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QUIÉTISME n. m. (du latin quies, repos, silence)



S’unir à dieu par l’anéantissement de la volonté personnelle, se perdre amoureusement en lui par une contemplation qui laisse l’âme dans un complet repos, dans une inaction totale, voilà ce qu’ont désiré nombre d’ascètes orientaux et, après eux, les philosophes néoplatoniciens de l’école d’Alexandrie. Avec des variantes, nous retrouvons les mêmes aspirations foncières chez les Albigeois, chez les Vaudois et chez les moines chrétiens du Moyen Âge qui s’adonnaient à la contemplation dans l’intérieur de leurs couvents. On découvre le germe de cette doctrine dans les écrits de mystiques orthodoxes restés célèbres, ainsi que chez beaucoup d’hérétiques. Mais c’est au XVIIème siècle, avec Molinos, Mme Guyon et Fénelon, que le quiétisme devint l’objet de controverses fameuses. Le théologien Molinos, né près de Saragosse, en 1627, s’était fixé à Rome où il fut grandement apprécié comme directeur de conscience. Dans un livre paru en 1671, sous le titre de La Guide spirituelle, il préconisait un amour de dieu pur de tout désir du salut, vide de tout motif d’intérêt. Parvenue à l’état de contemplation parfaite, déclarait-il, l’âme ne raisonne plus et reçoit passivement l’impression de dieu ; oublieuse des manifestations de la piété extérieure, elle devient « indifférente, même à sa condamnation éternelle ». Molinos fut arrêté par l’Inquisition romaine, en 1685, et le pape condamna son livre en 1687. Il fit amende honorable, mais resta néanmoins en prison jusqu’à sa mort, survenue en 1696. Bien d’autres ecclésiastiques avaient publié, vers la même époque, des ouvrages qui s’inspiraient d’idées semblables. L’un d’eux, le barnabite La Combe, auteur d’une Analyse de l’Oraison mentale, les fit connaître à une jeune veuve, née à Montargis, en 1648, Mme Guyon, qui s’était fait remarquer de bonne heure par son mysticisme ardent. Elle écrivit plusieurs ouvrages, Moyen court et facile pour l’oraison, Le Cantique des cantiques, les Torrents spirituels, fut accusée de renouveler la doctrine de Molinos et enfermée au couvent de la Visitation. Mais, fort séduisante, elle fit des adeptes parmi les dames de la cour ; les duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, Mme de Maintenon devinrent ses amies. Fénelon, alors précepteur des enfants de France, se déclara son protecteur. Après avoir joui d’une certaine faveur à Versailles, elle tomba en disgrâce et fut invitée à quitter Saint-Cyr où elle s’était fixée. Mme de Maintenon, conseillée par l’évêque de Chartres, avait redouté les conséquences d’une doctrine qui aboutissait au mépris des dogmes et des autorités ecclésiastiques. Plus tard, on enferma Mme Guyon dans un couvent, puis en prison. Remise en liberté, elle se retira chez son fils, près de Blois, en 1703 ; le silence s’était fait autour d’elle, lorsqu’elle mourut, quinze ans plus tard.



Dans l’histoire du quiétisme, ce qui scandalisa particulièrement les contemporains, ce fut la lutte sans bienveillance qui mit aux prises deux prélats intrigants, l’orgueilleux évêque de Meaux, Bossuet, et l’hypocrite archevêque de Cambrai, Fénelon. Les pamphlets se succédèrent : soutenu par Louis XIV, le premier se montra cassant, autoritaire, d’une arrogance qui donne une piètre idée de son caractère ; le second, insidieux et perfide, gardait une humilité doucereuse, même lorsqu’il tâchait de frapper à mort son ennemi exécré. Et ce furent des intrigues de tous genres : Bossuet menaçait le pape de la colère du roi, tandis que les partisans de Fénelon, nombreux à la cour de Rome, s’agitaient en sa faveur. Comme il est de mode, dans l’Université, d’attribuer un génie transcendant à l’évêque de Meaux, qui fut pourtant un penseur d’une médiocrité insigne, on lui donne généralement raison. Malgré ses préférences personnelles pour Fénelon, Innocent XII condamna finalement (sur les instances de Louis XIV, qui parlait haut et sec) le livre de l’archevêque de Cambrai intitulé Explication des maximes des saints. Dans cet ouvrage était soutenue la doctrine du pur amour, désapprouvée, lors des conférences d’Issy, par Bossuet, de Noailles, alors évêque de Châlons, et Tronson, directeur du séminaire de Saint-Sulpice, les trois juges officiellement chargés d’examiner les écrits de Mme Guyon. Loin de s’associer à ceux qui blâmaient le quiétisme, Fénelon en faisait l’apologie. Toutefois, il n’allait pas aussi loin que Molinos, ni même que Mme Guyon. Alors que cette dernière préconisait une méthode permettant d’arriver à un état de contemplation immuable et d’amour pur qui dispensait des autres pratiques religieuses, son défenseur parlait seulement de la possibilité d’un état habituel d’amour divin qui excluait le désir du ciel et la crainte de l’enfer.



Certes, nous n’avons pas plus de sympathie pour cette conception que pour celle de Bossuet. Comme Voltaire, nous trouvons étrange que l’archevêque de Cambrai se soit laissé séduire « par une femme à révélations, à prophéties et à galimatias, qui suffoquait de la grâce intérieure, qu’on était obligé de délacer et qui se vidait (à ce qu’elle disait) de la surabondance de la grâce pour en faire enfler le corps de l’élu assis auprès d’elle ». Ainsi que d’autres saintes canonisées par l’Église, elle avait épousé Jésus-Christ durant une de ses extases. Rendue frénétique par excès d’amour ou, plus exactement, par manque de satisfaction complète, elle donnait à dieu l’assurance qu’elle l’aimait « plus que l’amant le plus passionné n’aimait sa maîtresse ». Elle s’écriait parfois : « Je veux l’amour qui transit l’âme de frissons ineffables, l’amour qui met en pamoison. » Puis, quand son divin galant l’avait exaucée, elle lui déclarait toute frémissante : « Si vous faisiez sentir aux personnes les plus sensuelles ce que je sens, elles quitteraient bientôt leurs faux plaisirs pour jouir d’un bien si véritable. » Ainsi, Mme Guyon apparaissait digne d’être placée parmi les saintes hystériques, à côté de Catherine de Sienne, de Thérèse d’Avila, de Marie Alacoque. Ce fut la jalousie de Bossuet qui rendit la chose impossible ; ce prélat était vexé de n’avoir jamais pu atteindre aux extases des grands mystiques ; il enrageait surtout de voir Fénelon plus apte que lui à éprouver ce genre d’émotions. Il faut un parti pris évident pour ne pas reconnaître que, dans cette querelle, comme dans celles qu’il eut avec le père Caffaro, avec Richard Simon et avec d’autres, l’évêque de Meaux fit preuve d’un sectarisme très mesquin. En acteur consommé, Fénelon termina cette affaire par des scènes de haute comédie. Quand il apprit sa condamnation par le pape et les marques d’hostilité que ne lui ménageait pas Louis XIV, il monta en chaire, rétracta publiquement les idées qu’il avait soutenues et publia un mandement où il déclarait se soumettre sans réserve. Puis, ayant assemblé les évêques de sa province, il souscrivit avec eux le bref pontifical qui le condamnait ; et il fit don à sa cathédrale d’un magnifique ostensoir, en souvenir de sa rétractation. En réalité, plusieurs saints, plusieurs chefs d’ordre, approuvés par l’Église, avaient déjà prétendu, comme Mme Guyon, qu’il était possible à tous d’arriver à un état d’oraison extraordinaire. Parmi ses précurseurs, le quiétisme pouvait ranger, à bon droit, les pères et les écrivains mystiques les mieux accrédités ; il trouvait même dans l’Évangile des textes en sa faveur. Dans les premiers siècles de notre ère, les esprits contemplatifs rattachèrent leur doctrine à saint Jean, dont l’exaltation amoureuse contrastait avec le tempérament positif et la vie militante des autres apôtres. À toutes les époques, certains ascètes admirent que l’âme absorbée en dieu s’oubliait elle-même pour ne plus songer qu’au céleste objet de son affection. Le quiétisme se rattachait à une tradition qui remontait à l’origine du christianisme et qui lui était même antérieure, car elle avait sa source première dans les élans d’un mysticisme érotique, familier aux peuples de l’Antiquité. Si son nom a disparu, il subsiste, néanmoins, en fait, dans l’Église ; aujourd’hui encore, les grandes hystériques des couvents rêvent d’union amoureuse avec Jésus, ce mâle superbe dont elles sentent les caresses pendant leurs contemplations nocturnes ou au moment de la communion.



L. BARBEDETTE.