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RADICAL, RADICALISME adj. et n. m. (du latin radix, racine)



Si l’on se fiait à l’étymologie du mot, il faudrait admettre que le radicalisme politique demande une complète refonte de l’ancien système de gouvernement. Rien n’est plus faux. Qu’il s’agisse de l’Angleterre, où ce terme fut appliqué pour la première fois, semble-t-il, à un parti politique, ou de la France qui devait être longtemps sa terre d’élection, le radicalisme ne réclama jamais que des réformes partielles, ne pouvant porter une sérieuse atteinte à l’omnipotence du Capital et de l’État. En Angleterre, il a eu un chef célèbre en la personne de Lloyd George, méthodiste ardent qui flagella les riches dans ses discours, mais ne prit contre eux que des mesures anodines quand il fut au pouvoir. Chez nous, l’histoire du radicalisme comporte une suite ininterrompue de renoncements et de trahisons. Sous l’Empire, Gambetta, qui se rangeait parmi les démocrates avancés, aurait mérité d’en faire partie. Candidat dans le quartier de Belleville, à Paris, en 1869, il développa un programme qui, plus tard, fut repris par les radicaux. Il réclamait la sauvegarde de la liberté individuelle, une application « radicale » du suffrage universel, la séparation de l’Église et de l’État, l’instruction primaire laïque, gratuite et obligatoire, une complète liberté d’écrire, de se réunir et de s’associer, l’élection des fonctionnaires publics, la suppression des armées permanentes. Sous le gouvernement de Thiers, le même Gambetta s’efforcera de présenter le nouveau parti radical comme un parti d’ordre. « Oui, s’écriait-il à Grenoble, le 26 septembre 1872, je pressens, je sens, j’annonce la venue d’une couche sociale nouvelle qui est loin, à coup sûr, d’être inférieure à ses devancières... Les partis coalisés de la monarchie ont crié que le radicalisme était aux portes avec le cortège de spectres, de malheurs et de catastrophes. Car la peur est la maladie chronique de la France... Il faut que le parti radical se donne la mission de guérir la France de cette maladie de la peur. Le remède ? Toujours le même... C’est la sagesse. » Pour sa part, Gambetta, alléché par l’appât du pouvoir, s’assagissait beaucoup ; en fait de réformes positives, il se bornait désormais à réclamer « l’instruction primaire universelle et laïque », que le clergé combattait avec acharnement. Devenu chef des opportunistes, il déclarera en 1878 : « Que nous faut-il ? Ah ! Il nous faut toucher à bien des choses. Mais je ne suis pas pour y toucher comme des enfants ou comme des violents ou comme des utopistes. Je suis l’ennemi de la table rase, mais aussi des abus ; mais je veux qu’on tienne compte du temps, de la tradition et même des préjugés. »



Les radicaux se dressèrent alors contre Gambetta et les opportunistes. Ils réclamaient une révision de la Constitution, en particulier la suppression de la présidence et du Sénat ; ils proposaient la séparation des Églises et de l’État, un impôt progressif sur les revenus et héritages, la réduction du service militaire rendu obligatoire pour tous. À leur tête, ils avaient Clémenceau. Ce politicien déclarait alors : « Nous nous réclamons de la liberté... Nous voulons maintenir au-dessus de tout la liberté de l’initiative individuelle... Mais, en même temps que la liberté, nous proclamons l’égalité, la solidarité humaine. Et c’est la justice que nous appelons à concilier le droit de l’un avec le droit de l’autre... Nous prétendons que la société a par-dessus tout le devoir, c’est même sa seule raison d’être, de soutenir, de fortifier le faible. » Ces beaux discours n’empêcheront pas Clémenceau d’envoyer de nombreux innocents au bagne ou au poteau d’exécution, lorsqu’il détiendra le pouvoir en 1917 et dans les années suivantes. Nul n’a montré un plus complet mépris de la justice, de la liberté individuelle, de la vie humaine ; nul n’a abusé davantage de l’autorité remise entre ses mains par des politiciens apeurés. Hier, avant la guerre, cet homme agressif et hargneux avait montré que ses discours de jeunesse n’étaient désormais, pour lui, que vaine littérature. Nommé ministre de l’Intérieur en mars 1906, puis président du Conseil en octobre de la même année, il envoya des troupes contre les grévistes du Nord, puis contre les viticulteurs du Languedoc, révoqua les fonctionnaires récalcitrants et, sous prétexte de maintenir l’ordre, se montra impitoyable pour les déshérités du sort. Ce fut l’abandon complet du programme radical ! Et les traîtres de ce genre (certains encore plus écœurants et plus ignobles) ont toujours été nombreux parmi les radicaux ; de ce point de vue, ils n’ont rien à envier, on le voit, aux socialistes, leurs anciens adversaires devenus, depuis, leurs alliés.



Sans approuver toutes ses idées, sans applaudir aux procédés dont il usa, je tiens cependant à rendre justice au radical Émile Combes. Cet honnête homme, qui avait vécu loin des salons et des compromis, resta fidèle à ses convictions lorsqu’il devint ministre, puis président du Conseil. Aussi, les historiens officiels ou soi-disant neutres couvrent-ils d’outrages ce libre-penseur sincère, alors qu’ils encensent à tour de bras les fripons qui, parvenus au pouvoir, déchirèrent cyniquement le programme qui leur avait servi de tremplin électoral.



Bien avant 1914, les radicaux avaient oublié les revendications qu’ils déclaraient autrefois essentielles. Manœuvrés par le sinistre Poincaré, ils n’hésitèrent pas à envoyer des millions d’hommes à la mort ; pour complaire à Barrès, à Clémenceau, à toute la clique des patriotes de l’arrière, ils applaudirent à la condamnation de ceux qui commettaient l’impardonnable crime de garder un peu de bon sens, au milieu de la folie générale, et de vouloir la paix. Aujourd’hui, c’est le triomphe complet d’un honteux opportunisme parmi les partisans de la rue de Valois. Feu Lucien Victor Meunier le constatait avec franchise, en 1927 : « J’étais encore, certes, un tout jeune homme, écrivait-il, lorsque commença à prendre corps ce parti radical fondé expressément pour réagir contre les funestes tendances préconisées par Gambetta ; l’expérience politique me manquait totalement, c’est entendu, mais je comprenais déjà les dangers que faisaient courir à la République les théories soutenues par l’homme qui avait si superbement incarné les espérances républicaines. Se contenter d’à-peu-près, renoncer momentanément aux grandes velléités pour obtenir peut-être des succès partiels, attendre le moment propice, patienter, guetter les occasions, c’était le fond de la politique opportuniste, et cela équivalait à émietter le programme républicain, à l’ajourner indéfiniment, disons le mot juste : à le renier... À ce moment, le programme radical rédigé par les Auguste Vacquerie, les Camille Pelletan, les Henry Maret, les Sigismond Lacroix, et surtout – ne retranchons rien, sous aucun prétexte, de la vérité – par Clémenceau, portait en tête comme première revendication, la plus urgente : révision de la Constitution, suppression du Sénat, souveraineté absolue du suffrage universel. Cherchez cette révision de la Constitution dans l’actuel programme radical et radical-socialiste ; elle en a disparu ; elle a été effacée, petit à petit. Voilà encore quelques années, ce programme « prévoyait » la révision de la Constitution monarchique de 1875. Il ne la réclamait plus ; il se contentait peureusement de la prévoir ; à présent, il la passe sous silence. Alors, je ne vois plus la différence avec l’opportunisme... Ah ! Ceux d’autrefois qui marchaient intrépidement, le front levé vers l’idéal, sans se préoccuper des contingences ! Et ne me dites pas que c’étaient des utopistes, que ceux de maintenant sont – le mot est souvent employé – des réalisateurs. Je voudrais bien savoir ce qu’ils ont réalisé, nos opportunistes. » Cette condamnation du parti radical, portée par un de ses membres resté fidèle à son premier idéal, semble plus vraie encore aujourd’hui qu’en 1927.



L’anticléricalisme lui-même n’est qu’un vieux souvenir ; et les ministres radicaux s’efforcent de le faire oublier en protestant de leur respect pour les croyances religieuses, de leur désir d’être agréables au clergé. Rien n’est plus drôle que de voir Herriot faisant des courbettes aux prélats qui peuvent favoriser son élection à l’Académie française. Protecteurs des mercantis, des banquiers, de tous ceux qui grugent le peuple et organisent la vie chère, les parlementaires valoisiens passent, comme ceux de droite et du centre, aux guichets des grandes entreprises financières commerciales, industrielles, pour toucher la sportule due aux bons serviteurs du Veau d’Or. Simple boutique électorale, le parti radical offre, en abondance, à la veille de chaque scrutin, des formules creuses, des proses hypocrites, des discours sans sincérité. Mais quand il a voté, le citoyen peut attendre la réalisation des promesses faites par ses élus. Orateurs et journalistes lui expliqueront, avec force détails, que les réformes attendues, les transformations souhaitées ne s’accompliront que plus tard, dans un avenir encore lointain. Dans le présent, il faut patienter, se taire ou même trouver la situation excellente, puisqu’un quarteron de ministres républicains dispose de l’assiette au beurre. Sans surprise, j’ai constaté, en 1932, que l’avènement au pouvoir d’un ministère radical coïncidait, en ce qui me concerne, avec un redoublement de persécutions. Mon attitude, lors des fêtes militaires franco-américaines de Luxeuil, en fut sans doute partiellement cause ; mais, surtout, on ne me pardonnait pas de dire tout haut ce que beaucoup de membres de l’enseignement pensaient tout bas, à savoir que des ministres qui se proclamaient amis de la laïcité, en parole, se comportaient, en fait, comme les pires réactionnaires.



- L. BARBEDETTE.