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PROPRIÉTÉ n. f. (du latin : proprietas, même signification).



Toujours et partout, les objets d’usage courant, nécessaires à l’entretien de la vie : nourriture, vêtements, par exemple, ont fait l’objet d’une appropriation personnelle qui rend possible leur consommation. Mais, en tant que fait social, la propriété implique l’existence d’un droit reconnu et protégé par les chefs ; elle serait une détention légitime que consacre la coutume ou la loi. Loin d’être une institution fixe et toujours identique à elle-même, comme beaucoup de contemporains le supposent, la propriété a revêtu, au cours des âges, des formes différentes.

Aujourd’hui, elle a pour caractéristique principale d’être individuelle ; mais, à l’origine, elle fut essentiellement collective. Conquise par le clan, la terre demeurait sa propriété indivise ; tous la cultivaient en commun et bénéficiaient des produits du sol. Le communisme, voilà le régime primitif. Très proches des hommes préhistoriques, les Fuégiens sont restés hostiles à la propriété telle qu’elle existe chez nous. « Si l’on donne une pièce d’étoffe à l’un d’eux, écrit Darwin, il la déchire en morceaux et chacun en a sa part : aucun individu ne peut devenir plus riche que son voisin. » Chaque horde revendique la propriété d’un vaste territoire de chasse et de pêche ; des espaces neutres séparent, d’ailleurs, les hordes les unes des autres.

La propriété individuelle porta d’abord sur les femmes et les esclaves, ainsi que sur les objets qui, comme les bijoux et les armes, servaient directement à la personne. Puis elle s’étendit à l’habitation, aux tombeaux des ancêtres et à de faibles portions du sol. Mais, de l’avis de tous ceux qui ont étudié ce problème, la propriété de la terre fut lente à s’établir. La langue hébraïque, remarque Meyer, n’a pas de mots pour exprimer la propriété foncière ; et Mommsen a noté que, chez les Romains, l’idée de propriété n’était pas associée primitivement aux possessions immobilières, mais seulement aux possessions en esclaves et en bétail. Ce qui n’a rien d’étonnant : une peuplade nomade ou qui vit de chasse ne pouvait guère s’intéresser à la possession du sol. Cette dernière n’apparut qu’avec les progrès de l’agriculture : née du désir d’obtenir des récoltes plus abondantes, plus suivies, et qui ne réclamaient pas le défrichement de terres incultes. Mais le droit de propriété fut d’abord réservé à quelques individus privilégiés : les chefs de famille, les seigneurs ou les rois. En Afrique, maints roitelets sont encore propriétaires du pays tout entier : hommes, sol et choses. En principe, le souverain est propriétaire du sol dans les monarchies absolues ; il l’est aussi en Angleterre, du moins à titre de fiction juridique. Dès cette époque, la religion intervient pour protéger l’appropriation ; interdits et cérémonies rituelles sont toujours en usage chez certaines peuplades arriérées. Lorsqu’ils établissent des bornes, les Indiens du Brésil appellent les pajés qui exécutent des cérémonies magiques en battant du tambour et en fumant de longs cigares. Afin de délimiter les frontières, ils pendent quelquefois aux arbres des morceaux d’étoffe ou des paniers. En Nouvelle-Zélande, si un Maori voulait protéger sa moisson, sa demeure, ses vêtements ou quoi que ce fût, « il n’avait, dit Frazer, qu’à les tabouer, et ces biens se trouvaient en sûreté. Pour indiquer que l’objet était tabou, il y faisait une marque : ainsi, s’il voulait se servir d’un arbre de la forêt pour s’y creuser une pirogue, il attachait au tronc un bouchon de paille ; s’il désirait se réserver un massif de roseaux dans un marais, il y fichait une perche couronnée d’une poignée d’herbes ; s’il quittait sa maison en y laissant toutes ses valeurs, il en assurait la porte avec un ligament de lin et l’endroit devenait aussitôt inviolable. »

Longtemps, les chefs de famille ne jouirent que d’une propriété temporaire et périodique. À l’époque de Tacite, les Germains partageaient la terre pour une année seulement, durée du cycle des opérations agricoles ordinaires. Avec le perfectionnement des méthodes de labour et le besoin d’un plus long laps de temps, on espaça davantage l’époque du partage. Le mir de l’ancienne Russie, l’allmend pratiqué dans divers cantons suisses peuvent être considérés comme des survivances de cet état de choses. Plus ou moins tôt, des individus ambitieux obtinrent la propriété définitive de leur lot, ouvrant ainsi la porte à des injustices innombrables. « Toutefois, observe Gide, ce n’est point encore la propriété individuelle, le droit de disposer n’existant pas : le chef de famille ne peut ni vendre la terre, ni la donner, ni en disposer après sa mort, précisément parce qu’elle est considérée comme un patrimoine collectif et non comme une propriété individuelle. Ce régime se retrouve encore aujourd’hui dans les Zadrugas de la Bulgarie et de la Croatie, qui comptent jusqu’à cinquante et soixante personnes ; mais elles tendent à disparaître assez rapidement par suite de l’esprit d’indépendance des jeunes membres de la famille. »

De familiale, la propriété est devenue individuelle, et la Révolution française la rangea parmi « les droits de l’homme », On a même cherché à rendre la propriété foncière aussi souple, aussi facilement utilisable que la propriété mobilière. En Australie, le système Torrens permet « au propriétaire d’un immeuble de mettre en quelque sorte la terre en portefeuille, sous la forme d’une feuille de papier, et de la transmettre d’une personne à une autre avec la même facilité qu’un billet de banque ou tout au moins qu’une lettre de change ».

Aujourd’hui, l’accaparement est complet dans les pays civilisés. « Ce champ est à moi, ce coin de forêt m’appartient ; ne touchez pas ces fruits, car je les revendique ; ne cueillez pas ces fleurs, elles poussent dans mon pré ; écartez-vous de cette fontaine aux eaux limpides, elle est mon bien. » Voilà ce qu’entendra partout le déshérité. Pas une motte de terre pour poser librement son pied ; pas un endroit pour dormir sans l’assentiment du propriétaire ; la grande route elle-même est aux mains de l’État, qui s’adjuge, en outre, tout ce que les particuliers ne revendiquent point. Et le même fait se reproduit dès que les Européens introduisent leur civilisation quelque part. Avec des documents irréfutables à l’appui, V. Spielman a dénoncé ce qui se passe dans nos colonies nord-africaines. De grands rapaces s’abattent sur les contrées soumises à notre administration ; terres productives, richesses minières leur sont livrées par l’État. Malheur à celui qui, pour toute fortune, ne dispose que de ses bras ! La même méthode, les mêmes abus s’observent d’un bout à l’autre du globe.

Alors qu’à l’origine, le droit de propriété n’était guère que le droit d’exploiter soi-même son bien ou de le faire exploiter par les personnes de sa famille, il a subi, depuis, une prodigieuse extension. D’autres travaillent et peinent pour le plus grand profit du propriétaire : dans l’Antiquité, ce furent les esclaves ; au Moyen Âge, les serfs ; à notre époque, ce sont les salariés de l’usine et des champs. La possibilité de vendre et de louer ne fut pas reconnue tout d’abord : il semble qu’à l’époque d’Aristote, elle n’était pas encore admise d’une façon générale. L’aliénation ne fut, à l’origine, qu’un acte anormal, entouré de cérémonies extraordinaires ; chez les Romains, la mancipatio ne pouvait se faire qu’en présence de cinq témoins représentant les cinq classes de la nation. Parce qu’il s’oppose au droit d’héritage collectif ou familial, le droit de léguer, qui prolonge la propriété, même après la mort, n’est apparu que tardivement : à Rome, la loi des douze tables le mentionne pour la première fois.

De bonne heure, une distinction s’établit d’ailleurs entre les tâches serviles et certaines fonctions considérées comme nobles, et entourées d’un respect religieux. Une véritable réprobation, qui subsistera jusqu’à notre époque, pèse sur le travail manuel. On sait en quel mépris furent tenus les esclaves, et combien peu enviable le sort des serfs ; nombre d’anciens philosophes considéraient le travail manuel et le commerce comme dégradants pour un homme libre ; la loi de Manou range parmi les péchés graves le fait d’exécuter de grands travaux mécaniques ou de surveiller une manufacture ; en France, un noble dérogeait, avant 1789, lorsqu’il se livrait à une occupation lucrative.

En brisant le régime corporatif, si important au Moyen Âge, et en instaurant un régime de liberté plus grande, la Révolution française aurait pu conduire à des transformations économiques heureuses et corriger bien des abus. Mais, comme l’a montré Mathiez, les grands ancêtres, que nos politiciens invoquent si volontiers, furent de jolies fripouilles dans l’ensemble. Leur corruption, leur vénalité firent échouer les tentatives d’affranchissement populaire ; elles assurèrent le triomphe de la bourgeoisie. Plus que toute autre, la législation issue de la Révolution française aura permis la royauté de l’or. En principe, elle reconnaissait à tous les individus le droit de propriété ; en fait, elle rendait possible la concentration des capitaux et l’accaparement des instruments de production par une féodalité d’argent. Théoriquement, le salarié était proclamé libre ; mais, en pratique, il était contraint, pour vivre, de louer ses services à un patron qui conservait, pour lui-même, une notable partie du fruit du travail de ses ouvriers.

Le Code civil napoléonien multipliait les garanties en faveur de la propriété ; il était presque muet concernant le travail, stipulant à l’article 1 781, qui fut abrogé en 1868, que « le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, le paiement du salaire de l’année courante, etc. ». Et le Code pénal faisait preuve d’une partialité non moins révoltante. Si des modifications furent apportées ensuite au texte primitif, elles n’ont en rien modifié la situation faite dans l’ensemble au salarié. « C’est un fait bien digne de remarque, quoique rarement signalé, déclare Gide, que ni les textes du droit romain, ni même les articles du Code civil français, n’ont fait figurer le travail au nombre des divers modes d’acquisition de la propriété qu’ils énumèrent. On le comprend, à la rigueur, pour le passé, parce que, dans l’Antiquité, le travail était presque toujours servile... Mais, aujourd’hui, le travail à lui seul ne constitue jamais un titre juridique d’acquisition de la propriété : la caractéristique du contrat de travail, c’est que le travailleur salarié n’a aucun droit à exercer sur le produit de son travail. » Comme l’esclave antique, l’ouvrier moderne n’est qu’un exécutant qui se borne à recevoir des ordres et des instructions.

La propriété, que le droit romain définissait jus utendi et abutendi, « le droit d’user et d’abuser », n’a pas perdu son caractère de droit illimité, n’ayant besoin d’aucune justification. D’après notre Code civil, elle demeure « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ». Et le professeur Baudry-Lacantinerie, résumant l’opinion générale des jurisconsultes, donne ce commentaire du texte légal : « D’une manière absolue, cela signifie que, pour déterminer l’étendue des pouvoirs que le propriétaire a sur sa chose, la loi ne procède pas par voie d’énumération, comme elle le fait pour les autres droits réels. Le propriétaire a, de droit, plein pouvoir sur sa chose. De celle-ci, il peut retirer, par des actes quelconques, matériels ou juridiques, tous les avantages qu’elle est susceptible de lui procurer, sans que personne, en principe, puisse lui demander compte de ses actes. Il jouit de sa chose comme il veut : même, si cela lui plaît, d’une manière abusive. »

Ainsi conçue, la propriété devient, très normalement, la base du patronat de droit divin que reconnaissent et protègent nos lois. Parce qu’ils possèdent une certaine quantité de richesses, des parasites peuvent accroître indéfiniment la somme des biens qu’ils détiennent, sans effort personnel. Mais celui qui ne possède rien arrive très difficilement à posséder quelque chose, malgré une vie de labeur continuel et de privations.

La libre concurrence n’est qu’un leurre. Pour s’exercer normalement, elle requiert, en effet, l’égalité dans les conditions extérieures de la lutte, de même que l’absence d’obstacles capables d’empêcher les individus d’occuper une fonction en rapport avec leurs facultés. Or, la situation sociale des parents et la transmission héréditaire des richesses suffisent déjà à rendre extrêmement inégales les conditions dans lesquelles s’engage le combat. Par les avantages qu’il assure, avant tout travail personnel, à des gens qui en sont fréquemment indignes, l’héritage fausse le libre jeu de la concurrence. En pratique, cette dernière a fait place à des monopoles ; une élimination progressive des petits s’est réalisée au profit des gros ; des entreprises géantes absorbent de plus en plus les moyennes entreprises. Et les grands producteurs, si hostiles aux syndicats ouvriers, s’unissent dans le plan national et dans le plan international. Trusts, cartels, ententes de toutes sortes permettent une exploitation plus fructueuse de l’ouvrier et du consommateur.

En France, nul n’ignore la monstrueuse puissance du Comité des Forges et les bénéfices scandaleux qu’il réalise aux dépens de la collectivité ; allié à d’autres trusts importants, il commande aux ministres et aux parlementaires. Les sociétés qui ont accaparé le pétrole inspirent la politique internationale, dictent les réponses des divers gouvernements. Nous pourrions multiplier les exemples et montrer que les magnats de la finance et de l’industrie sont au-dessus des lois que les autorités imposent, sans douceur, aux mortels ordinaires.

« Lorsque le groupe Standard Oil et le groupe Dutsch Shell, écrit F. Delaisi, se disputaient les gisements de pétrole du Mexique, si le gouvernement de ce pays prenait des mesures favorables à l’un des deux rivaux, une « révolution » éclatait aussitôt et les deux armées marchaient régulièrement sur Tampico, région des puits de naphte. Invariablement, l’une était toujours fournie de canons, de mitrailleuses, voire d’avions de marque américaine, l’autre d’armes de fabrication anglaise. C’est ainsi que le Mexique fut, pendant vingt ans, en proie à la guerre civile. Il n’a retrouvé la tranquillité que depuis que les deux groupes ont constaté qu’on produisait trop de pétrole brut, et se sont entendus pour empêcher l’exploitation de nouveaux gisements désormais inutiles. La Chine nous offre, en plus grand, un spectacle analogue. Depuis vingt ans, cet immense pays est la proie d’une douzaine de toutous, véritables entrepreneurs de guerre qui lèvent des armées de mercenaires. Ces armées sont équipées à l’européenne ; et si l’on veut connaître la provenance de leurs armements, il suffit de suivre dans les journaux les visites de leurs officiers au Creusot, à Saint-Étienne, chez Krupp ou chez Vickers. Les grandes firmes d’armement leur procurent en abondance canons, mitrailleuses et munitions, et sont payées sur le produit du pillage des provinces. Chaque général a ainsi ses commanditaires dont on pourrait trouver les noms dans les banques de Hong-Kong, de Paris, de Londres, de New-York, de Yokohama, ou même de Moscou. De simples déplacements de capitaux déterminent la fusion ou la scission des armées, selon que les commanditaires changent de généraux, ou les généraux de commanditaires. » Schneider, la société Hotchkiss et beaucoup d’autres ont vu croître leurs bénéfices grâce à la guerre sino-japonaise. Et l’on sait que, pour les industriels et les banquiers, les années qui vont de 1914 à 1918 furent une époque bénie entre toutes.

Traités, pactes internationaux, engagements solennels, rien ne compte lorsque l’intérêt des groupements capitalistes est en jeu. Chez nous, le Comité des Forges finançait, avant guerre, les associations patriotiques et les journaux bellicistes ; Krupp, en Allemagne, faisait de même. Or, ils s’entendaient parfaitement, afin de mieux rançonner les deux pays et, en cas de guerre, de prolonger le plus possible les hostilités. « J’ai, ici, a déclaré Barthe à la tribune du Palais-Bourbon, le contrat qui a été signé avec Krupp, quelques années avant la guerre, et qui fait bénéficier le grand constructeur de canons d’une réduction de 40 marks par tonne. Ce qu’il y a de grave, c’est que lorsque l’industrie française a traité avec le constructeur de canons allemand, elle savait qu’elle traitait pour la production de guerre. Je dirais plus : elle savait qu’elle fournissait à Krupp un stock pour la guerre qui allait venir. Mieux encore : elle savait que la guerre éclaterait vers 1914. » Le ferro-silicium étant nécessaire à l’industrie de guerre allemande qui en manquait, le Comité des Forges en mettait un stock à la porte de l’usine Krupp, pour qu’elle l’ait immédiatement à sa disposition, en cas de mobilisation. De plus, le même Barthe a déclaré, sans qu’on le démente : « J’affirme que certains adhérents du Comité des Forges ont fourni, pendant la guerre, des matières premières à l’Allemagne et que, pour étouffer cette affaire, le Comité des Forges a gêné les investigations de la justice. » Les industriels allemands n’hésitaient pas davantage à fournir aux Alliés les produits dont ces derniers manquaient et qu’ils avaient en abondance.

Le sang coulait à flots ; cela n’importait pas, puisque, des deux côtés de la frontière, les magnats du capitalisme étaient satisfaits.

Aucun crime n’arrête l’oligarchie financière qui, présentement, gouverne notre globe. Pour mieux tromper l’opinion, elle sait d’ailleurs revêtir des formes diverses. Voyez les assurances : en observant combien sont nombreuses les compagnies, il semblerait que là, du moins, règne la libre concurrence. Pourtant, dans ce domaine aussi, comme dans bien d’autres, un monopole de fait existe pour le plus grand profit d’une bande d’aigrefins. Sans doute, aucune pénétration ne se constate entre les compagnies, lorsqu’on les examine chacune séparément, à l’exception, bien entendu, de celles qui arborent une raison sociale unique pour chaque branche d’assurance. En apparence, les conseils des différentes raisons sociales sont distincts et sans lien ; la diversité des administrateurs persuade que chaque groupe reste isolé. Mais ces administrateurs émanent d’un même centre ; ils se retrouvent dans les bureaux de la haute finance, et font adopter partout ordres et directives de cette dernière. Pour la façade, les groupes ont l’air de se concurrencer ; en réalité, une poignée d’hommes, qui s’entendent au préalable, loin des regards indiscrets, exerce sur l’ensemble un pouvoir absolu. Et les bénéfices qu’ils réalisent annuellement atteignent des milliards. Ajoutons que les mêmes noms se retrouvent dans les conseils d’administration des compagnies de chemin de fer, des grandes banques, des grandes sociétés industrielles. Toutes les branches importantes de l’activité économique ont ainsi à leur tête les représentants d’une oligarchie financière, qui organise à son profit des monopoles de fait dont l’existence reste inconnue du populaire. Détenant à la fois les services publics, les organes de distribution de crédit et les grandes entreprises de production, en outre maîtresse des journaux les plus répandus, et accordant les pots de vin avec largesse, tant aux députés qu’aux sénateurs, la haute banque dispose des pouvoirs publics et des administrations. L’État, si tyrannique, si implacable pour les pauvres et les ouvriers, n’est que le premier de ses serviteurs. Par lui, elle impose à l’ensemble ses volontés, qu’il s’agisse de contrats, de tarifs ou de procédure ; et, lorsque ses affaires périclitent, le Trésor public se charge de remplir ses caisses vidées par une mauvaise gestion. Chemins de fer, compagnies de navigation, banques en déconfiture, etc., reçoivent ainsi, périodiquement, des sommes qui se chiffrent par milliards.

Débordant le cadre national, trusts et cartels s’organisent pour l’exploitation du marché international. L’après-guerre surtout a vu se multiplier les ententes de ce genre. « En présence d’un marché national saturé et d’un trésor à sec, face à des marchés extérieurs envahis par la concurrence, déclare Rhillon dans sa forte étude Le Travail-Argent, l’extension du système des trusts et cartels s’imposa. C’est alors qu’on voit se créer, après de laborieux pourparlers, le cartel européen de l’acier, suivi bientôt du cartel des produits chimiques, du cartel de l’aluminium, etc. Ces ententes internationales, strictement limitées à un objectif défini – le maintien des prix –, et dont le joug s’appesantit sur les États satellites et vassaux, n’impliquent pas une idée d’équilibre et de stabilité, comme on a essayé de le faire croire. Non seulement elles sont susceptibles de s’effriter sous la poussée des circonstances, mais elles laissent le champ libre à toutes les intrigues, à tous les désirs séparés d’expansion, à toutes les manifestations d’impérialisme... Les cartels internationaux ont en vue d’assurer à leurs adhérents un profit normal sur les marchés du dehors. Ce profit normal relève du monopole de fait. Il est fixé sans débat et sans contestation possible du preneur par les maîtres de l’offre. Les organismes producteurs, membres du cartel, sont taxés pour un tonnage déterminé. S’ils le dépassent, ils opèrent une ristourne à la banque du cartel ; s’ils ne l’atteignent point, ils sont susceptibles de bénéficier d’une répartition des fonds constitués par les versements et ristournes, selon des modalités convenues et acceptées. Rappelons ici que le cartel de l’acier faillit se dissoudre, après quelques mois de fonctionnement, du fait que les adhérents allemands, ayant dépassé leur quantum d’exportation, prétendirent ne pas verser les sommes énormes qui leur étaient réclamées statutairement. Il fallut bien leur accorder une majoration de tonnage et une très forte diminution de la redevance. »

Dans le domaine financier, les ententes internationales sont beaucoup plus fortes, beaucoup mieux organisées. Maîtresse du globe, la haute banque contrôle la majeure partie de la production industrielle mondiale ; un président de république, un roi paraissent peu de chose à côté d’un Morgan, d’un Finaly ; et la mort d’un Lœwenstein ou d’un Kreuger a des répercussions beaucoup plus graves que la disparition d’un souverain. Ce n’est pas, comme on le croit, dans les parlements ou les présidences du conseil que sont les potentats modernes : ils sont à Wall Street, dans la cité de Londres, à la bourse de Paris, de New-York, de Rome et des autres grandes capitales. Mais cette royauté est instable ; elle peut s’écrouler soudainement, alors que l’État dure et ne perd jamais ses griffes, même lorsqu’il les rentre et fait patte de velours. L’humble fonctionnaire, souple et mielleux devant le banquier tout-puissant, change brusquement d’attitude quand la débâcle arrive. Dégrisés, beaucoup s’aperçoivent alors que s’ils commandèrent en maîtres, c’est parce que l’État, cette puissance plus formidable que le capital, les protégea et les soutint. Gualino, qui finança les entreprises de Mussolini avant de sombrer avec Oustric, a décrit ses impressions quand on l’emprisonna : « Bien que je fisse tous mes efforts pour réagir contre le désarroi où me jetait cet incroyable événement, j’en éprouvais une impression et une émotion indicibles. Quelques heures auparavant, je m’occupais encore de mes employés ; j’étais à cent lieues de penser que, soudain, dans la nuit, on me conduirait en prison. Ah ! Ces verrous continuellement ouverts et refermés, ce cliquetis de clefs, ces longs corridors silencieux et noirs ! On me laissa dans une pièce obscure, partagée en deux par une voûte basse et profonde ; la page blanche d’un gros registre, ouvert sous la lumière électrique, répandait dans l’ombre des reflets clairs. Deux personnes : un scribe et son aide – un détenu – occupaient la pièce ; c’est à peine si, dans l’ombre, je pouvais les entrevoir. J’attendais ; le silence de tombe, qui régnait depuis un bon moment, fut interrompu tout à coup par le détenu : « La dernière personne que je me serais attendu à voir ici, dit-il, c’est bien vous, monsieur le Commandeur. » On me fit répéter mes nom et prénoms comme si on les ignorait. Quand les autres formalités usuelles eurent été faites et le registre signé, je dus subir l’acte le plus humiliant de mon existence : la fouille. Pourtant, je ne manifestai pas ma révolte avec autant de vivacité qu’on aurait pu le supposer : je fus pris d’un découragement inexprimable. Je dus me déshabiller dans l’humidité de la nuit, devant un inconnu ; il fouilla minutieusement chacune de mes poches, toutes mes doublures ; il m’enleva les lacets de mes chaussures, mon faux-col, mes jarretelles, mes bretelles, mes crayons, mon papier ; il me priva de tout... Devant un geôlier qui vous tâte et vous déshabille, assisté d’un autre qui attend avec son trousseau de clefs brillantes accroché à sa ceinture, tous deux indifférents et étrangers, vous n’êtes plus un homme, mais un simple numéro, vous avez la sensation d’être une pauvre chose : une feuille à la merci du vent, une molécule humaine écrasée par le destin. » Gualino, dont le nom rayonnait dans le monde de la finance, qui faisait faire antichambre aux plus grands personnages, s’aperçoit brusquement qu’il n’est rien devant un policier muni d’un mandat d’arrêt.

Pareil au père qui mange ses enfants, l’État, protecteur et soutien du capitalisme, sacrifie les banquiers trop impopulaires ou trop compromis, afin de sauver l’institution. Ce qu’il veut, c’est maintenir à tout prix une propriété qui n’est qu’une expropriation forcée des véritables producteurs, c’est conserver, grâce à la loi, un régime qui dépouille la masse des travailleurs au profit d’une poignée de parasites. Ne nous étonnons pas que la haute finance se montre, en période électorale, d’une largesse royale à l’égard des candidats députés ou sénateurs qui, secrètement, promettent de soutenir ses intérêts. Et elle accepte que ses larbins parlementaires se badigeonnent en rouge vermillon, qu’ils affirment des programmes révolutionnaires et crient haro sur les bourgeois, afin de mieux piper les voix des électeurs. Elle sait que, souvent, ses meilleurs chiens de garde se recrutent parmi les partisans de la IIe ou de la IIIe Internationales. En France, nul n’ignore que la caisse de l’Union des intérêts économiques, alimentée par les versements des grands consortiums industriels, commerciaux et financiers, dépense des sommes fabuleuses, à chaque renouvellement de la Chambre des députés. Après le triomphe des cartellistes, en 1924, on fit mine de vouloir poursuivre Billiet, qui s’était chargé de distribuer une part du gâteau à chacun ; mais les députés compromis n’étaient pas tous de droite ; tant de radicaux et de socialistes avaient profité de l’arrosage qu’on renonça, bien vite, à percer le mystère dont s’entourait le corrupteur, chargé de l’achat des consciences par les seigneurs de la haute banque. Aussi est-il dans la logique des choses que les lois fabriquées par les parlementaires favorisent les vols quotidiens des possédants capitalistes, mais frappent sans pitié le pauvre qui dérobe au riche de quoi ne pas mourir de faim.

Dans son admirable livre La Douleur universelle il analyse avec pénétration les causes de l’injuste souffrance des pauvres, Sébastien Faure l’a dit : « Étrange filiation de toutes choses en ce monde : le vol d’en haut enfante le vol d’en bas ; la richesse des uns fatalise la mendicité des autres. Ne faut-il pas qu’il y ait des mains pleines de louis pour qu’il y en ait d’autres implorant un sou ? Les premières s’ouvrent pour donner, les autres se tendent pour recevoir. Pourra-t-il au moins voler et mendier en paix, ce paria ? Non ! La loi qui, consacrant et sanctionnant l’organisation sociale, fait infailliblement des vagabonds, des mendiants et des voleurs, la loi dispose de gendarmes et de policiers pour arrêter ces hommes dangereux, de magistrats qui les condamnent, de prisons qui les enferment. Et quand, une fois, une seule, la dure main des premiers s’est abattue sur le collet du délinquant, quand une seule fois, la voix blanche du président a prononcé l’arrêt de condamnation ; quand une seule fois, les portes de la prison se sont fermées sur ce criminel, tout retour en arrière lui est interdit, tout relèvement rendu impossible. Les Jésus modernes ne ressuscitent pas les Lazare de la pauvreté, pas plus qu’ils ne réhabilitent les Magdeleine de la prostitution. »

On a tenté, il est vrai, de légitimer le régime actuel en considérant la propriété comme une extension normale de la personnalité humaine, en la ramenant au droit qu’a chacun de disposer du fruit de son travail. Mais, nous l’avons déjà dit, le travail n’est même pas énuméré parmi les moyens d’acquisition de la propriété, soit par les lois anciennes, soit par les codes modernes ; et un examen des rapports actuels entre la propriété et le travail démontre, sans contestation possible, que la formation du capital s’opère non en vertu de l’épargne, mais grâce à la plus-value que l’entrepreneur perçoit sur le labeur de ses ouvriers ou à l’intérêt que le rentier prélève, sans faire œuvre de ses dix doigts. Un accroissement accidentel des valeurs détenues aboutit à l’enrichissement de qui les possède ; le mythe de l’épargne productive doit être chassé définitivement. Gide l’a reconnu : « Qu’y a-t-il de commun, écrit-il, entre ces deux actes : travailler qui est agir, épargner qui est s’abstenir ? On ne conçoit pas comment un acte purement négatif, une simple abstention, pourrait produire n’importe quoi. Le raisonnement qui fait de l’épargne la cause originaire de la formation des capitaux revient à dire, en somme, que la non destruction doit être classée parmi les causes de la production, ce qui paraît une logique bizarre... Celui qui met des pièces de monnaie dans un tiroir ne crée assurément ni richesse ni capitaux ; il retire, au contraire, une certaine richesse de la circulation. »

Le travail joue, seul, un rôle actif dans la production des divers biens ; la nature se borne à obéir aux sollicitations de l’homme, à se laisser faire, après de longues résistances parfois. Simple instrument de production, et résultat lui-même d’une production antérieure, le capital ne vaut que par le travail de celui qui l’utilise. Dans un régime équitable, chaque individu devrait donc garder pour lui l’intégral produit de son labeur, déduction faite de ce qu’il abandonnerait pour le maintien en bon état, ou le remplacement des instruments de production s’il s’agit d’une entreprise collective. Mais, dans l’usine contemporaine, il faut servir un intérêt au capitaliste, un loyer au propriétaire foncier, des profits à l’entrepreneur ; cette triple redevance pouvant être due à un même personnage, ou à des personnages distincts, selon les cas.

Le salarié – employé ou ouvrier –, qui peine pour enrichir les privilégiés, doit se contenter d’une maigre rétribution, prix de son travail considéré comme une marchandise soumise à la dure loi de l’offre et de la demande. Et, comme le chef d’industrie songe à diminuer autant que possible le prix de la main-d’œuvre, afin d’accroître ses profits et, quand la concurrence existe, de vendre moins cher, le salaire de l’ouvrier tend vers un strict minimum lui permettant tout juste de vivre, lui et sa famille. C’est la loi d’airain, dont Ricardo et Lassalle ont parlé avant Marx. On l’oublie maintenant parce qu’elle comporte d’assez nombreuses exceptions, parce qu’on s’est rendu compte que le minimum requis pour vivre dépendait des conditions générales d’existence du temps et du pays, parce que les travailleurs, ayant pris une conscience plus claire de leurs droits, ont réclamé davantage. Elle reste néanmoins exacte partout où la population est dense et où le nombre des bras qui s’offrent est supérieur ou seulement égal à la demande. Comme il est difficile à de pauvres gens très nombreux de se concerter et d’attendre, beaucoup acceptent de travailler à un taux réduit, lorsque les estomacs sont affamés. Dès que le chômage reparaît, la loi d’airain joue à nouveau, au moins sous une autre forme. Elle s’atténue quand les ouvriers sont peu nombreux et deviennent valeur demandée au lieu d’être valeur offerte. Si l’ouvrier fin, l’ouvrier habile échappe partiellement à la loi de misère, c’est qu’il est toujours marchandise rare. L’extrême division du travail et la rationalisation, chère aux Américains, tendent d’ailleurs à faire disparaître ce qu’on appelle l’ouvrier qualifié, car elles ramènent à des gestes purement mécaniques et indéfiniment répétés le labeur de tout ouvrier. Justement, parce qu’elles permettent de produire davantage avec un personnel moins nombreux, et parce qu’elles réduisent le travailleur au rôle de manœuvre, les puissantes machines de l’industrie moderne aggravent la condition des prolétaires ; les inventions scientifiques, qui devraient contribuer au bonheur de tous, ne servent qu’à multiplier les profits de quelques-uns. Comme l’écrit Sébastien Faure : « Toute machine nouvelle ou tout perfectionnement apporté à un outillage existant déjà peut contribuer à accroître la force d’enrichissement du possédant, mais ne diminue pas la pauvreté du non possédant. Que dis-je ? Toute amélioration mécanique ajoute à celle-ci parce que, d’une part, elle intensifie la puissance de production de la classe ouvrière et que, d’autre part, elle diminue sa puissance de consommation. » Ajoutons que les producteurs autonomes deviennent de plus en plus rares : petits artisans, petits boutiquiers se muent en ouvriers, commis, etc., travaillant pour le compte de sociétés anonymes ou de capitalistes milliardaires. Dans le commerce et l’industrie, les moins favorisés ont disparu, alors que d’autres ont vu leurs richesses croître démesurément. L’objet livré sur le marché par l’entrepreneur vaut plus que le salaire payé à celui qui l’a fait ; or, la différence, souvent très grande, entre le prix de vente et le prix de revient constitue le bénéfice du patron. Bénéfice d’autant plus considérable que l’entreprise sera plus importante. De plus, le capital exige une part de la production, l’intérêt, sans aucun travail de son possesseur ; la rente deviendra énorme si le capital est très élevé.

Selon la parole de l’Évangile, à celui qui a peu on ôte encore le peu qu’il a ; mais la richesse attire la richesse.

Ceux qui, par la rente foncière, s’étaient déjà rendus maîtres de la plupart des matières premières ont pu devenir possesseurs de tous les instruments de travail et de tous les moyens d’exploitation. L’économie capitaliste n’a pas encore fait disparaître la petite bourgeoisie, comme le croyait Karl Marx ; par contre, elle a conduit à une concentration toujours plus accentuée des entreprises industrielles, commerciales, financières. Elle a divisé les hommes en deux catégories : ceux qui vivent, totalement ou partiellement, du produit du travail des autres et ceux qui vivent exclusivement du produit de leur propre travail. Sans doute, il y a de grandes inégalités dans chacune de ces classes ; pourtant, comme le remarque Pierre Besnard dans son beau livre Les syndicats ouvriers et la Révolution sociale, cette distinction n’est nullement arbitraire. « Pour moi, écrit-il, il n’y a pas l’ombre d’un doute ; l’ouvrier de l’industrie ou de la terre, l’artisan de la ville ou des champs – qu’il travaille ou non avec sa famille –, l’employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain, l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail, appartiennent à la même classe : le prolétariat. La rétribution inégale de leur effort, le caractère différent de leurs occupations ; la considération qui leur est accordée par leurs employeurs dans certains cas, celle qui découle parfois de leurs fonctions mêmes ; l’autorité qui leur est quelquefois déléguée et qu’ils exercent sans contrôle, l’abus qu’ils peuvent faire de cette dernière ; l’incompréhension totale de leur rôle exact, leur prétention de se situer hors des cadres de leur classe et de s’agréger à la classe adverse ne peuvent rien changer à leur situation sociale. Salariés ou non, ils vivent du produit de leur travail. Ils reçoivent d’un patron, d’un tiers, de l’État la rémunération de leur effort. Ils sont, restent et demeurent des prolétaires. Toutes les subtilités, tous les artifices de langage seront impuissants à changer quoi que ce soit à cet état de choses ; et, qu’ils le veuillent ou non, tous ces travailleurs sont appelés à s’unir, parce qu’ils ont des intérêts identiques. Leur association formera la synthèse de classe prolétarienne dans un avenir très prochain. De même qu’un industriel emploie dix ouvriers ou dix mille ; qu’un commerçant utilise quatre employés ou quatre cents ; qu’un financier brasse et fasse fructifier dix millions ou dix milliards ; qu’un propriétaire possède deux maisons ou vingt : tous ces individus appartiennent à la classe capitaliste. Les uns et les autres ne vivent pas exclusivement du produit de leur travail ; ils prélèvent, sur le produit du travail d’autrui, une part de la rétribution de celui-ci ; ils frustrent quelqu’un d’une partie de son effort pour s’enrichir ou pour vivre. Il y a opposition complète entre le frustreur et le frustré. »

Volé par son patron en tant que producteur, le prolétaire est victime, en tant que consommateur, des commerçants, petits, moyens et gros. Certes, le détaillant, lui aussi, est souvent victime d’une concurrence impitoyable ; pour tenir malgré ses rivaux, il doit observer avec soin, prévoir, calculer. Mais cette concurrence, qui occasionne un gaspillage énorme d’énergie, il conviendrait de la faire disparaître ; il ne faudrait pas non plus que quatre ou cinq intermédiaires inutiles séparent le producteur du consommateur, provoquant par leur multiplicité une élévation considérable des prix. Aussi, quel révoltant spectacle nous offre le monde capitaliste contemporain ! En haut, des oisifs, gavés de tous les biens, vivent dans des palais splendides, entourés d’un luxe insolent ; sur leur table ne paraissent que les mets les plus recherchés, les boissons les plus exquises ; le salaire annuel de plusieurs familles ouvrières ne suffirait pas à payer leurs habits (sans parler des bijoux de madame qui pourraient assurer le bien-être à des centaines de déshérités). Un nombreux personnel épie les désirs de ces demi-dieux ; leurs autos somptueuses disent à tous qu’il ne s’agit point de mortels ordinaires ; les autorités s’inclinent très bas devant ces personnages à qui leurs bank-notes procurent, sans effort, titres, décorations, mandats parlementaires. Même au cimetière, ils entendent se distinguer du vulgum pecus par la majesté de leurs tombeaux. Ils peuvent encore affecter des allures charitables, pour qu’une presse asservie vante partout leur générosité. Ainsi, Mme Schneider, la femme de l’usinier du Creusot, distribue aux œuvres cléricales quelques-uns des innombrables billets que valent à son mari les guerres qui désolent le globe. Une telle bienfaitrice et son digne époux auront une place de choix, au Paradis, pour avoir gratifié moines et curés de largesses royales. En bas, des prolétaires qu’un labeur de forçat nourrit maigrement, qui logent dans des taudis et que le chômage, la vieillesse et la maladie suffisent à plonger dans un extrême dénuement. Pour prix de la croûte quotidienne qu’il leur jette avec dédain, le patron s’efforcera d’asservir leur esprit, tout en épuisant leur corps ! Et le prêtre, son sinistre auxiliaire, ne parlera aux ouvriers que de résignation !

À ces parias, la société réserve menaces et punitions ; leurs habits usagés les désignent à la malveillance des gendarmes et des policiers ; pour d’insignifiantes vétilles on les conduit en prison. Ceux dont ils entretiennent le luxe, dont ils remplissent les coffres-forts, n’hésitent pas, quand ils le peuvent, à les priver du nécessaire. N’ont-ils pas récemment détruit d’immenses stocks de blé, de café, etc., plutôt que de consentir une baisse de prix favorable aux indigents? Au sens littéral, ces derniers sont des damnés pour qui n’existent ni répit, ni miséricorde. Comme le dit si éloquemment Sébastien Faure, ils « naissent, grandissent, vivent et meurent sans autre horizon que la pauvreté, sans autre perspective qu’une mort prématurée ou une vieillesse indigente. Ils ne connaissent rien des contentements de l’esprit, des satisfactions du cerveau ; leur passé s’appelle déception, leur présent douleur, leur avenir désespérance. » Un régime qui aboutit à de pareilles conséquences, qui dépouille le travailleur au profit des fainéants, qui gaspille inutilement l’énergie humaine, qui assure la domination des grands bandits de la finance, est condamnable, manifestement.

Le libéralisme économique, qui compta de nombreux partisans au cours du xixe siècle, et dont les doctrines inspirèrent les législateurs en pays capitalistes, prétend qu’il est impossible et dangereux de vouloir modifier la situation actuelle. Il faut se résigner à voir éternellement des pauvres et des riches, des exploiteurs et des exploités ; c’est une erreur de tenir compte des aspirations de la conscience humaine vers plus de justice. Malgré son nom, un tel système s’avère hostile à la liberté véritable ; il vise uniquement à maintenir les privilèges des détenteurs de la richesse. Oubliant que le régime de la propriété a déjà subi de multiples transformations et qu’il est soumis à un devenir inéluctable, de même que les autres institutions sociales, il érige en principes universels et immuables les règles admises pendant une période limitée de l’évolution. Sa doctrine peut se réduire à trois points : 1° des lois fatales régissent les groupements humains ; ne les ayant pas faites, nous ne pouvons les modifier ; et si nous le pouvions, nous aurions tort d’y toucher, car elles sont bonnes ; 2° expression des rapports qui s’établissent spontanément entre les hommes, elles apparaissent dès que ceux-ci, abandonnés à eux-mêmes, n’agissent plus que par intérêt ; 3° production et distribution des richesses sont gouvernées par ces lois, que le législateur respecte lorsqu’il se borne à favoriser les initiatives individuelles.

Ajoutons que les partisans du libéralisme économique sont habituellement des patriotes acharnés ; dans l’usine, à la ferme, ils veulent un patron tout-puissant, dont l’autorité sera soutenue par l’État contre les revendications de ses employés. À leur avis, entrepreneurs et capitalistes ont raison de frustrer l’ouvrier d’une notable partie du fruit de son labeur. Malgré ce qu’affirment les professeurs d’économie politique et les manuels à l’usage des étudiants, la doctrine anarchiste, qui repousse énergiquement l’exploitation de l’homme par l’homme et condamne le régime de propriété consacré par le Code, n’est pas du tout de même ordre que le libéralisme économique. La formule : « Laissez faire, laissez passer », que ce dernier adopte, n’implique nullement la disparition d’un État que l’on charge, au contraire, de maintenir les injustifiables privilèges du propriétaire ; elle réclame seulement pleine liberté pour l’entrepreneur qui veut rançonner cyniquement ses employés ou ses clients ; et, de plus, elle affirme que, dans la lutte économique, le faible n’a qu’à disparaître, le fort ayant pour lui tous les droits. Ce culte du succès, cette apologie des forces malfaisantes se placent à l’opposé de l’idéal libertaire qui réclame pour chaque individu, même le plus faible, toute la somme de bonheur que sollicitent ses désirs. Et c’est dans l’accord de tous, non dans une lutte universelle et implacable, qu’il place le ressort du progrès.

Si j’insiste, c’est que cent fois j’ai entendu confondre libéralisme et anarchie, que nulle part je n’ai trouvé une réfutation méthodique de cette fausse assimilation, et que des penseurs, qui ne sont pas sans mérite, condamnent la doctrine anarchiste en raison des effets déplorables engendrés par le libéralisme économique. Ils identifient incohérence et désaccord général avec anarchie ! Cette dernière n’existe actuellement que dans le domaine scientifique et artistique ; encore la science officielle, l’art officiel s’efforcent-ils d’instaurer des dogmes, d’imposer le joug de pontifes qui secondent les desseins des puissants du jour. La concurrence économique, les luttes féroces qu’engendre le capitalisme résultent des privilèges que l’État garantit au propriétaire, au rentier, à l’entrepreneur, des vols que la loi autorise et sanctionne en les baptisant bénéfice ou intérêt. Doctrine insoutenable, le libéralisme économique part de faux principes et d’une analyse incomplète des faits. « L’idée, écrit Gide, que l’ordre économique existant est le produit spontané de la liberté – et qu’il ne pourrait être remplacé que par un ordre fondé sur la contrainte et, par conséquent, pire – ne paraît pas exacte. Cet ordre est, pour une part au moins, le résultat soit de faits de guerre et de conquête brutale (par exemple, l’expropriation du sol de l’Angleterre et de l’Irlande par un petit nombre de landlords a pour origine historique la conquête, l’usurpation ou la confiscation), soit de lois positives édictées par certaines classes de la société, à leur profit (lois successorales, lois fiscales, etc.). » Loin de constituer des exceptions, comme Gide semble le croire, rapines violentes ou confiscations légales sont les sources premières de toute richesse un peu considérable. Et la concurrence économique n’est pas de même ordre que la lutte pour la vie, dans le domaine biologique. La seconde assure le triomphe de l’individu le plus fort, le mieux adapté, la première favorise surtout celui qui triche et fraude. Elle « n’a nullement pour effet de rétribuer les fonctions et les travaux les plus utiles, tels que ceux de l’agriculture, qui tendent à être délaissés, alors que les plus improductifs, par exemple ceux des boutiquiers des villes ou des employés de bureau, sont disputés avec acharnement et ridiculement multipliés ». Elle néglige l’association qui constitue pourtant une force, et si grande qu’elle parvient d’ordinaire à vaincre l’individu isolé, même s’il est énergique et intelligent. Ne soyons pas surpris qu’une telle concurrence se détruise finalement elle-même en engendrant le monopole : comme elle ne réalise pas l’équilibre entre la production et la consommation, des crises fréquentes éclatent qui favorisent l’accaparement du profit total par quelques privilégiés.

Les vices du régime actuel étant incurables, de nombreux réformateurs ont proposé de le modifier. Dans un passage de sa République, Platon déclarait déjà que, dans une société idéale, tout serait commun entre les citoyens. Au xvie siècle, Thomas Morus demandait que chacun ne désire rien pour lui-même qu’il ne désire, en même temps, pour tous ses semblables ; et Campanella exposait le système communautaire dans la Cité du Soleil. Les Esseniens, les Vaudois, les anabaptistes et d’autres sectes religieuses ont prêché la communauté des biens. Rousseau, Mably, Morelly furent des présocialistes ; Babeuf est le premier des communistes modernes. Avec Saint-Simon, Fourier et leurs disciples, on arrive à ce que l’on appelle, d’une façon ironique mais injuste, le socialisme utopique ou, encore, le socialisme sentimental.

Si Karl Marx les a fait oublier, c’est qu’il prétendit rompre avec les abstractions métaphysiques pour constituer une science historique. Avant lui, Ricardo et Lassalle avaient formulé la loi d’airain ; avant lui, Proudhon, qui a malheureusement trop dispersé ses idées, avait donné la théorie de la plus-value et signalé l’antinomie qui existe actuellement entre le mode de production et le mode d’appropriation. Mais, parce qu’on le crut non un rêveur mais un savant, Karl Marx exerça une action immense. Néanmoins, constatation troublante pour celui qu’anime le véritable esprit scientifique, son système tout entier repose sur le matérialisme historique, hypothèse séduisante et qui possède une apparence de rigueur logique, mais indéfendable, car elle néglige des facteurs de premier ordre, dont l’importance fut maintes fois prédominante. Déjà, Blanqui estimait qu’entre l’histoire et l’économie politique il existe des rapports si étroits qu’on ne peut les étudier l’une sans l’autre. Pour Proudhon, les sociétés se meuvent sous l’action des lois économiques, et le progrès social se mesure au développement de l’industrie et à la perfection des instruments. Karl Marx va plus loin et déclare que l’ordre politique et social dépend entièrement de l’ordre industriel, que la condition juridique de l’individu se définit par la place qu’il occupe dans le trafic, que la conscience est un simple reflet provoqué par l’action préalable du milieu tant matériel que social. En conséquence, les luttes économiques, la lutte des classes expliquent l’histoire, aussi haut que l’on remonte dans l’Antiquité. « Toute l’histoire de la société humaine jusqu’à ce jour, déclare Marx, est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître artisan et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, dressés les uns contre les autres dans un conflit incessant, ont mené une lutte sans répit, une lutte tantôt masquée, tantôt ouverte ; une lutte qui, chaque fois, s’est activée soit par un bouleversement révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en conflit. » Marx oublie que les croyances, les sentiments, les besoins moraux, d’autres facteurs encore d’ordre intellectuel ou individuel, sont de puissants moteurs de l’activité humaine.

L’auteur du Capital a beaucoup insisté, par ailleurs, sur le phénomène si curieux de la concentration capitaliste. Successivement, les petites, puis les moyennes entreprises doivent disparaitre pour ne laisser place qu’à la grande industrie ; et, par une fatalité inéluctable, les classes moyennes iront rejoindre le prolétariat. Une infime minorité de possédants finira par détenir entre ses mains l’ensemble du capital et des instruments de production, tandis que les masses ouvrières, par une baisse progressive du salaire réel, subiront des conditions économiques de plus en plus dures. Mais cette réduction du nombre des possédants aboutira à la ruine du régime actuel, car les travailleurs, ayant acquis une conscience de classe, s’empareront, pour le compte de la collectivité, des richesses détenues par une poignée de potentats. Si Marx écrit, ce n’est point pour « abolir par des décrets les phases du développement naturel de la société moderne ; mais, pour abréger la période de la gestation et pour adoucir les maux de l’enfantement ». En indiquant le processus nécessaire qui, parti du travail infiniment morcelé et parcellaire, doit aboutir au travail de plus en plus collectif, finalement concentré entre les mains de l’État, il se borne à « lire l’avenir prochain dans le présent bien compris ». Ce n’est pas parce qu’il est conforme à la justice et répond aux meilleures aspirations humaines que le communisme se réalisera, c’est « parce qu’il est dans l’enchaînement des faits historiques qu’il se fasse ». Il serait inutile de vouloir s’opposer à son avènement, car l’homme subit l’histoire ; mais en la comprenant et en y acquiesçant, il la rend moins pénible et la hâte un peu.

Beaucoup estiment que les faits n’ont pas confirmé les prévisions de Karl Marx. « Il est inexact, déclare Ernestan, dans une étude très instructive, Le Socialisme contre l’Autorité, qu’en se développant, le capitalisme se soit centralisé. Sans doute, par l’entremise de cartels, groupes financiers, etc., le capitalisme tend à une organisation plus rationnelle, mais le capital se décentralise et devient de plus en plus anonyme par la constitution en sociétés par actions des moyennes et grandes entreprises. À ce propos, remarquons que, dans ses théories sur les mouvements du capital, Marx n’a pas suffisamment tenu compte (cela était peu développé à son époque) de la spéculation et du jeu effréné que permettent le système boursier et les pratiques modernes du crédit, procédés qui entrent pour une part immense dans le mouvement des fortunes d’aujourd’hui, et dont les règles déroutent les économistes les plus savants. Il est inexact que les classes dites moyennes aient disparu ou soient en voie de disparition par le développement de l’économie capitaliste. Les petits commerçants, boutiquiers, artisans, paysans (propriétaires, fermiers, métayers), employés, fonctionnaires, représentants de professions libérales, artistes, techniciens, etc., constituent, dans nombre de pays, une masse numériquement supérieure au prolétariat compris dans le sens « ouvrier ». Ce dernier terme lui-même devient singulièrement élastique et la conception simpliste de la « lutte de classe » peut amener à des anomalies bizarres. C’est ainsi que l’ouvrier chinois est le frère de classe de l’ouvrier américain qui gagne huit ou dix fois davantage. Par contre, le petit paysan ou boutiquier, se débattant contre la ruine, serait « l’ennemi de classe » du maître d’école ou du chef de gare, dont la situation matérielle est bien souvent meilleure. Le propre du capitalisme fut précisément de multiplier, plus qu’aucun autre régime, les catégories économiques et sociales. Il est inexact que le capitalisme doive nécessairement abaisser le salaire. Il peut aussi faire le contraire, et il le fit. Les rigides prédictions marxistes s’appliquent le plus souvent à faux sur le capitalisme, parce que ce dernier est doué de la plus grande souplesse. C’est précisément cette qualité qui rend ce régime le plus résistant et le plus difficile à abattre. » Si Karl Marx indique le processus qui doit aboutir à la disparition du régime actuel, il reste muet sur la période constructive qui suivra cette disparition. Quand cessera l’exploitation économique, l’État, soutien de la bourgeoisie capitaliste, aura perdu sa raison d’être. D’où cette déclaration du Manifeste communiste : « Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. » Et Engels écrira qu’un jour « toute la machinerie de l’État sera reléguée près de la hache de bronze et du rouet dans les musées d’antiquailles ». Mais Marx admettra qu’à titre de force destructive, l’État peut passer au service du prolétariat, avant de s’évanouir de lui-même, lorsque la puissance du capitalisme sera définitivement abattue. Simple résultante de la domination de classe, il doit fatalement disparaître avec elle.

Dans l’État, les communistes voient, théoriquement, un mal indispensable mais transitoire, destiné à prendre fin avec le capitalisme d’État. En pratique – hélas ! –, il semble que, dans la Russie soviétique, comme ailleurs, les détenteurs de l’autorité n’abandonneront leur place que si on les y contraint. Les marxistes décrétaient, en 1871, au congrès de Londres, que « l’organisation du prolétariat en parti politique était nécessaire pour assurer le triomphe de la révolution sociale » ; et, l’année suivante, ils affirmaient que « la conquête du pouvoir politique est le grand devoir du prolétariat ». Dès lors, leur principale préoccupation fut de s’emparer de l’État : sa disparition étant reportée dans un avenir dont on ne s’inquiétait pas. Engagé dans cette voie, de plus en plus oublieux de ses origines, le socialisme a sombré finalement dans l’électoralisme : il ne songe aujourd’hui qu’à obtenir de nombreux sièges dans les parlements des divers pays européens. Un réformisme doucereux lui fait complètement oublier ses anciens buts révolutionnaires ; et des compromissions de toutes sortes le déshonorent quotidiennement. Un Millerand, un Viviani, un Paul Boncour, un Vandervelde, un Mac Donald, etc. – nous ne pouvons les citer tous : ils sont trop ! –, ont montré jusqu’où les politiciens de la IIe Internationale savent aller en matière de reniement.

Les partisans de la IIIe Internationale rejettent le parlementarisme et mettent leur confiance dans la dictature du prolétariat ou, plus exactement, dans la dictature du parti communiste. Lénine, fervent marxiste, se donne, en théorie, comme un adversaire de l’État. « La lutte des masses laborieuses pour s’arracher à l’influence de la bourgeoisie en général et de la bourgeoisie impérialiste en particulier, a-t-il écrit, est impossible sans une lutte contre les préjugés opportunistes à l’égard de l’État. » Et, rappelant le passage où Engels déclare que, le communisme instauré, l’État s’endort de lui-même et meurt, il ajoute : « L’expression « l’État se meurt » est très heureuse, car elle exprime à la fois la lenteur du processus et sa fatalité matérielle. C’est l’habitude seule qui peut produire ce phénomène et qui le produira sans aucun doute. »

D’une façon plus catégorique, il dira même : « Sur la suppression de l’État comme but, nous sommes complètement d’accord avec les anarchistes. » Mais ce sera pour ajouter plus loin : « Nous sommes d’accord sur les buts, pas sur les moyens. Et nous considérons l’État prolétarien, la dictature comme une nécessité. » Cette dictature, qu’il identifie avec les ouvriers armés, est « un pouvoir qui s’appuie directement sur la violence et n’est lié par aucune loi ». Sur les ruines de l’État capitaliste, Lénine veut établir un État prolétarien, « à titre transitoire », assure-t-il. Ces vues théoriques furent expérimentées par lui, lors de la Révolution russe. Prévoir le résultat final des transformations accomplies dans la République fédérative des soviets de Russie est encore malaisé. Nous ne nous sommes point mêlés à ses adversaires, lorsqu’on l’attaquait de toutes parts ; et pourtant des faits personnels nous ont révélé l’étroitesse d’esprit de ses dirigeants. C’est vers elle qu’allait notre sympathie, quand tous les réactionnaires du monde se liguaient pour l’étrangler. Et nous lui sommes reconnaissants des coups qu’elle a portés au pouvoir capitaliste. Mais, chez elle, l’État omnipotent réduit l’individu à n’être qu’un numéro dépourvu d’idées propres ; elle fabrique les mentalités en série ; sur son sol, la liberté ne fleurit nulle part.

« L’État prolétarien, écrit Ernestan, ne semble pas avoir suivi les prescriptions du prophète Engels. Il ne paraît pas considérer ses interventions dans les affaires sociales comme devenant « de plus en plus superflues ». Quant à s’endormir ? Il ne déclare aucune fatigue et, à moins que le prolétariat russe ne se décide à le tuer, il vivra plus longtemps que le prestige d’Engels lui-même. Tout au contraire, le pouvoir d’État bolchévique enlaça dans ses tentacules, les uns après les autres, tous les éléments de la vie économique et sociale, paralysant du même coup les facultés créatrices et les forces potentielles du prolétariat et empêchant ainsi l’éclosion des véritables élites. L’État, maître de tout, doit par le fait pourvoir à tout ; l’abus engendre l’abus : chaque décret-loi, accentuant la dictature, écarte de plus en plus de la méthode socialiste. Comme ils se rendent compte des résultats, et pour combattre les déceptions, les théoriciens patentés du gouvernement russe se retranchent derrière le régime transitoire qui doit constituer les bases d’un socialisme futur. Ils tiennent le prolétariat en haleine et se dupent peut-être eux-mêmes avec l’électrification, la collectivisation des terres, le plan quinquennal et autres mots d’ordre présentés comme des mythes. Ils oublient ou n’ont jamais su que le socialisme ne se mesure pas à la capacité industrielle, au rythme de la production ou à la puissance économique, mais, avant tout, aux rapports économiques et sociaux des individus ; au fonctionnement de la justice sociale suivant le socialisme. »

Dans Vérités et mensonges du bolchevisme, G. Michaud note, avec beaucoup de finesse, les multiples contradictions auxquelles aboutit le régime soviétique. De plus en plus, le travailleur russe se voit frustré de ses droits au profit de l’État ; l’inégalité des salaires subsiste, elle est même beaucoup plus accentuée maintenant qu’au début de la Révolution ; les cerveaux des jeunes, savamment malaxés, ne savent plus que croire en Lénine et obéir à la dictature. « L’État, comme l’individu, écrit G. Michaud, n’échappe pas à l’instinct de conservation : il le subit et se défend par la répression et le renforcement de ses prérogatives. Alors, apparaît l’importance de cette mystification qui poursuit le dépérissement de l’État en le fortifiant, qui prétend faire périr l’État tout en ignorant la voie qui mène à son extinction. »

Dans certains domaines, en matière de famille, de mariage, d’avortement, par exemple, les communistes russes sont parvenus à d’heureux résultats en s’inspirant des idées libertaires. Leur campagne systématique de déchristianisation provoque les protestations intéressées des clergés catholique et protestant : parce qu’ils ne font point appel à la violence, comme on l’a prétendu, nous l’approuvons pour notre part. Applaudissons de même à leurs efforts contre l’analphabétisme, à leur désir de diffuser l’instruction ; mais en regrettant qu’ils asservissent les cerveaux aux dogmes marxistes. Point de progrès possible dans l’ordre intellectuel si, abdiquant l’esprit critique, on érige en règle de foi ce qu’affirment les autorités. Comme la Révolution française, la Révolution russe marque une étape dans l’histoire des transformations sociales. En persécutant les anarchistes, les Russes commettent une faute comparable à celle des révolutionnaires français exécutant Babeuf, le précurseur du communisme.

Babeuf voulait instaurer un régime préférable à celui que la bourgeoisie fit adopter en 1789, et dans les années suivantes ; l’anarchie est si manifestement supérieure au communisme étatiste qu’un Marx et un Lénine le reconnaissent théoriquement. Mais ils affirment que l’heure de l’anarchie n’est pas venue, comme les jacobins de 1797 estimaient beaucoup trop hâtives les conclusions pratiques auxquelles aboutissait Babeuf. Pourtant, le communisme s’est imposé ; l’anarchie triomphera de même, retardée seulement par le culte de l’État que les bolchévistes érigent à la hauteur d’une religion. Et c’est alors qu’une cité fraternelle sera possible, que l’ère de l’universel amour naîtra. En science, nous concevons la possibilité de recherches et de progrès indéfinis ; dans les rapports entre humains, rien n’autorise à tracer des limites infranchissables aux améliorations qui surviendront.

Le succès des doctrines marxistes provoqua l’éclosion de multiples systèmes pseudo socialistes qui, pour rendre le régime actuel plus supportable, voulaient réformer quelques-uns de ses abus. Destinés à barrer la route aux conceptions collectivistes ou libertaires, qui font trembler la bourgeoisie, ce sont, aux heures difficiles, les auxiliaires du capital. En de nombreuses circonscriptions, il est bon de se dire socialiste pour plaire aux électeurs. Et de vagues considérations sur les souffrances du peuple, sur la nécessité d’atténuer des illégalités trop choquantes, introduites dans le programme d’un candidat, suffisent pour qu’il se proclame socialiste. Ainsi naquirent les socialistes patriotes, les socialistes chrétiens, les radicaux-socialistes ; Hitler suivit cet exemple, imité dans tous les pays par les pires réactionnaires. Le démocratisme vague et mensonger d’un grand nombre de partis politiques a, de même, pour but de capter la confiance des travailleurs naïfs. On parle de sécurité économique, d’entraide et de collaboration des classes, de disparition progressive du prolétariat ; les promesses ne coûtent rien, on les multiplie, mais en reportant toujours leur réalisation à plus tard. Pratiquement, l’on se borne à des palliatifs insuffisants, tels que l’intervention de l’État dans les conflits entre patrons et ouvriers, ou la participation des seconds aux bénéfices de l’entreprise pour laquelle ils travaillent.

L’État peut fixer un minimum de salaire pour atténuer l’effet de la loi d’airain ; il peut limiter le nombre des heures de travail, servir d’arbitre quand des contestations surviennent entre employeurs et employés. Mais nous savons par expérience, et la plus élémentaire logique nous oblige à estimer que l’État, n’oubliant jamais ses origines capitalistes, favorise toujours le patron. S’il affecte parfois de défendre l’ouvrier, s’il accorde des améliorations partielles, la loi de huit heures par exemple, c’est que, redoutant une insurrection, il veut calmer le mécontentement des masses, par des concessions qui ne portent pas atteinte aux privilèges essentiels du capital. Il accepte de donner des satisfactions secondaires, afin de maintenir l’injustice fondamentale qui permet à la bourgeoisie de s’enrichir sans travailler.

Dans le but de persuader l’ouvrier qu’il est un collaborateur du patron et nullement son adversaire naturel, on parla beaucoup autrefois de le faire participer aux bénéfices réalisés par son employeur. On en parla, mais très peu de maisons mirent la chose en pratique. Comme elles exigèrent au préalable un asservissement complet de leurs salariés et prétendirent ne faire que des bénéfices insignifiants, cette invention capitaliste ne fut jamais prise au sérieux par la classe populaire.

Le coopératisme « a le rare privilège, écrit Gide, de rallier des adhérents venus des camps les plus opposés, du vieux socialisme idéaliste français de Fourier et de Leroux, du positivisme d’Auguste Comte, du socialisme évangélique de Carlyle et de Ruskin et des laboratoires de biologie ». Il a d’ailleurs revêtu, par suite de la variété des milieux où il s’est développé, des formes très différentes. « Dès le commencement de ce siècle, Owen, en Angleterre, et Fourier, en France, avaient pensé que l’on pourrait transformer complètement l’homme et le monde par le moyen de l’association libre, et ils avaient imaginé à cet effet des mécanismes plus ou moins ingénieux, que nous ne pouvons exposer ici. Mais la seule force des choses a fait surgir spontanément dans différents pays des formes très diverses d’association ; en Angleterre des associations de consommation, en France des associations de production, en Allemagne des associations de crédit, d’autres encore qui, quoique dans des proportions plus modestes, ont déjà commencé à réaliser d’assez sérieuses transformations dans les conditions économiques actuelles et à ouvrir le champ à de plus grandes expériences. »

Charles Gide, qui se fit le théoricien et l’animateur du coopératisme, le proclame le meilleur moyen de libération pour la classe ouvrière, et de rénovation, tant économique que morale, pour la société. Sans méconnaître son efficacité réelle, ni les résultats heureux auxquels il parvient souvent, nous le croyons incapable de mettre sérieusement en danger le régime capitaliste actuel. Tel est l’avis du patronat qui, d’une façon générale, ne témoigne pas à son égard d’une grande hostilité. Il réserve sa haine aux syndicats ouvriers, redoutables adversaires qui détruiront finalement son règne, s’ils échappent à la tutelle des politiciens et reprennent une mentalité révolutionnaire. Dans les pays capitalistes, le coopératisme subit des influences regrettables et s’accommode de déviations qui diminuent singulièrement sa valeur éducative. Stephen Mac Say a très bien mis en lumière les difficultés que rencontre, présentement, l’association libre, dans sa belle étude De Fourier à Godin, où il retrace l’histoire du familistère de Guise. (Voir Familistère.) Et constatant que, si l’œuvre fondée par Godin perdure, en tant qu’affaire, elle ne compte plus dans les espérances des travailleurs, il conclut : « Le problème social ne se résout pas par agrégations successives. C’est un problème d’ensemble qui appelle des solutions générales. Les mieux intentionnées des tentatives particulières – pareilles à ces défenseurs du prolétariat enlisés lentement dans le marais parlementaire et légaliste – s’étiolent en compromissions, voient se pervertir leurs directives dans une réincorporation progressive aux formes ambiantes qui les enserrent de toute la puissance de l’âge et du nombre et de ce faisceau d’acceptations commodes qui lie l’individu aux choses établies. »

Pour que les associations libres de producteurs donnent tous les résultats qu’on est en droit d’attendre, pour qu’elles puissent régénérer le globe, il faut que disparaissent non seulement le régime capitaliste, mais l’État, son père et son soutien. Bakounine (qui se dressa contre Karl Marx, au nom de l’opposition libertaire) le dénonçait comme la cause première de l’ensemble des iniquités sociales. Pour lui, la liberté restait inséparable de l’égalité ; et, loin de n’être qu’une résultante, un reflet de la domination de classe, l’État était le grand adversaire qu’il fallait terrasser. Ce résultat serait obtenu, moins d’une façon en quelque sorte mécanique, par suite des contradictions internes du système capitaliste, que grâce à la volonté révolutionnaire du prolétariat. Alors que Karl Marx compte sur le fatalisme des événements historiques, Bakounine attribue une importance essentielle à l’action de l’homme. Et, parce qu’il répugne à établir des dogmes en matière économique, son œuvre est beaucoup plus scientifique que celle de son adversaire. On ne le crut pas.

Aujourd’hui encore, beaucoup ne s’aperçoivent point que l’attitude anarchiste n’est autre chose que l’attitude scientifique appliquée, non plus seulement à un cercle restreint de spéculations théoriques, mais à tous les domaines, indistinctement, de la connaissance et de l’action. Bakounine fut exclu, en 1872, de la Ire Internationale qui disparut, d’ailleurs, comme on le sait. Par la suite, les idées libertaires exerceront, assez longtemps, un réelle influence sur l’extrême gauche du parti socialiste. Mais le point de vue autoritaire et le point de vue anarchiste étant diamétralement opposés, aucune conciliation n’était possible. Sébastien Faure l’a magistralement montré dans le dernier chapitre de La Douleur universelle : « Quand des hommes, écrit-il, se proposent le même but et que les divergences de vue n’éclatent entre eux que sur la question des voies et moyens, l’accord est parfois long et difficile à se faire, mais il reste toujours possible et, à la faveur de certaines circonstances imprévues ou cherchées, il se réalise fréquemment. Mais lorsque cette divergence de tactique provient de la différence du point de départ et du but à atteindre, l’union ne peut se produire ; car sur quelle base s’assoirait-elle ? Imaginez une troupe d’individus devant effectuer le même voyage, c’est-à-dire partant du même lieu et se proposant d’arriver au même endroit : il pourra surgir des discussions sur l’heure du départ, l’itinéraire à suivre, le moyen de transport à employer, mais il est à espérer qu’ils finiront par se mettre d’accord sur ces diverses questions et à faire route ensemble. Tandis que si vous supposez des personnes ayant à effectuer non seulement des voyages différents, c’est-à-dire n’ayant ni le même point de départ, ni le même point d’arrivée, mais encore des voyages en sens inverse – les unes se dirigeant vers le nord et les autres vers le sud –, il est de toute évidence qu’elles n’arriveront jamais à suivre la même voie. »

Or, lorsqu’il s’agit de déterminer la cause première, l’origine de tous les maux qui dérivent des institutions sociales, un désaccord brutal survient parmi ceux qui estiment qu’une transformation complète du régime actuel s’impose. « L’élément autoritaire voit cette origine dans le principe de propriété intellectuelle ; l’élément libertaire la découvre dans le principe d’autorité. » Pour les uns, c’est de l’organisation économique, de l’existence d’une classe pauvre et d’une classe riche que proviennent les troubles douloureux constatés dans tous les domaines. Pour les autres, l’autorité s’avère génératrice de toutes les servitudes, parce qu’elle s’oppose à la libre satisfaction de nos besoins tant physiques qu’intellectuels et moraux. Prétendre que la disparition de la propriété individuelle transformerait en paradis l’enfer social actuel démontre, d’ailleurs, une étonnante naïveté. « Si la suppression du travail excessif, de l’excessive privation et de l’insécurité du lendemain, déclare Sébastien Faure, suffit à la joie de vivre, ainsi que semblent le croire les anti-propriétaires, comment se fait-il qu’ils ne soient pas parfaitement heureux ceux qui, vivant dans l’opulence et à l’abri des coups de la fortune, peuvent ne rien refuser à leur tube digestif, à leurs sens, à leur amour du bien-être, du confortable, du luxe ? Pourtant, ces privilégiés connaissent, eux aussi, la douleur. Ils ignorent les angoisses des estomacs affamés, des membres grelottant de froid, des bras tombant de harassement, c’est vrai ; mais ils sont en proie aux affres de la jalousie, aux déceptions de l’ambition, aux inquiétudes de la conscience, aux morsures de la vanité, aux tyrannies du « qu’en dira-t-on », aux sujétions du convenu, aux obligations familiales, aux exigences mondaines ; ils se débattent au sein des écœurements, des dégoûts, des indignations, des révoltes. »

Tant que subsisteront le formidable appareil répressif de la justice et l’écrasante hiérarchie du fonctionnarisme, l’individu connaîtra les souffrances d’une contrainte dont la nature ne s’accommode point. Prisons et tribunaux socialistes ne vaudraient pas mieux que ceux d’aujourd’hui. « Seraient-ils heureux ceux qui comparaîtraient devant ces tribunaux et seraient plus ou moins longtemps détenus dans les nouvelles bastilles ou, encore, condamnés par la magistrature socialiste aux plus durs travaux ? Les rivalités s’exerceraient-elles moins violemment qu’aujourd’hui, entraînant à leur suite leur hideux cortège de haine, de rancune, d’envie, de calomnie, de bassesse, de flatterie, lorsque le champ commercial, industriel et financier leur étant fermé, elles se livreraient bataille pour les premières places dans la hiérarchie administrative ? Aurait-il, plus que de nos jours, la possibilité de satisfaire tous ses besoins, c’est-à-dire de goûter le bonheur, l’individu dont tous les appétits seraient, comme aujourd’hui, plus qu’aujourd’hui peut-être, incessamment prévus, réglementés et mesurés ? »

Ce qui se passe, à l’heure actuelle, en Russie, ne confirme que trop les prévisions de Sébastien Faure. Encore doit-on remarquer que l’effrayante et séculaire misère du peuple, en ce pays, prédisposait l’immense majorité des habitants à faire passer les besoins matériels avant les satisfactions intellectuelles et morales. Dans les contrées où les hommes sont plus instruits, les mentalités plus ouvertes, le goût de l’indépendance plus développé, un triomphe durable du bolchévisme apparaît improbable. L’échec de la propagande communiste, dans un grand nombre de pays, trouve là sa véritable explication.

L’anarchie aura l’avenir pour elle, quand les peuples feront passer au premier plan les aspirations du cœur et du cerveau. Mais c’est une illusion de croire qu’elle réclame, pour devenir possible, une perfection dont les hommes ordinaires sont incapables. Parfois, ses partisans eux-mêmes ne paraissent pas avoir une idée nette de la situation. Ils oublient qu’une association libertaire disposant des droits de sélection et de légitime défense ne serait point désarmée, comme on le laisse croire. Certes, elle ne contraindrait personne soit à entrer dans son sein, soit à y rester, mais elle n’aurait pas à faire vivre des parasites qui voudraient prendre sans rien donner. Voyez l’animal, il doit chercher sa nourriture, s’il reste à l’état isolé ; et, s’il fait partie d’un groupe (l’abeille ou la fourmi, par exemple), il doit fournir sa part de travail à l’œuvre collective. Pas davantage, l’anarchie n’implique absence de plan, manque de prévoyance ; c’est le contraire qui est vrai, puisqu’elle requiert le triomphe complet de la raison. Si la population devient trop dense, il faudra bien qu’une entente intervienne concernant la procréation ; et des accords entre producteurs seront toujours indispensables, pour éviter un vain gaspillage d’énergie. Grâce aux belles recherches d’E. Armand, nous connaissons de nombreux milieux de vie en commun ; très peu ont prospéré ; très peu ont fait œuvre durable. N’en soyons pas surpris : sans parler des difficultés qui résultent de l’ambiance, du manque de ressources, de l’incompatibilité des caractères, une association libertaire a contre elle de ne pouvoir utiliser son droit de légitime défense.

Depuis longtemps, la société se réserve de protéger choses et personnes, interdit de recourir à des mesures compensatrices sans intervention des juges, empêche par mille entraves légales le libre jeu de la réciprocité.

Or, les règles d’action des groupements anarchistes s’accordent mal avec les articles du Code ; de plus, tribunaux et police traitent avec une dureté insigne les adversaires de l’autorité. L’État les prive de tout moyen de défense, sans leur fournir aucun avantage compensateur ; il livre les associations libertaires à la merci de leurs adversaires, et du dehors et du dedans. Sa disparition, en rendant de nouveau possible l’exercice, par les groupes et les individus, des droits naturels de légitime défense et de réciprocité, modifierait complètement la situation. Une rigoureuse sélection évite bien des ennuis ; elle s’impose, lorsqu’on redoute une immixtion occulte d’individus malveillants ou d’agents secrets de l’État. Mais elle n’est praticable que dans les associations fermées, et n’apporte pas de solution au problème de la réorganisation de la société prise dans son ensemble.

Les syndicats peuvent devenir de précieux instruments d’action, sous l’influence et l’impulsion de l’esprit libertaire. Ils se fondent sur l’intérêt et jouissent d’une certaine tolérance légale, en raison de leur caractère professionnel. « Le syndicat, remarque Pierre Besnard, est la forme type et réellement concrète de l’association libre. On peut dire, en vérité, qu’il a toujours existé. En effet, à toutes les époques de l’histoire, les hommes – comme les animaux, les végétaux et les minéraux – se sont réunis par famille, par espèce, puis par affinité, pour se défendre collectivement contre les périls naturels d’abord ; contre les animaux qui leur disputaient le droit à la vie ; contre d’autres hommes, plus tard, lorsque la force, puis la ruse, créant la propriété, le pouvoir, l’autorité, l’État, firent des hommes : des esclaves et des maîtres, des seigneurs et des serfs, des pauvres et des riches, des capitalistes et des ouvriers, des gouvernants et des gouvernés. » Devenu pleinement conscient de sa raison d’être, doté de programmes méthodiques et précis, le syndicalisme, qui contraignit les pouvoirs publics à reconnaître son existence, au moins dans une certaine limite, connut chez nous de rapides succès à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Il fit trembler les défenseurs du capital et de l’État. Mais l’intrusion de politiciens, dans les postes de direction, provoqua des déviations qui l’affaiblirent et arrêtèrent ses progrès. Partisans de la IIème ou de la IIIème Internationale, ou même simples radicaux-socialistes, prétendent annexer, à leur profit, les organisations syndicales. Trop souvent, ils réussissent, pour le malheur de la classe ouvrière. Néanmoins, les succès du début sont, pour nous, riches de promesses futures : ils démontrent la possibilité pratique de vastes associations libres et révèlent l’existence d’aspirations anarchistes dans les masses populaires.

Ajoutons que les divergences de vue, qui séparent anarchistes communistes et anarchistes individualistes, nous semblent conciliables dans le domaine pratique. Les seconds acceptent généralement l’association en matière de production, mais n’admettent point le communisme en matière de répartition. Or, l’État disparu, rien ne s’opposerait à l’existence d’associations construites d’après des types très différents. Communistes et individualistes pourraient coexister, s’accordant sur cette base : que nul n’a le droit de priver autrui du fruit de son labeur, mais que chacun est libre d’adopter le mode de travail et de répartition qu’il préfère. 

— L. Barbedette.

PROPRIÉTÉ et LIBERTÉ

La Révolution de 1789 a proclamé le droit de tous les hommes à la liberté et à la propriété. Or, ce que nous voulons expliquer ici, c’est :

1° que liberté et propriété sont choses absolument opposées, incompatibles, exclusives l’une de l’autre ;

2° que depuis la Révolution Française, c’est-à-dire depuis cent quarante ans, les événements ont de plus en plus démontré cette opposition, cette incompatibilité, cette exclusion, malgré tous les sophismes dont on a cherché à déguiser leur décevante réalité.

Sur la liberté, la Révolution a dit : « Les hommes naissent et demeurent libres... La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; l’exercice des droits naturels de chacun n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi... Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint de faire ce qu’elle n’ordonne pas. » (Déclaration des droits de l’homme de 1789, et Constitution de 1791.)

Sur la propriété, la Révolution a dit : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » (Article XVII de la Déclaration de 1789, et Constitution de 1791.) Dans la Déclaration et la Constitution de 1795, il est dit : « La propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. »

Le Code Napoléon, devenu le Code civil d’aujourd’hui, a défini ainsi la propriété, dans son article 544 : « … le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».

La Révolution de 1848, dans sa Déclaration des droits de l’homme, précédant la Constitution des 4-12 novembre, se donna pour principes « la liberté, l’égalité, la fraternité », et pour bases « la famille, le travail, la propriété, l’ordre public ».

Lorsque fut élaborée la Constitution appelée « républicaine » de 1875, il ne fut plus question des droits de l’homme, et la liberté ne figura plus que dans cette vague devise : « Liberté, Égalité, Fraternité », qu’on imprima sur les papiers officiels, comme on imprimait sur les pièces de cent sous cette autre vague devise : « Dieu protège la France ». Les droits de l’homme planaient dans les nuages de l’empyrée politique, avec le souvenir de plus en plus brumeux des « grands ancêtres de 89 », avec le libéralisme idéaliste que les réalistes à la Guizot et à la Thiers avaient proprement transformé en banditisme politique (voir Politique), et les constituants, embourgeoisés d’opportunisme, n’avaient aucun souci de les rappeler et de les confirmer dans un texte précis. La Constitution de 1875 fut muette sur les garanties de la liberté ; elle ne le fut pas, par contre, sur celles de la propriété, comme nous le verrons. Elle homologua ainsi les violations antirépublicaines de la liberté, commises depuis trois quarts de siècle, faisant siens certains abus et ouvrant la porte à tous ceux que des gouvernants sans scrupules ne se priveraient pas de commettre tout en se donnant l’air de respecter la Constitution. C’est ainsi que la IIIe République a conservé la loi du 30 juin 1838 permettant les scandaleux « internements administratifs » et qui, avec l’article 10 du Code d’instruction criminelle, a marqué le rétablissement du « bon plaisir » des gouvernants et des « lettres de cachet ». C’est ainsi qu’en faisant les « lois scélérates » de 1893, 1894, 1920, elle a encore aggravé le système antérieur d’attentats à la liberté individuelle qui violent manifestement les principes de la Déclaration des droits de l’homme, et contre lesquels l’insurrection, a dit cette Déclaration, serait « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

Par contre, la IIIe République a renforcé la puissance de la propriété, de ce qu’on appelle ses « droits », au point que ceux-ci ont été de plus en plus la négation de la liberté de tous les citoyens, même du plus grand nombre des propriétaires, par l’organisation d’un état de sujétion de plus en plus ploutocratiquernent favorisé. Par la faculté d’interprétation laissée à ses commentateurs et à ses applicateurs, le Code civil a été l’instrument de cette organisation et de l’étranglement progressif de la liberté, sous la domination de plus en plus absolue de la propriété. Ses 515 premiers articles ont été employés à sceller la soumission de la personne humaine aux convenances propriétaires de la famille et de la société. Les 1 800 autres ont consacré les droits et les usurpations de la propriété, « inviolable et sacrée », contre tous les autres droits de l’homme. Dans ce château fort de la légalité, plus imprenable que les anciennes demeures féodales, le nouveau seigneur, le nouveau roi, le capitaliste, nargue l’immense foule du salariat asservie à ses profits et dont la seule liberté est de crever de faim si elle ne veut pas se soumettre aux caprices du despote. Le Code pénal et le Code du travail, sentinelles vigilantes, montent la garde pour que digèrent et dorment en paix les heureux bénéficiaires du Code civil. Si les codes ne suffisent pas, il y a les fusils, comme en 1831, à Lyon. C’est contre les ouvriers défendant leur illusoire liberté du travail que l’armée française fit le premier essai, in anima vili, des balles Lebel, à Fourmies, en 1891... Aujourd’hui, on emploie les mitrailleuses et les bombes, dans les républiques de plus en plus « démocratisées », contre ceux qui demandent du travail !... « La société a assassiné civilement l’individu à qui elle a refusé du travail », disait Fourier, il y a plus de cent ans ; elle y a ajouté l’assassinat effectif que le code appelle « homicide prémédité ».

On a fait le 89 politique – et encore ! – contre les privilèges politiques. Il reste à faire ce que M. Albert Bayet appelle le « 89 économique » (Cahiers de la Ligue des droits de l’homme, 20 novembre 1931), sans lequel le premier n’est qu’une balançoire. Ce nouveau 89 ne sera possible qu’en attaquant et en supprimant la propriété. Un des présidents de la Ligue des droits de l’homme, Ferdinand Buisson, a dit fort justement : « L’homme n’a pas de liberté s’il n’a que la liberté politique ; il n’y a pas de liberté là où il n’est pas réalisé la première de toutes les libertés, la liberté de vivre, la liberté d’être homme... Vous avez protesté pour la liberté de l’individu. Ne protesterez-vous pas en faveur de ces individus, et ils sont légions, qu’on appelle libres et qui meurent de faim ? » La liberté de vivre est impossible sous le régime de la propriété pour quiconque ne vit pas du travail d’autrui. Or, c’est le cas de la majorité des hommes.

Nous avons déjà vu (Liberté individuelle) la contradiction de la Déclaration des droits de l’homme, au sujet de la liberté, lorsqu’elle dit, d’une part : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », et, d’autre part : « Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché. » Nous avons vu comment la deuxième proposition détruit la première en favorisant l’exploitation des travailleurs par les détenteurs des entreprises du travail et de ses instruments. Cette exploitation, organisée sous le titre fallacieux de la liberté du travail, n’est-elle pas la négation de toute liberté pour le travailleur ?

La Révolution Française promettait à tous les hommes quatre choses qui sont incluses dans la Déclaration des droits : la liberté, l’égalité, la propriété, la sûreté. Elles étaient, disait-elle, des droits naturels, imprescriptibles, inviolables, sacrés, que la Nation devait faire respecter au bénéfice de tous les hommes. Qu’était-ce à dire, sinon que la propriété individuelle devrait être transformée en propriété de tous ? Comment, sans cela, établirait-on l’égalité des hommes, et comment leur garantirait-on la liberté et la sûreté ?... On n’établit et on ne garantit rien. La suite de la Révolution fut un habile escamotage ; ses principes firent cette « blagologie » dont devrait se satisfaire le « peuple souverain ». Les anciens propriétaires des biens féodaux furent remplacés par les nouveaux propriétaires des biens nationaux. Il était d’autant plus nécessaire pour eux de garantir l’inviolabilité de la propriété qu’ils en avaient à peine payé le quart, et qu’ils devraient en faire retour à la Nation si on s’avisait de réaliser l’égalité promise à tous les citoyens. Mais c’eût été tomber dans le communisme, dans le collectivisme ; c’eût été aboutir à cette vaste conception de l’État dont s’étaient inspirés tant de penseurs de la Révolution ; c’eût été empêcher l’établissement de ce troisième État qui, pour être « Tout », comme le voulait Siéyès, devait assurer sa prédominance par la possession des biens et du pouvoir. Et c’est ce que comprirent les premiers « constituants » qui refusèrent de discuter le principe de la propriété pour « ne pas la compromettre » (sic). On avait les gendarmes et la guillotine pour faire respecter la propriété, comme l’Ancien Régime avait eu les sergents et le gibet ; cela devait suffire. La Révolution, qui prétendait s’établir sur le droit, ne s’établit ainsi que sur l’arbitraire et la force. Ce fut sa faute, ce fut son crime, et c’est pourquoi elle est aujourd’hui à refaire.

La « blagologie » politicienne triomphait déjà dans les formules qui ne disent rien, produisent encore moins, mais suffisent à bercer les vagues espoirs des volontés incertaines. Un Danton pouvait dire : « L’homme a le droit de se gouverner lui-même et de conserver le fruit de sa libre activité. » Double sophisme, en présence de la Terreur et de la misère du temps. Les Girondins affirmaient, ex cathedra, que la propriété était antérieure à toute loi ; mais ils étaient, malgré ce, si peu sûrs de sa légitimité qu’ils refusaient de la prouver, disant : « Quiconque essaie de consacrer la propriété la compromet ; y toucher, même pour l’affermir, c’est l’ébranler... » En fait, il s’agissait surtout d’établir et de consolider les privilèges de la nouvelle féodalité de l’argent, plus avide encore que l’ancienne, et qui se constituait avec cette propriété industrielle que Barnave saluait, mais dont l’ouvrier était exclu comme possesseur, puisqu’il était dépossédé du fruit de son travail.

Rivarol disait avec juste raison que la Révolution avait été faite par les rentiers. Il faut ajouter : et la haute bourgeoisie capitaliste, maîtresse des banques. À la veille de la Révolution, rentiers et hauts bourgeois étaient déjà les maîtres de l’État, possédant les titres d’une dette publique de quatre milliards et demi. Or, ils craignaient la banqueroute de la royauté qui ne se gênait pas, à l’occasion, pour puiser dans les caisses des banques et avait fait rendre gorge plus d’une fois, à son profit propre, bien entendu, aux gens d’affaires enrichis des dépouilles du peuple. Il fallait aux oiseaux de proie un régime qui, non seulement ne les dépouillerait pas, mais qui, encore, ferait payer au peuple, comme on le voit pratiquer aujourd’hui sur une si grande échelle, les déficits de leur gabegie. Devant une puissance économique déjà si fortement organisée, si résolue et si ferme dans ses desseins, que pouvait le verbalisme d’une Déclaration des droits de l’homme qui se combattait elle-même par ses contradictions et semait la division chez ses propres défenseurs ? Elle fut d’ailleurs rédigée par la seule bourgeoisie, cette Déclaration dont Malouet disait, dès le 3 août 1789 : « Pourquoi transporter les hommes sur le haut d’une montagne et, de là, leur montrer tout le domaine de leurs droits, puisque nous sommes obligés ensuite de les en faire redescendre, d’assigner des limites et de les rejeter dans le monde réel où ils trouveront des bornes à chaque pas ? »

Mais ne fallait-il pas que la nouvelle parole descendît d’un nouveau Sinaï pour consacrer l’imposture ? En bas, dans la réalité où pataugeaient les pauvres dupes, la dictature de la propriété, la déchéance de la liberté et de l’égalité étaient marquées par l’établissement du cens électoral que Cazalès accompagnait de cette déclaration cynique : « Le propriétaire est le seul citoyen ! » La petite bourgeoisie elle-même protestait. L’abbé Grégoire constatait que le cens était le retour à « l’aristocratie des riches ». Loustalot disait que cette aristocratie était « établie sans pudeur ». Camille Desmoulins écrivait : « Pour faire sentir toute l’absurdité de ce régime, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably n’auraient pas été éligibles. » On lisait dans la Commune de Paris : « La classe malheureuse, courbée sous la loi quelle n’aura ni faite ni consentie, privée des droits de la Nation dont elle fait partie, retracera la servitude féodale et mainmortable. » Et Marat constatait ceci : « Qu’aurons-nous à gagner à détruire l’aristocratie des nobles, si elle est remplacée par l’aristocratie des riches ? Si nous devons gémir sous le joug de ses nouveaux parvenus, mieux valait conserver les ordres privilégiés. »

On n’en finirait pas de citer les protestations plus ou moins violentes que publièrent les journaux du temps ou qui retentirent aux tribunes. Protestations fort inutiles, d’ailleurs. Pour les paysans, non seulement la Révolution ne fit pas la loi agraire du partage des terres, mais la Convention décida que seraient punis de mort ceux qui parleraient de cette loi !... Pour les ouvriers, leur exploitation fut organisée dès le 13 juin 1791 par la loi Le Chapelier, leur interdisant de se coaliser pour cesser le travail ou faire augmenter leurs salaires. Les grèves furent assimilées au brigandage ! Ce fut la Commune de Paris à qui, depuis Ponsard, on a tant reproché son « anarchisme », qui fit voter cette loi et la fit exécuter en en exagérant encore les dispositions déjà excessives. La loi Le Chapelier fut, de plus, aggravée en l793 par la sévérité de ses peines. C’est ainsi que l’homme eut « le droit de se gouverner lui-même et de conserver le fruit de sa libre activité », comme l’avait demandé Danton !...

Le Code Napoléon renouvela la vieille loi civile de tous les siècles qui donnait au propriétaire la faculté de vivre sans travailler, en dépouillant le travailleur du produit de son travail. Bien plus : par le développement incessant de la concentration capitaliste dans des sociétés anonymes, les parasites, appelés « actionnaires », sans faire autrement œuvre de leurs dix doigts que pour découper leurs coupons, quand un agent de change ne le ferait pas pour eux, retireraient les moyens de leur oisiveté d’une propriété qu’ils n’auraient jamais vue que représentée par un papier appelé « action », et qui serait quelque part, on ne sait où, au Creusot, à Bataville, au Zoulouland !... En même temps, ce Code Napoléon confirma l’état de vassalité des travailleurs devant la propriété détentrice des instruments du travail. S’il adoucit certaines pénalités, il maintint l’interdiction des coalitions ouvrières jusqu’en 1884, quand fut votée la loi sur les syndicats. L’article 1 781 du Code civil consacra, jusqu’en 1868, la supériorité légale du maître sur le serviteur, du patron sur l’ouvrier. Jusqu’en 1932, les « gens de maison » ne seraient ni électeurs ni éligibles ! Jusqu’à la loi de 1884, les ouvriers ne feraient pas partie des conseils de prudhommes institués en 1806, et qui furent un recul sur le système corporatif de l’ancien régime qui faisait juger l’ouvrier par ses pairs. Le livret ouvrier, véritable brevet d’esclavage, scella le tout et dura jusqu’en 1890. Voilà comment la Révolution organisa la liberté et l’égalité pour ceux qui n’étaient pas propriétaires et étaient réduits à subir les conditions du salariat.

La Révolution leur garantissait-elle, tout au moins, la sûreté qu’elle leur avait également promise, en leur assurant du travail et des conditions de vie normale ?... On peut en juger par des faits comme ceux-ci, répandus dans toute la France. La durée du travail dépassait 14 heures pour beaucoup d’ouvriers. Quand les relieurs demandèrent de ne plus faire que 14 heures, ils furent traités de « fainéants » ! Les salaires dérisoires étaient encore diminués par leur paiement en assignats dont la valeur baissait chaque jour ; ils ne suffisaient pas toujours à acheter du pain moisi ! La Convention avait livré au filateur Butel 500 fillettes de moins de dix ans, prises dans les hospices. Leur patron les nourrissait à peine, sans leur payer aucun salaire ! L’industriel Rumfort réconfortait ses 115 ouvriers d’une soupe à l’eau qui est restée légendaire sous le nom de « soupe à la Rumfort ». Une assiette de « potage à la ci-devant Condé » coûtait plus cher dans les restaurants où dînaient les « incroyables » que les 115 assiettes de soupe à la Rumfort réunies ! (Ilya Ehrenbourg, La vie de Babeuf.) Dans la seule région de Saint-Quentin, 60 000 ouvriers étaient réduits à la mendicité. Comme il se produit dans la « crise » actuelle, seules les industries de guerre prospéraient ! La loi du « maximum », que la Convention avait été obligée de voter contre les mercantis rapaces, était inopérante, avec la dégringolade des assignats. On trouvera dans les Histoires du Travail, notamment dans celle de Pierre Brisson, d’autres exemples de cet état incroyable de sujétion et de misère ouvrières. La situation des travailleurs était si lamentable, tant aux champs qu’à la ville, qu’ils n’avaient le plus souvent d’autre ressource que de se faire soldats, ce qu’on voit encore aujourd’hui. C’est ainsi que se formèrent les armées de la Révolution et de l’Empire, ces armées de « volontaires » que le plutarquisme représente levés par l’enthousiasme patriotique pour la défense de « la Patrie en danger » ! Comme toujours, les prolétaires dépouillés et affamés allaient défendre la propriété des riches, se battre pour les fournisseurs de l’armée, les trafiquants de la guerre, les nouveaux engraissés qui regorgeaient de leurs dépouilles et formeraient la nouvelle aristocratie, la nouvelle féodalité, contre la Patrie elle-même qu’en 1815 ils livreraient à des « altesses », pendant que les défenseurs de cette patrie pourrissaient sur les champs de batailles.

On comprend que l’égalité avait été éliminée des notions de droit. Troullier, le jurisconsulte de l’Empire, n’en reconnut plus que trois dans son Droit civil français : la liberté, la propriété et la sûreté. Or, la propriété avait rendu la liberté et la sûreté tout aussi inopérantes que l’égalité pour le plus grand nombre des hommes appelés ironiquement « citoyens ».

Il fallut cependant justifier la mainmise de la propriété sur la liberté, expliquer leur prétendu accord, démontrer que la première n’était que le produit de la seconde. Ce fut l’œuvre fallacieuse des théoriciens bourgeois du régime de la propriété, surtout depuis que Proudhon, répétant Platon à 2 500 ans de distance, eut prouvé que « la propriété, c’est le vol » ! Proudhon fit très justement remarquer à ce sujet combien il fut, de tout temps, nécessaire de justifier le droit de propriété et comment, malgré toutes les justifications qu’on a prétendu lui apporter, sa légitimité est toujours contestée. La liberté, l’égalité, la sûreté n’ont pas besoin de ces justifications ; personne ne peut s’aviser de les discuter ; elles sont des droits naturels universellement reconnus. Mais on a toujours perdu son temps, et on le perd toujours, quand on prétend faire de la propriété un droit naturel. La rhétorique la plus subtile ne peut arriver à donner le change sur ce qu’elle est : violence et usurpation.

L’équivoque la plus habile et l’affirmation la plus effrontée sont de soutenir que la propriété est fondée sur la liberté naturelle de l’individu, d’en faire l’expression même de la liberté et de la dire antérieure et supérieure à la loi faite pour la garantir. On nie ainsi qu’elle soit le produit du mensonge et de l’arbitraire. On dit : « L’homme ne peut être libre que si son existence est assurée. Pour cela, la propriété des objets assurant son existence lui est nécessaire. Le sauvage a ainsi, tout naturellement et légitimement, la propriété de son arc ; le nomade a, non moins naturellement et légitimement, la propriété temporaire de la terre qu’il a semée. » Cela était, ou paraissait juste ; mais, de déduction en déduction, on arrivait à démontrer que, tout aussi naturellement et légitimement, un homme pouvait avoir la propriété de toute une province avec celle de ses habitants, et qu’un autre pouvait accaparer à son profit le travail de milliers d’ouvriers. M. Thiers, entre autres cyniques, adopta ce beau raisonnement pour en faire découler l’organisation du pacte social, et dit : « Je protège votre propriété pour que vous protégiez la mienne. » Autrement dit, je vous assure la possession de votre arc pour que vous défendiez ma province et mes capitaux !... C’est ce que disaient déjà les barons à leurs serfs en l’an 800 !

Proudhon a ainsi remarqué combien, perfidement, on confondait le pétitoire, qui est le droit, la liberté de posséder, avec le possessoire, qui est la possession effective, réelle. Les prolétaires expropriés, pillés, volés, réduits au salariat, ont pour eux le pétitoire, le droit « inviolable » et « sacré » reconnu pompeusement par la Déclaration des droits de l’homme à tous les citoyens ; mais le possessoire est pour les propriétaires, ceux qui possèdent en fait, et là, ce ne sont plus les déclarations grandiloquentes du verbiage démagogique qui valent, ce sont les lois, les tribunaux, les gendarmes qui font respecter effectivement une propriété solide, nettement déterminée et décrite sur du papier résistant aux vers. Le pétitoire, c’est l’ombre pour laquelle le naïf lâche la proie ; c’est la carotte pendue devant son nez et qu’il ne peut jamais mordre, Le possessoire, c’est la proie que le malin ne lâche pas, et c’est la faculté de se faire porter sur le dos du naïf en le faisant courir après la carotte. Il est très académique de dire aux travailleurs : « Grâce à la Révolution, vous avez la liberté et le droit de posséder le produit légitime de votre travail, le morceau de terre, la maison, le mobilier, la rente que, péniblement, vous avez pu acquérir en économisant sur votre salaire » ; mais encore faudrait-il que cette acquisition ne fût pas rendue impossible par la liberté et le droit du patronat de s’approprier la meilleure part du travail, et de le payer d’un salaire qui ne permettra que tout juste, à l’ouvrier, de ne pas mourir de faim, cela sous le prétexte monstrueux que le patronat est propriétaire des instruments du travail ! Autant dire que ce patronat est aussi propriétaire de l’homme appelé « libre » qu’il fait travailler, comme il est propriétaire de la machine à laquelle il l’attèle, à la façon d’un bœuf ou d’un cheval. L’ouvrier n’est-il pas son « capital humain », comme il est, pour les états-majors qui mènent les guerres, le « matériel humain » !... Mais, même si le travailleur parvient à avoir son terrain, sa maison, son mobilier, sa rente, quelle garantie a-t-il qu’ils ne lui seront pas pris, saisis par le fisc ou par l’usurier à qui il se sera livré dans un moment de détresse ? « Inviolable et sacrée », la propriété. Oui, pour ceux à qui le brigandage social permet de piller la propriété des autres et assure le possessoire ; mais non pour ceux à qui l’état social ne garantit que le pétitoire.

Le pétitoire, c’est la propriété des sots intoxiqués d’un civisme imposteur qui, parlant emphatiquement de « notre pays », « notre industrie », « nos finances », se grisent de cette fumée en mangeant leur pain sec ou qui, n’ayant même pas de pain, sont envoyés en prison s’ils osent en prendre dans une boulangerie. Le possessoire, c’est la propriété qui a un nom au cadastre et au Grand Livre de la dette publique, c’est celle du blé qui se dore au soleil de Messidor et qu’on peut impunément détruire, pendant que des millions d’êtres meurent de faim.

Voilà ce que la loi, protectrice de la propriété, rend possible contre le droit des gens.

Voilà les rapports de la liberté et de la propriété. Sont-ils différents, depuis 1789, de ce qu’ils étaient dans la Rome antique ou sous Louis XIV ? Il y avait alors, comme aujourd’hui, des miteux, des clochards, des traîne-savates qui pouvaient rêver au pétitoire pour calmer leur faim ; et il y avait aussi des esclaves qui pouvaient s’affranchir, des vilains qui devenaient princes, en acquérant un solide possessoire par d’habiles et heureuses friponneries. Et qu’on ne vienne pas nous dire, pour vanter la supériorité du nouveau régime, que les hommes vivent mieux aujourd’hui qu’ils vivaient il y a cinq mille ans, ou seulement il y a cinquante ans ! Apprenons à ne pas toujours tout mélanger dans la question sociale et à ne plus faire ainsi le jeu d’un opportunisme sans cesse à l’affût d’une nouvelle place dans le royaume de la peste capitaliste et du choléra politicien. Apprenons à sérier les sujets, à ne pas confondre l’insanité politique avec le progrès humain, la métaphysique sociale, qui demeure aussi bourbeuse qu’au temps d’Aristote, avec les inventions de la vapeur et de l’électricité qui ont transformé la vie économique dans le monde entier. Sans la Déclaration des droits de l’homme, et fussions-nous encore sous un pharaon, un Néron, un Louis XIV – qui, entre parenthèses, n’étaient pas de plus dangereux et de plus malfaisants mégalomanes que les Napoléon, les Guillaume, les Poincaré –, nous n’en aurions pas moins, aujourd’hui, le télégraphe, le téléphone, l’aviation, les sous-marins. On prétend qu’en Amérique chaque ouvrier possède son automobile. Il n’y en a pas moins six millions de chômeurs qui ont faim et contre qui marchent les mitrailleuses quand ils réclament du pain. Apprenons à ne plus bâiller aux corneilles du pétitoire pendant que les filous du possessoire nous font les poches !

Le premier des sophistes modernes qui prétendirent prouver les rapports de la liberté et de la propriété paraît être Mercier de la Rivière. Il disait que la liberté de l’homme est le résultat de la propriété qu’il a de lui-même, de ses facultés et des instruments par lesquels il les exerce. Propriétaire de ses facultés, il est en conséquence propriétaire de ce qu’elles produisent. La liberté, qui est dans la propriété de la personne, passe ainsi dans celle des choses, dans la propriété mobilière, dans la propriété foncière, et il ne peut être porté atteinte à l’une d’elles sans toucher aux autres. On voit ainsi l’habileté du processus ; il ne faut plus qu’un peu d’audace, mais abritée toutefois derrière le gendarme, pour démontrer, au nom de la liberté, que les vingt-cinq millions de francs de bénéfices hebdomadaires tirés par certains du travail de « leurs » ouvriers sont le produit légitime de leur travail !...

On feignit de ne pas s’apercevoir que la personne et les objets de la propriété sont choses différentes, qu’on ne dit pas « ma main », « mon cerveau », comme on dit « ma maison », « mon champ », et qu’on ne dit pas non plus « ma femme », « mes enfants », comme on disait jadis « mes esclaves » et comme on dit aujourd’hui « mes ouvriers ». On ne dit pas davantage « ma maison », « ma charrue » comme on dit « mes usines », « mes machines ». La liberté de l’individu et la propriété de son corps, de ses facultés, de ses sentiments, sont exclusivement personnelles, essentiellement inaliénables. Et on ne peut aliéner, pas plus que sa personne, celle des autres, de sa femme, de ses enfants ; tout au plus peut-on mutiler ou détruire la personne, transformer les sentiments qu’on a pour autrui, se soumettre au sort de l’esclave ou de l’ouvrier. Mais la propriété de la personne reste intacte, si violée et si peu sacrée qu’elle soit. La liberté de la personne est absolument incompatible avec l’aliénation. Par contre, la propriété est essentiellement aliénable : elle n’existe que parce qu’elle peut être donnée, achetée, vendue, morcelée, transformée, qu’elle est un objet de transaction. Il est incongru d’assimiler la propriété de la personne à celle d’un objet extérieur, et il est perfide d’assimiler la propriété modeste d’une maison, d’un champ, d’une charrue, produit réel du travail de l’homme laborieux, à celle orgueilleuse d’usines, de territoires, de machines, produit du travail accumulé d’une foule de travailleurs dépossédés par le parasitisme capitaliste.

Destutt de Tracy, Cousin, Bastiat, et bien entendu M. Thiers, ont été les théoriciens de plus en plus insolents de ces sophistications. Benjamin Constant avait une conception plus saine, mais qui était utopique. Il constatait que la propriété a été crée par l’état social, prétendant que cette origine civile n’affaiblissait nullement la juste idée qu’on devait avoir de sa légitimité et de son inviolabilité, mais il ajoutait que cette origine « conduit à ne pas exagérer cette idée, à ne pas accorder un caractère particulièrement sacré au droit de propriété, à ne pas faire passer ce droit avant la liberté, avant le droit des citoyens »... Le respect de la propriété devait être fondé sur le respect de la liberté, et non le respect de la liberté sur celui de la propriété. B. Constant recherchait ainsi un compromis entre deux choses que le fait social rendait absolument inconciliables. Que pouvaient devenir de tels principes dans une société où le fait de ne rien posséder entraînait le délit de vagabondage, et où le propriétaire pouvait tuer froidement, avec l’absolution de la loi, l’homme altéré qui venait boire à son puits ? La propriété civile ne peut coexister avec le respect de la liberté. Elle est une violation constante de la propriété primitive attachée à la liberté naturelle.

Les bons apôtres qui soutiennent le système ploutocratique et sont favorables, aujourd’hui, à ce qu’on appelle une « réaction néo-capitaliste », ramenant le travail aux formes les plus dures du passé, y compris le fouet sous lequel l’esclave tournait la roue et le galérien manœuvrait la rame, se basent sur la différence de qualité et de valeur de la production pour justifier l’inégalité des salaires, c’est-à-dire l’exagération des prélèvements sur le travail d’autrui. Ils disent, avec ces façons cafardes, que tant d’ouvriers connaissent des « bons patrons » qui daignent discuter avec eux et ne pas les congédier brutalement : « Le travail d’un Newton, qui a servi et sert encore aux générations qui l’ont suivi, est incomparablement supérieur à celui de l’ouvrier qui ne sert que des besoins immédiats, passagers, et qui peut être remplacé par tout autre ouvrier. » C’est possible, mais la question n’est pas là ; elle est dans l’usage dolosif qui est fait des inventions d’un Newton. Nous admettons fort bien qu’un Newton puisse avoir droit à un salaire supérieur à celui de l’ouvrier ; mais est-il admissible que des individus, accaparant le travail de Newton et ne faisant rien par eux-mêmes, frustrent ceux qui font valoir ce travail ? Or, on ne donne même pas aux Newton ce salaire supérieur qui devrait leur revenir ; ils sont les premiers frustrés ! Un Bernard Palissy, un Sauvage, un Tellier, des centaines d’autres, dans tous les siècles, n’ont-ils pas été dépouillés des fruits de leurs inventions ? Et ne voit-on pas, aujourd’hui même, les cas de Branly et de Forest ? Un Branly est, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, réduit à une quasi misère, alors que des industriels ont gagné des milliards en exploitant ses découvertes ! La veuve de Forest est, à l’âge de soixante-seize ans, abandonnée à un sort misérable, alors que les perfectionnements mécaniques trouvés par son mari ont enrichi scandaleusement des fabricants d’automobiles ! Quels droits avaient ces industriels et ces fabricants de plus que les ouvriers qu’ils employaient, au bénéfice des inventions de Branly et de Forest, sinon ceux de l’immorale propriété de leur argent qui leur avait permis de s’emparer de ces inventions, appuyée de la non moins immorale complicité de la loi et du gendarme, c’est-à-dire de l’arbitraire et de la violence organisés ?

Mais voici la plus cynique explication de la propriété capitaliste, négation de la liberté de tous. Il fallait un M. Thiers pour oser la formuler ; c’est ce qu’il a fait dans son ouvrage De la propriété. Il y a dit en substance : « La propriété est un fait et un droit pris dans celle qu’a l’homme de ses facultés naturelles. La propriété est le produit du travail, de l’emploi des facultés. C’est le travail qui crée le droit de propriété. » Cela peut encore aller. Voyons la suite : « La propriété a été le plus souvent, à l’origine, l’appropriation violente, sans travail, mais la PROPRIÉTÉ S’ÉPURE par la transmission légitime et bien ordonnée. La propriété de chacun est la mesure de la personne et, partant, conforme à la justice. Le riche, par le capital qu’il distribue, FAIT VIVRE LE PAUVRE en travaillant. Il lui fournit ses instruments de travail et ses moyens d’existence à condition qu’il travaille pour lui. LE SUPERFLU DU RICHE N’EST PAS UN VOL FAIT AU PAUVRE ; c’est au contraire un fonds de réserve et d’épargne pour lui, où il puise sans cesse. C’est une propriété qui n’appartient qu’au riche, mais DONT TOUS DEUX ONT LA JOUISSANCE, en quelque sorte... » C’est de cette façon qu’on démontre aux pharisiens qui ne demandent qu’à se laisser convaincre, et aux pauvres d’esprit pour qui le royaume des cieux a été créé, que « le riche est le protecteur du pauvre », que « sans le riche, le pauvre ne pourrait ni travailler, ni vivre », etc. ! On connaît tout ce que peuvent tirer de ces insanités les « défenseurs de l’ordre » et les cafards de la philanthropie. Mais c’est aussi de cette façon qu’on donne aux gens sensés la plus irréfutable démonstration de la proposition de Proudhon : « La propriété, c’est le vol ! », et de l’incompatibilité existant entre la liberté et la propriété. « La propriété s’épure par la transmission légitime et bien ordonnée », disait M. Thiers qui avait tant besoin « d’épurer » la sienne. C’est ainsi qu’on justifie le mot de Boileau :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. »

C’est ainsi qu’on peut friponner sans danger en pratiquant dans le grand. Heureux le pauvre à qui il n’en coûte que sa liberté pour recevoir les miettes de ces turpitudes !...

Il est donc impossible que liberté et propriété coexistent. L’enthousiasme idéologique avait fait proclamer la liberté par la révolution ; le froid égoïsme et la basse cupidité lui ont fait consacrer l’inviolabilité de la propriété. La seconde a dévoré la première. L’homme n’a été libre, et combien bassement, immoralement, qu’en étant propriétaire, et parce que le simple citoyen ne possédant rien est demeuré esclave. C’est ainsi que « toutes les constitutions qui ont été données à la France garantissaient également la liberté individuelle, et sous l’empire de ces constitutions, la liberté individuelle a été violée sans cesse ». (B. Constant.)

Même sous la forme légitime de la petite propriété, produit réel du travail, cette propriété porte en elle un vice fondamental en ce qu’elle fait naître et excite chez l’individu la cupidité et l’ambition d’une appropriation toujours plus grande et, partant, plus injuste et plus malfaisante. À l’encontre de tous ceux qui craignent de « compromettre » auprès des timorés l’idée de la révolution – comme d’autres craignent de « compromettre » l’idée de propriété –, ou qui ne pensent qu’à remplacer les « propriétaires » du troisième État par ceux d’un quatrième, Gorki a eu le courage de dire, et nous devons l’avoir avec lui : « Dans tous les pays, la classe paysanne – les millions de petits propriétaires – est un terrain propice à la croissance des rapaces et des parasites ; le capitalisme dans toute son horreur a grandi sur ce terrain. » Il a grandi sur tous les terrains prolétariens, ouvriers comme paysans, sur lesquels a pu s’ériger la propriété, même la plus modeste.

L’homme doué de bon sens et de réflexion doit se rendre compte du piège et de l’immoralité de cette liberté illusoire que la société bourgeoise offre au prolétariat en lui proposant la propriété individuelle. Là encore, Gorki a vu et a parlé clair en disant : « En attirant vers elle les paysans et les ouvriers les plus doués, en les obligeant à servir ses intérêts, la bourgeoisie exalte la « liberté » avec laquelle un homme peut parvenir à un certain bien-être personnel, à un habitat commode, à une situation confortable. Mais vous ne nierez certes pas que dans votre société, des milliers d’hommes de talent meurent sur le chemin de ce vil bien-être, incapables de surmonter les obstacles que dressent devant eux les conditions morales de l’existence bourgeoise. »

N’oublions pas ce jugement de J.-J. Rousseau, dont la confirmation est de plus en plus sanglante : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire « ceci est à moi », et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres ; que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant la fosse, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tout le monde et que la terre n’est à personne ! » J.-J. Rousseau a dit encore : « Le démon de la propriété infecte tout ce qu’il touche. » La propriété a besoin, pour s’engraisser, du sang et de la misère des hommes sur qui elle règne, comme une puissance de proie. Toutes les insurrections avortées, noyées dans le sang prolétarien, toutes les lois sociales qui rivent plus étroitement les travailleurs à leurs chaînes et apportent de nouvelles privations dans leurs taudis sont rassurantes pour la propriété. Elles font monter les cours de la bourse, grossir les fortunes, s’étaler avec plus de cynisme et de cruauté la muflerie des privilégiés.

Il ne pourra pas y avoir de vie harmonieuse entre les hommes tant qu’il n’y aura pas le bien-être et la liberté pour tous. Il ne pourra pas y avoir de bien-être et de liberté pour tous tant que tout ne sera pas à tous, pour la satisfaction des besoins de tous. Il n’y aura de véritable révolution que celle qui arrachera les pieux, comblera la fosse, effacera les limites des terres, les frontières des patries, et fera un immense incendie de tous les grimoires où sont écrits les droits fallacieux et odieux de la propriété. 

— Édouard Rothen.



PROPRIÉTÉ

Dans la société capitaliste actuelle, la propriété n’est le privilège que d’une petite minorité par rapport à la multitude des prolétaires.

Quelle que soit la nature de l’objet possédé : champ, maison, matériel de production, espèces, etc., son propriétaire l’a acquis soit par l’exploitation d’autrui, soit par héritage, et dans ce cas la source du bien est la même que dans le précédent.

De plus, que font de ces biens ceux qui les détiennent ? Les uns s’en servent pour se procurer, en échange, une vie de bien-être et de jouissance, pour mener une existence pleine de loisirs, pour goûter à toutes sortes de plaisirs auxquels l’argent donne seul accès. Ceux-là sont les oisifs, les parasites, qui se dispensent de tout effort personnel et ne comptent que sur celui des autres. Pour mettre en valeur leurs terres, par exemple, ou leurs fermes, ils emploient une main-d’œuvre qu’ils rétribuent insuffisamment et qui, elle, en fournissant toute la peine, ne retire aucun gain véritable, ne touche pas le salaire intégral de son travail. S’il s’agit de biens mobiliers, le capital est employé à des fins étatistes, ou à des entreprises d’exploitation capitaliste. Quiconque possède plus qu’il n’a besoin pour sa consommation, ou plus qu’il ne peut mettre en valeur lui-même, soit directement en faisant valoir ses propriétés ou en montant des entreprises industrielles, soit indirectement en confiant ses capitaux aux industriels ou à l’État, est un exploiteur du travail d’autrui.

D’autre part, il est arrivé, au cours de l’histoire, que l’étendue de certains domaines en empêchait la mise en valeur totale et rationnelle, et que, tandis qu’il se trouvait des travailleurs sans ouvrage et des familles sans logement, de vastes terrains restaient en friche, faute de bonne organisation.

C’est contre cette propriété bourgeoise reconnue par l’État, jalousement défendue par lui, que s’élèvent tous les révolutionnaires, tous ceux qui professent des idées libératrices, qui aspirent à améliorer les conditions de vie de la masse ; c’est elle qu’attaquent et veulent détruire socialistes, communistes et antiétatistes de toute nuance ; c’est elle qui, en revanche, engendre l’illégalisme, le vol instinctif et brutal chez les uns, le vol conscient et raisonné chez les autres.

Le communisme a solutionné le problème en soustrayant à l’État le capital et les moyens de production pour les remettre à la collectivité, devenue à son tour souveraine et qui répartit les produits entre chacun, selon son effort.

Mais que la propriété soit aux mains de l’État, de la collectivité ou du milieu communiste ou de quelques capitalistes, comme à l’heure actuelle, elle rend l’individu dépendant de la communauté, elle engendre le maître et l’esclave, le meneur et le mené. Maintenu dans la soumission économique, le travailleur conserve une mentalité en rapport avec les conditions de dépendance qui sont siennes. Il est, à proprement parler, l’outil, l’instrument, la machine à production de son exploiteur – individu ou milieu –, il peut difficilement, dans de telles conditions, être un individu pleinement développé, dans toutes ses facultés, et conscient.

Venons-en au point de vue de l’individualisme anarchiste soucieux, avant tout, de l’entière libération individuelle, de l’épanouissement de chacun, sans entrave, de la libre expansion de l’unité humaine. L’individualisme anarchiste envisage la question sous un autre jour et apporte une solution qui n’entend pas que l’individu soit ainsi sacrifié et assimilé à un rouage. Il revendique, avant tout, pour tout travailleur, la possession inaliénable de son moyen de production, de quelque nature qu’il soit, outils ou terre arable, ou instruments de labour, ou livres, ou moyens d’expression de la pensée.

Ce moyen de production peut appartenir à l’association aussi bien qu’à l’isolé ; celà dépend des conventions faites.

L’essentiel est que l’outil, de quelque genre qu’il soit, soit la propriété du ou des producteurs et non de l’État ou des grandes firmes, ou du milieu où les circonstances ont fait naître l’individu.

De plus, il importe que le travailleur dispose librement, selon son gré et ses nécessités, du produit de son travail, de son œuvre. Qu’il n’ait à subir aucune intervention étrangère dans l’usage qu’il entend faire de celui-ci. L’individu ou l’association doit pouvoir, sans avoir à tenir compte de qui que ce soit d’autre, consommer lui-même sa production, ou l’échanger à titre gratuit ou de réciprocité, il doit lui être encore loisible de choisir ceux avec qui il échangera ses produits et ce qu’il recevra à la place.

L’individu une fois possesseur de son outil et de son produit, le capitalisme cesse d’être.

Et de cette transformation des conditions du travail, l’individu tirera autre chose qu’une amélioration économique : il en retirera un bienfait au point de vue éthique. Au lieu d’être le salarié exploité, victime du patronat, doué en conséquence d’une mentalité « je m’en fichiste » quant à la confection du produit puisqu’il n’en jouit pas, désireux d’épargner son effort puisqu’un autre en profitera, le producteur individualiste anarchiste s’intéressera à sa besogne, cherchera à la parfaire sans cesse, à y apporter de la nouveauté, y déploiera de l’initiative. Il acquerra une fierté de l’œuvre accomplie, une saine satisfaction personnelle, un intérêt si vif à son travail qu’il lui sera une source de joie de vivre et non plus un collier de misère. Le même goût au travail, le même souci d’une exécution irréprochable, la même lutte contre la routine et le « toujours pareil » se retrouveront dans tous les métiers, dans toutes les activités possibles – ce qui, à l’heure actuelle, n’est le privilège que d’une minorité, le plus souvent de travailleurs intellectuels, artistes, savants, écrivains, tous ceux qui œuvrent sous l’impulsion d’une vocation ou d’un choix déterminés.

La propriété ainsi comprise et mise en pratique n’a plus rien de commun avec « la propriété c’est le vol » ; elle marque un degré d’évolution et semble devoir être à la base de l’émancipation totale, de l’affranchissement de toutes les autorités. Ce sera la puissance créatrice restituée à chaque individu, selon ses capacités, bien entendu.

Il est évident que des accords peuvent survenir entre les consommateurs producteurs pour que soit évitée la surproduction, qui ne s’entendrait, la spéculation ayant disparu, que du surplus de la production, une fois que celle-ci aurait couvert les nécessités du producteur, isolé ou associé, ou que, par le jeu des échanges, ces nécessités auraient été satisfaites. Spéculation et exploitation ayant disparu, on ne voit pas que l’accumulation présente plus de dangers que dans le communisme. À vrai dire, qu’il s’agisse de communisme ou d’individualisme, leur réalisation économique au point de vue pratique ne peut être séparée d’une mentalité nouvelle, d’une autoconscience rendant inutile le contrôle, sous quelque nom qu’on le désigne.

L’anarchisme, dans quelque domaine qu’on le conçoive, est fonction de l’entière absence de contrôle ou de surveillance, l’un et l’autre ramenant toujours à la pratique de l’autorité. 

— E. Armand.



PROPRIÉTÉ

La propriété représente la chose possédée en propre ; mais il n’y a de chose possédée, de propriété, que par rapport à l’homme.

La propriété, ou appartenance, comprend tout corps qu’un être capable de raisonner se rend propre, s’approprie pour son usage exclusif.

Il y a plusieurs espèces de propriétés que l’on désigne sous les noms de : propriété foncière et mobilière ; propriété individuelle et collective ; propriété de droit absolu et de nécessité relative ; propriété corporelle et enfin propriété intellectuelle.

Au cours des âges et des situations sociales, l’homme, stimulé par le besoin, approprie à son usage ce qu’il estime pouvoir lui être utile, soit en le produisant lui-même, soit en le recevant du producteur en don, en prêt à loyer ou à titre vénal.

En légalisant la possession exclusive qu’elle garantit comme propriété, la société sanctionne le travail qui est censé n’avoir de rapport qu’avec un besoin rationnel et non d’abus. Il va sans dire que partout où il ya société, il y a propriété.

Pour vivre, la société, qui est la collection des individualités, légitime la propriété en l’organisant relativement aux circonstances et à l’avantage exclusif des classes dirigeantes.

Sans entrer dans des développements qui auront leur place ailleurs, nous allons brièvement nous occuper des propriétés annoncées, et tout particulièrement de la propriété foncière,

Selon la période à laquelle on l’analyse, la propriété foncière s’annonce sous un aspect plus ou moins différent quant à son organisation. À l’origine des sociétés, étant donné l’étendue de l’Univers et la faible population qui l’habitait, la propriété foncière prenait certains aspects selon les circonstances et les besoins de ceux qui se l’appropriaient. L’ordre était plus facile à obtenir que de nos jours. De modifications en modifications, la propriété foncière, à travers les âges, aboutira à la propriété individuelle de notre époque. Ces diverses modifications, apportées au droit de propriété, n’ont été possibles que par l’ignorance des peuples tenus à dessein en dehors des connaissances de l’époque. Ce qui a été relativement bien à un moment donné ne l’a pas été à un autre et ne l’est plus à notre époque. Aliénée à un ou à plusieurs, la propriété foncière a été base d’ordre despotique, comme elle sera base d’ordre rationnel lorsqu’elle sera aliénée à tous, ce qui mettra le sol à la disposition de qui voudra l’utiliser.

Ainsi, le sol, ou propriété foncière générale, se présente à l’homme sous le caractère de l’indispensabilité. Il n’en est pas de même de la propriété mobilière, qui est le résultat du travail sur ou dans le sol, et qui représente le capital, c’est-à-dire une chose utile qui aidera à la production de richesses nouvelles. Mais l’économie politique, qui est la science de la production organisée pour l’intérêt des classes possédantes et dirigeantes, confond adroitement l’utile avec le nécessaire ; et ce petit tour de passe-passe légitime l’exploitation des masses au profit des minorités régnantes et possédantes. C’est de l’escamotage social fait au nom de la légalité.

Quand la liberté est suffisante pour examiner la justice de l’opération, l’appropriation individuelle du sol est un des principaux mobiles de l’anarchie en progrès accéléré. Tenues dans l’ignorance, les masses, à qui on apprend mille choses, et qu’on évite d’instruire sur les causes de leur misère et de leur servitude, s’agitent sur des buts plus ou moins puérils, socialement parlant, et n’agissent pas pour leur véritable intérêt. Elles sont le jouet d’illusions habilement entretenues pour le profit personnel des élites et de leur état-major.

Réfléchissons que la propriété mobilière – ou capital – est toujours fonction du régime d’appropriation du sol, et que rien ne peut changer – socialement – tant que la source passive de toute richesse reste appropriée individuellement.

Pour arriver à l’ordre social réel, une partie de la propriété mobilière, et provenant des générations passées, doit entrer, avec la propriété foncière, au fonds commun de prévoyance sociale. Quant à la richesse intellectuelle, dans une société organisée dans l’intérêt de tous, elle doit être socialement distribuée et rendue accessible à chacun suivant ses aptitudes.

Partout où la propriété s’annonce comme étant la prolongation de la personnalité humaine, cette propriété représente le fondement et le respect de la liberté individuelle qui permet une égalité relative dans une atmosphère de fraternité sociale. 

— Elie Soubeyran.