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QU’EN-DIRA-T-ON (LE) n. m.



Le souci du « qu’en-dira-t-on » exprime la mesure dans laquelle on s’inquiète des propos que le public tiendra ou pourra tenir. Assez nombreuses sont les personnes qui déclarent se placer au-dessus du « qu’en-dira-t-on », braver, mépriser le « qu’en-dira-t-on ». Mais, dans la pratique, rares, très rares sont celles qui, sans se préoccuper de ce fameux « qu’en-dira-t-on », parlent et agissent selon leurs propres sentiments et leurs convictions personnelles.



Et il n’est pas étrange qu’il en soit ainsi : le désir de plaire implique naturellement la crainte de déplaire ; le souci d’être approuvé implique logiquement l’appréhension d’être désapprouvé. C’est ce désir et cette crainte, c’est ce souci et cette appréhension qui confèrent au « qu’en-dira-t-on » la puissance dont il jouit ; puissance aussi néfaste que considérable. Car, pour plaire, il faut flatter ceux et celles avec lesquels on est en relation ; pour être approuvé, il faut se conformer aux exigences, fussent-elles injustes, aux us et coutumes, fussent-ils ridicules, aux modes de penser, de s’exprimer et de se conduire qui, sages ou ineptes, sont en faveur auprès du public, en général, et plus particulièrement auprès des gens de son entourage.



Qui veut être bien vu doit, sous peine de déconsidération, faire usage des formules et des idées acquises, des règles établies, des conventions acceptées, des manières de voir, de penser, de sentir, de parler et d’agir qui ont l’agrément du plus grand nombre. Il s’expose à perdre l’estime de ses contemporains, celui qui, par ses discours ou ses gestes, choque la mentalité générale ! Malheur à qui affirme une personnalité (voir ce mot) originale, en désaccord avec le type courant de la banalité ! Quiconque veut rompre avec la routine, combattre les préjugés, se dresser contre la tradition, marcher de l’avant, innover, précéder son époque, sortir des sentiers battus, se soustraire à l’hypocrisie générale, ne pas faire chorus avec les « majorités compactes » s’expose, je devrais dire se condamne, à être incompris par les uns, critiqué par les autres, blâmé, vilipendé, calomnié par tous.



On a peine à imaginer le nombre surprenant de duplicités légères ou graves, de lâchetés petites ou grandes, de coquineries vénielles et d’infamies mortelles dont, directement ou indirectement, le « qu’en-dira-t-on » est la source, Rien que pour en faire la simple énumération, il faudrait noircir – noircir est bien le mot – plusieurs colonnes de cet ouvrage.



Il serait fastidieux et, je pense, superflu de retracer, même sommairement, les innombrables méfaits dont le « qu’en-dira-t-on » a été, est et restera la cause, aussi longtemps que le régime social, dont ce « qu’en-dira-t-on » est un des plus laids ornements, continuera à exercer sa malfaisance.



À toute époque et en tous lieux, le « qu’en-dira-t-on » fut un des obstacles les plus longs et les plus difficiles à renverser, sur la route douloureuse que parcourt l’humanité en marche vers sa libération et sa félicité.



Commérages, méchancetés, vilénies, insinuations perfides, enfantés par le « qu’en-dira-t-on » n’ont cessé d’appuyer les injures et les persécutions dont les novateurs, pionniers et précurseurs ont été les victimes. Le « qu’en-dira-t-on » s’est fait, ainsi, et persiste à se faire le complice de l’impitoyable répression pratiquée, toujours et partout, par les gouvernants et enrichis, contre les êtres de haute conscience, de ferme volonté, de pensée clairvoyante et hardie, d’aspirations indépendantes et subversives, qui ne s’assouplissent ni ne s’adaptent à la basse mentalité des multitudes ignorantes, crédules et lâches, rendues encore plus serviles, plus veules et plus abêties par le respect et la peur du misérable « qu’en-dira-t-on ».



- Sébastien FAURE.