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RAISONNEMENT n. m.



Le raisonnement consiste dans un enchaînement de jugements, organisés de telle façon que le dernier dépende des premiers avec plus ou moins de rigueur. Instrument de démonstration et de vérification, il assure la cohérence de la vie mentale, rend la science possible et permet de prévoir. Il engendre, écrit L. Barbedette, « une représentation impersonnelle du monde qui, sur des points de plus en plus nombreux, provoque un accord unanime. Ses vérités ne sont pas celles d’une race, d’une époque ou d’un individu, ce sont celles de l’humanité entière, consciente de son milieu ; d’où son évidente supériorité sur les croyances religieuses, sur les opinions commandées par l’intérêt ou le sentiment ». Perceptions des sens, données de la conscience font l’objet d’une intuition immédiate ; mais bien des vérités ne peuvent être connues que d’une façon indirecte, grâce à la force démonstrative du raisonnement. Ce dernier, inexplicable par la seule association des idées, se ramène en définitive à une substitution de termes ; et sa rigueur sera d’autant plus grande que la similitude des termes substitués sera plus complète. En mathématiques, où la similitude atteint son plus haut degré, le raisonnement obtient une rigueur absolue. Longtemps, on considéra le syllogisme comme la forme idéale du raisonnement ; d’où l’abus qu’en firent les scolastiques au Moyen Âge. Oubliant de consulter l’expérience, ils raisonnaient à vide et n’aboutissaient qu’à de creuses abstractions, sans lien avec le réel. Dans le raisonnement inductif, l’esprit conclut du particulier au général ; il s’élève de la connaissance des faits aux lois qui les régissent. Dans le raisonnement déductif, l’esprit conclut du général au particulier ; il tire une vérité particulière d’une vérité générale. Le raisonnement par analogie, si conforme à la mentalité primitive, part de la constatation de certaines ressemblances pour en supposer d’autres.



RAISONNEMENT. — Le raisonnement est l’expression de la raison individuelle, de l’individualité, enfin de l’homme. C’est l’action de raisonner. Du reste, raisonner c’est observer, réfléchir, parler en dehors ou en dedans ; enfin, c’est calculer dans son propre intérêt, en rapportant tout à soi avec l’intention de rechercher ce que l’on croit le bien, de fuir ce que l’on croit le mal, toujours et exclusivement pour soi-même. Un raisonnement sérieux comporte l’enchaînement de diverses raisons déduites les unes des autres et aboutissant à une démonstration logique. S’il en est ainsi, c’est que la caractéristique de l’homme dans ses multiples réflexions, dans ses calculs intéressés, le porte vers l’égoïsme dont il ne se séparera jamais entièrement, lors même qu’il fasse les plus sérieux efforts dans ce sens. Est-ce à dire que, si le raisonnement nous porte vers un égoïsme rationnel, qui est la source et la condition du progrès, qui assure l’existence générale, il ne doit pas, par le pouvoir que confèrent la force et les richesses dont certains hommes disposent au détriment des masses laborieuses, dégénérer en cupide exploitation, comme la société actuelle nous en fournit l’exemple ? À cet effet, le raisonnement, de particulier à l’origine, doit devenir social, c’est-à-dire être le même pour tous devant l’évidence des faits, ce qui revient à dire qu’il doit avoir pour tous un point de départ identique, un principe commun. Tant que l’ignorance sociale sur la réalité du droit dure, il est impossible, pratiquement, d’espérer la démonstration du principe d’équité. En époque de libre examen, qui est la nôtre, non seulement la démonstration devient possible théoriquement, mais elle peut être fortifiée par les événements qui la justifient. L’on voit alors que le doute ne peut être combattu victorieusement par l’incontestabilité socialement acquise, et les conservateurs de toutes nuances continuent à évoquer l’ancienne foi, devenue impossible à restaurer. À ce moment, qui est celui de notre époque, nous remarquons que les progressistes, les matérialistes, plus ou moins déterministes, s’en remettent aux événements qui sont sans but et sans direction, et qu’à continuer ce mécanicisme de la pensée et de l’action, c’est vers sa perte que l’humanité s’oriente. Les exemples d’immoralité diverse qui se multiplient à l’infini ne peuvent laisser de doute à cet égard. Cependant, les matérialistes aiment s’appesantir sur les faits qui frappent leur imagination, leur intelligence ; ils oublient que les faits, par eux-mêmes, sont sans signification sociale. Les faits sont ce qu’ils sont et c’est au raisonnement à les déterminer. Tous les objets du raisonnement sont des faits ; et, parmi les faits, le raisonnement nous montre que les faits physiques ne sont relatifs qu’aux phénomènes, alors que les faits moraux le sont à la matière aussi bien qu’à l’intelligence, à la liberté, à la raison qui, elle-même, est un fait.



Dans le monde, il n’y a que des faits réels, éternels, et des faits apparents, physiques, temporaires. Les faits moraux, quels qu’ils soient, doivent être conformes au raisonnement sain. Ils sont une preuve surabondante de la bonté du raisonnement qui les établit. Il en est ainsi parce que ces faits sont, eux-mêmes, le résultat du raisonnement, ils ne font rien d’autre que manifester la modification éprouvée par celui qui, en raisonnant, les accepte ou les repousse. Certains nous disent : inutile de raisonner avec les faits, les faits sont entêtés, ils s’imposent en dépit de tout ce que le raisonnement pourrait leur opposer. Un pareil raisonnement, qui a quelque apparence de logique, est cependant absurde. En effet, quel est le fait qui ferait admettre que deux et deux font cinq ou sept, que un n’est pas un, que deux plus deux ne font pas quatre ? Il en est de même du fait qui serait invoqué contre l’immatérialité de la sensibilité, contre la faculté du choix, du jugement exclusive à l’homme, contre la liberté de l’homme qui n’agirait que par la volonté d’un dieu ou sous l’empire de la fatalité du mouvement et de la matière. De même, la nécessité du contact de deux ou plusieurs organismes sensibles pour développer l’intelligence et le langage, pour faire enfin qu’il y ait conscience de soi et distinction entre les idées, les faits dont la conscience se compose et imprime aux organes la connaissance de faculté qui détermine l’homme et l’action. Pour réfuter ce raisonnement logique, certains matérialistes opposent la mobilité des tables qui parleraient et répondraient aux questions posées. Nous ne nous attarderons pas à expliquer que les tables qui semblent (à la suite de certains mouvements qui ne leur sont exclusifs qu’en apparence) formuler une réponse favorable à la conscience de l’acte, ces tables sont sensées participer à cet acte. Dans les mouvements de la table, il y a un comment et un pourquoi, mais dans les actes humains il n’y a ni comment ni pourquoi, parce que c’est superflu, inutile, et qu’il est impossible de connaître le comment et le pourquoi d’un fait primitif, d’une vérité-principe. Si, dans le fait ou le principe, il y avait un pourquoi et un comment à découvrir, il y aurait par cela même, dit De Potter, un fait antérieur, un principe encore plus primitif. Le cercle est vicieux. Cherche-t-on à savoir pourquoi la violette a le parfum que nous lui connaissons, et non celui du jasmin ou de la pensée ? L’homme est envieux et voudrait même savoir ce qui reste dans l’inconnaissable, quoique sans résultat pour son action individuelle et sociale. Ce qu’il y a à faire, logiquement, c’est de constater la réalité du principe ou du fait par un bon raisonnement. Nous avons le sentiment de nous-mêmes et le raisonnement doit partir de là ; ce qui nous permettra de constater que l’ordre physique est ce qui est. Nous verrons alors que ce que nos sens perçoivent est le comment des choses, des phénomènes démontrés nécessaires dans leur enchaînement de causes et d’effets. Ce qui doit être est déterminé par leur pourquoi, et l’enchaînement de tous les pourquoi, déduits par identité d’une vérité qui n’a pas, elle-même, de pourquoi. C’est cette détermination logique qui constitue l’ordre moral.



Ainsi, le raisonnement se présente sous deux aspects et constitue soit un raisonnement simple, soit un raisonnement complexe. Le premier est la modification du soi qui n’est liée à aucune autre modification qu’elle-même ; le second est un enchaînement de deux ou plusieurs propositions qu’on peut ramener à soi et qui en sont des modifications. Ainsi, le raisonnement simple ne peut donner lieu à aucune contestation. C’est la constatation d’un fait affirmé, d’une part, et que personne ne peut contredire. Le raisonnement complexe, seul, peut être bon ou mauvais. Il est d’une manière ou d’une autre, selon que l’enchaînement des propositions se rapportant à la modification du soi est ou n’est pas conforme à la raison. Pour mieux préciser, supposons que je dise : j’entends le son d’une cloche. Si je persiste à affirmer que, réellement, j’entends le son d’une cloche, il est absolument impossible de me prouver, et même de prouver aux autres, que je ne l’entends pas. Cependant, on peut conclure et démontrer qu’il n’existe pas de cloche à la distance où on peut l’entendre régulièrement, ce qui ne prouve pas que je n’en entende pas une, ou plus exactement le son. Nous ne nous étendrons pas davantage sur des faits physiques constatés par le raisonnement simple et se rapportant à un raisonnement complexe. Nous aborderons le raisonnement métaphysique – ou plus que physique – qui, de l’ensemble des faits physiques et du fait de la conscience que le raisonnement a de son existence, au moyen des modifications que ces faits lui font subir successivement, déduit la conséquence qu’il y a, hors et au-dessus de ces faits, une vérité d’un tout autre ordre que celui dont ils font partie. De cet ordre de faits, le raisonnement en compose la nature physique, qui n’a pas d’autre valeur réelle que celle des faits mêmes dont la succession constitue la réalité de l’être qui les perçoit ; et il appartient au seul raisonnement métaphysique de déterminer la réalité qui domine le fait primordial du sentiment de soi.



Ce que nous venons de dire prouve que le raisonnement est une propriété exclusive à l’homme de comparer, de juger, de faire un choix. Dès lors, le raisonnement devient l’animateur de la conscience pour apprécier les faits, aussi bien que le guide de la volonté dans son action déterminante. Le raisonnement est personnel, mais la raison qu’il doit déterminer peut devenir raison impersonnelle en n’enchaînant entre elles que des propositions identiques et en partant du fait perçu du sentiment de l’existence. En résumé, dit Colins, c’est parce que les hommes ont mal raisonné, jusqu’à ce jour, qu’ils sont malheureux en général. Si la nécessité sociale les pousse à bien raisonner, comme nous le désirons, le chaos de nos jours fera place à l’harmonie ; et la société, dans son ensemble, sera heureuse. Puissions-nous le comprendre et en hâter l’heure !



Élie SOUBEYRAN.