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RÉACTION n. f.



Employé dans le langage, soit scientifique, soit ordinaire, le mot réaction possède de nombreux sens ; nous en retiendrons un, celui d’opposition au progrès. Doivent être qualifiés réactionnaires tout mouvement, toute doctrine, toute institution qui arrêtent le genre humain dans sa marche en avant. Parce que ce terme possède un sens péjoratif, les politiciens l’emploient volontiers quand il s’agit de leurs adversaires ; et nous assistons à ce spectacle comique de conservateurs forcenés, de notoires soutiens du capital et de l’armée qui, en parole, s’affichent hommes de progrès. Des prêtres poussent l’audace jusqu’à prétendre que l’incroyant retarde. Bien que réactionnaires dans le domaine social, politique, religieux, les riches s’estiment à l’avant-garde de leur époque, quand ils suivent les caprices de la mode en matière de vêtement ou d’auto. Pourtant, la perfection ne s’identifie ni avec la nouveauté, ni avec la fantaisie, comme le supposent trop de civilisés. Ajoutons qu’un mouvement, même révolutionnaire à l’origine, et préconisant des réformes utiles, se stabilise fréquemment, par la suite, dans une attitude régressive ; le politicien avancé d’aujourd’hui peut se réveiller réactionnaire demain. Mais tout devient clair, lorsqu’on accepte pour critérium du progrès le perfectionnement de l’espèce humaine. Ce dernier, n’ayant pas de limite, comporte une marche en avant ininterrompue ; et l’on conçoit qu’il se mue en réactionnaire, l’individu qui, s’étant avancé même très loin, prétend s’arrêter de façon définitive, alors que d’autres le dépassent considérablement. Toute nouveauté, toute invention, si ingénieuses soient-elles, qui s’opposent au perfectionnement physique ou mental de l’homme, s’avèrent des régressions. Lorsqu’ils doivent aboutir à des conséquences désastreuses, plaisir et bien-être passagers ne sont plus que des appâts dangereux. Ce n’est point en raison de leur grand âge qu’une doctrine, qu’une institution, qu’un mouvement nous semblent réactionnaires ; l’harmonieux développement d’individualités libres et fraternelles, voilà le sûr indice nous permettant d’apprécier le progrès. Et nous n’hésitons pas à déclarer réactionnaires les nouveautés les plus en vogue, quand elles ajoutent d’autres chaînes à celles dont les peuples sont déjà surchargés.



Résolument tournés vers l’avenir, désireux de voir s’épanouir sans entrave toutes les virtualités de perfection que contient la nature humaine, nous ne pouvons admettre l’attitude réactionnaire, même lorsqu’il s’agit d’opérer le retour à une vie plus simple et plus saine : retour bien désirable, assurément. C’est d’une autre façon, à notre avis, que l’on doit remédier au déséquilibre du monde contemporain. Dans L’Incomparable Guide, j’ai traité ce problème : « Devant les dangers de la situation actuelle, des penseurs tournent un regard plein d’envie vers le temps où nos pères, ignorants des complications de l’existence moderne, s’enivraient d’air librement, étanchaient leur soif à l’eau claire des fontaines, demandaient exclusivement aux fruits, aux racines, au produits non frelatés de la nature de quoi satisfaire leur faim. Dans tous les domaines, ils constatent les déplorables effets des habitudes introduites par la civilisation. Que de morts dues aux excès de l’automobilisme ou de l’aviation, à l’infernale activité des monstres d’acier qu’abritent les usines, aux progrès variés d’un machinisme sans cesse plus envahissant ! Combien de fraudes alimentaires imputables à la chimie ! Et les drogues synthétiques, les médicaments artificiellement fabriqués ne donnent-ils pas des résultats décevants ? Exempts de la majorité des maladies qui nous affligent, doués d’une musculature puissante, endurcis contre les intempéries, nos sauvages et lointains ancêtres connaissaient un bonheur dont nous avons le droit de regretter la disparition. La civilisation fait œuvre régressive ; sous les guirlandes de fleurs, elle dissimule des chaînes ; ses prétendus bienfaits ont engendré d’indicibles douleurs. Élégant et policé au dehors, le moderne rejeton de l’homme préhistorique manque de vigueur physique et de ressort moral. C’est un dégénéré, dont l’ambition outrecuidante serait risible si elle n’avait pour effet de le maintenir dans son égarement ; tourné vers l’avenir, il rêve de transformations plus profondes, alors que le salut consisterait dans un retour vers le passé. Débarrassés des entraves d’une vie où l’artificiel tient une place excessive, revenons à la nature qui façonna le corps humain au cours d’innombrables siècles et qui, si nous le voulons, le régénèrera merveilleusement.



« Cette doctrine fondamentale a d’ailleurs revêtu des formes différentes ; sur la meilleure façon d’opérer pratiquement le retour à la nature, comme aussi sur l’aspect théorique du problème, les auteurs ne s’entendent pas. Plusieurs témoignent de préoccupations confessionnelles inadmissibles : ils n’ont pas compris que la religion, malsaine création de cerveaux ignorants, est encore plus nuisible que la mauvaise cuisine, que les appartements humides et sombres, que le manque d’exercice musculaire. Sourions des anathèmes contre la science que certains multiplient à profusion : indice fréquent de connaissances très superficielles ou de médiocres aptitudes pour la réflexion philosophique. Beaucoup, heureusement, ne songent point à nous ramener à l’époque où nos ancêtres habitaient des cavernes obscures, ne disposaient que d’instruments rudimentaires et disputaient aux grands fauves la pitance indispensable. Nous estimons, pour notre part, que le retour à la nature est conciliable avec les acquisitions heureuses de la civilisation. Bien plus, nous soutenons que la science est seule capable de mettre un terme au déséquilibre signalé, avec raison, par tous les hommes un peu clairvoyants.



« Le passé ne connut point une vie idéale digne de nos efforts ; demandons-lui seulement des leçons qui nous fassent éviter chutes et faux pas. Pourquoi souhaiter le maintien de l’espèce humaine, si elle devait rester éternellement stationnaire ! Arrière, les traditions désuètes qui compriment les virtualités de perfection que notre nature contient ! Inférieurs à nos ancêtres au point de vue physique, nous l’emportons sur eux, c’est indubitable, sous le rapport intellectuel. Remédions au dépérissement de notre organisme, sans renoncer aux conquêtes utiles d’une civilisation coupable d’erreurs grossières, mais détentrice des trésors que la science et l’art ont accumulés. C’est vers un futur meilleur qu’il faut tendre ; ne regrettons point un passé sinistre dans l’ensemble. Puis, combien vaines nos malédictions contre un devenir conditionné, dans une mesure importante, par des faits cosmiques inéluctables. Notre globe est le théâtre de perpétuelles modifications : température, humidité, distribution des terres et des océans, flore, faune ont changé à maintes reprises. Mais souvent la nature procède avec une lenteur extrême ; nous croyons immuable et définitif l’état sous lequel nous la voyons, parce que notre expérience individuelle n’a qu’une trop brève durée. »



Les conditions extérieures n’étant plus celles d’autrefois, il serait dangereux de vouloir imiter servilement nos ancêtres préhistoriques ; la réforme de notre manière de vivre doit être œuvre de science et de réflexion. Pour qu’il soit utile, le retour à la nature doit s’inspirer d’un désir de perfection plus haute, non de tendances réactionnaires.



Historiquement, nous constatons d’ailleurs que les partis ou les hommes, en qui s’incarna successivement l’esprit conservateur, ont exercé une déplorable influence. Tardigrades, manquant de cœur ou d’intelligence, ils ne firent preuve d’énergie que pour barrer la route au progrès. Les privilégiés, ceux à qui l’organisation sociale assure d’abondantes ressources et de continuels loisirs, rentrent habituellement dans cette catégorie. Satisfaits du présent, ils veulent que s’éternise un état de choses qui leur assure des avantages injustifiés. Aussi favorisent-ils toutes les forces oppressives, toutes les institutions réactionnaires qui s’opposent à l’émancipation des masses asservies. Prêtres, éducateurs, soldats, juges, gendarmes sont pour eux des auxiliaires indispensables. Depuis les temps les plus reculés, l’histoire est remplie par la lutte entre les partisans du statu quo et les pionniers d’un avenir moins douloureux pour la multitude des opprimés. Une sotte méchanceté : voilà, chez nous, la caractéristique la plus frappante des partis réactionnaires. Malgré la diversité des formules adoptées par eux successivement, le but constant de leurs efforts fut de retarder l’émancipation de la classe ouvrière et de maintenir au pouvoir les hommes de confiance de l’aristocratie. Royalistes à l’époque de la Restauration et sous Louis-Philippe, bonapartistes sous l’Empire, conservateurs ou opportunistes au début de la Troisième République, ils sont maintenant démocrates, républicains de gauche, radicaux, voire socialistes. Entre les démocrates populaires, dont le cléricalisme se colore en rouge pour mieux tromper les travailleurs, et les membres de l’Action française, leurs adversaires du moment, la différence est minime ; les uns et les autres sont des soldats de la cause réactionnaire. À l’égard de tous les défenseurs des négriers du genre humain, nous ne saurions nourrir que des sentiments de mépris et de dégoût.



L. BARBEDETTE.