance. Des grèves éclatent en divers endroits et elles durent, malgré l’effort conjugué des patrons et des autorités civiles. M. Hauser, dans son Histoire des classes ouvrières, nous raconte la grève qui éclata, en 1539, parmi les typographes de Lyon. D’autres « trics » se produisirent au xviie et au xviiie siècles, afin d’obtenir un adoucissement dans la situation des ouvriers. Certaines atteignirent une grande violence et durent être réprimées par la force.



Le prolétariat contemporain. — Les origines historiques lointaines du prolétariat – telles qu’on vient de les déterminer – ne doivent pas faire oublier que la notion moderne du prolétariat est une donnée originale, ayant ses caractères propres et irréductibles. Le prolétariat moderne se présente à nous comme un complexe social essentiellement et organiquement différent de toutes les espèces sociales que nous venons de dénombrer, au cours de ce bref historique. Quels sont ces signes distinctifs ? Comment définir le prolétariat contemporain ? C’est à cette question que nous allons tenter de répondre en nous servant de deux séries de critères : les premiers, d’ordre économique ; les seconds d’ordre psychologique.

Le prolétariat moderne est-il né, comme on l’a dit, de la révolution industrielle du xixe siècle ? Le fait paraît assez contestable. Certains historiens ont fait observer, à cet égard, que la concentration industrielle, ayant pour conséquence la concentration de la main-d’œuvre, a précédé l’emploi des machines. M. Henri Sée, dans son livre sur les Origines du capitalisme moderne, a montré clairement comment le capital commercial, après avoir pénétré dans les campagnes et mis la main sur le petit atelier rural et domestique, a pu développer son offensive contre les artisans des villes et réussir à les faire tomber progressivement du rang de producteurs indépendants à celui de salariés.

Ce sont donc avant tout les besoins constants d’accaparement et d’expropriation ; c’est, plus simplement, la loi d’airain du profit capitaliste qui est à l’origine de la prolétarisation des masses jusqu’alors insoumises au capitalisme. Cette loi du profit sans cesse accru a donc amené le capitaliste à contrôler des secteurs de plus en plus vastes de la production et, par conséquent, à s’assurer une main-d’œuvre bien à lui et, pour ainsi dire, dans sa main. D’autre part, les besoins de la technique aboutissaient aux mêmes résultats. De bonne heure, et antérieurement à tout emploi de machines, de par les nécessités mêmes de la division du travail, on assiste à la concentration dans de vastes ateliers et usines de tout le processus, jusque-là épars, de la fabrication. Dès le xviiie siècle, surtout dans l’industrie textile, on assiste à d’importantes concentrations de main-d’œuvre. À Louviers, quinze entrepreneurs groupent des milliers d’ouvriers. Il en est de même à Reims, à Troyes et à Paris.

Cependant, il est bien certain que l’introduction du machinisme va hâter une transformation déjà en voie de s’accomplir. Cette transformation est particulièrement visible en Angleterre où elle coïncide avec une concentration de la propriété foncière, amenant l’éviction brutale d’une masse de paysans hors des tenures transformées en pâturages, fournissant ainsi à l’industrie naissante une main-d’œuvre nombreuse et à bon marché. Pour être plus lente en France, cette prolétarisation de masses paysannes de plus en plus larges est un phénomène frappant dans la seconde moitié du xixe siècle, époque de la création des premières grandes usines, des chemins de fer, des bateaux à vapeur, de la grande industrie et du grand commerce. C’est l’époque où se crée un type nouveau de prolétaire, d’homme lié à la machine, d’esclave moderne d’un patron capitaliste. On a tout dit sur la misère physique et morale du prolétariat d’alors. Des enquêtes nombreuses, poursuivies en France et en Angleterre, ont mis en lumière l’épouvantable condition des ouvriers soumis à d’interminables journées de travail et ne recevant pour tout salaire qu’autant qu’il leur fallait pour ne pas mourir de faim.

Telle est bien l’origine du prolétariat moderne. Sans doute, et par sa misère même, est-il le descendant en ligne directe du prolétariat antique et moyenâgeux. Les historiens du temps peuvent insister sur cette filiation. C’est ainsi que Bazard, dans sa Doctrine saint-simonienne peut écrire : « La condition respective où se trouvaient dans le passé les maîtres et les esclaves, les patriciens et les plébéiens, les seigneurs et les serfs... se continue à un très haut degré dans les relations des propriétaires et des travailleurs. » Il n’en est pas moins vrai que le prolétariat moderne réalise un type nouveau d’exploités : les esclaves de la machine, déchus non seulement socialement, mais encore professionnellement. Le prolétaire d’aujourd’hui est, en effet, un travailleur dégradé. Proudhon a longuement insisté sur ce point... « La machine, écrit-il dans ses Contradictions économiques, achève d’avilir le travailleur en le faisant déchoir du rang d’artisan à celui de manœuvre, car il en est d’une machine comme d’une pièce d’artillerie : hors le capitaine, ceux qu’elle occupe sont des servants, des esclaves. »

Il est inutile d’insister sur ce dernier caractère que, depuis lors, tous les historiens du travail ont mis en lumière, jusqu’en ces temps derniers où une réaction s’est produite en faveur de la machine. Il nous paraît plus important d’examiner quelle a été la portée sociale et politique du machinisme à travers l’évolution du prolétariat. Un premier point à noter est la force « agglomérante » du machinisme qui tend à constituer les immenses armées du prolétariat contemporain. C’est qu’en effet, pour que l’emploi des machines soit avantageux, il faut que celles-ci opèrent sur de grandes quantités de matière ou de produits. La machine pousse à la concentration industrielle en même temps qu’à la concentration capitaliste. D’autre part, en tuant toute concurrence de la part des petits producteurs, elle pousse à la disparition de ces derniers, accélérant ainsi le processus de prolétarisation que nous avons noté plus haut. Déjà, Pecqueur, dans son ouvrage Des intérêts du commerce, avait signalé le phénomène... Ainsi, écrivait-il, grâce à l’emploi des machines, « tout ce qui ne sera point capitaliste ira se ranger petit à petit parmi les travailleurs prolétaires ».

Cependant, Karl Marx devait jeter sur toute cette histoire une lumière décisive. On peut dire, en effet, que tout le Manifeste communiste gravite autour d’une définition moderne du prolétariat. Après avoir affirmé dans une phrase justement célèbre que l’histoire de la société humaine se résumait dans une lutte de classes, il montrait comment cette lutte se simplifiait jusqu’à n’être plus qu’un duel implacable entre la bourgeoisie et le prolétariat... « De plus en plus, écrit-il, la société tout entière se partage en deux classes directement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat. Or, ce prolétariat, c’est la bourgeoisie elle-même qui l’a engendré et qui le développe chaque jour davantage pour faire face aux exigences de la technique moderne et, particulièrement, du machinisme... À mesure, en effet, que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, à mesure aussi grandit le prolétariat, je veux dire cette classe des ouvriers modernes, qui n’ont de moyens d’existence qu’autant qu’ils trouvent du travail ; et qui ne trouvent du travail qu’autant que leur travail accroît le capital. »

Telle est la définition marxiste du prolétaire. Au reste, nous la retrouvons dans Le Capital, presque mot pour mot. Le prolétaire, c’est essentiellement un homme qui n’apporte, pour toute marchandise, que sa force de travail. Cette force, le capitaliste l’achète comme toute autre marchandise, en rémunérant son propriétaire sous la forme d’un salaire représentant le coût de la subsistance de l’ouvrier. « Ce qui caractérise l’époque capitaliste, écrit Marx, c’est que la force de travail acquiert la forme d’une marchandise... Cette marchandise, de même que toute autre, possède une valeur. Comment la détermine-t-on ? Par le temps nécessaire à sa production. Le temps nécessaire à la production de la force de travail se résout dans le temps nécessaire à la production des moyens de subsistance de celui qui la met en jeu. » (Le Capital.)

Nous n’entrerons pas dans le débat qu’une telle définition peut ouvrir. Il est bien évident qu’elle soulève de graves objections. Cependant, on peut dire qu’elle rend un compte suffisant de la réalité générale. Elle a, en tout cas, résisté au temps et aux tentatives des révisionnistes de toute école qui s’attachaient à nier l’existence d’une bourgeoisie et d’un prolétariat en tant que classes et, par voie de conséquence, la lutte de ces classes elles-mêmes. Nous reviendrons d’ailleurs sur ce point. Qu’il nous suffise, pour le moment, de compléter notre définition du prolétariat par d’autres considérations, non plus strictement économiques, mais morales et politiques.

Une question, immédiatement, se pose. S’il est possible de définir le « prolétaire économique », peut-on en faire autant du « prolétaire moral » ? En d’autres termes : existe-t-il un type moral, psychologique ou politique de prolétaire, comme il existe un type moral de bourgeois ? Grave question, à l’examen de laquelle on ne saurait trop s’attacher, car la réponse que nous apporterons sera – on le sent – grosse de conséquences dans l’ordre de la propagande révolutionnaire et anarchiste. Si, en effet, il n’existe pas et ne peut exister de type moral de prolétaire, on est en droit de penser que toutes les affirmations des révolutionnaires, touchant la lutte des classes, sont sans fondement. Le monde partagé en deux classes économiques, strictement hiérarchisées dans le domaine de la production et de la propriété, peut, dès lors, continuer son train sans incident et sans heurt. Il n’est pas à craindre que le prolétariat, prenant conscience de son existence de classe, ne demande un jour des comptes à la bourgeoisie, en face de laquelle il ne se distingue pas en tant que groupe fondamentalement antagoniste, pas plus qu’on ne peut supposer une révolte organisée des sociétés animales, par exemple, soumises par l’homme.

Examinons les faits. Il existe une morale bourgeoise, une esthétique bourgeoise, une pensée bourgeoise. Une innombrable littérature s’est efforcée de les préciser, de telle sorte qu’on peut dessiner les contours, assez fuyants sans doute, mais suffisamment généraux d’une conscience bourgeoise. Qu’on relise, à ce sujet, les pamphlets étincelants où M. Emmanuel Berl s’est essayé à en fixer l’image... On y verra, peint au vif, le caractère de tant de bourgeois contemporains qu’il est impossible de ne pas conclure à la ressemblance du portrait et du modèle. Et lorsque M. Goblot, dans un petit livre intitulé La barrière et le niveau, étudie les modes de penser, de vivre, de sentir, de préjuger bourgeois, il réussit pareillement à évoquer, au travers des individus, toute une classe sociale.

Peut-on, de la même manière, parler d’une morale et d’une pensée prolétariennes ? Évidemment, non. Tous les critères éducatifs, vestimentaires, esthétiques qui servent à M. Goblot ou à M. Berl ne peuvent, ici, être utilisés. Dira-t-on qu’il suffit de les retourner et que, définissant le bourgeois, on définit par là même, négativement, le prolétaire ? Rien ne serait plus faux. Il suffit, pour le prouver, de prendre un exemple. Le bourgeois, dit Goblot et dit Berl, est un homme qui a besoin de la considération de ses semblables. Il veut paraître. Il étale les signes qui le distinguent, qui le classent. Il veut que ses fils étudient le latin, non pas pour le savoir, mais pour affirmer qu’ils l’ont appris. Le latin est un signe de classe. Peut-on dire qu’inversement, le prolétaire se soucie fort peu de l’opinion des autres, qu’il vit pour soi, sans se préoccuper du qu’en dira-t-on ? Qu’il pense que le latin est une discipline superfétatoire, un enseignement de luxe, auquel il voudrait substituer une discipline moins formelle et plus scientifique ?... Assurément, non. Nous savons, pour l’avoir trop souvent observé, que le prolétaire tient autant que le bourgeois à l’estime de son entourage, qu’il affecte peu de tendances individualistes en art ou en morale, qu’il nourrit, le plus souvent, un conformisme au moins égal à celui du bourgeois, qu’il pense, par exemple, dans le fond de soi-même et sans plus de raisons que le bourgeois, que le latin des collèges et des séminaires, le latin des curés, doit être un savoir éminent qui ouvre les portes secrètes du langage et de l’intelligence... De la même manière, il croira, à quelques nuances près, en tous les dieux et en tous les mythes bourgeois ; il croira à l’honneur bourgeois, à la patrie bourgeoise, à la propriété, au suffrage universel, à la démocratie. Il y croira même plus fermement que le bourgeois qui, dans le fond de soi, cultive quelque scepticisme. Il enchérira souvent sur ses maîtres et, s’il affirme son incrédulité, s’il rompt avec les pratiques religieuses de ses frères, il se jettera souvent dans d’autres croyances terrestres non moins décevantes.

En un mot, dans son comportement habituel, le prolétaire n’a pas d’idéologie ni de sentiments qui lui sont propres. Dans la plupart des cas, il emprunte au monde bourgeois tout un système de valeurs qu’il accommode tant bien que mal à son existence de travailleur salarié, voué à la misère et à l’ignorance. Il utilise, pour son propre jugement, les éléments d’appréciation que lui transmettent l’école laïque, la presse vénale, le roman populaire et la tradition familiale. Il ne critique pas et ne cherche pas à ériger en système ses quelques velléités de pensée indépendante. Il adopte sans discernement, approuve ou réprouve, selon une règle qu’il ne formule pas, mais qu’il sent impérieusement éternelle.

Ainsi, ne peut-on pas dire, avec Marx, « que le prolétaire vit avec sa femme et ses enfants dans des rapports qui n’ont rien de commun avec le lien de famille bourgeois » (Manifeste communiste). Il faut dire au contraire que, dans sa famille surtout, le prolétaire s’essaie à vivre et à penser en bourgeois. C’est qu’ici, en effet, il ne faut pas trop se hâter de conclure du matériel au spirituel, sans tenir compte de la force contraignante de l’éducation, des impératifs moraux collectifs, des habitudes héréditaires de soumission physique et mentale. Le lien de famille, par exemple, a pour le prolétaire le même caractère inviolable et sacré qu’aux yeux du bourgeois. Mieux encore, alors que, pour le bourgeois, ce lien de famille n’unit et ne maintient qu’en apparence et qu’il est permis de le rompre, pourvu que les apparences soient sauvées, pour le prolétaire, au contraire, le lien de famille oblige à de scrupuleuses solidarités. C’est un fait qu’aujourd’hui les familles vraiment unies, et dont les membres soient prêts à s’entraider sans réserves, sont des familles prolétariennes. C’est un fait aussi que, dans la pratique morale courante, le prolétaire moyen enchérit sur le bourgeois ; qu’il se montre plus scrupuleux, plus patriote, plus sincèrement religieux, plus pudique, plus près, en un mot, du modèle de l’honnête homme du xxe siècle édifié par la morale laïque et républicaine.

De là vient qu’il est quasiment impossible de donner une définition morale du prolétariat. De là vient, aussi, qu’il est impossible, littérairement, de peindre un type de prolétaire. La plupart des auteurs qui s’y sont essayés sont tombés dans l’exceptionnel ou dans le poncif. Alors que le roman et le théâtre abondent en portraits authentiques de bourgeois, la littérature dite prolétarienne est encore, faute de vocation, à la recherche de sa formule. Elle a pu donner des œuvres curieuses et émouvantes, elle n’a pas atteint le vrai. Dans la plupart des cas, elle s’est réfugiée dans un pittoresque de commande ; elle n’a saisi, dans la vie prolétarienne, qu’un élément de bizarrerie, un fumet de canaillerie qui, au sortir de la pompe, du confort ou du gourmé de la vie bourgeoise, ont pu obtenir un succès de surprise ou de scandale. On s’est intéressé aux habitants de l’Hôtel du Nord, un des romans les plus caractéristiques de cette littérature, comme à une faune curieuse qui changerait heureusement des jeunes premiers domestiqués et des belles passagères de transatlantiques. Le marlou, la môme, le débardeur, la ménagère tonitruante, les petits pouilleux ont revendiqué leur place au soleil. Les bistrots aux tables poisseuses, les hôtels borgnes, les rues des quartiers populaires ont pris la place des dancings sélects, des palaces et de la Côte d’Azur... Peut-on dire, pour autant, que le roman ait atteint l’âme (si l’on veut bien nous permettre de nous servir de ce vocable) prolétarienne ? Évidemment, non.

C’est qu’en effet les mœurs prolétariennes, dont le roman se proposait de tenter la peinture, ne sont souvent qu’une copie des mœurs bourgeoises, mais plus pâle et plus morne qu’elles. Un livre qui se fût astreint à les évoquer dans leur désespérante monotonie, se serait condamné à faire l’histoire d’une vie sans joie, sans beauté, sans coups de théâtre, partagée entre l’usine ou le bureau rationalisés et le foyer sans lumière et sans chaleur. Le travail abrutissant, les promenades dominicales, les enfants mal élevés, la femme lasse, les mille soucis qui assaillent la vie du travailleur ne sont pas matière « romançable ». Zola, lui-même, le peintre de la classe ouvrière sous le Second Empire, avait réduit la vie des prolétaires aux fastes crapuleux de l’ivrognerie et de la débauche.

Il n’est point, disons-nous, de mœurs prolétariennes. Il n’est point d’éthique ni d’esthétique prolétariennes. La vie morale du travailleur est une vie d’emprunt. Tous les gestes de son existence le rattachent à sa misérable condition de salarié ; et ce n’est qu’obscurément qu’il prend conscience d’une vie supérieure qui pourrait être la sienne. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’il rompt la lourde chaîne d’habitudes, de préjugés, de conformisme intellectuel et moral qui font du prolétaire un petit-bourgeois à portion congrue, révérant l’ordre social, citoyen soumis, soldat obéissant, subissant, sans se plaindre, la dure exploitation du capital.

Exceptionnellement, disons-nous. Encore ne faut-il pas ignorer qu’à côté du prolétaire moyen que nous venons de décrire, existe un prolétaire conscient et organisé, vivant en marge du monde capitaliste, ennemi du régime, refusant d’adhérer aux évangiles officiels, ayant définitivement rompu avec les modes de penser et de sentir bourgeois. C’est, en général, un autodidacte chez qui la culture ne se sépare pas de l’expérience des luttes de chaque jour contre l’état social. Animé par une haute conscience de classe, possédant un sens aigu des besoins du prolétariat, se refusant à parvenir malgré toutes les tentations, rebelle à la corruption, insensible aux persécutions, il réalise le type achevé du prolétaire révolutionnaire. Il est le levain de la pâte ouvrière.

Sur l’autre bord, chemine le prolétaire pourri, celui dont le sens de classe est inexistant ou s’est effrité, prolétaire vendu ou prêt à se vendre, n’attendant qu’une occasion pour s’évader de sa classe ou pour la trahir, prolétaire honteux ou dévoyé, gagné par la pourriture sociale, n’ayant pu résister à l’appât d’une vie plus facile ou bien encore ayant glissé dans ce lumpen prolétariat, dans cette canaille stigmatisée par Marx et Engels dans le Manifeste, « dans cette pourriture inerte qui forme les couches les plus basses de la société ancienne... », triste épave « que son genre de vie disposera à se laisser acheter pour des manœuvres réactionnaires ». Intellectuels besogneux, politiciens de sac et de corde, venus du peuple et aspirant à le piétiner, soldats de métier, policiers, gardiens de prison, maquereaux, nervis de toute obédience : toute un faune ignoble entre ainsi pleinement dans l’alliance avec la bourgeoisie. Ils forment les rameaux desséchés du tronc prolétarien.

Ce qui différencie, en effet, en tant que classes, le prolétariat de la bourgeoisie, c’est leur cohésion inégale, celle-ci, d’ailleurs, n’étant qu’un reflet de leur structure sociale différente. Tandis que la bourgeoisie tout entière, depuis le petit rentier propriétaire jusqu’au milliardaire américain, travaille constamment à raffermir l’ordre social bourgeois ; tandis qu’il est exceptionnel qu’un bourgeois trahisse sa propre classe pour se mettre au service du prolétariat, celui-ci, au contraire, trouve en lui-même ses ennemis les plus redoutables. Situation tragique, mais non nouvelle. Fait singulièrement grave et qui complique le problème de la lutte des classes et de la révolution.

C’est précisément à ce problème intéressant le « devenir » du prolétariat qu’il faut, maintenant et pour finir, nous attacher.



De tout ce qui précède, il ressort que l’idée de prolétariat repose essentiellement sur une base économique. Un prolétaire est un homme qui a besoin, pour vivre, de se vendre à un patron. Encore convient-il d’insister sur les conditions de cette vente. L’ingénieur, sorti d’une grande école, pourvu d’un diplôme d’État, qui, pour vivre, se vend à un usinier, moyennant un traitement lui assurant une large aisance, n’est pas un prolétaire. L’idée de prolétaire est, en effet, inséparable de celle d’un certain niveau de vie. Passé un certain niveau, on n’est plus un prolétaire, quel que soit, par ailleurs, son statut professionnel et même si celui-ci vous classe parmi les salariés. De nombreuses catégories d’intellectuels ou de techniciens, des fonctionnaires, des ingénieurs, des titulaires d’emplois supérieurs appartenant au commerce et à l’industrie se trouvent ainsi exclus des rangs du prolétariat. Inversement, on tombe au rang de prolétaire dès que son travail ne permet plus de vivre décemment, quel que soit ce travail et même s’il ne vous place pas directement dans la catégorie des exploités du capital. Cela est si vrai qu’on a pu parler d’un prolétariat rural, composé de petits propriétaires exploitants, de paysans pauvres travaillant eux-mêmes un bout de terrain qui leur permet tout juste de vivre. C’est ainsi également qu’on admet l’existence d’un prolétariat artisanal, formé de travailleurs indépendants mais qui, subissant durement la concurrence de la grande industrie, se trouve parfois dans des conditions économiques plus précaires encore que celles que connaît le prolétariat des usines.

Ainsi, parfois, la notion d’exploitation sociale se substitue à celle d’exploitation patronale pour la détermination de la condition de prolétaire. On est ou on n’est pas un prolétaire selon qu’on est plus ou moins misérable, plus ou moins exploité, quelle que soit, d’ailleurs, la forme de cette exploitation. Mais, du même coup, se trouve posé un grave problème de limitation, d’espèce, de mesure, d’appréciation. Jusqu’à quel point un paysan, un fonctionnaire, un ingénieur peuvent-ils se dire des prolétaires ? Question délicate au plus haut point et à laquelle se subordonne, par certains côtés, le problème général de la révolution à notre époque.

Qui ne voit que l’intérêt de la bourgeoisie est, ici, de brouiller les cartes ? Elle s’y attache en essayant de détacher du prolétariat des couches aussi nombreuses que possible et en les intégrant dans son propre système comme autant d’éléments alliés ou complices. Grâce à un système scolaire compliqué, elle réussit, sans modifier aucunement le statut social qui fixe les rapports généraux entre les classes, à puiser dans le prolétariat des hommes dont elle a besoin et dont elle fait ses contremaîtres, ses ingénieurs, ses savants, ses techniciens de toute espèce. Par une rémunération préférentielle, elle les attache à sa cause, elle en fait ses chiens de garde qu’elle dresse à mordre les chausses du prolétariat. Elle les constitue en une classe particulière, mi-bourgeoise, par son genre de vie, mi-prolétarienne par son origine et ses attaches.

Ainsi se trouve posé le problème des classes moyennes, Problème capital. De la force, du nombre, de la fidélité de cette classe moyenne dépend, en effet, le sort de la bourgeoisie. Qu’elle s’affaiblisse, qu’elle pactise avec la classe ouvrière, et voilà la bourgeoisie non seulement privée de techniciens, mais, encore, la voilà seule en face du prolétariat, sans cet État tampon qui amortit les antagonismes entre les deux classes fondamentales. Situation critique qu’elle doit à tout prix éviter. On peut dire qu’à cet égard, une des grandes préoccupations de la bourgeoisie est d’assurer le recrutement le meilleur de cette classe moyenne. Certains bourgeois pensent que le vieux système scolaire, avec son grossier empirisme peut y suffire. D’autres cherchent à perfectionner la machine à écrémer le prolétariat et se tournent volontiers vers les solutions préconisées par les radicaux partisans de l’École unique.

L’École unique, en effet, lorsqu’on en examine le principe et l’économie sans préjugé démocratique, mais à la lumière de la lutte des classes, apparaît bien comme une institution destinée à demander au prolétariat un tribut spécial et onéreux : celui de l’intelligence. Elle vise à arracher à leur classe d’origine les enfants aptes à devenir de bons techniciens et, grâce à l’éducation réactionnaire qu’elle leur dispensera, à les pourvoir d’une mentalité de petits bourgeois cupides et égoïstes. Elle vise à en faire les ennemis du prolétariat en développant en eux le goût de parvenir, de s’évader de leur classe, à les séparer économiquement et moralement de leurs frères de misère : les ouvriers et les paysans.

Qui ne voit le danger d’une telle entreprise qui, en rationalisant et en assurant le recrutement de la classe moyenne, prive en même temps le prolétariat de ses meilleurs éléments ? Certains pédagogues révolutionnaires ont déjà dénoncé cette nouvelle offensive de la bourgeoisie contre la classe ouvrière et, en dissipant les illusions mortelles que créait le vocable d’école unique, ont montré que seule la révolution pourrait créer l’école vraiment rationnelle et humaine, l’école unique de la science et du travail.

Revenant, à présent, sur la question de la classe moyenne, nous nous proposons de définir d’une façon plus précise son rôle social et sa destinée. À vrai dire, son existence même complique si profondément les rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie qu’il a pu sembler à certains observateurs des conditions sociales actuelles que l’existence même d’une lutte des classes était assez problématique. D’aucuns n’ont voulu y voir qu’une invention simpliste de Marx reprise par les politiciens socialistes. Leur thèse peut se résumer ainsi : il n’y a pas deux, mais une infinité de classes sociales. Il n’y a pas une bourgeoisie et un prolétariat, mais une masse d’hommes oscillant entre la condition d’un bourgeois et celle d’un prolétaire. Il n’y a pas une lutte des classes, mais des conflits innombrables d’intérêts dont on peut bien dire qu’ils n’ont aucune portée révolutionnaire.

Voyez, disent-ils, les statistiques... Elles prouvent qu’on ne peut compter en France plus de sept ou huit millions d’authentiques prolétaires... Or, c’est un fait que les statistiques donnent une allure scientifique aux plus mauvaises démonstrations et qu’elles arrivent à rendre acceptables les plus mauvaises causes. C’est un autre fait que, faute d’une critique suffisante, elles conduisent aux conclusions les plus erronées. Pour être bref, nous dirons que le nombre supposé de prolétaires est, de toute évidence, absolument faux et insuffisant. Nous allons en donner la raison. La plupart des statistiques reposent, en ces matières, sur une confusion. Elles assimilent, en effet, deux catégories sociales très distinctes : le prolétaire et le salarié. C’est ainsi, par exemple, que certains auteurs opposent aux huit millions (nous arrondissons à dessein) de salariés divers, les six millions de non-salariés comprenant, outre les deux millions de rentiers oisifs, des chefs d’établissements, des exploitants de toutes catégories et des isolés (artisans, petits commerçants, agriculteurs) n’employant aucune main-d’œuvre. On feint d’oublier qu’un grand nombre de non-salariés, en particulier les petits propriétaires terriens, employant ou non une main-d’œuvre régulière, sont effectivement des prolétaires, aux termes que nous avons définis plus haut, apparentes étroitement, par leur niveau de vie souvent médiocre, aux ouvriers des villes. La terre qu’ils possèdent – et à laquelle, bien souvent, ils tiennent – ne saurait, en effet, apparaître comme un instrument d’exploitation, mais constitue seulement un instrument de travail, un outil comparable, à quelques nuances près, à l’outil de l’ouvrier.

Tous les raisonnements que proposent nos négateurs de la lutte des classes sont donc faussés par cette erreur initiale. Toutes les conclusions auxquelles ils arrivent sont inacceptables. Ils voulaient nous prouver qu’il n’y avait pas de prolétariat et, partant, pas de lutte des classes. Ils oubliaient qu’il est d’autres prolétaires que ceux de l’usine et qu’il faut tenir compte de tout le prolétariat rural. Qu’on en juge à la lumière d’autres constatations. Si nous examinons les statistiques d’ordre fiscal, nous trouvons plus de quatre millions de personnes non salariées dont le revenu n’atteint pas 20 000 F. Or, à quelle catégorie sociale appartiennent ces non-salariés, sinon, pour la plupart, à la classe des petits propriétaires terriens ? Et n’est-il pas légitime, dès lors, de penser que ces quatre millions de personnes doivent entrer, pour la plupart, en déduction des six millions de non-salariés qu’on oppose triomphalement aux huit millions de salariés divers ? Du même coup, la situation des classes sociales, réduite en chiffres, se trouve singulièrement différente de celle qu’on nous présentait. Elle pourrait s’exprimer en mettant en regard des deux millions d’exploiteurs de toute espèce, bénéficiant d’un revenu de plus de 20 000 F, les douze millions de prolétaires.

Mais ces nombres eux-mêmes ne rendent pas compte de la structure sociale beaucoup trop complexe pour se plier à une représentation chiffrée. Certes, nous ne le nions pas, le phénomène de la lutte des classes ne peut se réduire à un simple schéma de bataille où l’on verrait ici des millions de misérables privés de tout, et là une poignée de profiteurs possédant le monde. Nous croyons seulement que ce n’est pas à l’aide de statistiques, forcément contradictoires et incomplètes (c’est ainsi que les chiffres que nous avons cités ignorent les ouvriers étrangers et coloniaux travaillant en France et dont le rôle économique et social est considérable) qu’on parviendra jamais à résoudre le problème que nous avons posé.

Il nous paraît plus efficace d’observer la réalité sociale et, munis des quelques données générales que nous connaissons, d’examiner s’il y a en France, aujourd’hui, un prolétariat et une lutte des classes. Dès lors, nous sommes frappés par un fait capital : celui de l’existence et du développement d’une classe moyenne. Il n’existe pas, en effet, un prolétariat et une bourgeoisie, constitués comme classes antagonistes et dont l’une doit forcément abattre l’autre ; mais il y a une infinité de conditions formant autant de catégories sociales dont les intérêts parfois divergent et parfois convergent. Il y a surtout de nombreuses catégories moyennes, constituées par des éléments petits-bourgeois et ouvriers aisés, plus ou moins bénéficiaires de l’ordre social actuel et, par conséquent, conservateurs.

Est-ce là un phénomène vraiment nouveau ? Le développement d’une classe moyenne est-il vraiment caractéristique de notre époque ? D’aucuns l’affirment. Mais l’histoire est d’un autre avis. À toutes les époques, en effet, on trouve la même variété de catégories sociales que nous constatons aujourd’hui. C’est ainsi qu’à la fin du xviiie siècle, à la veille de la Révolution, on aperçoit en France, entre le roi, possesseur théorique de toutes les richesses de son royaume, et le paysan misérable, serf encore sur certaines terres d’Église, une quantité innombrable de degrés d’élévation : petits métayers, fermiers ou propriétaires, petits officiers fiscaux ou justiciers, bourgeois aisés, commerçants ou armateurs, grands bourgeois parlementaires, fermiers généraux, etc. Ne pourrait-on pas, en y regardant attentivement, retrouver ici toute la variété de nuances du monde moderne ? Et cette structure sociale éparpillée a-t-elle, puisque c’est la question qui nous intéresse, empêché la Révolution, c’est-à-dire le groupement et l’offensive de toutes les forces bourgeoises, appuyées sur le prolétariat, contre le régime monarchiste féodal ?

Pourtant, nous reconnaissons bien volontiers que, si une telle analyse ne révèle pas d’importantes variations sociales qualitatives, elle nous oblige à enregistrer un très grand désaccord dans la disposition quantitative des éléments constitutifs des deux sociétés envisagées. En bref, on peut dire que les classes moyennes ont crû en nombre et en richesse. Une partie plus ou moins importante de la plus-value, résultant d’une meilleure exploitation des richesses du globe, s’en est allée à certaines couches sociales jusqu’alors très voisines du prolétariat. On a assisté à un enrichissement des titulaires de professions dites libérales et des techniciens supérieurs indispensables pour mettre en valeur les domaines nouveaux du capitalisme. Le médecin, le juge et l’ingénieur ont vu leur condition matérielle s’améliorer progressivement. Sont-ils devenus, du même coup, les indéfectibles alliés de la bourgeoisie contre le prolétariat ? Par leur existence même, les classes moyennes jouent-elles et sont-elles appelées à jouer un rôle contrerévolutionnaire ? Nous ne le croyons pas. Le résultat de la bataille des classes ne dépend pas d’elles. L’influence sociale de ce qu’on peut appeler la petite-bourgeoisie est, en effet, pratiquement nulle. Entre la bourgeoisie et le prolétariat, il n’y a de place que pour des éléments hétérogènes, aimantés sentimentalement en apparence, économiquement en réalité, par l’une ou l’autre des deux classes fondamentales. Dans l’hypothèse d’une révolution, le rôle de ces classes moyennes serait de servir le vainqueur, quel qu’il fût. Si elles peuvent, présentement, compliquer la formulation du problème social, elles ne sauraient en aucune manière en modifier la solution. Leur influence est donc plus apparente que réelle ; elles n’atténuent en rien l’antagonisme entre prolétaires et bourgeois. Si nous voulions user d’une comparaison, nous dirions que, de la même manière, l’adjonction dans un convoi de plusieurs wagons de seconde classe laisse intact le rapport d’inégalité entre les voyageurs de troisième et de première classes.

Que cet antagonisme soit conscient ou inconscient, il n’importe. Il nous suffira d’avoir montré que l’objection fondée sur l’existence des classes moyennes est sans valeur. Ceux qui la formulaient pensaient du même coup ruiner la théorie marxiste de la lutte des classes, en affirmant qu’il n’y avait pas de classes. Et voilà que l’idée marxiste sort victorieuse du débat. Mais, au surplus, Marx est-il le premier et le seul à avoir énoncé en termes clairs une théorie du prolétariat ? Non pas. Proudhon, à maintes reprises, avait posé l’existence des classes. Répondant aux petits-bourgeois républicains qui, après le Manifeste des Soixante, première opposition consciente au régime napoléonien, prétendaient qu’il n’y avait pas de classes en France, il montrait dans sa Capacité politique des classes ouvrières qu’il existait une classe ouvrière depuis 1789, depuis que l’ouvrier avait séparé son sort de celui de son patron avec lequel il était jusqu’alors uni dans la corporation. Qu’on le veuille ou non, écrivait-il, « la société française est divisée en deux classes ». II y a d’un côté ceux qui travaillent pour un salaire bas et qui vivent exclusivement de leur travail et ceux qui vivent « d’autre chose que de leur travail, quand ils travaillent ». Observation féconde, en effet, et qui le conduisait à cette conclusion : « La division de la société moderne en deux classes, l’une de travailleurs salariés, l’autre de propriétaires-capitalistes-entrepreneurs, est donc flagrante. »

Proudhon essayait ensuite de fixer le destin des deux classes ennemies. Il voyait le prolétariat chercher à comprendre son état, parler de son émancipation, monter, et la bourgeoisie hésiter, louvoyer, accepter tous les régimes et les rejeter l’un après l’autre. Tandis que le prolétariat prenait une conscience de classe, la bourgeoisie perdait conscience de la sienne. Déjà, elle n’était plus « une classe puissante par le nombre, le travail et le génie, qui veut et qui pense, qui produit et qui raisonne, qui commande et qui gouverne ; elle n’était plus qu’une minorité qui trafique, qui spécule, qui agiote..., une cohue ». Le rôle du prolétariat serait de réaliser la fusion des deux classes dans un monde égalitaire où, à la différence des fonctions, ne correspondrait pas une hiérarchie des conditions morales et matérielles.

Ici, Proudhon rejoignait Marx dans l’affirmation vigoureuse de l’existence des classes. Et, plus nettement encore que l’auteur du Manifeste, il indiquait au prolétariat sa voie : creuser toujours davantage le fossé qui le séparait de la bourgeoisie, se refuser à toute collaboration, à tout partage illusoire du gouvernement, s’abstenir de voter, de constituer à l’intérieur des assemblées représentatives une opposition qui serait vouée à l’impuissance et qui constituerait un trompe-l’œil démocratique. Mais, au contraire, constituer ses propres forces, ses propres institutions, dégager l’idée ouvrière par la lutte contre toute autorité, et particulièrement contre l’État, et par la recherche d’une formule sociétaire où l’échange des services devra se faire sur un pied d’égalité..., « la société devant être considérée, non comme une hiérarchie de fonctions et de facultés, mais comme un système d’équilibration entre forces libres, dans lequel chacun est assuré de jouir des mêmes droits, à la condition de remplir les mêmes devoirs, d’obtenir les mêmes avantages en échange des mêmes services, système, par conséquent, essentiellement égalitaire et libéral, qui exclut toute acception de fortune, de rang et de classe ».

Ainsi, la pensée de Proudhon fixait à la fois le présent et l’avenir. Pour le présent : lutte de classes. Pour l’avenir : approfondissement de cette lutte devant se terminer par le triomphe révolutionnaire du prolétariat. Les deux affirmations sont, en effet, corrélatives. La négation de l’existence et de la lutte des classes entraîne la négation de la révolution en faveur d’on ne sait trop quel progrès indéfini dans tous les domaines. Elle conduit droit au réformisme par la pratique d’une propagande purement idéaliste et subjective. Elle livre, sans défense, le prolétariat à la bourgeoisie.

À une telle doctrine, à l’usage des démocrates de la Ligue des droits de l’homme, s’opposera toujours victorieusement la théorie inattaquable de la lutte des classes. On ne la confondra pas avec un absurde fatalisme révolutionnaire, véritable caricature du marxisme, qui prétendrait assurer sans efforts le triomphe du prolétariat. Si l’on peut croire qu’il est des conditions objectives, indépendantes, dans une certaine mesure, de la volonté humaine, et hors desquelles la révolution ne sera pas, en revanche on peut dire qu’il est des conditions subjectives nécessaires pour le triomphe de cette révolution. Il ne suffit pas qu’une conjoncture économique et politique soit révolutionnaire, il faut encore que le prolétariat le soit.

Ce doit être une des préoccupations essentielles des anarchistes que de développer cette conscience révolutionnaire du prolétariat. En préconisant, selon les enseignements de Proudhon, une organisation politique autonome de la classe ouvrière, en acceptant toujours et dans tous les domaines la rupture de celle-ci avec la bourgeoisie, en travaillant à la formation d’une culture syndicale de classe s’opposant à la culture bourgeoise, en favorisant les courants contemporains en faveur d’une éthique et d’une esthétique prolétarienne ; ils dresseront, en face de la vieille et branlante société capitaliste, la société de demain, la société des travailleurs libres et égaux, sans dieux ni maîtres. — Lashortes.



PROLÉTAIRE n. 

Le travailleur, l’homme que l’on désigne sous le nom de prolétaire, est celui qui ne possède pas de fortune, n’occupe pas une situation suffisamment lucrative pour le rendre indépendant. Dans l’Antiquité, à Rome surtout, le prolétaire était, comme de nos jours, un homme pauvre, pour qui la société n’avait guère de considération que pour les enfants qu’il engendrait pour servir de chair à plaisir ou à travail aux classes dirigeantes de l’époque. Il y a plus de différence dans la forme que dans le fonds entre le prolétaire de la Rome antique et celui de notre époque. Le prolétaire a été et est encore plus ou moins ouvertement un esclave collectif et politique.

Afin de définir plus nettement notre pensée sur le prolétaire, nous disons : tout membre de la société qui est complètement privé de la propriété d’une partie du sol, ou de ce qui en provient, et qui dépend, pour vivre, des propriétaires fonciers ou des capitalistes est un prolétaire.

La propriété d’une richesse est une des conditions indispensables du travail, c’est-à-dire à la possibilité de pourvoir aux nécessités de la vie ; l’autre condition est l’intelligence développée par la participation aux connaissances acquises à la société générale.

Quand la domination du sol, et de ce qui en provient, pèse sur la classe moyenne et sur lui, le prolétaire est moins malheureux que lorsque le capital dans son ensemble – c’est-à-dire richesse foncière et richesse mobilière – appartient à la noblesse et l’écrase. Si le travailleur déshérité s’est insurgé pour la bourgeoisie contre la noblesse, c’est qu’il avait été fort longtemps horriblement exploité par celle-ci. De ce fait, il a quelque peu amélioré son sort quant à l’alimentation et à l’existence proprement dite ; mais, par contre, il a appris à sentir davantage, c’est-à-dire à souffrir moralement et, aujourd’hui comme par le passé, il reconnaît avec le fabuliste que : son ennemi c’est son maître. Cette situation de demi esclavage ne peut cesser que par une nouvelle organisation de la propriété, en général, et de la propriété foncière tout particulièrement. C’est de cette organisation sociale nouvelle qui, sans désorganisation et dans l’harmonie sociale, donnera à tous et à chacun les moyens d’être les artisans de leur fortune et de leur destinée, que le prolétariat disparaîtra. La propriété du sol entrée au domaine commun ou social et la participation de tous aux connaissances acquises sont les deux principales réformes à réaliser si l’on veut voir disparaître le prolétaire, le prolétariat et, par suite, le paupérisme.

Comme les propriétaires individuels formant des sociétés se combattent entre eux, malgré une apparente solidarité, et, à l’occasion, invoquent le secours des prolétaires pour renforcer leurs avantages, les travailleurs feront bien de se rappeler qu’ils sont encore les esclaves du capital et que leur intérêt véritable, sous toutes les latitudes, consiste à s’émanciper eux-mêmes. 

— E. S.