Accueil


PROTECTORAT n. m. (et Colonisation)



« Les colonies étaient considérées, à l’origine, comme destinées exclusivement à l’utilité et à l’enrichissement de la métropole. » (Larousse.)



Lorsque les Phéniciens fondèrent Carthage et les autres comptoirs de la Méditerranée, c’était dans une unique pensée de lucre ; commerçants avant tout, ils cherchaient le profit. Lorsque les marins espagnols et portugais du xve siècle allaient à la découverte de la route des Indes, ils n’avaient pas d’autre but que de s’enrichir. Lorsque l’Angleterre et la France (lire : la bourgeoisie mercantile des deux pays) se disputaient l’Inde et l’Amérique du Nord, c’était le riche marché de ces pays qui était l’enjeu de la lutte. Et lorsque, au cours du xixe siècle, toutes les nations dites civilisées se partagèrent le monde, c’était avant tout le besoin de débouchés qui poussait le capitalisme à se jeter avidement sur ces pays dits « neufs », riches de matières premières, de main-d’œuvre à vil prix, et prometteurs de consommateurs innombrables.



Actuellement, les 2/5 de la population terrestre sont « colonisés ». Les colonies occupent la moitié des terres qui couvrent la surface du globe.



Des trafiquants de Tyr aux modernes nations colonisatrices, en passant par les conquistadors et les négriers des siècles derniers, il n’y a qu’une différence de degrés. Le but poursuivi n’a jamais varié : le profit. Seulement, aux époques dites barbares, l’occupation de la colonie se faisait sans fard, en vertu de la raison du plus fort. Au fur et à mesure du progrès des idées humanitaires, le besoin de voiler désormais de sophismes ce droit du plus fort devient de plus en plus impérieux (car, lorsqu’on va au fond des choses, le « droit » n’apparaît pas ; il n’y a que crime et vol). De ce besoin découlent les idées de « peuples arriérés », de « missions civilisatrices », de « races inférieures » et de « races supérieures ». Et l’on aboutit à ce paradoxe, par exemple : l’Inde et la Chine, berceaux de la civilisation véritable, colonisées et civilisées (!) par la barbarie occidentale.



Jusqu’au xixe siècle, il est communément admis qu’un peuple qui se sent fort peut conquérir un pays plus faible. Première phase ; on dit : conquête de la Gaule, conquête du Canada, conquête de l’Algérie. Non seulement la force prime le droit, mais elle le légitime. Puis vient la période des tiraillements. La « conscience universelle », nouvellement créée (lire : la lassitude des prolétaires à servir continuellement de chair à canon pour des buts qui ne sont pas les leurs, puis le désir des conquérants de camoufler adroitement aux peuples colonisés l’occupation étrangère) a besoin d’apaisements. C’est alors qu’on s’arroge le droit de « protéger » un pays qui ne demande pas à l’être.



Deuxième phase ; on dit : protectorat (Tunisie, Annam, Cambodge, Maroc). Enfin, après l’effroyable boucherie de 1914-1918, s’inscrit la troisième phase. Wilson a passé là. On a lancé « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Cependant, les colonies des vaincus, et même certaines parties de leur propre territoire sont bien tentantes. Heureusement qu’il est, avec la « conscience universelle », comme avec le ciel, des accommodements. On crée les « pays de mandat » (Syrie, Grand Liban, Cameroun, Togo).



Que ce soit en pays conquis, protégé, ou de mandat, la colonisation est partout la même ; c’est l’exploitation féroce des indigènes et du sol et c’est l’enrichissement de quelques requins omnipotents. Pour avoir une idée nette, prenons, par exemple, comme protectorat type, le protectorat français sur la Tunisie. Pénétrons au cœur du pays. Après cinquante ans d’occupation, que voyons-nous ?



1. Le fellah. — Sous un ciel admirable, dans le cadre grandiose des hauteurs tourmentées de l’Atlas, ou dans les vastes plaines des contrées de céréales, le fellah a dressé son gourbi ; hutte primitive à peine plus confortable que la caverne des hommes préhistoriques. Il y vit avec sa femme, ses enfants, son chien, quelques poules. Il est là, misérable khammès (métayer) attaché à la glèbe pour la vie. Voici ce que dit de lui Élisée Reclus (Tunisie, p. 282), et son sort n’a pas varié depuis :



« L’esclavage est aboli depuis 1842, même avant qu’il l’eût été officiellement dans l’Algérie voisine ; mais nombre de journaliers indigènes, les khammès ou colons « au cinquième » qui labourent les domaines des grands propriétaires sont de véritables serfs tenus, comme ils le sont, par les avances que leur font les maîtres et qu’ils paient à intérêts usuraires, sur la part de récolte qui leur est attribuée. La famine a souvent sévi sur les populations de la Tunisie, si grande que soit la fertilité naturelle de la contrée ; pendant l’hiver 1867 à 1868, les mosquées et les zaouïas étaient emplies de faméliques, et chaque matin on allait y ramasser les cadavres par charretées. »



La misère ! Le mot ne pourra jamais évoquer la chose dans sa brutale réalité. P. Vigné d’Octon, dans son livre si courageux, La Sueur du burnous, dit, p. 112 : « En réalité, si l’on considère que les fellahs réduits par nous à la famine représentent les trois cinquièmes au moins de la population tunisienne, il y a plutôt lieu de s’étonner que les actes de brigandage soient aussi peu nombreux dans la régence, depuis Bizerte et Tunis jusqu’à Gabès et Nefta. Et pourtant, je le répète, à côté de la misère des meskines, celle qui poussa les « Jacques » à l’assaut des châteaux et des couvents n’était rien. »



Parfois, le meskine n’a pas même un gourbi, mais une simple tente. Voici par exemple ce que vit Vigné d’Octon dans une de ces tentes (p. 127) : « Dans le fond, un fantôme dont la nudité osseuse se montrait sous des haillons, et dont le regard phosphorescent avait cette expression d’angoisse qu’ont les yeux des bêtes mourant de faim ; c’était sa femme. Accroupie sur une natte crasseuse, le seul meuble de la tente avec une cruche de grès et deux écuelles de bois, elle plongeait un bout de son sein cadavéreux et ridé dans la bouche d’un enfançon pareil aux fœtus livides qui nagent dans les bocaux.

« Comme elle n’avait pas une seule goutte de lait, l’enfant crispait ses lèvres verdâtres et laissait retomber sa tête, sans avoir assez de force pour pleurer. Une légion innombrable de mouches volaient autour de ces deux squelettes, allant des commissures du petit aux orbites caves du grand. »



On va dire : c’est l’exception. On va crier à l’exagération ; mais il n’en peut être autrement. Le khamnès devrait percevoir le cinquième de la récolte ; en fait, c’est à peine le vingtième qu’on lui donne. En outre, il doit payer l’impôt dont le plus inique est la medjba ou impôt de capitation, baptisé « taxe personnelle » depuis quelques années, le même pour tous, riches ou pauvres. À cet impôt viennent s’ajouter les nombreuses taxes ou amendes plus ou moins occultes prélevées par tous ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de sa perception. Le fellah, par le seul fait qu’il vit, est pris dans un engrenage sans fin de dettes, qui le rivent au sol jusqu’à sa mort.



On trouve, dans les naïves cantilènes – le meskine a parfois le cœur à chanter, tant il est vrai qu’on s’attache à la vie, si dure qu’elle soit –, l’écho de son sort douloureux :

« Dors ! dors, mon petit !

Tu seras le khammès d’un maître

Dont le cœur sera noir, noir,

Comme la terre que tu remueras.

Et toi aussi, pour manger tu le voleras.

Dors ! dors, mon petit !

Car lorsqu’on dort on n’a pas faim. »



(Noté par Vigné d’Octon.)



À la misère s’ajoute la maladie. Et on peut imaginer aisément les hécatombes d’êtres humains qui se produisent périodiquement parmi ces populations sous-alimentées. Le meskine est la proie toute désignée du paludisme, du typhus et du choléra, qui sont à l’état endémique dans le pays.



Et comme si tout cela ne suffisait pas, pour compléter le malheur des meskines, la conscription vient enlever tous les ans les plus beaux gars du pays. Quand on les leur prend, ils pleurent, ces misérables ; ils pleurent comme des enfants eux-mêmes. Ils voudraient retenir de toutes leurs forces celui qu’ils aiment. Et leur souffrance est immense, car rien ne vient l’adoucir. Qui a vu une seule fois l’explosion de leur désespoir ne peut jamais l’oublier. Et qui connaît l’exploitation, la misère et la mort – œuvre des maîtres – qui désolent ce pays, par ailleurs si beau, s’il n’a pas le cœur endurci, se sent envahi par un sentiment profond de révolte et de pitié.



II. L’appareil administratif : cheiks et khalifas, caïds et contrôleurs civils, résident et bey. Pour maintenir la masse des indigènes dans l’esclavage le plus complet, pour pouvoir pressurer le meskine jusqu’à l’ultime limite de ses forces, il existe un appareil administratif féroce, prêt à tout.



Il comprend (administration indigène) :

les caïds ;

2° les khalifas et les cheiks.



Le régime du protectorat a ajouté :

les contrôleurs civils (qui « contrôlent » – théoriquement – les actes des caïds et de leurs subordonnés) ;

2° le résident général, représentant de la France auprès du bey.



Le cheik est le fonctionnaire de base, modeste en apparence, mais au rôle essentiel. Il est en rapport constant avec ses administrés qu’il connaît intimement. Il sait la composition de chaque tribu, de chaque douar. Il suit les nomades dans leurs déplacements et peut dire d’une façon sûre combien telle tribu peut « suer » en impôts, en réquisitions de bétail, en hommes pour l’armée. C’est lui, d’ailleurs, qui se charge de taxer chacun et de recouvrer les sommes demandées. Jusqu’à quelles limites ? C’est simple : le meskine doit donner, à peu de chose près, tout ce qu’il produit : donc, le cheik lui prendra tout. Oh ! légalement : le fellah ne doit que la medjba (taxe de capitation), l’achour (impôt sur les céréales), le kanoun (impôt sur les oliviers et palmiers) et le zekkat (impôt sur le bétail) ; quatre petits impôts sans importance qui suffiraient à le maintenir dans son éternelle misère. Mais le cheik, s’il ne se contentait que de percevoir ces taxes légales, ne ferait pas son beurre ; le métier ne vaudrait rien. Profitant de ce que l’Arabe est illettré, il remet des reçus du tiers, du quart ou de la moitié de la somme versée, et fait ainsi régulièrement payer les impôts deux fois, au moins. Et l’Arabe paie... jusqu’à la saisie.



C’est alors que le cheik s’efface et laisse agir son supérieur : le khalifa. Celui-ci, impitoyable, avec l’aide de spahis, cerne le douar, se saisit des meskines, leur passe de lourdes chaînes aux mains et rassemble le bétail. Après des exactions sans nombre (injures, coups de crosses, viols parfois), on pousse sur la route le lamentable troupeau humain et les bêtes affolées, et on conduit le tout au caïdat. Ni les cris, ni les pleurs des femmes, ni les appels à la clémence et à la raison des vieillards, ni la détresse des petits enfants ne touchent le terrible khalifa. Puisqu’on n’avait plus d’argent à lui donner, c’est le pillage légal des meskines ; tant pis pour eux !



Du produit de leurs infamies, cheiks et khalifas vivent grassement. Aussi leur emploi est-il très disputé, malgré qu’au-dessus d’eux se trouve un supérieur insatiable aussi : le caïd – lequel est à son tour « contrôlé » par le contrôleur civil, représentant la France des Droits de l’homme et la République. Alors, le mécanisme est simple quand on sait que l’argent domine tout ; le candidat cheik arrose copieusement le jardin du caïd et celui du contrôleur en s’efforçant de faire mieux que son concurrent (qui arrose aussi). Le plus fort l’emporte. Celui-ci ne manque pas, par la suite, d’entretenir la grande bienveillance que lui portent ses chefs ; et cela se passe le plus aimablement du monde dans une avalanche de dons et de cadeaux, dont les meskines font tous les frais.



Le caïd, dans son caïdat, est maître quasi absolu de la liberté et de la vie même de ses administrés. Il dispose d’une force armée (spahis) et de prisons, souvent infectes, dans lesquelles il tient enfermé sans jugement et pour un temps indéterminé tout fellah qui a déplu. Malheur au meskine qui s’est laissé prendre à commettre un larcin, à faire paître ses brebis dans le domaine d’autrui ; malheur à lui s’il ne s’est pas soumis assez rapidement au caprice d’un colon ! Qu’il paie ! Sinon, c’est la prison, accompagnée de châtiments corporels ; et c’est parfois la mort par la sous-alimentation et les maladies (typhus). S’il paie, il peut recouvrer sa liberté. Tout se vend et tout s’achète, là-bas. Tel caïd qui a brassé des millions dans ce fructueux commerce finit un jour décoré de la Légion d’honneur. Les contrôleurs, complices de ses crimes, l’ont « contrôlé » en partageant avec lui les profits. Et il en est partout ainsi – à de rares exceptions près.



Au sommet de l’échelle se trouve ce souverain gâteux : le bey, « contrôlé » lui-même par le résident général. Mais on sait maintenant ce que veut dire « contrôler ». Et les dépenses énormes faites par l’un et par l’autre dans la ville d’été de La Marsa sont une insulte permanente à la misère immense des meskines du bled.



Et rien ne vient mettre un frein à toutes ces vilenies. Le Parlement croupion, appelé Grand conseil (représentant des colons et des fonctionnaires) n’est institué que pour décorer la façade. Le régime du « Protectorat » reste, pour le peuple qui en crève, la plus sinistre des farces.



III. Colons et compagnies minières. Les juifs. — Les juifs et les grands colons achèvent l’œuvre néfaste de l’appareil administratif, en portant à son comble la misère des fellahs. Et les bédouins disent, quand on les interroge sur leur sort : « La sauterelle est un démon, le siroco en est un autre, ça ne fait jamais que deux ; mais les caïds, les contrôleurs, les grands colons et les juifs représentent tout l’enfer déchaîné par la colère d’Allah sur le bled. »



Quand on se reporte à la période de l’occupation de la Tunisie, un nom vient aussitôt à l’esprit, et c’est celui d’un « grand » homme d’État de notre IIIe République : Jules Ferry. Certes, la bourgeoisie eut raison de dresser sa statue à Tunis sur la belle avenue qui porte son nom. Elle lui devait bien cela. Dès 1881, il donna le signal de la curée. Financiers et directeurs de journaux (il fallait faire l’opinion), après le refoulement des tribus, achetèrent d’immenses domaines. Pour des prix variant entre 0,25 franc et 10 francs l’hectare, la Société marseillaise eut le domaine de l’Enfida (120 000 hectares). De la même façon, se constituèrent le domaine de Crétéville (1 600 hectares), de Rhédir-Soltane (3 000 ha), de Bow-Rebia (1 000 ha), etc. L’indigène fut dépouillé au profit de Mougeot, ancien ministre des P.T.T. et sénateur (scandale des terres Sialines, etc. Total : 12 000 ha) ; au profit de la famille de l’historien Taine (4 000 ha) ; au profit du directeur du Temps, A. Hébrard, et de son associé Paul Bourde (10 000 ha) ; au profit, enfin, de politiciens, sénateurs ou députés et anciens ministres comme Boucher (3 000 ha), Cochery (10 000 ha), Hanotaux (2 000 ha), Chaumié (3 000 ha), Krantz (5 000 ha), Pedebidon (10 000), Chailley-Bert (30 000 ha), Chautemps (4 000 ha). (Vigné d’Octon : La Sueur du burnous, p. 269.)



Un autre homme auquel le ventre des requins aurait dû être reconnaissant (on lui dressa un buste, il y a quelques années, à Tunis, mais il mourut pauvre), c’est Thomas, « l’inventeur » des phosphates tunisiens. Ce vétérinaire principal des armées découvrit, en effet, les riches gisements de Gafsa. Une fortune incalculable, qui se trouvait dans les terres stériles du Sud, se dressa ainsi tout à coup devant les yeux éblouis des pirates. Y mettre la main dessus fut l’affaire d’un instant. Par trois petits décrets, on déposséda les tribus, et ces terres, classées comme terres mortes ou terres collectives, devinrent propriété d’État. Le jugement du tribunal mixte disait :



« Les indigènes tunisiens (qui se prétendent lésés par les décrets) n’auraient jamais pu tirer parti des richesses minières de leur sous-sol ; par conséquent, leurs titres de propriété n’ont jamais pu s’appliquer à cela. En leur faisant dire aujourd’hui le contraire, le tribunal mixte, auquel incombe la tâche de les appliquer et de les interpréter, leur donnerait à tort une portée qu’ils n’ont jamais pu avoir et substituerait des conceptions imaginaires et fantaisistes au véritable état de choses. En faisant cela, non seulement il manquerait à son devoir, mais encore il créerait un obstacle à la colonisation de la Tunisie, en reconnaissant sur son sol à la population indigène des droits qui ne lui ont jamais appartenu. »



Ainsi donc, l’indigène est spolié. À peu près tout ce qui a une valeur est passé entre les mains des grands colons et des compagnies anonymes. Il reste à exploiter ces richesses.



MM. les ministres et sénateurs plus haut nommés n’ont pas, comme bien l’on pense, tenu la charrue. La grande culture s’est installée, et l’Arabe, pour vivre, a été obligé de suer pour le plus grand profit de ses nouveaux maîtres. Et puis on a songé (car nous sommes en Res-Publica !) à installer de petits colons dans le pays. Trop tard ! Plus de terres. Pourtant, si : en regardant bien, ici et là, chez ces messieurs, il y a quelques hectares de terres salées, quelques carrés insalubres ou rocailleux. L’hectare acheté par eux au prix que l’on sait est racheté par le gouvernement, de 100 à 500 francs. Et l’État le revend une deuxième fois, avec bénéfice, au petit agriculteur qui, venu de France, apporte avec lui quelques capitaux dans l’espoir de faire fortune. Hélas ! Combien y en a-t-il de ces malheureux qui ont englouti leurs économies dans l’achat de terres, de matériel, dans des constructions dans le bled désolé ? Combien y en a-t-il qui ont défriché, défoncé, peiné sous les siroccos ? Puis sont venues les années de sécheresse, les maladies, la misère... Enfin est venu le juif qui a prêté à 20, à 30 pour cent, et il est resté maître de tout !... Il a mis des khammès sur cette terre et c’est lui qui, exploitant l’indigène, a récolté en définitive le fruit des premiers efforts du petit colon. Protectorat !... Colonisation !... Le mirage est trompeur. Ah ! Qu’il se garde bien, le petit agriculteur français, de partir pour les « colonies » ; les pires déceptions seraient, bien souvent, la rançon de son imprudence.



Qui douterait maintenant que MM. les actionnaires des grandes sociétés minières (Saint-Gobain, Mokta-el-Hadid, etc.) n’aient su tirer profit de leurs immenses richesses ? Les tribus dépossédées et refoulées ont fourni une main-d’œuvre à vil prix. Des Kabyles, des Tripolitains, des Marocains, des Russes, tous ces faméliques que le bled ne peut nourrir forment un troupeau corvéable à merci. Ils triment de longues journées pour un morceau de pain. L’exploitation est féroce. Les moindres essais de résistance sont brisés sans pitié. Pas de syndicats. Des haines soigneusement entretenues dressent entre eux tous ces déchets du prolétariat. En certaines mines, on emploie les condamnés aux travaux publics, forçats qui fournissent un rendement assez élevé pour des frais insignifiants ; en d’autres mines travaillent aussi des enfants, venus des douars voisins, à des besognes exténuantes. La vie dans les mines est une atroce géhenne.



Quant au juif, il est partout, innombrable comme la sauterelle. Aux années de disette, il s’en va, doucereux, placer ses billets. Vous lui faites vraiment trop d’honneur d’accepter son argent. Il prête... il prête. Le lui rendre ? Allons donc, rien ne presse. D’ailleurs, n’est-il pas votre ami ? Enfin, voici une récolte magnifique (ce qui arrive tous les trois ou quatre ans). Pardon, le juif l’emporte, vous la lui devez. Des fellahs sont ainsi dépouillés, de riches familles indigènes aux chefs insouciants sont même ruinées, sucées par cette pieuvre jusqu’à la dernière goutte de sang.



De quelque côté qu’on se tourne, il n’y a place honorable, dans ce pays de protectorat, que pour les grands flibustiers et les Shylock. Ceux qui produisent, pressurés, volés, meurtris, forment la partie la plus lamentable de la grande cohorte de la douleur humaine.



IV. Le mouvement social. La religion. L’école. — Dans les pays coloniaux et en Tunisie, en particulier, les colons sont partisans de la politique du talon de fer. Leur raisonnement est simple : l’Arabe ne respecte que la force, donc soyons les plus forts et nous resterons les maîtres. Un chamelier encombre-t-il la route ? Un journaliste de Stax a écrit à ce sujet :



« Le premier chaouch venu devrait l’amener au khalifa qui lui ferait administrer cinquante coups de bâton. Ce serait fait en dix minutes et le bicot ne reviendrait pas de longtemps à encombrer la route. » (Vigné d’Octon, p. 243.)



Un indigène cueille-t-il un raisin dans la vigne du colon ? Deux coups de fusil dans la poitrine ! (Cas : Abdallah ben Mohammed Nadji, à Oued-el-Katif.) Et le journaliste d’écrire :



« Vouloir enlever au propriétaire, déjà éprouvé par les intempéries, les sauterelles et maints fléaux, le droit de garder ses récoltes, le fusil en main, c’est vouer la colonisation à un échec certain. L’Arabe des campagnes, brute fanatique et sauvage, ne connaît que la peur. La justice française, avec ses bénévoles condamnations, sa loi de sursis, sa douce prétention pénale, il s’en rit. Ce qu’il craint, c’est la self protection pratiquée par l’individu.

« C’est l’application de cette loi de self protection qui, seule, a permis aux nations civilisées de s’implanter dans les pays primitifs. Quelle colonisation eût été possible dans les pays de l’ouest américain si la loi de Lynch n’avait été pour les honnêtes gens une sauvegarde contre les entreprises des coquins ? » (pp. 243 et 244.)



À la veille du cinquantenaire de l’occupation (25 septembre 1930), La Tunisie Nouvelle pouvait signaler encore le fait divers suivant :

« Mardi dernier, le jeune Ahmed ben Mohammed ben Romdam a reçu une décharge de plusieurs coups de feu tirés par un colon, à Henchir M’riziga, près de la Mohammedia, parce que des bêtes appartenant au jeune indigène auraient mis le pied sur un terrain appartenant au dit colon.

« Quand il tira ces coups de feu qui atteignirent le jeune homme aux cuisses et aux jambes, le pionnier de la civilisation était confortablement assis à l’intérieur de sa voiture automobile.

« Le blessé, dont l’état est grave, a été admis à l’hôpital Sadiki, tandis que son protecteur et civilisateur jouit toujours de sa liberté d’attenter à la vie d’autrui, car les journaux d’information qui nous ont relaté cet « incident » n’ont pas dit qu’il a été arrêté.

« Au fait, vous ne le voudriez pas ! »



Tout ceci peint bien la mentalité des grands colons.



Et ce sont ces magnats qui sont écoutés en haut lieu. C’est, en effet, la politique de la force qui prédomine. Quand il arrive parfois qu’un administrateur se montre libéral envers les indigènes, il faut entendre le chœur des rapaces le maudire. Être arabophile, c’est avoir le pire des défauts.



Parallèlement aux mouvements sociaux de Turquie et d’Égypte, s’est constitué parmi la bourgeoisie riche et instruite le parti « Jeunes Tunisiens », qui a végété pendant un assez long temps, mais qui semble avoir pris un peu de vigueur depuis la guerre. Intellectuels en général bouffis d’orgueil, nationalistes forcenés, ces « Jeunes Tunisiens» n’ont, au fond, qu’une ambition : remplacer l’administration française par la leur et continuer de faire suer le burnous à leur profit. Politique éternelle de tous les partis, pépinières d’arrivistes. Est-il besoin de dire que le fellah ne gagnerait rien au triomphe de leur cause ? Préoccupés surtout de leurs petites affaires, ils boudent ou flagornent les maîtres, selon les contingences du moment. Ils ont réclamé le Destour (la Constitution), au passage de Millerand dans les souks de Tunis ; ils ont fait le vide devant lui quand il visita La Marsa, la ville résidentielle ; mais ils restent indifférents devant la navrante misère des meskines. Et ceci les condamne, irrémédiablement.



Les partis politiques français, transplantés en pays de protectorat, ressemblent à ces palmiers rabougris et tristes que nous gardons en pots sous notre ciel brumeux de France. Le parti radical possède, en Tunisie, une ou deux douzaines de membres. Le parti socialiste est plus florissant. Sa clientèle se recrute surtout chez les fonctionnaires ; mais son influence sur la masse indigène est infime. Les chefs, d’ailleurs, n’ont pas le courage – ou le désir – de se rapprocher des meskines, sans éducation et jugés dangereux par leur fanatisme. Ils se méfient des indigènes comme ils se méfient du pouvoir. Gens prudents, leur activité se consume en parlotes, banquets et désirs bêlants de réformes démocratiques.



Le parti communiste est, en fait, hors la loi. Pas de presse. À la suite de divers « complots contre la sûreté de l’État », les militants ont été chassés du sol tunisien. Ce parti n’a jamais eu grande influence sur les masses ; mais il est certain qu’en raison des idées qu’il véhicule, en un milieu surtout où la propriété collective des terres a existé depuis des siècles, il aurait pu agir, à plus ou moins brève échéance, comme un ferment susceptible de soulever la majeure partie des indigènes exploités.



Le mouvement syndicaliste se développe parallèlement à celui de France : sections tunisiennes de la C.G.T. (la colonisation transposée dans le plan syndical) ; quelques éléments de la C.G.T.U. Il y a eu, en 1925, un essai de groupement des forces prolétariennes indigènes dans une C.G.T. tunisienne. Les meskines des ports, des usines et des mines affluaient dans la jeune C.G.T. Le gouvernement du Protectorat a écarté ce danger sérieux en envoyant Jouhaux combattre ce mouvement et en emprisonnant le secrétaire et animateur : Mohammed Ali,



L’arbitraire règne d’ailleurs en souverain sur la Tunisie. Les gêneurs sont proprement embarqués sur le prochain bateau dès que le résident général le juge bon. Ceci en vertu d’un édit du roi Louis XVI, de juin 1778 ! Par cet édit, le roi autorisait les consuls de France, dans les Échelles de Barbarie et du Levant « à faire arrêter et renvoyer en France, par le premier navire de la Nation, tout sujet français qui, par sa mauvaise conduite et ses intrigues, pourrait être nuisible au bien général ».



L’édit a été appliqué en 1922 et 1924.



Pour renforcer cet arbitraire, deux décrets du 29 janvier 1926 sont venus encore supprimer toute liberté de pensée.

Un décret sur la presse :

« Tout journal ou écrit périodique qui aura encouru pour délit de presse, en la personne de ses propriétaires, directeur, gérant, rédacteurs, ou dans celle de l’auteur d’un article inséré, une condamnation correctionnelle, même non définitive, soit à l’emprisonnement, soit à une amende de 100 francs au moins, soit à des réparations civiles supérieures à cette somme, sera tenu, dans un délai de trois jours à partir de la condamnation, et nonobstant opposition, appel ou recours en cassation, de consigner à la caisse du receveur général des Finances, une somme égale au montant des frais, amendes et réparations civiles, s’il en a été prononcé. En cas de condamnation à l’emprisonnement, cette consignation ne pourra être inférieure à 500 francs par jugement de condamnation intervenu. À défaut de consignation, la publication cessera. »



Un décret sur les crimes et délits politiques :

« Article 4. — Sera puni d’un emprisonnement de deux mois à trois ans, et d’une amende de 100 à 3 000 francs quiconque, par des écrits, des actes ou des paroles, publics ou non : 1° provoque à la haine, au mépris ou à la déconsidération du souverain, du gouvernement et de l’administration du Protectorat, des fonctionnaires français ou tunisiens chargés du contrôle ou de la direction du gouvernement ou de l’administration du Protectorat, ainsi que des ministres français ou tunisiens investis des mêmes attributions ; 2° cherche à faire naître dans la population un mécontentement susceptible de troubler l’ordre public.

« Article 5. — Le concert arrêté par deux ou plusieurs fonctionnaires publics en vue de faire obstacle par voie de démission collective ou autrement à l’exécution d’un service public est puni d’un emprisonnement de six mois à deux ans. »



Inutile de souligner le caractère odieux de tels décrets.



Et les meskines, que pensent-ils ? Quelles sont les aspirations des bédouins de la tente ou du gourbi ? Illettrés, saturés de pratiques religieuses, ils ont l’âme des vilains des époques médiévales. Ils se résignent, car le paradis d’Allah les attend. Cependant, parfois, la vie est la plus forte, et de l’excès de leur misère sourdent de naïves révoltes. On les leur fait chèrement payer. Et la religion est, là-bas comme ailleurs, à la base de leur asservissement. « Il faut au peuple un dieu par les prêtres fourbi. » Fortuné pays qui en possède au moins trois : le dieu du Coran, Jéhovah d’Israël et l’ineffable Éternel, dont la succursale de Rome essaie de placer la camelote. Les affaires ne vont pas mal, chaque membre de ce consortium ayant sa clientèle propre. Notre sainte mère l’Église se distingue même particulièrement dans l’accaparement d’immenses richesses (Carthage, domaines, subventions d’État, etc.), et elle se moque et de la misère des meskines et des autorités du Protectorat, comme elle l’a bien fait voir lors du congrès eucharistique de Carthage (1930).



Arrivé au terme de notre étude, une réflexion que nous avons souvent entendue nous revient en mémoire. On dit : « Nul ne peut nier que l’occupation française ait apporté d’énormes progrès dans nos colonies. Économiquement, le pays a été totalement transformé ; il y a davantage de bien-être matériel. Malgré les excès qui ont pu être commis, notre civilisation a pénétré chez ces peuples moins avancés, et ceci est un résultat qui justifie la colonisation. »



D’abord, comme nous le savons, il est faux qu’on colonise pour « civiliser ». On colonise pour s’enrichir.



Et puis qu’est-ce que civiliser ? Est-ce industrialiser un pays et y transporter des méthodes d’exploitation de plus en plus américaines ? Le dernier mot est-il de rationaliser la production dans des bagnes infernaux ?



Certes, il y a des routes, des chemins de fer, des mines en pleine exploitation, des usines, des avions, des casernes, des arsenaux, des bistrots, des lupanars. « Il y a... – répétons les paroles de M. Violette, ex gouverneur de l’Algérie – une admirable façade de richesses, mais les indigènes sont dans un état pitoyable. » Et ce n’est pas pour nous étonner ; n’est-ce pas « notre » civilisation que nous avons importée là-bas ? Notre civilisation que nous connaissons si bien dans la métropole, et dont les travailleurs sont les victimes ?



Quant au « progrès », il ne peut s’agir que du progrès intellectuel et moral, c’est-à-dire de l’évolution vers plus de liberté, vers une émancipation de plus en plus large des esprits. Or, ce progrès est si lent à constater qu’on ne peut pas l’évaluer dans une si courte période qu’est un siècle, ou même moins, d’occupation. D’ailleurs, il est des périodes de régression dans cette marche vers le progrès. Admettons pourtant qu’il y ait progrès, pourrions-nous affirmer qu’il résulte du fait de la colonisation ? Ne serait-il pas dû simplement au mouvement des idées qui emporte les peuples dans un formidable tourbillon, passant par dessus toutes les frontières, par dessus toutes les formes de gouvernement ?



Et constatons que, malgré la volonté des maîtres de l’heure, ce travail d’émancipation se prépare, et cela au sein même des organismes que les maîtres ont créés pour assurer leur sauvegarde. Phénomène bien connu : toute société oppressive portant en elle-même ses propres fossoyeurs. Nous dirons donc, pour finir, un mot sur l’école qui est, à notre avis, l’instrument le plus puissant – malgré tous les défauts que nous lui connaissons – de cette ascension vers le vrai.



« Chaque enfant qu’on enseigne est un homme qu’on gagne.

Tout homme ouvrant un livre y trouve une aile, et peut

Planer là-haut où l’âme en liberté se meut. »

Victor Hugo.



Nous n’ignorons point pour quelles fins on multiplie (oh ! à une cadence très honnête) les écoles en Tunisie et dans les autres pays de protectorat, mais il est certain que, dès que l’indigène sait lire, il arrive parfois qu’il pousse son éducation bien au-delà de l’étude des textes officiels dans lesquels on voudrait qu’il se confinât. Les indigènes envoient volontiers leurs enfants, garçons et filles, à l’école française. Ces élèves sont souvent de bons petits écoliers très studieux. Quand ils savent lire, les parents – avec juste raison – en sont fiers. Lire, cela permet de connaître la substance plus ou moins aride des décrets et des lois et de mieux se défendre contre les abus de pouvoir ; mais cela permet aussi d’assimiler les textes autrement féconds des grands penseurs de l’humanité.



Voilà pourquoi, malgré l’enseignement officiel du Coran dans les écoles d’État, malgré la parcimonie avec laquelle on distribue cette instruction, malgré la forme même qu’on lui imprime, la « civilisation » capitaliste sème les germes de la société plus libre, plus harmonieuse, plus fraternelle qui, un jour, la remplacera. 

— Ch. Boussinot.