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RÉDEMPTEUR, RÉDEMPTION (du latin : redimere, racheter)



D’innombrables souffrances, voilà le lot de l’homme ! Un état social contraire à la nature s’avère créateur de douleurs continuelles, surtout pour le pauvre, soumis aux incessantes vexations de chefs rapaces. Le salariat, moderne forme de l’esclavage, place le travailleur sous la dépendance des privilégiés de la fortune. Extravagante et inepte, la justice n’est, aux mains de l’État, qu’un moyen d’écraser le faible, de légitimer les rapines du fort, de permettre à l’usurpation triomphante d’asseoir sa domination de façon durable. Des législateurs, qui décorent de noms magnifiques leurs intérêts de classe ou leurs ambitions personnelles, attisent les haines, déchaînent les convoitises afin de commander plus facilement aux masses divisées. Et la guerre, suprême ressource, remédie à la surpopulation, en permettant l’extermination méthodique du jeune bétail humain. Ceux qui épargnent, en vue d’un bien-être futur, se voient dépossédés le lendemain de ce qu’ils amassèrent la veille ; grâce aux savantes combinaisons de financiers que protège le Code, leurs économies sont empochées par les tripoteurs des banques. Si haut que l’on remonte pendant la période historique, le spectacle s’avère aussi sombre, l’organisation sociale aussi cruelle pour les déshérités ; à certains moments, leur sort fut plus terrible encore qu’aujourd’hui. Dispensés de nombreuses souffrances, les privilégiés de la fortune eux-mêmes ne se déclarent presque jamais satisfaits. Constatation troublante, les statistiques démontrent que le suicide est plus fréquent parmi les riches que parmi les pauvres. Ainsi, ceux qu’on appelle les « heureux d’ici-bas » éprouvent parfois un tel dégoût de l’existence qu’ils cherchent un refuge dans la mort ; et la plupart estiment que la vie leur apporte plus d’amertume que de joie. Des ténèbres et des énigmes, voilà ce que rencontre leur intelligence ; l’incompréhension, les mesquines barrières des conventions sociales, voilà les obstacles contre lesquels butent leurs affections ; et l’envie, la haine, l’ambition déçue habitent en permanence les plus luxueux châteaux. Puis le bacille de Koch creuse aussi allègrement les poumons d’un multimillionnaire que ceux d’un paysan ; et le cancer se loge dans le ventre des duchesses comme dans celui des simples ouvrières. À tous, la nature réserve des douleurs physiques et une mort qu’accompagnent souvent des tortures effroyables. Il n’est donc point surprenant que, depuis qu’elle a pris conscience de sa situation, l’humanité rêve de rédempteur et de rédemption. Mais, comme l’a remarqué Sébastien Faure, il existe de fausses rédemptions, très dangereuses par les illusions qu’elles font naître et les directives qu’elles impriment à notre activité.



La religion, qui, pour faire oublier le présent, se montre prodigue en matière d’espérances réalisables après la mort seulement, parvient à détourner des millions d’hommes de la voie qui conduit à l’ultime libération. Constatant qu’à côté du bien le mal occupe une large place dans le monde, que les satisfactions de l’esprit et du cœur ont l’ignorance et la haine pour contreparties, qu’un rythme universel fait succéder les heures sombres aux heures ensoleillées, le mazdéisme supposa qu’il y avait un dieu bon et un dieu mauvais, toujours en lutte l’un contre l’autre. Et, pour encourager ses fidèles, il leur annonçait le triomphe final de la lumière sur les ténèbres, de la vertu sur le vice, des forces secourables sur les forces destructives. Cette mythologie symbolique ne manquait pas de grandeur. Mais le judaïsme, puis le christianisme réduisirent à de mesquines proportions ce combat du bien contre le mal. Pour eux, Satan, le principe mauvais, n’est plus qu’un ange rebelle, une simple créature, dont la chute, attribuée tantôt à la jalousie, tantôt à l’orgueil, reste en fin de compte inexplicable. Et, néanmoins, ce révolté, au prestige bien compromis, s’avère le plus précieux des auxiliaires pour les théologiens, soit protestants, soit catholiques. Véritable bouc émissaire, c’est à lui qu’ils attribuent tous les maux qui nous affligent. Nos premiers parents furent ses victimes. Placés par dieu dans un jardin de délices, ils vivaient parfaitement heureux, ignorant le travail, la souffrance, la maladie, la mort. Cet Éden était abondamment planté, et ses habitants pouvaient manger des fruits de tous les arbres, à l’exception des fruits de l’arbre de la science du bien et du mal. Ils devaient s’abstenir de toucher à ceux-ci sous peine de mort. Or, conseillée par le serpent, Ève transgressa l’ordre divin et entraîna Adam dans sa chute. L’Éternel, indigné, chassa les coupables du Paradis terrestre et les condamna, ainsi que leurs descendants, au travail, à la souffrance, à la mort. « Tout cela paraît insensé », déclare Bossuet lui-même. Aussi, les pères de l’Église, interprétant ce récit (qu’explique très bien la mentalité primitive), ont-ils cru reconnaître le diable sous la peau du serpent. Plus tard, Satan s’attaquera au Christ ; il le tentera d’abord, puis entrant « dans Juda, nommé Iscariote, qui était du nombre des Douze », il poussera ce dernier à livrer Jésus aux chefs des prêtres. Mais, par sa mort, le Christ a provoqué l’effondrement de la puissance diabolique, il a satisfait à la justice divine, irritée contre la descendance d’Adam, et racheté le genre humain. Nous n’entrerons pas dans le détail de cette folle doctrine qui, sous sa forme actuelle, ne s’est d’ailleurs constituée qu’assez tardivement. Notons cependant que, malgré la prétendue rédemption opérée par le Christ, fatigue, souffrance, maladie, mort continuèrent de régner en souveraines sur notre globe. Il y a mieux, Satan nuit toujours aux hommes, même à ceux qui ont reçu le baptême. Le pape saint Grégoire le constate avec une tristesse désabusée dans les lignes suivantes : « Que Béhémoth (c’est ainsi qu’il appelle le diable) ait, avant l’eau du baptême, avant les sacrements célestes, avant l’incarnation du Rédempteur, englouti le fleuve du genre humain dans le gouffre de l’erreur, à cela rien d’étonnant. Ce qui surprend, ce qui est effrayant, c’est qu’il fait beaucoup de victimes même depuis que le Rédempteur est connu, c’est que l’eau du baptême ne préserve pas de sa souillure, c’est que les sacrements célestes ne l’empêchent pas d’alimenter l’enfer. » Pas plus que les autres fondateurs de religion, Jésus n’a rien sauvé. Finalement, la fausse rédemption chrétienne devait aboutir à consolider tous les abus dans l’ordre social, à légitimer toutes les usurpations dans l’ordre politique. Puissance des ténèbres, désireuse d’égarer les esprits, non de les éclairer, l’Église s’avère la servante des tyrans. « L’usurpateur, s’il réussit, trouve en elle une alliée : contre la dynastie mérovingienne, elle appuya Pépin, et sacra Bonaparte, après avoir sacré les Bourbons. » Puis, en retardant le progrès scientifique, elle a empêché l’homme d’améliorer ses conditions naturelles d’existence. Médecine, chimie, physique durent rejeter le joug pesant de la théologie avant de découvrir les principales lois du monde tant organique qu’inorganique. Des dogmes insensés, des préceptes irrationnels, des rites grotesques, voilà ce que l’humanité doit aux religions de salut comme aux autres. Il faut proclamer hautement la faillite complète des tentatives effectuées par quelques-unes d’entre elles pour apporter une aide efficace à l’humanité. Anesthésiants du cœur et du cerveau, elles détournent l’esprit des réalisations heureuses et l’orientent vers des rêves malsains. Lentement, les peuples civilisés sont, d’ailleurs, parvenus à comprendre qu’ils n’avaient rien à espérer, ni à craindre de dieux inexistants. Aussi, leurs regards se détachent d’un ciel manifestement vide pour se reporter sur les réalités moins brillantes, mais tangibles, que perçoivent les sens. C’est ici-bas, non dans un au-delà chimérique, que doit s’opérer la rédemption qu’ils désirent.



Nous ne méconnaissons pas la supériorité de cette conception laïque sur la croyance à l’efficacité magique des rites et des prières. Toute tentative d’émancipation sociale, tout effort individuel ou collectif pour échapper à la tyrannie des privilégiés sont assurés de notre sympathie. Nous pardonnons même des erreurs et des défaillances ; car, seul, il ne se trompe jamais celui qui n’agit pas, et nous savons combien il est difficile de réaliser en pratique l’idéal que l’on a le plus caressé. D’où notre indulgence pour la Révolution française, pour la Révolution russe et pour quiconque travaille à l’affranchissement du prolétariat. Un examen impartial et sincère de l’œuvre, soit de Robespierre, soit de Lénine, nous contraint de penser néanmoins qu’ils ne furent pas les prophètes de la grande libération que le monde attend. Ils amorcèrent des réformes utiles ; ils ne furent point des rédempteurs infaillibles comme le crurent leurs partisans. La Révolution française aboutit, après bien des avatars, au triomphe d’une hideuse ploutocratie et à l’abominable vénalité du régime parlementaire. Lorsqu’on voit les jacobins d’aujourd’hui, les prétendus successeurs des révolutionnaires de 1789, ériger en sauveur le candidat académicien Herriot, protecteur caché des moines et des généraux réactionnaires, il est permis de conclure à la banqueroute totale des partis de gauche qui se disent démocratiques et républicains. À côté d’innovations heureuses, la Déclaration des droits de l’homme contenait des principes qui maintenaient les salariés sous le joug des patrons, et l’ensemble des citoyens sous celui de l’État. Elle conduisit au règne d’une bourgeoisie patriotarde, toujours apeurée, dont l’égoïsme mesquin s’associait à une sottise incurable ; puis à l’occulte domination des grands féodaux du capitalisme et des financiers internationaux.



Après avoir suscité de prodigieuses espérances chez les prolétaires du monde entier, le bolchevisme russe s’est égaré, lui aussi, sur une voie qui n’est point celle de l’ultime libération. À l’ancien empire des tzars, il aura donné sans doute un grand essor industriel et agricole ; il aura amélioré d’une façon sensible le sort matériel des ouvriers ; dans les domaines sexuel et religieux, souhaitons même que l’œuvre déjà accomplie se parachève et soit durable. Mais en assujettissant les esprits à des dogmes nouveaux, en faisant des améliorations économiques le nec plus ultra des préoccupations humaines, les dirigeants russes se bornent à américaniser et la vie des individus et les procédés de production, dans les immenses territoires dont ils disposent. Vue sous l’angle de l’utilité matérielle immédiate, et comparée à l’incurie des tzars, l’œuvre du gouvernement actuel peut sembler admirable ; beaucoup sont sincères, parmi les voyageurs qui reviennent de Russie émerveillés. Incapables de réfléchir en profondeur, ils ne comprennent pas que le bolchevisme a renoncé à faire besogne rédemptrice, du jour où son idéal fut limité à la transformation des conditions matérielles d’existence, du jour où il proposa comme modèle à l’ouvrier le chien bien gras mais muni d’un collier et d’une chaîne solides, du jour où il se figea dans l’imitation des procédés industriels américains, insoucieux de pousser plus loin dans la voie des conquêtes morales. Ce n’est pas en raison de l’accroissement de sa production en pétrole, en machines, etc., que j’apprécie le progrès accompli chez un peuple. Ils font bien de crier au miracle, ceux qui continuent d’admirer la civilisation des États-Unis, même après les désillusions de ces dernières années ! Pour moi, je regrette que, pour satisfaire les ventres, le bolchévisme russe ait faussement jugé indispensable de sacrifier les cœurs et les cerveaux.



Sans méconnaître le mérite de tous ceux qui, à un titre quelconque, contribuèrent à l’amélioration du sort des pauvres et firent faire un pas en avant à leurs contemporains, nous estimons que l’humanité doit encore fournir une longue marche pour atteindre à la libération définitive. De puissants obstacles, dont la lâcheté et la sottise sont peut-être les pires, retardent indéfiniment l’œuvre salvatrice de ces suprêmes rédempteurs que sont l’amour et le savoir. Aussi, l’ère de fraternité universelle, que nous appelons de nos vœux, apparaît-elle fort lointaine à beaucoup ; ils affirment que le règne de la violence ne touche pas à sa fin. Par nos actes et par nos paroles, jetons du moins, entre les hommes, des semences de concorde qui fructifieront pour le plus grand profit de nos successeurs. Et consolons-nous des maux actuels en songeant que le bonheur est, avant tout, chose individuelle et que, s’il est impossible de sauver l’ensemble de nos contemporains, nous parviendrons à nous sauver nous-mêmes en contribuant au salut de ceux qui peuvent comprendre et qui savent vouloir.



L. BARBEDETTE.