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QUESTION (TORTURE) n. f.



C’est à la législation romaine que nos juges empruntèrent l’usage de la torture, de la question si l’on préfère ; et ce moyen de procédure avait pour but, assurait-on, de connaître la vérité, en arrachant à l’accusé l’aveu de son crime ou des révélations sur ses complices. On sait à quels raffinements de cruauté les Orientaux, en général, et les Chinois, en particulier, descendent en matière de supplices. À Athènes, la torture était réservée aux esclaves ; à Rome, le témoignage de ces derniers ne devenait valable que s’il était obtenu au milieu des tourments. La nomenclature des divers modes de torture serait immense ; après avoir servi contre les premiers chrétiens, les pires supplices furent employés contre les hérétiques. En France, la question remplaça les épreuves judiciaires ou ordalies, couramment utilisées au Moyen Âge. Comme dieu, disait-on, ne pouvait abandonner l’innocent, l’accusé devait prouver, au moyen de l’ordalie, qu’il avait pour lui l’amitié du ciel. Parmi ces épreuves, certaines sont restées célèbres. Celle de l’eau se faisait soit par l’eau bouillante, soit par l’eau froide. Dans le premier cas, il fallait plonger le bras dans une cuve d’eau bouillante, à une profondeur plus ou moins grande, selon la nature de l’accusation, pour en extraire une pierre ou un anneau bénit par le prêtre. On entourait ensuite le bras d’une enveloppe que scellait le juge. Si, au bout de trois jours, le patient n’avait pas de brûlure, il était proclamé innocent. Dans l’épreuve par l’eau froide, on jetait l’accusé dans un lac, une rivière ou une cuve, après avoir lié sa main gauche avec son pied droit et sa main droite avec son pied gauche. S’il enfonçait, il était déclaré innocent ; s’il surnageait, il était reconnu coupable, car l’eau, bénite au préalable, le repoussait à cause de ses crimes. Pourtant, dans certaines localités, on admettait la règle contraire : c’était le coupable qui enfonçait, l’innocent qui surnageait. L’épreuve du fer ardent se pratiquait de différentes façons. Tantôt il fallait marcher, pieds nus, sur des socs de charrue rougis au feu, tantôt c’était une barre de fer chaude qu’on devait empoigner et soulever à plusieurs reprises ; dans d’autres cas, on engageait main et bras dans un gantelet de fer. Au bout de trois jours, le juge proclamait la non culpabilité du patient, s’il n’y avait pas trace de brûlure. Pour l’épreuve de la croix, accusateur et accusé se tenaient debout, les bras en croix ; celui qui restait le plus longtemps dans cette position incommode gagnait son procès. Dans le combat judiciaire, les deux parties en présence luttaient l’une contre l’autre ; parfois même, témoins et juge avaient à répondre aux provocations.



Des avoués ou champions pouvaient se substituer aux parties ; c’était la règle lorsqu’il s’agissait de femmes ou de clercs. Les vilains étaient munis de bâtons, les nobles avaient une armure complète avec bouclier, lance et épée. En permettant la victoire de l’un des hommes en présence, dieu, assurait-on, se portait garant de son innocence. Avant ces diverses épreuves, on avait coutume de célébrer une messe, dont on a retrouvé le texte dans de vieux missels. Pourtant, ces pratiques étaient si absurdes et conduisaient à des injustices si manifestes qu’on finit par les interdire. Mais elles disparurent très lentement : l’épreuve par l’eau froide était encore employée au début du XVIIème siècle ; et le duel, dont l’usage subsiste à titre privé, même de nos jours, dérive en droite ligne des anciens combats judiciaires.



Hélas ! Les enquêtes criminelles s’appuyèrent sur la question, lorsque les ordalies furent passées de mode. Sous prétexte d’améliorer la législation, on la rendit plus atroce : les épreuves judiciaires étaient iniques, mais on ne les renouvelait point ; il n’en fut pas ainsi pour la question qui devint parfois un interminable supplice. Établie, affirmait-on, pour défendre l’innocence, elle n’était propre qu’à la perdre. « Les géhennes, remarquait Montaigne, sont d’une dangereuse invention ; c’est un essai de patience plus que de vérité ; car, pourquoi la douleur fera-t-elle plutôt confesser à un malheureux ce qui est qu’elle ne le forcera de dire ce qui n’est pas ! Et, au rebours, si celui qui n’a pas fait ce dont on l’accuse est assez patient pour supporter tourments, pourquoi ne le sera celui qui a fait un crime : un si beau guerdon que celui de la vie lui étant assuré. En un mot, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger. Que ne dirait-on, que ne ferait-on pour fuir de si graves douleurs ? D’où il advient que celui que le juge a géhenné, pour ne le faire mourir innocent, il le fasse mourir en coupable. » De la question, La Bruyère dira de son côté : « C’est une invention sûre pour sauver un coupable robuste. » Et Beccaria fera remarquer que l’aveu arraché par la torture manque de valeur probante : « L’impression de la douleur peut croître au point qu’absorbant toutes les facultés de l’accusé, elle ne lui laisse d’autre sentiment que le désir de se soustraire, par le moyen le plus rapide, au mal qui l’accable. » Malgré les protestations de tous les esprits généreux, la question subsista jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. L’ordonnance criminelle rendue en 1670, par Louis XIV, fut draconienne. Elle obligeait les accusés à « répondre par leur bouche, sans le ministère de conseil ». À condition que « le crime ne soit pas capital », les juges « pourront permettre aux accusés de conférer avec qui bon leur semblera », après l’interrogatoire seulement. Pour empêcher les témoins à charge de revenir sur leur déclaration, « ceux qui rétracteront leurs dépositions, disait la loi, seront poursuivis et punis comme de faux témoins ». On invitait le juge à ne pas pousser la question jusqu’à la mort, se bornant sur ce sujet à rappeler d’anciennes ordonnances. Mais la façon de l’appliquer fut laissée à l’arbitraire des magistrats, l’ignoble et cruel Pussort ayant estimé qu’une description de la torture serait « indécente ». L’ordonnance restait fort ambiguë concernant ceux que l’on ne devait pas soumettre à la question. Aussi, en pratique, les tribunaux n’avaient-ils d’autre règle que leur fantaisie. On distinguait la question préparatoire, destinée à arracher l’aveu de son crime à l’accusé, et la question préalable, qu’on faisait subir au condamné pour obtenir des renseignements sur ses complices. Quand la première était ordonnée sans réserve de preuves, le patient qui n’avouait pas était absout ; par contre, lorsqu’il y avait eu réserve, l’absence d’aveu ne l’arrachait à la peine de mort que si l’on manquait, par ailleurs, de témoignages probants. Un chirurgien ou un barbier, présents aux séances de torture, indiquaient les limites que l’on ne pouvait dépasser sans ôter la vie.



En plein XVIIIème  siècle, on avait encore recours à des tourments effroyables. Pour avoir fait une écorchure au flanc de Louis XV, Damiens subit de longs supplices préalables, puis, dans une dernière séance, on brûla sa main droite, on le tenailla, on versa du plomb fondu dans ses plaies, enfin on l’écartela. Il est vrai qu’à la même époque, le vol d’une paire de draps, par un domestique, était puni de la pendaison, et qu’un délit de chasse valait au coupable les galères à perpétuité. Pilori, roue, mutilations barbares n’avaient pas disparu. Dans le supplice de la roue, on brisait bras, jambes et côtes du patient, attaché sur deux morceaux de bois disposés en forme de croix de Saint-André ; puis on le plaçait, bras et jambes ramenés derrière le dos, sur une petite roue soutenue par un poteau. La question par le feu, que des brigands fameux pratiquèrent eux aussi, consistait à soumettre la plante des pieds à un feu de plus en plus vif. On écrasait les pouces avec une machine, dans la question par le fer. Mais, à partir du XVIème siècle, l’extension, l’eau, les brodequins furent les formes de torture les plus habituelles. Au premier degré de l’extension, on attachait un poids de 180 livres au pied droit de l’accusé, puis on le suspendait à l’aide d’une corde ; au second degré, on tirait pieds et mains avec des cordes fixées d’un côté à un anneau du pavé, de l’autre à des anneaux placés dans le mur à une hauteur de trois pieds : pour disloquer les membres, on passait sous lui des tréteaux de plus en plus élevés. Une corne, faisant office d’entonnoir, était introduite dans la bouche du sujet, lorsqu’avait lieu la question par l’eau. S’il n’avouait pas, on ne s’arrêtait qu’après l’avoir contraint d’avaler six litres environ de liquide dans la question ordinaire, douze dans la question extraordinaire. Pour le supplice des brodequins, les jambes étaient rapprochées à l’aide de cordes, après avoir été assujetties au préalable chacune entre deux planchettes de chêne ; ensuite le tourmenteur introduisait à coups de maillet, entre les ais du milieu, des coins de fer ou de bois dont le nombre dépassait huit dans certains cas. Les jambes devenaient informes et les os brisés laissaient échapper la moelle. En matière de torture, nos pères avaient donc peu de chose à envier aux Chinois !



Les philosophes du XVIIIème siècle protestèrent avec ardeur contre ces pratiques inhumaines. Montesquieu dénonça la barbarie de nos lois pénales ; la traduction française du Traité des délits et des peines de l’Italien Beccaria obtint un prodigieux succès ; Voltaire flétrit la procédure secrète, l’injustice des tribunaux, les châtiments atroces. En 1780, le roi supprima la question préparatoire ; mais la question préalable subsista jusqu’à la Révolution.



Hélas ! La torture fut remplacée au XIXème siècle par le secret. Maintenu dans l’isolement le plus absolu, l’accusé ne voyait que son geôlier ; toute distraction lui était interdite ; il ne devait ni lire, ni écrire. Et cette épreuve abrutissante se prolongeait parfois des mois entiers ! On sait que, de nos jours, policiers et commissaires continuent de soumettre les prévenus à d’horribles brimades. Dépouillé de ses vêtements, roué de coups de matraque, quand il ne subit pas de tortures plus raffinées, le malheureux, tombé aux mains des agents, n’a même pas le droit de se plaindre. Juges et autorités ferment volontairement les yeux, puis proclament, sans barguigner, que de telles pratiques n’existent pas. Et si un patient expire sous les coups des policiers, sa famille ne peut le dire sans s’exposer à de ruineuses condamnations pécuniaires et même à des peines encore pires. C’est à faire souffrir ceux qu’ils tiennent entre leurs griffes que s’appliquent, par ailleurs, maints gardiens de prison. Les anciens abus se transforment, mais ils perdurent grâce à la complicité des chefs.



L. BARBEDETTE.