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PROSE n. f.


La prose était, chez les Latins, l’oratio prosa, le langage direct, libre, qui nétait pas entravé par des règles comme l’oratio vincta, langage de la poésie. De là le nom de prose donné au langage ordinaire, celui de la vie courante, et une abusive confusion de la prose avec le langage vulgaire. On a vu ainsi dans la prose la forme roturière du langage, alors que la poésie en était la forme noble, et on a fait du mot prose ladjectif prosaïque pour qualifier ce qui est sans âme, sans distinction, froid, terre à terre et même blâmable et méprisable.



Or, la prose n’est pas plus à confondre avec le langage ordinaire que la poésie. Elles sont toutes deux des formes du langage littéraire inventé par l’homme pour donner une expression spéciale à sa pensée, et si la prose n’a pas été à l’origine de ce langage littéraire, comme y a été la poésie, c’est que précisément le langage ordinaire ne lui offrait pas les moyens de cette expression spéciale de la pensée qu’elle a trouvés plus tard. La prose ne le cède en rien comme noblesse à la poésie ; elles peuvent être aussi parfaites ou aussi médiocres l’une que l’autre. D’ailleurs, la véritable poésie peut être autant dans la prose que dans les vers, et elle peut être aussi absente des vers que de la prose. Ce qui est prosaïque n’est pas nécessairement de la prose, et ce qui est noble n’est pas nécessairement en vers. Beaucoup de gens, qui croient faire de la prose lorsqu’ils parlent ou écrivent, seraient étonnés d’apprendre qu’il est aussi difficile de s’exprimer en prose qu’en vers, d’écrire de belle prose que de beaux vers. Le maître de philosophie disant à M. Jourdain qu’il faisait de la prose quand il commandait : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit » était un flatteur, et M. Jourdain était moins sot que ceux riant de lui quand il répondait : « Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien. » Victor Hugo ne faisait pas plus de la prose que de la poésie quand il donnait ses ordres à sa cuisinière ; mais il faisait de la poésie autant lorsquil écrivait Notre-Dame de Paris en prose que lorsquil composait la Légende des Siècles en vers.



Si les règles de la prose sont plus libres que celles de la poésie, elle nen a pas moins son mouvement, son rythme, quil ne faut pas confondre avec la rime, et qui, plus quelle, est la musique du langage. Ils ne sont pas les mêmes, mais ils sont aussi indispensables à la prose quà la poésie pour lexpression harmonieuse de la pensée. Si la poésie emploie des moyens plus conventionnels que la prose, elle nexige pas plus dart pour cela. Si les règles du langage poétique sont moins libres, ou dapparences moins libres, suivant le système auquel elles se rattachent, elles ne suffisent pas plus à faire de la poésie que la liberté du langage ne suffit à faire de la prose.



Le langage littéraire fut inventé par les hommes pour exprimer tout particulièrement ce dont ils voulurent conserver le souvenir dans leur mémoire. Tant quils ne disposèrent que des moyens de transmission orale, ils usèrent du langage poétique. La prose napparut quavec l’écriture, lorsque celle-ci permit aux hommes une fixation de leur pensée plus certaine que celle de la mémoire, et que les écrivains furent assurés que leurs œuvres demeureraient avec plus dexactitude et de durée.



Voici ce qua écrit P.-L. Courier sur les dogmes de la prose, dans sa préface dune traduction nouvelle dHérodote : « Hécatée de Milet, le premier, écrivit en prose, ou, selon quelques-uns, Phérécyde, peu antérieur aussi bien lun que lautre à Hérodote... Jusque là, on navait su faire encore que des vers ; car avant lusage de lécriture, pour arranger quelque discours qui se pût retenir et transmettre, il fallut bien saider dun rythme, et clore le sens dans des mesures à peu près réglées, sans quoi, il ny eût eu moyen de répéter fidèlement même le moindre récit. Tout fut au commencement matière de poésie ; les fables religieuses, les vérités morales, les généalogies des dieux et des héros ; les préceptes de lagriculture et de léconomie domestique, oracles, sentences, proverbes, contes, se débitaient en vers que chacun citait, ou, pour mieux dire, chantait dans loccasion aux fêtes, aux assemblées : par là, on se faisait honneur et on passait pour homme instruit. Cétait toute la littérature quenseignaient les rhapsodes, savants de profession, mais savants sans livres longtemps. Quand lécriture fut trouvée, plusieurs blâmaient cette invention, non justifiée encore aux yeux de bien des gens ; on la disait propre à ôter lexercice de la mémoire, et rendre lesprit paresseux... » Voit-on où on en serait aujourdhui si les hommes navaient eu que leur mémoire pour fixer le souvenir des connaissances qu’ils ont acquises !...



P.-L. Courier a remarqué aussi que « la poésie est lenfance de lesprit humain, et les vers lenfance du style, nen déplaise à Voltaire et autres contempteurs de ce quils ont osé appeler vile prose ». La remarque est dautant plus juste concernant Voltaire que celui-ci ne fut jamais un poète. Il mettait une sorte daffectation aristocratique à écrire en vers et à protester contre les poèmes en prose dans lesquels il voyait des monstres, des « concerts sans instruments » ; mais il serait bien oublié aujourdhui sil navait eu que les vers de ses pauvres tragédies pour le défendre et si sa prose, celle de ses contes en particulier, ne lui assurait pas toujours une merveilleuse jeunesse. La prose ne dut pas son développement et son importance à la seule écriture. Les connaissances humaines sétendant hors du champ des légendes à celui de lobservation et de lexpérimentation, il fallait un langage plus technique, plus scientifique, plus précis que celui de la poésie. « Le monde commençait à raisonner, voulait avec moins dharmonie un peu plus de sens et de vrai. La poésie épique, cest-à-dire historique, se tut, et pour toujours, quand la prose se fit entendre, venue en quelque perfection », a dit encore P.-L. Courier, remarquant que les temps mythologiques de la Guerre de Troie étaient passés quand vinrent ceux, plus historiques, de Salamine et des Thermopyles. Personne naurait alors écouté Hérodote si son récit avait été en vers dHomère.



Ce qui montre que la prose littéraire ne pouvait se confondre avec le langage ordinaire, cest sa longue formation, les difficultés pour les écrivains de se créer un style, une prosodie différents de ceux du vers, en même temps quun vocabulaire répondant à tous les besoins nouveaux de lexpression de la pensée. Car tout cela était sous la dépendance directe du progrès de la langue. La poésie se desséchait faute dun perfectionnement suffisant. Les proses grecque puis latine narrivèrent à leur perfection oratoire, celle dun Démosthène et dun Cicéron, que lorsque leurs langues furent parfaites. La belle prose ne peut être produite que par une langue parfaitement adaptée à lexpression claire des idées ; elle ne saccommode pas, comme la poésie, dune approximation hésitante et abstraite, mais suffisante dans la plupart des cas quand elle est sonore. Aussi n’y eut-il pas véritablement de prose française durant le Moyen Âge. Toute la littérature de ce temps est en vers, traduisant une pensée tumultueuse, incertaine, comblant par les artifices de la versification linsuffisance dun langage qui ne trouvait pas tous les mots nécessaires à la pensée. Les plus prosaïques des contes bourgeois, des fabliaux et des farces sont en langage poétique. Cest ainsi quaprès la mort de lépopée antique, lhistoire redevint épique et fut chantée à la façon dHomère. Les chansons de Roland, de Charlemagne, de la chevalerie de la Table Ronde, tous les cycles légendaires produits des mythologies celtes, franques, anglo-saxonnes, germaniques, scandinaves, sont les Iliade et les Odyssée des peuples nouveaux dans lEurope en formation. Quand il fallut une relation historique plus exacte, plus proche de la vérité des faits, Villehardouin, puis Joinville, Froissart, Commynes, firent ce quavait fait Hérodote ; ils commencèrent à écrire lhistoire en prose. Mais il fallut arriver à la Renaissance, au temps où la langue fut définitivement formée, pour que la prose atteignît sa maturité, sa sûreté dexpression et prît une véritable beauté plastique et spirituelle ne lui venant pas des formes de la poésie.



Le xvie siècle fut le premier grand siècle de la prose française. Si elle a été dépassée depuis par la perfection de la forme, elle ne la pas été par la richesse de lexpression, lexubérance de la vie, la vivacité des sentiments et de lesprit et laudace de la pensée. Si elle est devenue moins rude, moins touffue, plus élégante, plus concise, elle nest pas plus vivante et plus expressive. Les mêmes constatations valent pour la poésie et pour toute la littérature, tant la perfection littéraire est tributaire de la langue et de la grammaire. Philarète Chasles a fait dater la prose française de Calvin. Son siècle, le xvie, fut en même temps celui de Rabelais, La Boétie, Amyot, Montaigne, Estienne, Charron, Monluc, La Noue, Brantôme, Du Thou, tous grands prosateurs dune époque que clôtura dignement la Satire Ménippée et qui fut la plus vivante, la plus ardemment curieuse, passionnée, bruyante, batailleuse, enthousiaste, sensée et insensée, sinon la plus édifiante. Elle laissa lédification aux théologiens et aux moralistes du xviiie siècle qui infesteraient à la fois la vie et la littérature, joueraient du mouchoir de Tartufe, mais regarderaient par les trous des serrures pour fournir la police de rapports inquiétants pour la liberté des gens. Dans ce siècle, la prose serait toutefois défendue et bien servie contre les préciosités, puis contre la rhétorique académique pompeuse, artificielle et vide de saine substance, par la précision scientifique de Descartes, la pureté de conscience de dAubigné et celle de Pascal, dont les Provinciales seraient tenues par Voltaire pour « le premier livre de génie quon vit en prose », la recherche du naturel et de la vérité de Balzac, de Retz, de Mme de Sévigné, de Molière, de La Rochefoucauld et de Saint Simon, lhumanité jointe à la netteté dexpression de La Bruyère et de Fénelon, la poétique fantaisie de La Fontaine, restaurateur de la vieille « gaieté gauloise », et de Perrault, dont les Contes faisaient écrire à Flaubert : « Et dire que tant que les Français vivront, Boileau passera pour un plus grand poète que cet homme-là. »



Rémy de Gourmont tenait le xviiie siècle pour la grande époque de la prose. Ce siècle a embrassé luniversalité des connaissances humaines avec les Encyclopédistes et tous ceux ayant rompu, plus ou moins, dans les sciences naturelles et morales, avec les formes classiques encombrées de rhétorique et dépourvues dhumanité. La philosophie y donna ses chefs-dœuvre. La littérature y commença lévolution qui la conduirait au romantisme, mieux par la prose que par la poésie restée attachée, jusqu’à Chénier, à des poncifs surannés. La prose poétique y prit, chez J.-J. Rousseau, Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, les qualités quelle aurait chez Chateaubriand, et aussi les défauts quexagéreraient leurs disciples ou continuateurs, notamment Lamartine. La prose de Rousseau fut directement inspirée de la musique. Celle-ci eut une influence moindre, pour ne pas dire nulle, sur les romantiques, et on peut certainement attribuer à leur insensibilité musicale le dessèchement de leur prose, marqué déjà dans Les Martyrs, de Chateaubriand.



Flaubert était peu enthousiaste de la prose du xviiie siècle. Il disait à propos de Grandeur et Décadence des Romains, de Montesquieu : « Joli langage ! Joli langage, il y a par-ci par-là des phrases qui sont tendues comme des biceps dathlète ; et quelle profondeur de critique ! Mais je répète encore que jusquà nous, jusquaux très modernes, on navait pas lidée de lharmonie soutenue du style ; les qui, les que enchevêtrés les uns dans les autres reviennent incessamment dans ces grands écrivains-là ! Ils ne faisaient nulle attention aux assonances, leur style très souvent manque de mouvement et ceux qui ont du mouvement (comme Voltaire) sont secs comme du bois. » Flaubert ne faisait pas moins de réserves sur la prose de la première moitié du xxe siècle. Après la lecture de Graziella, il écrivait que Lamartine navait pas « ce coup dœil de la vie, cette vue du vrai qui est le seul moyen darriver à de grands effets démotion » ; et il ajoutait : « Jamais de ces vieilles phrases à muscles savants, cambrés, et dont le talon sonne. Jen conçois pourtant un, moi, un style qui serait beau, que quelquun fera quelque jour, dans dix ans ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des renflements de violoncelle, des aigrettes de feu. Un style qui nous entrerait dans lidée comme un coup de stylet, et où notre pensée enfin voyagerait sur des surfaces lisses comme lorsquon file dans un canot avec bon vent derrière. La prose est née dhier, voilà ce quil faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose : tant sen faut. » Pour Flaubert, Balzac ne savait pas écrire.



La belle prose a cependant abondé en France, au xixe siècle, depuis Chateaubriand jusquà Anatole France, et sous les aspects les plus variés. Sébastien Mercier annonçait toute limportance de cette prose quand il écrivait, au début du siècle : « La prose est à nous, sa marche est libre ; il nappartient quà nous de lui imprimer un caractère plus vivant. Les prosateurs sont nos vrais poètes ; quils osent, et la langue prendra des accents tout nouveaux ; les mots, les syllabes mêmes ne peuvent-ils se placer de manière que leur concours puisse produire leffet le plus inattendu ? » Cétait là une sorte de définition de la prose poétique qui prenait alors la place de la poésie classique desséchée, en attendant le vers romantique, définition que Flaubert corrigerait et compléterait sous linfluence du naturalisme scientifique. Les principaux prosateurs de la première moitié du siècle furent généralement fidèles à la prose poétique : B. Constant, P.-L. Courier, Lamennais, Michelet, Quinet, etc. Proudhon lui-même lui resta attaché, malgré la nature de ses écrits. Il disait : « Quiconque sest mêlé décrire en une langue a dû remarquer que, toutes les fois que le style s’élève, s’épure ou s’harmonise, il tourne tout naturellement au vers. » Avec Stendhal, Flaubert, Taine, la prose se dégagea de la poésie pour atteindre plus de précision technique et tomber souvent, chez leurs continuateurs, dans cette sécheresse que Flaubert reprochait au xviiie siècle.



La prose, encore plus que la poésie, a apporté dans la langue française la clarté, la précision, la concision et l’élégance. Plus que les poètes, les prosateurs l’ont défendue contre les conventions arbitraires où, dès la fin du Moyen Âge, la poésie épuisée était tombée avec les « rhétoriqueurs », et que continuerait la Pléiade puis l’académisme, pour faire régner les règles du « bon goût » ! On eut ainsi la prose académique que la pompeuse emphase, la fausseté sentimentale, l’absence de véritable humanité rendent boursouflée, maquillée, vide de toute substance. Après Voiture et autres précieux, l’Académie française, dont la solennité macabre épouvante même les croquemorts, a donné le ton de cette rhétorique aussi hypocrite qu’ennuyeuse où, depuis Pléchier, ont excellé tant de raseurs aussi inconnus qu’« immortels » qui se sont succédés dans cet hypogée de la littérature, du bon goût et de la distinction. M. Cousin, qui tint une place avantageuse dans ce monde fossilisé, voyait en Bossuet le plus grand prosateur français. Jugement bien académique et qui montre toute la distinction à faire entre la prose, expression de la pensée, et la rhétorique qui en est le vent. (Voir Rhétorique.) 

— Edouard Rothen.