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RAISON n. f. (du latin : ratio)



Les sens du mot raison sont nombreux. On l’oppose à instinct, quand on déclare que la raison sépare l’homme de l’animal : il signifie, dans ce cas, que nous pouvons saisir l’enchaînement des faits, comprendre leurs raisons d’être, prévoir leurs conséquences. On l’oppose à folie, quand il désigne un comportement logique, réfléchi, bien adapté au milieu et à la situation. Beaucoup confondent la raison avec l’intelligence, ce terme étant pris dans son acception la plus générale ; ou avec le sens commun, qui se ramène à un ensemble d’idées banales et souvent fausses, admises à une époque et dans une région données ; ou avec le bon sens qui consisterait dans une façon de juger qualifiée saine et droite par ceux qui prétendent maintenir l’entendement humain dans les bornes étroites d’une rigide orthodoxie. En réalité, la raison c’est le pouvoir de mettre de l’ordre dans les faits que nous présente l’expérience, c’est la faculté de relier les divers phénomènes observés, de les comprendre. Elle implique donc un ensemble de principes et de notions qui rendent possible une organisation systématique de nos connaissances. De ces principes, on a dressé des listes plus ou moins longues ; mais il est facile de les ramener à deux : celui d’identité et celui d’universelle causalité, qui constituent les lois générales de notre esprit. Nous avons, dans un précédent article, parlé longuement des principes (voir ce mot). La raison comprendrait, de plus, certaines idées primitives, universelles, irréductibles, d’après la théorie classique. Mais leur nombre varie beaucoup selon les auteurs, une analyse un peu profonde ayant tôt fait de montrer qu’elles résultent, non d’une intuition originale, mais d’un travail de réflexion, d’une interprétation des données sensibles par l’entendement humain.



Trois de ces idées nous intéressent particulièrement, à cause des conséquences métaphysiques et religieuses qu’on a voulu en tirer : celles d’infini, de parfait, d’absolu. L’infini serait ce qui n’a aucune limite dans aucun sens ; il s’opposerait au fini, qui a des limites, et à l’indéfini, capable de croître ou de diminuer sans limites assignables. Et les croyants ajoutent que l’infini est le terme nécessaire des aspirations de l’âme humaine, que nous tendons vers lui par toutes les puissances de notre être, et qu’une telle aspiration, de nature essentiellement religieuse, démontre l’existence de dieu. L’idée de parfait, c’est l’idée de ce qui est complet, achevé ; elle s’applique aux qualités qui ne laissent rien à désirer, auxquelles rien ne manque. On a également prétendu qu’elle réclamait l’existence, hors de nous, d’un être parfait. Quant à l’absolu, il se conçoit par opposition au relatif : c’est l’inconditionnel, ce qui possède en soi sa raison d’être. Hamilton estimant que toute pensée établit des relations, qu’elle conditionne, déclarait en conséquence que, si nous devons croire à l’absolu, nous ne pouvons le penser ; cette idée ne serait qu’une pseudo idée.



Quoi qu’il en soit, les idées d’infini, de parfait, d’absolu sont de simples constructions de l’esprit, d’une valeur purement subjective, et qui résultent d’un travail de l’entendement sur les données expérimentales. Pour les obtenir, nous n’avons qu’à penser par contraste, à concevoir des êtres dont les caractères sont directement opposés à ceux des objets qu’offre l’univers observable. Ainsi, nous ne percevons que des étendues et des durées finies, mais notre imagination, dont l’activité est inépuisable, peut ajouter constamment des étendues ou des durées finies à d’autres étendues ou à d’autres durées finies ; d’où l’idée d’infini. Par ailleurs, notre intelligence, notre puissance, nos qualités, nos joies, etc., sont loin d’être telles que nous voudrions qu’elles soient ; et cette imperfection, nous la constatons pareillement chez les êtres et les choses qui nous entourent. Enlevons les bornes, supprimons les limites et nous aboutissons à l’idée de parfait. Enfin, concevons un être qui, à l’inverse de ce que nous présente l’expérience ordinaire, ne dépende ni de nous, ni d’aucune autre chose, qui existe en lui-même et par lui-même, nous arrivons à l’idée d’absolu. Il est donc inutile de faire intervenir une intuition spéciale pour expliquer les concepts de la raison qui, de prime abord, semblent des plus mystérieux. Pas davantage il n’est besoin de recourir à l’innéité ; l’activité mentale ordinaire, guidée par les principes d’identité et d’universelle causalité, suffit. Mais, le problème du contenu de la raison ainsi résolu, reste celui de son origine, de sa nature, de sa valeur.



D’une façon générale, l’innéisme, appelé aussi apriorisme, oppose la raison à l’expérience et soutient que les principes directeurs de la connaissance ne proviennent pas des données sensibles. L’empirisme, au contraire, affirme que rien n’est dans l’entendement qui ne vienne de l’expérience, et que les lois de la pensée se ramènent à des habitudes acquises par l’individu ou par l’espèce. Chacune de ces grandes doctrines a donné naissance à de nombreux systèmes. Déjà, l’innéisme est en germe chez les sophistes et chez Socrate ; Platon, qui sépare radicalement la raison de l’expérience, explique l’existence des idées par l’hypothèse de la réminiscence. Pour lui, le monde sensible et le monde intelligible diffèrent essentiellement : dans le premier, tout est individuel et changeant, c’est le monde des apparences ; dans le second subsistent les idées, types éternels, modèles permanents d’après lesquels toutes choses ont été conçues et réalisées, c’est le monde intelligible, celui des concepts et des principes généraux. Entre ces deux mondes, il y a une participation continuelle : les objets sensibles sont le reflet, la copie des idées. Ces dernières, hiérarchisées entre elles, ont à leur tête l’idée du bien. Or, avant de vivre ici-bas, notre âme a existé dans un monde supérieur où elle contemplait les archétypes de toutes choses. Précipitée dans le corps, sa prison terrestre, elle se souvient de ce qu’elle a vu autrefois, en observant les réalités sensibles, pâles ombres des idées du monde intelligible.



L’innéisme d’Aristote, adversaire déclaré de la réminiscence platonicienne, reste beaucoup plus proche de l’expérience. Celui de Descartes le sera encore davantage. Ce philosophe distingue des idées adventices, qui nous viennent du dehors par les sens, des idées factices, résultat d’un travail mental, des idées innées qui ne découlent ni de l’expérience, ni d’une opération de l’entendement. Mais, par innéité, il entend la puissance de produire, non une connaissance actuelle. « Quand je dis que quelque idée est née avec nous, affirme-t-il, j’entends seulement que nous avons en nous-mêmes la faculté de les produire. »



Pour Leibniz, toutes nos idées supposent des perceptions sensibles ; néanmoins, l’activité de l’esprit ne s’explique point par l’expérience puisqu’elle en est la condition essentielle. Il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait d’abord été dans les sens, si ce n’est l’intelligence même. Nos principes sont préformés, comme une statue d’Hercule serait préformée dans un bloc de marbre, si des veines convenablement disposées la dessinaient intérieurement. Pour la mettre au jour, il suffirait ensuite de dégrossir le marbre, comme il suffit de recourir à l’expérience pour dégager les principes rationnels. Selon Kant, notre esprit renferme trois sortes de principes, à priori, capables d’organiser les données expérimentales et de relier les phénomènes entre eux : 1° l’espace et le temps, sortes de cadres où se rangent nos perceptions, sont les formes a priori de notre sensibilité tant externe qu’interne ; 2° les catégories de l’entendement, au nombre de douze, permettent d’associer les phénomènes dans des jugements ; en elles se moule la matière de la connaissance sensible ; mais nous n’avons nullement le droit d’affirmer qu’elles répondent à la réalité objective, pas plus d’ailleurs que l’espace et le temps ; 3° la raison conçoit trois idées transcendantes, celles de l’âme, du monde et de dieu, autour desquelles se groupent toutes nos connaissances et qui élèvent la pensée à la plus haute unité possible. Comme ces idées sont des formes purement subjectives, nous ne saurions néanmoins affirmer qu’elles répondent à des réalités effectives, sans nous exposer à des antinomies insolubles ou sans faire des paralogismes. Kant s’est, d’ailleurs, borné à mettre en plein relief les éléments subjectifs et a priori que la science requiert ; il ne s’est pas préoccupé de chercher leur origine. Dérivent-ils en définitive de l’expérience, le philosophe de Kœnigsberg ne l’affirme ni ne le nie, ouvrant ainsi là porte à une conciliation avec l’empirisme.



Sous sa forme la plus ancienne, l’empirisme se ramène au sensualisme, que professaient déjà l’école atomistique d’Abdère et les épicuriens. Condillac et les matérialistes du XVIIIème siècle ont adopté la même doctrine, sans lui faire subir de modifications essentielles. Mais avec Locke, Stuart Mill, puis Spencer, l’empirisme donnera naissance à trois systèmes d’un très haut intérêt. Locke, s’opposant à la conception cartésienne des idées innées, affirme que tout ce qui est dans l’entendement a d’abord passé par les sens. L’âme, au début, est comparable à une tablette de cire ne portant aucun caractère ; elle reçoit ensuite les sensations, et c’est de leur accumulation passive que sortent les principes de la raison. D’après Stuart Mill, les sensations ne restent pas isolées dans la conscience, elles s’unissent par des liens qui peuvent finalement devenir indissolubles. Et les principes directeurs de la connaissance se ramènent, justement, à des associations d’idées contractées par l’individu : associations qui acquièrent une force irrésistible par la répétition. Ainsi, la loi d’universelle causalité dérive de l’habitude d’associer les phénomènes que l’expérience nous présente toujours l’un après l’autre ; la prétendue nécessité qui fait suivre la cause de son effet n’a rien d’objectif, elle est de nature purement subjective. Le principe de contradiction découle de la constatation répétée du fait qu’affirmation et négation sont deux actes de l’esprit qui s’excluent. Spencer admet que la raison est aujourd’hui innée dans l’individu ; mais c’est une acquisition de l’espèce qui résulte d’expériences ancestrales, d’associations transmises héréditairement. Comme tout ce qui est vivant, l’intelligence doit s’adapter à son milieu ; et des associations stables, répondant à des relations fixes de la nature, se forment dans l’esprit ; grâce à l’hérédité, elles s’incrustent dans le cerveau humain. De la sorte, Spencer réconcilie partiellement l’empirisme et l’innéisme.



Sans nier l’ingéniosité de ces diverses théories, sans méconnaître que plusieurs, surtout parmi les doctrines empiristes, mettent en lumière d’incontestables vérités, nous donnons au problème de l’origine et de la valeur de la raison une solution différente. Et, d’abord, nous constatons que les animaux supérieurs, sans avoir une notion claire des principes directeurs de la connaissance, agissent néanmoins en conformité avec les directives qu’ils imposent. C’est par l’absence de langage conventionnel et par la faible puissance de son imagination créatrice que l’animal supérieur diffère de l’homme, beaucoup plus que par l’absence de raison. « Aux animaux les plus évolués, ai-je écrit dans L’incomparable guide, nous ne refusons ni une intelligence élémentaire, ni une aptitude quelquefois remarquable à parer le danger actuel. Dès qu’il s’agit, non plus du présent immédiat, mais d’un avenir un peu lointain, ils cessent de prévoir. Et leurs réactions, bien adaptées au but, tant qu’elles se réduisent à des mouvements habituels et simples, manquent d’équilibre et de coordination lorsqu’elles réclament un ensemble de gestes combinés par la réflexion. Sans peine, le chien esquive un coup, le cheval se gare d’une auto. Dans un incendie, lors d’une inondation, l’affolement des animaux domestiques est une cause ordinaire de dégâts. Par contre, l’homme se tire d’affaire dans des conditions très compliquées et, pour lui, entièrement nouvelles. En vue de la fin souhaitée, son esprit conçoit des moyens adéquats, invente des procédés qui concordent avec les exigences du moment. Fixé d’avance sur les conséquences futures de ses actes, grâce aux suprêmes principes dont le faisceau constitue la raison, il s’oriente aisément dans le dédale des faits expérimentaux. Si les données des sens, base première de toute élaboration intellectuelle, gardent le caractère de notations personnelles et passagères, valables seulement pour un individu et pour un instant, la connaissance vulgaire, transmissible par le langage, suppose déjà un effort d’analyse et de généralisation qui permet à chacun de profiter des remarques d’autrui. Pour communiquer, il faut des signes compris par l’ensemble des membres d’une collectivité ; et ces signes supposent l’existence d’idées abstraites, résultat d’un travail effectué sur les impressions sensibles. Comme nous, l’animal attend les mêmes effets dans les mêmes conditions, il reconnaît les objets et agit en conséquence ; mais sa pensée conceptuelle reste à l’état d’ébauche et ne parvient pas à s’exprimer au moyen de signes intentionnellement fabriqués ; il s’arrête au stade des manifestations émotionnelles et spontanées du langage purement naturel. D’où la faible portée de ses prévisions et son impuissance à comprendre les situations un peu embrouillées. » Empirisme et rationalisme ont un tort commun, celui de ne pas descendre jusqu’à la réalité vécue. Avant d’être clairement conçus par la conscience, les principes existent sous forme de besoins vitaux. Ce sont des règles pratiques que l’on utilise, même sans en avoir une connaissance réfléchie, comme l’animal et l’entant utilisent les muscles de leur corps, malgré une complète ignorance des données les plus élémentaires de l’anatomie. Ils ont une base organique et répondent à des dispositions durables du système nerveux. Et, parce que notre cerveau résulte d’une longue adaptation au milieu extérieur, parce qu’il a été modelé par la nature ambiante au cours de nombreux millénaires, ces lois de l’esprit n’ont rien d’arbitraire ; elles concordent avec les lois des choses. Mais, chez l’animal et même chez certains sauvages, ces principes ne s’intellectualisent pas : ils ne passent point du domaine de l’action dans celui de la théorie. Avant de parvenir à les formuler d’une façon précise, nos ancêtres les conçurent d’abord sous un angle théologique, puis métaphysique.



En définitive, la raison, telle que la conçoivent les penseurs actuels, n’est que la conscience des suprêmes règles et de la vie et du milieu où elle puise ses éléments primordiaux. Si elle se révèle pratiquement d’une efficacité merveilleuse, c’est parce que ses lois répondent à celles du monde et des choses. Ainsi apparaît clairement la fausseté des doctrines bergsoniennes qui lui dénient toute valeur représentative, toute valeur de connaissance. Cette conception d’une raison ayant de profondes bases physiologiques peut surprendre. Lorsqu’on rejette délibérément les chimères métaphysiques, elle s’impose pourtant.



Mais les biologistes contemporains connaissent encore si mal les fonctions du cerveau que l’on ne saurait donner de précisions anatomiques ou physiologiques sur ce sujet. Attendons, sans impatience, les futures découvertes des savants. Et soyons assurés que suivre la raison, c’est demeurer fidèle aux exigences de la vie et de la nature ; que la répudier, c’est oublier les primordiales nécessités que l’existence impose. Elle est devenue, pour nous, la grande faculté d’adaptation. « Dans les faits successifs, le cerveau humain s’arrête de préférence à ce qui se répète ; de l’enchevêtrement d’expériences multiples, il dégage, par une série de comparaisons, les traits communs et permanents ; puis il généralise et applique aux événements semblables les relations découvertes dans les cas déjà observés. Sous les diversités trompeuses recherchant toujours l’identique, il trouve dans ce qui fut les lois de ce qui sera, il devine le futur à l’aide du présent. Ses prévisions acquièrent une valeur prodigieuse et son pouvoir d’adaptation s’avère capable d’un développement illimité. » Malheureusement, nos contemporains, dans l’ensemble, se détournent volontairement de la raison pour demander aux mythes religieux, ou aux vaines promesses de charlatans prétentieux, d’illusoires et dangereuses espérances, qui les fascinent mais ne les sauvent pas. 

— L. BARBEDETTE.



RAISON

Faculté supérieure de l’esprit par laquelle nous percevons les rapports des choses, ou plutôt de ce que nous pouvons savoir d’elles. On oppose, d’ordinaire, la raison au sentiment, à la passion et aussi aux préjugés.



La Révolution française rendait un culte à la raison. C’était évidemment puéril ; la raison n’est pas une personne, mais une abstraction qui, n’existant pas hors de l’esprit humain, ne saurait être sensible à une manifestation quelconque. Ce que voulaient les hommes de 93, c’était, avant tout, frapper les masses encore barbares, leur apprendre à rejeter la religion et à n’admettre que ce qui est rationnel.



La raison est loin de gouverner les hommes. Depuis la guerre, tous les mysticismes ont pris un nouvel essor. Le vieux catholicisme trône aux cérémonies publiques, les églises se remplissent. Toutes les superstitions : spiritisme, occultisme, nécromancie, astrologie, envoûtement, ont leurs clients. Des intellectuels même officiels croient, aujourd’hui, qu’il existe des relations entre les astres et la destinée de chacun. Les guérisseurs qui chassent les maladies par l’imposition des mains ouvrent publiquement boutique, et les clients affluent ; on peut se croire revenu au Moyen Âge.



C’est que la raison est décevante. « Ce qu’il y a de plus malheureux dans la recherche de la vérité, c’est qu’on la trouve », a dit Rémy de Gourmont. Découverte triste : on découvre qu’il n’y a rien ; que notre vie, comme celle des animaux, a son temps, plus ou moins long, et qu’après c’est fini. Le vice comme la vertu, le travail comme la paresse auront le même sort, le fossé où tout disparaît. L’humanité ne veut pas admettre cette destinée misérable, et elle va aux aigrefins ou aux demi fous qui lui parlent de survie, de récompenses dans l’au-delà aux efforts de cette vie ; les malades, déçus par la médecine scientifique, vont aux charlatans qui les encouragent, leur assurent la guérison par un fluide spécial dont ils ont reçu le privilège. La réalité n’est pas modifiée. Le malade, s’il est vraiment tel, mourra en dépit des marchands d’illusions ; le mort ne se réveillera pas.



On peut soutenir que l’illusion, calmant moral, si elle n’a pas le pouvoir de modifier la réalité, n’en console pas moins pour quelque temps ceux qui vont vers elle. Mais, dans l’ensemble, la superstition fait infiniment plus de mal que de bien. Elle abêtit les hommes, elle les rend réfractaires au progrès et elle confère une autorité morale à des gens malhonnêtes prêts à tous les mensonges pour gagner de l’argent. L’humanité ne peut fonder d’espoirs qu’en la raison. C’est par la science que les conditions de la vie s’améliorent, que l’univers se révèle à nous, que les forces de la nature sont disciplinées pour le service des hommes. La science prolonge la vie ; elle arrivera – qui sait – à vaincre la mort, tout au moins à l’éloigner de plus en plus. La science sert aussi à tuer, et des esprits superficiels le lui reprochent. Ils ne réfléchissent pas que le coupable n’est pas la science qui n’est qu’une abstraction, mais les hommes qui sont criminels en se servant d’elle pour s’entre-détruire. 

— Doctoresse PELLETIER.



RAISON, RAISONNEMENT, RAISONNABLE

L’étude de la raison présente la curieuse particularité du spectacle d’une faculté humaine sur laquelle l’accord des hommes cultivés paraît s’être réalisé, quant aux méthodes conditionnant son usage, et le spectacle d’un désaccord profond quant à l’origine de cette faculté et l’attribution du qualificatif de raisonnable aux œuvres humaines.



Autrement dit, depuis la plus lointaine Antiquité jusqu’à nos jours, les hommes ont pratiqué et perfectionné l’art de raisonner juste, sans avoir jamais su exactement ce qu’était la raison, et sans avoir pu reconnaître unanimement les actes raisonnables.



Rien de plus démonstratif, en effet, que le spectacle lamentable des fonctionnements individuels et sociaux incohérents, illogiques et stupides, tandis que quelques clercs insolites enseignent, à des cerveaux depuis longtemps irrationnels, l’art des raisonnements parfaits.



Partout, l’erreur, la croyance, la superstition, le préjugé, l’illogisme, la contradiction, la mauvaise foi, la chicane, l’ergotage, le sophisme. Partout des heurts, des luttes, des oppositions, des batailles, sans que jamais les bellicistes songent à trancher leurs différends par l’expérience et par la raison.



Une question se pose alors : la raison existe-t-elle ? Si oui, qu’est-elle, quel est son pouvoir et que peut-on en attendre réellement ?



L’introspection ne nous donne aucune connaissance profonde de nous-mêmes. Nos pensées, nos jugements nous apparaissent formés d’éléments indivisibles que notre conscience groupe, compare, élimine ou choisit, sans connaître davantage la nature de ces éléments, ni le pourquoi des divergences profondes entre les diverses conclusions des raisonneurs. Chacun veut avoir raison, dit-on couramment. Et c’est tout.



L’échec de la méthode introspective vient de son impuissance à analyser les origines même de la pensée, conséquence inévitable de ce fait évident que la pensée ne peut s’analyser lorsqu’elle n’existe pas encore, et que le processus psychique ne peut s’exercer sur lui-même qu’à la condition d’être déjà de la pensée.



La méthode objective, au contraire, présente tous les avantages de l’application de la pensée à ce qui n’en est pas encore, mais en conditionne la formation et le développement. Cette méthode constate une relation entre la physiologie du système nerveux et les aptitudes psychiques. Dans l’échelle animale, les animaux à cerveau volumineux et à circonvolutions très développées sont relativement plus intelligents que ceux moins doués sous ce rapport. Ceux chez qui les localisations visuelles cérébrales se sont développées aux dépens des localisations olfactives ont également acquis une plus grande activité psychique. D’autre part, de multiples expériences anatomiques sur le système nerveux des animaux et de nombreuses observations pathologiques chez l’homme même démontrent que l’intelligence n’est qu’un fonctionnement d’un système nerveux, comme la chaleur animale est le produit d’une oxydation des aliments ingérés.



Le système nerveux se compose, dans sa combinaison la plus simple, d’une cellule sensorielle recevant les excitations extérieures, et d’une cellule motrice transmettant l’influx nerveux, créé par cette excitation, à une cellule musculaire. Les cellules nerveuses, ou neurones, sont formées d’une masse protoplasmique, entourée d’une sorte d’arborescence très compliquée, et d’un prolongement : le cylindraxe, atteignant jusqu’à un mètre de longueur, terminé également par de multiples ramifications. Dans un organisme compliqué, l’influx nerveux ne passe pas directement de la cellule sensorielle à la cellule motrice. L’ensemble du système est formé de plusieurs neurones, dont les arborescences s’enchevêtrent les unes les autres, formant autant de relais plus ou moins importants. Les cellules sensorielles aboutissent à la moelle épinière (premier relais) ; d’autres cellules nerveuses relient les divers étages de la moelle épinière entre eux, ainsi que ces divers centres nerveux avec les cellules motrices partant de la moelle. La voie ascendante sensorielle se prolonge jusqu’au bulbe rachidien, situé à la base même du cerveau, et qui constitue une sorte de centrale élémentaire du réseau nerveux. De ce centre important, d’autres neurones, ayant leurs terminaisons dans divers centres du cerveau moyen, forment également une deuxième centrale très importante d’où l’influx nerveux s’écoule plus ou moins violemment, soit dans la voie ascendante (raisonnement), soit dans la voie descendante (action).



Enfin, par l’intermédiaire de plusieurs neurones, la voie ascendante aboutit aux circonvolutions cérébrales, lesquelles forment un enchevêtrement prodigieux de cellules permettant les liaisons les plus compliquées, tandis que les cellules motrices forment un réseau se terminant aux cellules musculaires, réalisant l’action et le mouvement.



Les expériences nombreuses effectuées sur les animaux permettent, actuellement, d’affirmer que tous les organes des sens ont leur projection sur des surfaces déterminées du cerveau, y compris le sens interne, mais que ces surfaces ne sont point strictement limitées et qu’elles s’interpénètrent les unes les autres de telle sorte qu’un influx nerveux ne reste point limité à une zone particulière, mais se propage dans d’autres zones sensorielles.



Dans le fonctionnement de ce système nerveux excessivement compliqué, il faut distinguer les réflexes absolus ou innés (vies organique, instinctive, inconsciente et habituelle) qui s’établissent dès la formation du fœtus, bien avant la naissance de l’enfant, coordonnant entre eux les divers fonctionnements organiques formant la base même de toute l’existence animale de l’individu, ainsi que le mécanisme des habitudes et des tics, et les réflexes conditionnels formés ultérieurement sous l’influence d’excitations étrangères au fonctionnement strictement animal de l’être humain.



Sous l’influence des excitations extérieures, l’influx du réflexe absolu se prolonge dans la moelle et le bulbe et se transforme très rapidement en acte moteur. C’est là le réseau inférieur du système nerveux. Le réseau supérieur part des cellules sensorielles et, formant la voie ascendante, amène les excitations sensorielles en des régions particulières à chaque organe des sens. Ces régions sont qualifiées par Pavlov d’appareils analyseurs. Chaque excitation s’y diffuse, selon sa nature, et se propage par des voies créées antérieurement, ou dans des voies nouvelles, jusqu’au moment où cet influx se diffuse totalement (pensée pure, acte avorté) ou se concentre en un point quelconque du réseau central. Cette deuxième étape s’établit dans l’appareil déclencheur. Enfin, dernière phase du parcours de l’influx, celui-ci s’écoule par la voie formée dans l’appareil déclencheur, et l’appareil exécuteur (voie nerveuse descendante) transmet cet influx aux cellules motrices.



On conçoit qu’un tel parcours, une telle diffusion de l’influx nerveux à travers cette quantité prodigieuse de neurones ne s’effectuent point instantanément et que l’acte ultime, déterminé par ce travail, diffère qualitativement de l’acte déterminé par les réflexes absolus. Deux faits sont à retenir des expériences de Pavlov : la diffusion de l’influx nerveux et sa concentration. La diffusion est l’acte analyseur et discriminateur ; la concentration se traduit par l’acte moteur.



Ce qui démontre bien qu’il ne s’agit pas là d’une invention fantaisiste de physiologiste, mais bien de réalités expérimentales, c’est que, selon l’importance des ablations effectuées sur le cerveau d’un chien, son appareil analyseur ne peut plus discriminer les excitations, et l’animal, sensible au toucher, ne reconnaît plus une caresse d’une piqûre, ni un objet d’un autre, bien que percevant la masse de ces objets qu’il sait très bien éviter. De même, il différencie encore un son d’un autre son, mais pas un ensemble de sons d’un autre ensemble, et ne répond plus à son nom. Ceci nous montre que les automatismes, les réflexes inférieurs existent encore dans les centres inférieurs du système nerveux, mais que les réflexes supérieurs, créés dans les appareils analyseurs, n’existent plus.



Nous pouvons, maintenant, aborder l’étude de la formation de la pensée et, conséquemment, de la raison.



Dès la naissance, les réflexes absolus organiques s’adjoignent, progressivement, les réflexes sensoriels du réseau inférieur : réflexes cutanés, gustatifs, olfactifs, auditifs, visuels et kinesthésiques (sens des mouvements internes). Le système nerveux de l’enfant est alors constitué par des complexes de réflexes peu nombreux, mais solidement organisés, tels que réflexes alimentaires, réflexes musculaires, réflexes sensuels, etc. (tendances primitives).



On peut considérer toutes les excitations extérieures non pas comme des excitations continues, mais comme une suite innombrable d’excitations se répétant incessamment dans le temps. Chaque sensation est ainsi formée d’un nombre considérable d’excitations déterminant autant d’influx nerveux, parcourant tout d’abord les voies inférieures du réseau nerveux et se liant, par conséquent, aux réflexes organiques absolus. Mais ces influx gagnent également les voies supérieures, et, se diffusant dans les neurones encore vierges de toute impression, commencent à créer des liaisons d’autant plus solides que les mêmes excitations se répéteront plus fréquemment. Ces réflexes, particulièrement étudiés par Pavlov, se forment par coïncidence avec des réflexes absolus. Par exemple, un chien excité par un aliment (réflexe absolu) émet des gouttes de salive ; si l’on accompagne son repas d’un son, ce son suffira à lui seul, après quelques expériences, pour déterminer l’apparition des gouttes de salive. C’est là un réflexe conditionnel.



Comme l’enfant subit simultanément des myriades d’excitations par toutes ses cellules sensorielles, on conçoit que le monde extérieur, malgré ses aspects infiniment variés, fixe en lui, par le double phénomène de la diffusion des influx nerveux et des liaisons temporaires, des représentations permanentes de tous les objets. Désormais, l’activité nerveuse se décomposera en trois phases : réflexes absolus organiques, reconnaissance du monde extérieur, adaptation aux variations de ce milieu. Ce qui correspond physiologiquement aux divers étages du réseau nerveux parcouru par l’excitation ; réflexe absolu dans la moelle et le bulbe, reconnaissance dans les appareils analyseurs, adaptations dans les centres d’association et les appareils déclencheurs de mouvement.



On comprend mieux ainsi les erreurs de la vieille psychologie associationniste et la justification des reproches qu’on lui adressait. Cette psychologie supposait, en effet, que chaque sensation se groupait avec d’autres sensations, telle une collection d’images statiques, et l’on s’étonnait que d’une association de morceaux ainsi agglutinés pût sortir une pensée neuve et originale. Les choses se passent en réalité tout autrement.



Chaque influx nerveux se diffuse primitivement dans l’enchevêtrement des neurones, créant des voies multiples et préparant des voies nouvelles à d’autres influx ultérieurs. On conçoit que chaque sensation contient ainsi du connu, que l’analyseur diffuse dans les voies déjà tracées antérieurement, mais qu’elle contient aussi de l’inconnu qui trace un chemin particulier.



Or, dans ces cheminements d’influx différents, partis de zones sensorielles différentes, il se crée nécessairement des fusionnements, des liaisons, des créations incessantes, variant à tout instant sous l’influence des variations extérieures. La connaissance ainsi comprise est avant tout ACTION. Connaître, c’est agir ; c’est répondre utilement à une excitation du milieu.



La connaissance est donc essentiellement formée des modifications cérébrales créées dans le temps par des millions d’influx nerveux (réflexes conditionnels) et par des liaisons momentanées jaillies de ces modifications,



Tandis que les généralités (arbre, maison, chien, nombre, etc.) deviennent ainsi des éléments permanents de la connaissance, certains complexes de réflexes se forment, constituant autant de centres affectifs puissants, d’où l’énergie nerveuse rayonne, se diffuse plus ou moins longuement dans différentes directions, sous l’influence des excitations extérieures. Ces complexes de réflexes ou centres affectifs, probablement formés dans le cerveau moyen, comprennent la plupart des activités humaines groupées sous les noms de sexualité, ambition, orgueil, grégarisme, misanthropie, jalousie, curiosité, sportivité, esthétique, amoralisme, éthique, etc. (développement des tendances primitives).



Les excitations extérieures atteignant ces centres affectifs peuvent y libérer très lentement, ou très brusquement, leur énergie nerveuse. Dans le premier cas, cette libération est d’autant plus efficace que le centre est plus puissant, l’énergie nerveuse plus abondante, le réseau des réflexes mieux établi. Alors, l’influx nerveux gagne les centres d’associations, chemine dans diverses voies, se disperse en d’innombrables ramifications et peut, soit se résorber par une diffusion très étendue (acte manqué) ; soit se joindre finalement à d’autres influx voisins et, créant une voie nouvelle, déterminer un acte, ou une longue série d’actes adaptatifs.



Dans le deuxième cas, la brusque libération de l’influx ne permet pas à celui-ci de gagner les centres d’associations ; il passe par les voies réflexes les plus courtes, emprunte les chemins les plus ouverts et se traduit très rapidement par un acte plus ou moins approprié aux faits. Ainsi agissent la peur, la colère l’indignation, la jalousie, la haine, l’envie, les grands désirs, les fortes joies et toutes les passions.



Un exemple fera mieux comprendre la formation d’une pensée.



Supposons un enfant de quelques années laissé seul dans sa maison et ayant faim. Un centre affectif puissant existe en lui : celui de la nutrition. Ce centre, excité par la sensation de la faim, libère plus ou moins violemment de l’énergie nerveuse. Suivant le tempérament de l’enfant, cette énergie débordera les voies normales conduisant aux réseaux des réflexes conditionnels et des liaisons momentanées ; elle s’écoulera par les voies les plus anciennes et les plus faciles, utilisant les complexes de réflexes les plus primitifs : appels, cris, pleurs, accès de colère, trépignements, etc.



Si le tempérament de l’enfant est plus réfléchi, après quelques appels infructueux, il agira autrement. Il faut, en ce cas, considérer l’acquis de cet enfant à ce moment-là. Depuis sa naissance, le centre affectif de la nutrition s’est construit par additions d’innombrables réflexes conditionnels. Tout ce qui excitait ses sens, pendant le fonctionnement de ce besoin primordial, s’est lié à ce besoin : vision des locaux, meubles et ustensiles servant aux repas (tables, chaises, buffet, étagères, assiettes, pots, casseroles, verres, etc.) ; faits et gestes des personnes s’en occupant (ouverture, déplacement, utilisation des meubles, préhension des objets, etc.) ; et bruits particuliers ou odeurs précédant on accompagnant les repas.



Chez cet enfant moins emporté, l’influx nerveux se diffuse d’abord dans plusieurs directions sans issue. Je dis sans issue parce que le fait d’attendre encore un peu, d’appeler à nouveau ou de continuer à jouer, ne libère nullement l’énergie sans cesse stimulée par la faim. L’influx nerveux déclenché par ce besoin vital est beaucoup plus en relation avec le complexe des réflexes conditionnels formés par les repas qu’avec ceux du jeu.



L’énergie se diffusant plus longuement dans ce réseau complexe, plusieurs potentiels se forment, des voies nouvelles et voisines s’ouvrent, la liaison aliment-cuisine s’établit, et, l’influx nerveux s’écoulant vers les centres moteurs, l’enfant se dirige vers la cuisine. Si tout y est fermé à clef et hors d’atteinte, la vue des portes et des serrures (excitations visuelles) déclenchera d’autres reflexes conditionnels liés à l’usage de ces meubles. Il peut se faire qu’aucun de ces réflexes n’aboutisse. Aucune liaison nouvelle ne s’effectuera. L’influx nerveux se dispersera sans effet moteur. Ce sera un acte avorté. Il peut se faire, au contraire, que cet influx s’écoule dans une voie favorable ; de nouveaux potentiels se formeront, les liaisons déplacement de chaises, buffet, escalade, étagère, pot de lait s’effectueront, et, les réflexes moteurs étant excités, l’enfant grimpera sur le buffet, apercevra son pot au lait sur l’étagère mais ne pourra l’atteindre. Nouvel arrêt, nouvelle diffusion infructueuse de l’énergie nerveuse dans différentes voies ; mais une excitation nouvelle créée par la vision d’un bâton engendre une liaison immédiate entre plusieurs réflexes et détermine aussitôt l’action motrice. L’enfant descend, s’empare du bâton, remonte, pousse le pot et peut, soit parvenir à le saisir, soit le faire tomber, se privant ainsi du bénéfice de ses efforts. L’expérience, en ce cas, ne sera pas stérile ; elle l’enrichira. Une autre fois, les liaisons nerveuses seront plus complexes, l’enfant réfléchira davantage ; il prolongera, mentalement, l’expérience plus loin, prévoira les conséquences finales et agira probablement autrement. L’acte sera plus raisonné.



Ces faits successifs nous montrent toutes les transformations de l’énergie nerveuse que la psychologie courante dénomme : désir, volonté, réflexion, action



Toute pensée, dite raisonnable, est donc fonction de l’existence d’une énergie nerveuse, de la création des centres affectifs, de la formation des réflexes conditionnels, de l’abondance et de la qualité des liaisons momentanées. Comme l’influx nerveux met un certain temps à parcourir tous ces réseaux mutuellement enchevêtrés, nous appelons volonté l’écoulement plus ou moins long et régulier de cette énergie, dans toutes les voies liées à un centre affectif très important ; et nous appelons attention l’écoulement partiel de cette énergie sur une partie très limitée de ce réseau.



Nous voyons maintenant que la raison est conditionnée par quatre choses assez variables d’un homme à un autre : 1° la nature et l’importance du centre affectif ; 2° la qualité et la quantité des réflexes conditionnels ; 3° la quantité d’influx nerveux ; 4° la qualité et la quantité des liaisons momentanées.



L’énergie nerveuse n’est pas la même chez tous les humains ; libérée trop brusquement, elle s’écoule vers la motricité sans réflexions ; trop longue à se former ou insuffisante, elle n’aboutit qu’à des actes manqués, à l’hésitation, à l’indécision, à l’aboulie. Dans le premier cas, l’énergie nerveuse ne parcourt qu’une petite fraction des multiples réseaux liés à l’excitation, et l’homme n’utilise qu’une faible partie de ses expériences antérieures. Dans le deuxième cas, l’influx nerveux se diffusant sans parvenir à se concentrer sur un point, aucune liaison décisive ne se crée.



Ni l’un ni l’autre ne peuvent engendrer des actes raisonnables.



Il en est de même des liaisons momentanées, ou raisonnements. Chez certains humains, ces liaisons s’effectuent de travers, ou bizarrement, peut-être lors même de la création des réflexes conditionnels. Les faits s’emmêlent, des rapprochements absurdes se réalisent. Ce sont des esprits faux.



Mais c’est surtout la création du centre affectif (besoins organiques et psychiques) et la formation des réflexes conditionnels (sensations, expériences, souvenirs, images, etc.) qui différencient les raisonnements des individus. Les passions ou même les besoins physiologiques, bien que communs aux humains, ne se manifestent point d’identique façon chez eux. La sexualité, par exemple, variera selon les tempéraments, les influences subies et les nombreuses circonstances particulières modelant la personnalité : entourage, lectures, paroles, gestes, spectacles, etc., autant de documents sensoriels différents excitant des tempéraments dissemblables.



Il en est de même des souvenirs, des expériences, de la connaissance que les hommes ont des faits et des êtres. L’hétérogénéité du milieu crée inévitablement l’hétérogénéité des documents sensoriels et, conséquemment, des réflexes conditionnels, ou acquis intellectuels.



Tant d’éléments dissemblables ne peuvent déterminer des conclusions identiques. En fait, le spectacle des hommes raisonneurs démontre qu’ils sont rarement d’accord et se contredisent mutuellement, avec abondance d’arguments plus logiques et plus infaillibles les uns que les autres. Les philosophes, les hommes de raison par excellence, se sont disputés tout au long des siècles sans démontrer la souveraineté de la raison dans leurs propres conflits d’idées. Le célèbre ouvrage La logique, ou l’art de penser, de ces messieurs de Port-Royal, ne les a pas empêchés, tout comme Kant, de mal raisonner et d’embrouiller des fait infiniment plus compréhensibles que leurs théistes subtilités.



De nos jours, les savants ne font pas mieux. L’unanimité est loin de régner dans cette austère région où l’expérience seule devrait trancher les différents humains. En fait, la passion les égare tout autant que les autres mortels. La constatation de leurs divisions, sur des faits positifs, démontre l’hétérogénéité de leurs documents sensoriels, la divergence des éléments de leurs jugements et l’impossibilité d’une unique solution. Inutile de s’arrêter sur la lutte entre les vitalistes et les mécanistes, les monistes et les pluralistes, les atomistes et les énergétistes, etc. Pas plus qu’il ne faut s’émouvoir des désaccords entre partisans de l’émission et partisans de l’ondulation ; ni s’étonner des oppositions nombreuses au relativisme einsteinien. Quel que soit le sujet scientifique abordé, on peut être sûr d’y trouver des interprétations scientifiques différentes des mêmes phénomènes observés.



Quant aux humains sans culture philosophique ou scientifique, le spectacle de leurs dissentiments, de leurs chicanes, de leurs mésententes, disputes, procès et autres méfaits, démontre la fragilité des jugements, la divergence des raisonnements et l’impossibilité d’existence d’une unique raison pure.



Pourtant, dira-t-on, la logique est inviolable, et les mathématiques ne peuvent conduire à des contradictions. Donc, il y a des raisonnements justes, la vérité peut se démontrer, la raison n’est pas un vain mot.



Évidemment, il y a quelque chose d’invariable dans tous les raisonnements, et c’est cet invariant qui, mêlé habilement à des propos erronés, trompe et induit les gens en erreur par son apparente évidence. Ce quelque chose, c’est le rapport immuable des choses entre elles ; ce sont les évidences sensorielles tellement fixées en nous, par leur incessante répétition, qu’elles font partie de notre structure cérébrale, et que nos complexes de réflexes doivent se construire selon ces rapports mêmes. Tout le monde, sauf les détraqués, conviendra de l’emplacement d’un objet situé à droite ou à gauche d’un autre. Tout comme nul ne contestera les généralités permettant la connaissance du monde extérieur. Mais ce n’est là que le principe d’identité, duquel l’homme tire tout son savoir. C’est toujours le fameux : si A = B et si C = B, A = C. On peut varier cela de toutes les façons, ce sera toujours la recherche de l’identité. Ce sont là des éléments, des morceaux de raisonnement avec lesquels on construit toutes les démonstrations. C’est avec cela que l’on construit les mathématiques, et la logique n’est qu’une savante utilisation du principe d’identité. C’est dans ces tout petits morceaux de vérité que git la magie du verbe conquérant, la flamboyante clarté de la logique, l’enchantement des démonstrations. Savoir faire jaillir ces petits bouts de vérité, les prodiguer dans une suite ininterrompue de propos, c’est là tout l’art des trompeurs qui visent beaucoup plus à stupéfier leurs adversaires et à les dérouter, qu’à rechercher une vérité de vaste envergure.



Pourtant, il est évident que c’est uniquement dans le fameux A = B que réside toute la force, ou la faiblesse, d’une argumentation. Il faut donc, avant toute chose, démontrer l’égalité de A et de B ; il faut que cette identité s’impose comme une évidence indiscutable. Or, l’étude que nous venons de faire sur le fonctionnement cérébral nous montre qu’à part les généralités et les rapports des choses entre elles (connaissances impersonnelles), chaque humain s’est construit une conception particulière du monde ; et cette conception, ce centre affectif libèrent de l’énergie dans des voies déjà créées, négligeant d’autres voies, d’autres faits, d’autres connaissances, existant pourtant comme documentation dans l’individu, mais inutilisées lors d’un raisonnement ou d’une action trop intéressée.



De là ces entêtements extraordinaires, ces préférences, cette partialité qui surprennent chez certains êtres, même très cultivés.



À ce moment, si A = B pour Jean, B n’égale pas A pour Pierre, et aucune règle de logique ne les fera changer d’opinion. Chacun d’eux s’étonnera de l’aveuglement et de la mauvaise foi de l’autre, alors que l’un et l’autre ne sont que des mécanismes construits différemment et fonctionnant, par conséquent, différemment,



Examinons, par exemple, les deux célèbres maximes : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse » et « Traite autrui comme tu veux être traité. » Il est clair que, dans les deux cas, le sujet est supposé identique à autrui. Ce qui est erroné. Si le sujet aime la solitude, il fuira la compagnie d’autrui, qui, au contraire, peut se trouver très malheureux de cette solitude. Ici, la logique négative de la première maxime est en défaut. Par contre, le sujet aimant la société peut importuner autrui qui, d’une nature méditative, souffrira de ce traitement. Ici, encore, la logique positive de la seconde maxime est nuisible et non conforme à l’intérêt réciproque des humains.



Tout cela nous montre le danger du principe d’identité, du fameux A = B, appliqué à tort et à travers, formé lui-même au hasard des formations des réflexes conditionnels. Nous voyons également le danger du rationalisme pur, car la connaissance formée en chacun de nous par ses réflexes particuliers ne peut jamais coïncider totalement avec celle des autres.



De là les méfaits de toutes les croyances, religions, morales, traditions, métaphysiques et philosophies qui, surgies des réflexes embrouillés des mécaniques cérébrales personnelles, ne peuvent en aucune façon, malgré leur rôle unificateur, s’harmoniser entre elles.



Nous pouvons même aller plus loin : non seulement il n’y a pas de raison pure, mais nous pouvons même affirmer que la logique et le raisonnement sont nettement déterminés par les centres affectifs, lesquels, loin d’être maîtrisés par une raison souveraine, utilisent au contraire cette raison pour leur fonctionnement. Ceci explique les différences considérables de raisonnement sur des mêmes sujets, selon les personnages et leurs différentes situations.



Ces divergences s’expliquent très bien après notre étude. Lorsqu’un complexe de réflexes se forme, nous savons qu’il est lié à un très grand nombre d’autres réflexes conditionnels et à d’autres complexes de réflexes, lesquels se sont construits avec un minimum d’ordre et de logique imposés par les circonstances elles-mêmes. Il est donc tout naturel qu’une excitation ayant libéré de l’énergie dans un centre affectif, celle-ci se diffuse dans tous les réseaux liés à ce centre ou complexe de réflexes. Cette diffusion s’effectuera par les voies construites antérieurement avec une certaine logique. De là cette apparence de bon sens, même dans les raisonnements vicieux. Mais cela nous montre en même temps qu’il est absurde de faire de la raison un motif déterminant primordial et absolu, un impératif catégorique. Physiologiquement, cela est totalement impossible. Il ne faut pas oublier que la vie est action et que l’action est essentiellement liée à la diffusion de l’énergie nerveuse dans les centres moteurs. Or, cette énergie n’est nullement produite par les centres associationnistes où se forment les liaisons momentanées, les hautes abstractions et les profondes spéculations intellectuelles ; elle se forme certainement dans les puissants centres affectifs, ces fameux complexes de réflexes (ambition, sexualité, haine, art, propagande, mysticisme, etc.) qui sont comme des réservoirs ou des fabriques d’énergies nerveuses. Cela explique qu’une excitation, parfois minuscule, puisse produire des effets extraordinairement violents, tel le cas d’un jaloux voyant sa femme embrasser un autre homme (excitation visuelle minuscule) et se sentant violemment ému.



C’est donc de ces centres, très liés aux réflexes moteurs, que part l’énergie nerveuse. Ce sont donc eux qui, avant toute chose, sont les propulseurs de la machine humaine. L’énergie nerveuse se diffuse ensuite, à travers le réseau des réflexes conditionnels secondaires et parvient enfin (s’il en reste et si l’acte moteur n’a pas déjà été accompli) dans les ultimes régions où, probablement, se ramifient tous les réflexes conditionnels constituant le vrai savoir, la véritable connaissance.



Il est absurde, par conséquent, de faire de la raison un motif d’action. La raison n’est et ne peut être qu’une opération de convenance d’une chose à une autre. Elle établit des rapports. Elle joue subjectivement le monde objectif. Elle est spectatrice, mais une spectatrice rarement désintéressée, car l’influx nerveux qui se diffuse d’un centre affectif parcourt des réseaux qui se sont construits progressivement, en relation étroite avec tout ce qui intéresse ce centre ; et les régions du vrai savoir se sont également construites en liaison avec lui. D’où l’aspect intéressé de tout raisonnement et sa dépendance des centres affectifs.



Que faire, alors, dira-t-on, si la raison n’est qu’une fonction hasardeuse déterminée par l’intérêt vital ? Si le raisonnement n’est qu’un outil incertain, faut-il abandonner l’espoir de voir triompher la sagesse, et faut-il se laisser guider par les passions et par les instincts ?



Que pouvons-nous, en définitive, attendre de la raison ? Voici quel peut être le rôle de cette ultime fonction du système nerveux.



Nous avons étudié jusqu’ici la formation des réflexes conditionnels. En fait, nous ne devons appeler raison que les liaisons momentanées créées par la diffusion de l’influx nerveux dans le réseau où se fusionnent tous les réflexes conditionnels.



Autrement dit, la raison est l’utilisation d’une grande documentation générale avec création de voies nouvelles prolongeant la réalité au-delà du présent, construisant mentalement du vécu pour en connaître le terme final et modifier ainsi l’action présente, en vue d’obtenir ou de modifier cette fin.



Nous savons que la connaissance réelle est formée des généralités (qui sont déjà des rapports de qualités entre elles), des rapports réciproques de ces généralités (disposition, ordre, succession, temps, espace, etc.) et des liaisons momentanées (logique, raisonnement, induction, déduction, etc.) s’appliquant à toutes les variations du milieu. C’est la connaissance expérimentale.



D’autre part, ces trois éléments de la connaissance sont communs à tous les hommes et ne se forment en nous, précisément, que par l’identité répétée des faits qui s’imposent à notre sensibilité. Nous avons donc là une possibilité d’établir le fameux A = B, seule base possible d’entente entre les hommes. Nous voyons alors que le savoir humain se divise nettement en deux parties : d’une part les connaissances objectives, satisfaisant aux trois conditions précédentes, susceptibles de démonstrations sensibles et pouvant déterminer une compréhension mutuelle des humains devant l’évidence des faits ; de l’autre les connaissances subjectives, strictement limitées au savoir individuel.



Les divergences proviennent, invariablement, du mélange ou de la substitution, consciente ou non, d’une des deux connaissances à l’autre. Les mauvais raisonneurs et les gens de mauvaise foi opèrent cette substitution et, croyant, ou affectant de croire, qu’ils sont toujours sur le terrain objectif et impersonnel, argumentent au contraire en satisfaisant largement leur logique personnelle, source de chicanes sans fin. Il ne peut y avoir rapprochement entre les hommes que sur des points communs les intéressant tous, et la raison ne peut s’exercer que sur ces points-là.



Pourtant, dira-t-on, puisqu’il a été démontré qu’il n’y avait pas de raison pure, et que seuls les centres affectifs (besoins vitaux, passions, sentiments, désirs, etc.) déterminaient la raison, celle-ci ne peut avoir aucune influence sur le comportement sensé des humains. Il est donc inutile de s’occuper d’elle. Il n’y a qu’à laisser l’énergie nerveuse se disperser selon ses propriétés physico-chimiques.



Il est évident, en effet, que si la raison était toujours entièrement déterminée par les passions violentes, il serait inutile d’en espérer un secours, quel qu’il soit, contre l’inharmonie des êtres et des choses. Mais la psychologie humaine est rarement déterminée par un seul centre affectif important assujettissant tous les autres. Ces cas-là se rencontrent pourtant quelquefois. Des hommes se passionnent pour le jeu auquel ils sacrifient tout. D’autres se livrent à la boisson ou aux stupéfiants qui les abrutissent progressivement. Il est des avides orientant toute leur existence pour agrandir une ferme ou une industrie, ou pour parvenir au sommet de la hiérarchie bureaucratique ou politique. La religion, l’art, le sport et même la science ont leurs fanatiques, sortes de monstres psychologiques, dont l’unique passion absorbe tout. Ce sont des gens dangereux, comme tous les fanatiques et les déséquilibrés, et dont les actions, aucunement équilibrées par d’autres centres affectifs régulateurs, peuvent se transformer soudainement en actes malfaisants. Comme tous les complexes de réflexes se construisent selon un certain processus logique, et que l’énergie diffusée par ces complexes les lie aux centres de la connaissance réelle, il s’ensuit que ces déséquilibrés accomplissent leurs méfaits, soit envers eux, soit envers les autres, avec une sorte de lucidité raisonnée qui surprend, mais qui nous montre l’aspect particulièrement adaptatif de la raison, c’est-à-dire la coordination des actes en vue d’atteindre une fin, quels que soient ces actes et cette fin.



On objectera que ces anormaux produisent des génies.



Cette opinion courante est erronée. Le génie n’a rien à faire avec la folie. Si par génie on entend cet esprit créateur qui formule des concepts en avance sur son époque, et trouve ou invente des formes nouvelles d’activités humaines, il est bien évident que cette nouveauté ne sera un bienfait réel que si elle correspond à une faculté humaine spécifique, saine, vitale et non morbide. Et cette faculté, loin d’exister exceptionnellement chez le génie, doit exister chez tous les humains. Ce qui, chez lui, la différencie des autres, c’est son intensité. Il y a chez le génie une forte et puissante construction de ses réflexes conditionnels ; une relation précise, poussée à un extrême degré entre tous ses complexes de réflexes ; enfin, une meilleure liaison des réflexes entre eux, peut-être parce que l’énergie nerveuse se diffusant plus longuement, dans un réseau nerveux mieux construit, peut ainsi multiplier les rapprochements des voies se construisant incessamment.



Dans la folie, c’est l’inverse qui se produit. Il y a diminution plus ou moins importante des liaisons entre les différents réseaux. Les relations entre ces réseaux et l’apport incessant des sensations présentes ne s’effectuent plus normalement. Enfin, les liaisons momentanées ne se créent plus selon l’ordre logique des faits, mais d’une manière irrationnelle et incohérente. Autrement dit, le fou ne s’adapte pas à la réalité, tandis que le génie prévoit et devine une réalité que les autres n’ont pas encore perçue.



L’homme normal est donc celui chez qui tous les centres affectifs s’équilibrent à peu près selon leur importance vitale respective. Quelques psychiatres classent ces centres ou tendances affectives innées en cinq groupes principaux : l’avidité, la bonté, la sociabilité, l’activité et l’émotivité, issus eux-mêmes des fonctions vitales primordiales qui sont la nutrition, la génération et la motilité. Enfin, une quatrième fonction, la réceptivité, se divise en mémoire, jugement, imagination. Ces trois dernières facultés correspondent aux trois éléments de la connaissance antérieurement étudiés.



Remarquons que ces tendances affectives présentent cette particularité de s’opposer presque entre elles et de s’équilibrer mutuellement. C’est ainsi que le besoin de conquête (avidité) et la combativité (émotivité) sont contrebalancés par l’amour et le désintéressement (bonté, sociabilité), tandis que l’activité en rend possible leur réalisation. Nous avons déjà là une indication précieuse pour la compréhension de l’homme raisonnable, et nous voyons que n’est pas raisonnable qui veut, mais qui peut, car l’équilibre de ces tendances innées est aussi peu dépendant de notre volonté que l’est la nature de notre sexe ou la couleur de nos cheveux.



À cette personnalité héréditaire, ou innée, s’ajoute la personnalité acquise, essentiellement formée par l’éducation (ensemble des réflexes conditionnels). C’est ici qu’il convient de faire intervenir un autre aspect du fonctionnement nerveux : l’inhibition. Cette inhibition, également bien étudiée par Pavlov dans ses effets, consiste en un arrêt, une disparition plus ou moins durable du réflexe conditionnel étudié. Elle paraît agir toutes les fois que l’excitant conditionnel agit seul, et faiblement, un certain temps (production d’un son, grattage, etc.), sans être accompagné de l’excitant absolu (repas, action de l’acide dans la gueule du chien, etc.). Voici une de ces expériences : l’excitant conditionnel étant le métronome, on lui associe l’odeur du camphre, sans faire suivre ces deux excitants d’un réflexe absolu au repas. Tout d’abord, le métronome agit et la salivation apparaît. Mais après répétition de ces excitants associés, le métronome n’agit plus, le camphre a créé l’inhibition, et il faut attendre une demi-heure pour que le métronome puisse encore provoquer, seul, la salivation. L’inhibition se propage à peu près de la même façon que l’excitation. Elle se diffuse, s’irradie autour du point excité et revient se concentrer à ce point. Le réflexe conditionnel inhibé peut disparaître momentanément ou d’une façon définitive. L’inhibition joue un rôle très important dans le déterminisme psychologique. Elle nous explique les arrêts, les changements d’idées plus ou moins soudains, la variation des décisions, la disparition des concepts ; en un mot, toutes les modifications subies par les réflexes conditionnels sous l’influence des excitations extérieures.



Ainsi, l’éducation subie par l’homme depuis sa naissance, bien que ne faisant qu’imprimer des directives dans les tendances affectives, lesquelles restent toujours les sources initiales de l’activité humaine, peut tout de même modifier, non pas sa nature affective difficilement évolutive, mais son comportement actif. Autrement dit, parmi les influences éducatives (car par éducation il faut comprendre tout ce qui a influencé l’être vivant : température, climat, aliments, vêtements, habitations, jeux, entourage vivant, etc.), celles qui intéressent plus particulièrement la connaissance ont une grande importance et peuvent faire agir les individus dans des directions très différentes. Ce rôle des idées est donc de première importance dans le comportement extérieur des humains. L’éducation sociale ayant discipliné les tendances primitives, sans les amoindrir le moins du monde, ces tendances se satisfont plus ou moins bien, selon la nocivité ou l’excellence des idées. Ces idées, ou réflexes conditionnels supérieurs, sont probablement excitées, ou inhibées, par les excitations extérieures toutes les fois que l’énergie nerveuse, divisée par la complexité de ces excitants (faits multiples, situation critique ou embrouillée, événements imprévus ou inexplicables, etc.), n’engendre pas l’action immédiate, unique et rapide, mais des ébauches multiples d’actions. Alors, l’énergie nerveuse parvient jusqu’aux centres intellectuels, et le processus habituel de la réflexion se réalise, suivi ou non d’action. Comme il est assez rare que l’homme soit sous l’empire d’une unique excitation, ou d’un unique centre affectif (ventre affamé n’a pas d’oreille, nécessité n’a pas de loi, etc.), nous voyons qu’à l’état normal les centres intellectuels sont perpétuellement excités pour adapter l’être aux réalités du moment.



Il se produit même autre chose, c’est que l’énergie nerveuse, issue de certains centres affectifs, n’est pas toujours nécessitée par une action motrice immédiate. Le système nerveux peut se comparer à une sorte de fabrique incessante d’énergie nerveuse qui, inutilisée par l’adaptation immédiate ou prochaine aux faits objectifs, parcourt les divers réseaux nerveux des centres intellectuels, soit au hasard des excitations extérieures, soit sous l’influence d’un centre affectif excité subjectivement (influence des organes, humeurs, cœnesthésie, etc.), soit enfin sous l’excitation d’un complexe de réflexes très important formé par l’éducation (problèmes éthiques et esthétiques), mais, en réalité, dépendant d’une tendance primitive innée.



Ce vagabondage de l’énergie nerveuse, à travers des réseaux prodigieusement enchevêtrés, réalise ce que nous appelons communément imagination, rêverie, méditations, réflexions, abstractions intellectuelles, raisonnement.



Le rôle de ces méditations n’est pas nul, bien au contraire. Les voies nouvelles créées par elles ne le sont pas toujours en vain. Si certaines rêveries sont stériles, il en est d’autres qui, ayant construit des possibilités d’action, ou résolu des difficultés éthiques ou esthétiques, forment des voies toutes prêtes à des excitations futures et modifieront, conséquemment, le comportement ultérieur de l’individu.



Pouvons-nous, maintenant, définir le rôle de la raison et l’attitude de l’homme raisonnable ? Je crois que oui.



Nous avons, d’un côté, les tendances affectives qui nous font ce que nous sommes : c’est notre personnalité innée ou héréditaire. De l’autre, nous avons la personnalité acquise formée par l’éducation, ou réflexes conditionnels. Nous avons vu que ces réflexes ont un rôle directeur et coordinateur, tandis que les tendances affectives ont un rôle propulseur. Nous pouvons alors saisir le mécanisme des modifications volontaires de l’homme raisonnable.



Prenons l’exemple de ce gentilhomme ayant maltraité sa femme après boire, et lui faisant serment, après un dernier verre de vin, de ne plus jamais toucher à ce breuvage. Ce qu’il fit scrupuleusement, paraît-il. Il faut, pour comprendre mécaniquement ce fait, situer la psychologie du héros. En lui existent des centres affectifs très accusés : nutrition, génération, réceptivité, etc. ; lesquels se divisent en de multiples sous-états affectifs : gourmandise, amour, imagination, goûts esthétiques et éthiques ; et, enfin, connaissances personnelles et générales. Jusqu’à cet événement, c’est le centre important de la nutrition qui, par la gourmandise, a triomphé des autres, les inhibant par son excès d’énergie nerveuse. Mais, après ce fait excessivement important, c’est le centre affectif de la génération, et les centres de l’éthique et de l’esthétique, qui réagissent sous l’impression de la douleur féminine et, à leur tour, inhibent définitivement l’état affectif de la gourmandise. L’influx nerveux, se diffusant alors (devant la complexité des faits) dans les centres de la connaissance, y détermine cette résolution énergique et définitive.



Voilà le processus volontaire d’un acte dit raisonnable.



Bien entendu, cela ne satisfera point les adorateurs de la raison pure, lesquels feront ici intervenir un impératif catégorique inconditionné, qui, sans cause, fera soudainement agir notre gentilhomme différemment. Cela ne fera pas non plus l’affaire d’une autre sorte de ratiocineur, qui voudrait que le héros se contentât de boire raisonnablement, sans passer ainsi d’un excès dans l’autre. C’est oublier qu’un homme ardent, à l’énergie nerveuse abondante, ne peut être un modéré, et que le côté éthique et éducatif, ayant été violemment excité, a réagi par le réflexe le plus efficace et le plus sûr : l’abstention définitive.



Si cette explication déterministe ne convient pas aux mystiques qui rêvent d’une parfaite indépendance de leur raison, quant aux phénomènes physico-chimiques qui la créent, elle explique, par contre, très bien le mécanisme des déterminations, raisonnables ou non.



Nous comprenons alors que l’homme raisonnable, ou l’homme de raison, est celui chez qui existe déjà un certain équilibre des tendances affectives, et qui possède une personnalité acquise fortement et diversement développée.



Ne peuvent pas être raisonnables le gastronome excessif, le sexuel pur, l’acteur à tout prix et le raisonneur exclusif ; car, concevant le monde conformément à leur nature trop spécialisée, ils s’adaptent mal aux réalités diverses du monde objectif, qu’ils déforment selon leurs spécialisations. Chez eux, les centres esthétique et éthique déterminent cette connaissance personnelle que nous supposons inconciliable avec la connaissance réelle et objective, nécessaire à toute harmonie.



L’homme de raison a donc ses centres esthétiques et éthiques équilibrés par la diversité de ses tendances affectives, et sa connaissance réelle lui permet d’orienter son activité vers des réalisations harmonieuses avec les autres êtres. C’est là une des caractéristiques de l’universalité. La grande connaissance des faits permet des synthèses de plus en plus vastes, dans lesquelles les contradictions tendent à s’éliminer par le jeu même des constructions nerveuses, s’effectuant, nous l’avons vu, selon le processus des causalités.



La volonté n’est donc que l’effet durable du fonctionnement nerveux s’effectuant sous l’influence d’une tendance effective dans le domaine de la connaissance.



Comment, dira-t-on alors, peut-on devenir raisonnable, si on ne l’est pas naturellement ?



Cette modification volontaire, intéressante au plus haut degré, comprend deux activités différentes, soit qu’il s’agisse de soi-même, soit qu’il s’agisse d’autrui. Dans ce dernier cas, notre action porte inévitablement sur un défaut que nous constatons chez ceux que nous voulons rendre raisonnables. S’il s’agit d’un enfant, nous devons étudier soigneusement sa nature et ses tendances affectives et utiliser celles qui nous paraissent avantageuses, et bien établies, pour inhiber les tendances malfaisantes, et canaliser judicieusement les autres à l’aide de solides réflexes conditionnels, créateurs de centres esthétiques et éthiques, coordonnés à leur tour par de grandes connaissances réelles et synthétiques. Le centre affectif défaillant sera ainsi équilibré par une éducation tendant à universaliser tout de même l’activité future de l’enfant. Peut-être une certaine modification de l’activité des glandes internes permettrait-elle une amélioration du caractère, puisque certaines glandes agissent comme régulateurs de croissance, d’activités musculaire ou intellectuelle, etc. C’est un problème excessivement délicat et qui exige déjà un éducateur très objectif, très bien équilibré lui-même et non déterminé par une des tendances exclusives examinées précédemment.



Ceci nous enseigne que n’est pas éducateur qui veut, et qu’engendrer un enfant est une toute autre chose que l’élever avec sagesse.



S’il s’agit d’adultes, nous pouvons encore, ici, nous trouver en présence de plusieurs cas, soit qu’il s’agisse de personnes sympathiques et de fréquentation continue ou très espacée ; soit qu’il s’agisse de personnes plus ou moins indifférentes, avec contact prolongé ou intermittent. Toutes ces distinctions nous indiquent nos possibilités d’action sur elles, car le temps, la sympathie et la connaissance sont des facteurs efficaces de toutes modifications individuelles. Si nous avons pu déceler le point défaillant (qu’il ne faut point confondre avec un caractère original et hautement personnel, pouvant même recéler du génie) se traduisant presque toujours par une déficience personnelle du sujet, nous pouvons agir, sur telle ou telle tendance affective très développée, pour inhiber les mauvais réflexes et créer d’autres complexes de réflexes éthiques ou esthétiques. Il est compréhensible que, chez ceux que nous aimons, nous agirons sur le centre génératif et émotif, et peut-être réceptif ; tandis que, pour les indifférents, nous agirons plus spécialement sur la nutrition et la motilité ; autrement dit, sur l’intérêt et l’activité vitale.



Mais il est bien évident que, comme pour l’enfant, notre action sur autrui sera d’autant plus efficace que nous serons plus équilibrés nous-mêmes, et non aussi déséquilibrés que lui. Un excité ou un lymphatique ne seront jamais de bons éducateurs, car leur nature, bien qu’acceptable pour des tempéraments s’harmonisant avec le leur, leur interdit sinon des jugements justes – car nous savons que la connaissance réelle est accessible à tous les êtres sensés –, mais certainement d’agir judicieusement. On peut penser correctement et agir très sottement.



Reste enfin le dernier cas, celui de l’amélioration de notre propre personnalité. Il peut paraître contradictoire d’établir à la fois et l’impuissance de la raison et son pouvoir créateur.



Pourtant, la difficulté se résout le plus simplement du monde, par le fait, bien évident, que celui qui veut réellement se modifier est déjà déterminé par un centre affectif énergique. Ne se modifie pas comme cela, tout d’un coup, qui veut, mais qui est antérieurement déterminé, par une cause extérieure, à se transformer. Ces causes extérieures sont nombreuses, mais, toujours, elles se traduisent nettement en nous, dans le domaine de la connaissance, par une déficience, une infériorité de notre organisme vis-à-vis d’une représentation précise que nous avons d’un meilleur fonctionnement de nous-mêmes. Que ce soit dans un combat physique, une lutte d’idées, une extériorisation affective ou intellectuelle, des tentatives de conquête ou de satisfaction organique, toujours la réalité se différencie de notre action subjective.



Nos réflexes sont toujours plus ou moins adaptés aux faits, et cela détermine en nous une réaction plus ou moins vive. L’énergie nerveuse incomplètement libérée, ou entravée dans son cheminement, ne trouve point d’issue normale et crée un état, parfois, pathologique, si une voie nouvelle ne vient utiliser cette énergie. La justification est souvent une de ces voies, et l’inadapté, réagissant, rejette sur l’objectif les causes de son insuccès. Il y a peu de chance d’amélioration avec des réflexes pareils. D’autres vont à l’autre extrémité et, d’une pusillanimité excessive, s’accusent de tous les torts, et finiraient par mourir de peur de vivre, si leurs réflexes organiques ne les propulsaient en avant.



L’homme de raison se différencie en ceci que sa connaissance du monde et de lui-même s’universalise équitablement. L’idée qu’il se fait de son moi n’inhibe pas l’idée qu’il se fait de celui des autres. Ses méditations nombreuses ont créé des voies synthétiques, harmonisant ses concepts. Qu’une inadaptation survienne, qu’une déception surgisse, qu’une contrariété le surprenne, qu’une inhibition l’indispose, et, comme tous les mortels, il en ressentira très vivement, peut-être même très violemment, les effets. Mais, par les voies nombreuses de la médication, une bonne partie de l’énergie nerveuse se dispersera et son action objective, visible, sera très différente de celle d’un homme irréfléchi.



Par contre, l’échec de sa vitalité ne s’effacera point aisément de son organisme. La complexité de ses réseaux nerveux, leur extrême sensibilité, l’abondance de l’énergie nerveuse, sans cesse sollicitée et produite par cette difficulté fonctionnelle non résolue, finiront par créer des rapprochements, des liaisons dans les centres intéressés, et de nouveaux réflexes s’organiseront, des inhibitions se créeront, et son action future sera désormais autrement orientée vis-à-vis de l’événement excitateur.



Ainsi, c’est sous l’influence des excitations extérieures que nous nous modifions ; influence qui libère en nous l’énergie d’un centre affectif, inhibant un autre centre affectif, par l’intermédiaire des centres intellectuels.



La voix de l’homme qui dit « je veux » ressemble donc aux hérauts annonçant des actes décidés sans leur consentement. C’est la trompette proclamant l’issue du tournoi. Quand la voix dit « je veux », les réflexes conditionnels ont déjà fonctionné, l’acte est en puissance, les réflexes moteurs en action.



Vouloir se modifier, c’est déjà sentir en soi un besoin d’agir autrement. C’est se déterminer selon des réflexes nouveaux, créés par le dehors. Agir raisonnablement, être un humain raisonnable, c’est avoir la chance de posséder en soi, et autour de soi, tous les éléments qui concourent à notre équilibre et à notre harmonie. Cette chance se traduit par un excédent d’énergie nerveuse, non produite par un échec, mais par un bon fonctionnement nerveux n’utilisant pas totalement cette énergie. C’est de l’épargne nerveuse, source de plaisir – lequel ne peut donc jamais être une cause d’action, mais est bien plutôt la conséquence, l’effet de l’action nerveuse –, et la durée de ce plaisir forme le bonheur, ou joie de vivre.



N’est donc pas davantage heureux qui veut, mais bien qui peut.



Cette étude ne transformera pas un anxieux en excité, ni un exclusif en équilibré. D’un pessimiste elle ne fera pas un optimiste, ni d’un esprit faux un esprit judicieux. Elle permettra simplement à ceux qui sont des équilibrés qui s’ignorent, ou des équilibrés possibles, de devenir des équilibrés vrais, s’ils ne sont pas satisfaits de leur état actuel.



La psychologie objective permettrait, peut-être, à la grande majorité des hommes de ne plus se quereller dans des domaines où tous ont tort, ou raison, suivant qu’ils se placent au point de vue personnel et subjectif, ou impersonnel et expérimental.



Employons notre connaissance à cette discrimination nécessaire. Ne molestons plus autrui pour nos divergences. Cherchons un terrain expérimental pour trancher les différends, si cela est possible ; faisons appel à ses tendances affectives, si les centres intellectuels coordonnent, ou universalisent mal sa documentation sensorielle ; et laissons-le en paix, s’il n’y a aucune action positive possible avec lui. À charge de réciprocité, bien entendu.



Ma conclusion sera donc simple. La voici :



Nous sommes formés d’un mélange de personnalité innée et de personnalité acquise. De cet ensemble, hasardeux, il résulte que notre concept de la vie ne peut coïncider totalement avec celui des autres hommes, puisque les causes déterminantes n’ont pas été les mêmes pour tous les hommes. Seules, la spécificité de la nature humaine et l’objectivité des connaissances peuvent créer des contacts avantageux et harmonieux entre les individus. Hors ces contacts, plus ou moins durables, il ne peut y avoir unanimité d’action.



La raison est l’ultime opération mentale permettant, sous l’influence des centres affectifs, particulièrement ceux de l’éthique et de l’esthétique, de synthétiser et d’universaliser les divers conflits subjectifs ou objectifs, par réduction ou élimination des contradictions s’opposant aux fins que l’être conçoit, en vue d’une meilleure adaptation de ces actes aux nécessités du milieu.



Être raisonnable, c’est donc agir convenablement vis-à-vis de ses fins personnelles et vis-à-vis des fins collectives. C’est aussi séparer nettement ce qui nous est strictement personnel de ce qui peut être identifié communément.



Enfin, se déterminer selon sa raison, c’est, sous l’influence d’une tendance affective, inhiber une autre tendance affective nuisible. C’est créer d’autres réflexes mieux adaptés à la réalité, ou exempts de contradiction. C’est avoir la chance d’être possesseur d’un système nerveux suffisamment bien construit et équilibré pour que l’influx nerveux atteignant les centres intellectuels y crée des liaisons avantageuses, ou y emprunte les voies méditatives antérieurement créées conduisant aux actes sensés.



Et c’est la vie, l’expérience qui, seules, démontrent, en dernier ressort, par l’évidence des faits, de quel côté se trouve la raison.



IXIGREC.