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RÉFLÉCHIR v. du latin reflectere, replier



Ce verbe exprime l’action de se replier sur soi-même, de se recueillir, de faire appel à ses facultés de compréhension, de consulter la logique et la raison, d’interroger ses connaissances et l’expérience acquise, de méditer dans le but de se faire, sur un sujet déterminé, une opinion personnelle, approfondie et judicieuse. Laissant de côté les autres sens que comporte ce mot, nous ne nous arrêterons qu’à celui-ci. Au surplus, il n’a sa place dans cet ouvrage que dans la mesure où l’action de réfléchir intéresse la vie du propagandiste, du militant.



Le militant mène une vie tellement active qu’il trouve rarement le temps de se recueillir. Son parti, son syndicat, son groupement, la propagande générale l’absorbent à tel point qu’il ne lui reste plus le loisir nécessaire au travail de la méditation.



Et pourtant, il est indispensable que, le plus souvent possible, le militant s’isole, se recueille, réfléchisse mûrement. Il faut que les événements importants soient soumis par lui à l’étude, à la méditation. Sinon, il est à craindre que, d’une part, emporté dans le tourbillon et la fièvre de l’actualité, il ne se laisse égarer par certains entraînements ou certaines apparences et que, d’autre part, il ne perde la précieuse habitude de se faire, par un examen approfondi, une opinion personnelle sur les faits dont l’ensemble et le détail sollicitent et méritent de retenir son attention.



Ne peut pas, ne sait pas réfléchir qui le veut. Le sens méditatif est assez rare, et l’habitude du recueillement plus rare encore. Et pourtant ce labeur intérieur est de ceux que nul travail ne remplace. La lecture et la discussion sont d’une grande et incontestable utilité ; mais elles sont totalement insuffisantes. Par la conversation et la lecture, chacun consulte la pensée d’autrui, la confronte avec la sienne. Association ou éloignement, confusion ou opposition, accord ou conflit de deux pensées qui s’échangent, tel est le résultat de la lecture et de la discussion. Encore faut-il que celui qui lit ou qui controverse ait, au préalable, une pensée pour que celle-ci soit fortifiée ou affaiblie, corroborée ou détruite par l’entretien et la lecture. Or, pour posséder cette pensée préalable, il est nécessaire de se replier sur soi-même, de réfléchir longuement, de discuter avec soi-même, d’envisager le pour et le contre ; c’est ce qu’on appelle réfléchir, « méditer ».



Pour propager une idée, pour défendre une thèse, pour faire prévaloir une doctrine, il est indispensable de les posséder à fond. Seule la méditation (réflexion profonde et prolongée) est de nature à assurer au militant la conviction claire et solide dont il a besoin, s’il a le désir d’être un propagandiste.



Le propagandiste a le devoir de s’isoler parfois, de se recueillir souvent, de réfléchir toujours.



S’abstient-il de méditer ? Il s’accoutume, dans ce cas à chercher hors de lui les idées et les sentiments qu’il se borne à introduire ensuite en lui ; il se condamne à puiser chez les autres les ressources intellectuelles qu’il a la paresse de ne pas cultiver en lui ; il s’expose à importer en lui, sans une vérification suffisante, ce qu’y ont introduit la lecture et la conversation. Et lorsque, à son tour, il écrira ou parlera, il ne sera qu’un perroquet ou un phonographe. Il se laissera, ainsi, graduellement entraîner sur la pente dangereuse de l’adoption sans contrôle des thèses développées par les animateurs, et il ne pourra que grossir d’une unité le troupeau trop considérable déjà des suiveurs. S’il veut devenir et rester lui, le militant doit réfléchir chaque fois que surgit un événement de quelque importance, qu’éclate un conflit sérieux d’opinion, qu’il a à prendre position et à se situer dans une circonstance grave.



Je ne dis pas qu’il doive s’interdire la lecture et la discussion. Je dis seulement qu’il doit tout d’abord réfléchir et, par le seul effort de sa pensée se livrant à une profonde méditation, parvenir à se former un sentiment personnel. Qu’il ait recours, ensuite, à la discussion et à la lecture, qu’il soumette son sentiment à l’épreuve de l’étude et de la controverse, rien de mieux ; il n’est pas infaillible, et, si profondément qu’il ait réfléchi et médité, il se peut qu’il n’ait pas examiné la question dans sa totalité, qu’il ne l’ait pas observée sous son angle exact, qu’il l’ait à tort séparée des questions avec lesquelles elle s’apparente, qu’il en ait négligé certains aspects ; bref, qu’il ait fait erreur. La lecture et la discussion éclaireront les points obscurs, mettront en valeur les considérations qui lui auront échappé ; à ses lumières propres viendront s’ajouter celles des autres, et de cette association de divers centres lumineux naîtra l’éblouissante clarté. Il n’aura fait qu’apporter à ce tout sa part contributive ; mais, du moins, aura-t-il fait cet apport.



Donc, le travail de la méditation est, pour le militant, un exercice indispensable. En quoi consiste-t-il ?



Le meilleur moyen de préciser ce côté pratique au problème, c’est de prendre un exemple.



Voici quelques citations ; une douzaine :



« L’homme le plus puissant est celui qui est le plus seul. » (Ibsen). « Déshonorons la guerre ! Non, la gloire sanglante n’existe pas. » (Victor Hugo.) « L’État ne poursuit jamais qu’un but : limiter, enchaîner, assujettir l’individu, le subordonner à une « généralité » quelconque. » (Max Stirner.) « En tout temps et en tous lieux, quel que soit le nom que prenne le gouvernement, quelles que soient son origine et son organisation, sa fonction essentielle est toujours celle d’opprimer et d’exploiter les masses. » (Malatesta.) « Les prolétaires se sont sentis, au-delà des frontières, des frères de misère qui ont comme eux le capital pour ennemi. » (Le Dantec.) « Le patron n’est jamais seul ; il a toujours avec lui, pour lui, tous les moyens de pression dont dispose sa classe : l’ensemble des forces sociales organisées, magistrature, fonctionnaires, soldats, gendarmes, policiers. » (A. Briand.) « Oui, une société qui admet la misère ; oui, une humanité qui admet la guerre me semblent une société, une humanité inférieures ; c’est vers la société d’en haut, vers l’humanité d’en haut que je tends, société sans rois, humanité sans frontières. » (Victor Hugo.) « Il est aussi difficile aux riches d’acquérir la sagesse qu’aux sages d’acquérir les richesses. » (Epictète.) « Le peuple a marché sur le corps aux rois et aux prêtres coalisés contre lui ; il en fera de même aux nouveaux tartufes politiques assis à la place des anciens. » (Condorcet.) « La guerre est le fruit de la faiblesse des peuples et de leur stupidité. » (Romain Rolland.) « En France, il meurt de misère cent quatre-vingt-quinze mille personnes chaque année. » (Bertillon.) « Ne juge pas ! Moque-toi de l’opinion des autres. » (Tolstoï.)



Appliquons-nous à réfléchir sur la dernière de ces citations : « Ne juge pas ! Moque-toi de l’opinion des autres. »



Nous trouvons, ici, deux pensées. La première contient une défense : « Ne juge pas. » La seconde exprime une prescription : « Moque-toi de l’opinion des autres. » À première vue, l’homme qui réfléchit saisit sans effort le lien qui, de ces deux propositions, n’en forme en réalité qu’une seule, la seconde étant la conséquence de la première.



Toutefois, pour associer les deux parties de cette idée, il est nécessaire de les examiner successivement, puisque la seconde fait suite logiquement à la première.



« Ne juge pas ! » Qu’est-ce à dire ? Tâchons, avant tout, de pénétrer exactement le sens de ces trois mots. Est-ce à dire que, lorsque je me trouve en présence d’un écrit, d’une parole, d’une action – formes diverses sous lesquelles s’extériorise et s’affirme un de mes semblables –, je dois m’interdire d’estimer, de peser, de comparer, d’apprécier cette action, cette parole ou cet écrit ? Nullement. Le droit de critiquer, la faculté d’approuver ou de blâmer restent entiers, et il ne peut être dans la pensée de l’auteur de supprimer ce droit, de restreindre l’exercice de cette faculté. Ici, le mot juger est certainement pris pour le mot condamner, et il sied de modifier la formule « Ne juge pas » et de la remplacer par celle-ci : « Ne condamne pas. »



Est-il bien certain que je sois parvenu maintenant à comprendre la pensée de l’auteur ? C’est probable. Pourtant, il se peut que non. En tous cas, ne ferai-je pas bien de la compléter ?



Réfléchissons.



Il n’est pas déraisonnable de désapprouver un écrit, une parole, une action, ce qui équivaut à les condamner, ce qui, au surplus, entraîne le droit de combattre la parole ou l’écrit et, si on le peut, de s’opposer à l’action. Si, par ces trois mots : « Ne juge pas », Tolstoï a prétendu limiter ou abolir ma faculté d’appréciation, s’il a voulu m’interdire le droit de combattre ou de m’opposer, je cesse d’être d’accord avec lui. Mais, peut-être, a-t-il voulu me mettre seulement en garde contre la propension – hélas trop générale, parce qu’elle emprunte le plus clair de sa force à une coutume archi séculaire – de m’ériger en magistrat, en juge, et de prononcer une sentence, de rendre un arrêt et d’infliger un châtiment. S’il en est ainsi, je suis tout à fait d’accord.



Ici, je dois mûrement réfléchir, afin d’appuyer cette prohibition : « Ne juge pas ! », dont le sens exact, profond, total, est celui-ci : « Ne condamne pas ! Ne punis pas ! », même sur des motifs probants, décisifs. Ici, c’est tout le mécanisme gouvernemental, judiciaire, social que j’ai à étudier.



Commençons : mécanisme gouvernemental qui, élaborant et édictant la loi, statue souverainement sur ce qu’il est permis ou défendu de dire, d’écrire ou de faire. Je me recueille, à ce moment, avec un soin d’autant plus marqué, je donne à mes facultés méditatives une puissance d’autant plus efficiente que ce point particulier est plus délicat, plus redoutable et plus important. J’examine successivement les multiples parties du problème : d’où procède le droit du gouvernement, quels en sont les origines et les fondements ? Par quels moyens s’est-il arrogé ce droit de réglementer les discours, les écrits et les actions des individus ? Dans quelles conditions et par qui cette réglementation acquiert-elle force de loi ? Dans quel but cette législation ? Au bénéfice de quoi et au profit de qui fonctionne-t-elle ? Est-ce au bénéfice de l’équité ou des mœurs ? Est-ce au profit d’une classe de citoyens ou de tous ?... Le militant aperçoit tout de suite les vastes et nombreux horizons que ce premier point du problème ouvre devant sa pensée.



Continuons : mécanisme judiciaire. La législation est établie. Suffit-il qu’elle le soit ? Évidemment non ; les cas sont innombrables, les « espèces » abondent. Il importe que chaque cas, chaque espèce fasse l’objet d’une procédure spéciale, d’une appréciation, d’un arrêt. Donc, il faut toute une institution dont ce sera la fonction d’interpréter la loi, d’apprécier les cas, de prononcer le jugement et, le cas échéant, de fixer la peine.



Cette institution, c’est ce qu’on appelle la Justice ; institution qui, dans son ensemble, embrasse : magistrats, policiers, agents de la force publique, gardiens de prison, bourreau. Ces hommes revêtus de l’écrasant pouvoir et de la redoutable responsabilité de se prononcer sur la liberté, les biens matériels, les intérêts moraux et la vie de tous, quels sont-ils ? Comment sont-ils recrutés ? Quelles garanties offrent-ils de lucidité, d’intégrité ? Quel usage font-ils et peuvent-ils faire de l’autorité qui leur est impartie ? De quels moyens disposent-ils pour se glisser au fond des consciences, voir clair dans les arcanes obscurs de ces intimités, aussi variables que les cas et les individus ? Sur quel étalon mesurent-ils les responsabilités ? Leur est-il possible de discerner nettement, sans crainte d’erreur ou d’abus, ce qui se passe dans les régions mystérieuses de l’être humain ? L’investiture qu’ils ont reçue leur confère-t-elle de miraculeuses lumières et met-elle à leur service des moyens d’investigation infaillibles ?...



Terminons : mécanisme social. Le jugement est rendu. L’écrit, le discours, l’acte soumis à l’appréciation des magistrats ont été condamnés ; les juges ont déclaré qu’ils tombent sous le coup de la loi ; la peine a été prononcée ; le châtiment suit. L’opinion publique en est informée ; elle est, à son tour, saisie de l’affaire ; elle apprécie et, quatre-vingt dix-neuf fois sur cent, elle homologue, sans examen, automatiquement, l’arrêt rendu. Elle ajoute à la peine prononcée le mépris et la haine qui escortent le condamné sa vie durant.



Pourquoi, comment acquiesce-t-elle aussi facilement à la sentence judiciaire ? Que sait-elle de l’affaire ? Que connaît-elle du condamné, de son ascendance, de son tempérament, de son enfance, des milieux dans lesquels il a grandi, des exemples qu’il a eus sous les yeux, des entraînements qu’il a subis, des mille circonstances qui ont fait peser sur lui leurs influences, de ce rien et de ce tout qui ont, au dernier moment et en dernière analyse, déterminé son action, etc. ?



Concluons :



Arrivé à ce point de sa méditation, le militant concevra la haute sagesse, l’équité profonde et l’indiscutable exactitude de cette défense : « Ne juge pas ! », c’est-à-dire : « Ne condamne pas ; ne punis pas ! »



Le propagandiste puisera, dans les considérations et aperçus, qui l’auront peu à peu conduit à une conclusion irréfragable, une foule d’idées et de sentiments sur lesquels il campera solidement une opinion qu’il sera capable de développer et de faire triompher. Il sera bon qu’il en cause avec ses amis, qu’il en discute avec les adversaires, qu’il cherche dans la lecture ce qui est de nature à combattre ou à confirmer son propre sentiment. Et, soumise à l’épreuve de la lecture et de la discussion, loyalement confrontée avec le sentiment des autres, sa conviction reposera finalement sur des données abondantes et précises qui le mettront en mesure de la propager avec succès.



Pour la seconde partie de la citation : « Moque-toi de l’opinion des autres », il n’y aura qu’à procéder de la même manière. Ici, le travail de méditation sera rendu facile par l’examen approfondi de la première proposition, puisque la seconde vient en conséquence de la première. (Voir Qu’en dira-t-on.)



J’ai constaté fréquemment, chez un grand nombre de militants, du flottement, de l’hésitation, chaque fois qu’une situation troublante se produit et qu’un évènement grave éclate. Je comprends cette perplexité ; elle a du bon : l’attitude d’un militant doit constamment rester libre de toute chaîne, et son opinion doit demeurer, en toutes circonstances, subordonnée à une révision réfléchie et éventuelle. Dans ces conjonctures, qu’il s’empresse de s’isoler. Qu’il ait recours, avant de prendre position, à la réflexion, au recueillement, à la méditation. Cette gymnastique de la pensée est nécessaire ; il importe qu’il s’y entraîne. Pratiqué chaque jour et méthodiquement, ce sport – car c’en est un, le plus noble et le plus salutaire de tous – développera et embellira sa vie intellectuelle.



Cc sera le bain salutaire d’où il sortira purifié et fortifié. Il y puisera les forces dont il a besoin s’il veut résolument faire face à la dépense d’énergie que nécessite la lutte implacable entreprise par tous les hommes de cœur, de raison et de volonté contre le monde d’ignominie qu’il faut abattre à tout prix et le plus tôt possible.



Sébastien FAURE.