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RÉFORMISME n. m. RÉFORMISTE n. et adj.



Le « réformisme » est la doctrine de ceux qui, tout en s’affirmant en faveur d’une transformation sociale ayant pour objet d’asseoir l’organisation de la société sur des principes et fondements opposés à ceux qui existent, se proposent d’aboutir à ce résultat par une série plus ou moins considérable de réformes partielles plus ou moins importantes, réalisées dans le cadre de la légalité.



« Réformiste » est le qualificatif qui sert à désigner la personne, le groupement, l’organisation ou le parti qui considère l’ensemble de ces réformes successives et légales, comme le meilleur, voire l’unique moyen de transformer le milieu social ; disons, pour être plus précis, de substituer au monde capitaliste le monde collectiviste ou communiste.



Les partis politiques qui se disent « d’avant-garde » et se proclament révolutionnaires sont tous plus ou moins réformistes. Plus ils sont réformistes, moins ils sont révolutionnaires et – ceci est la conséquence logique de cela – moins ils sont révolutionnaires, plus ils sont réformistes.



Il est, en effet, de toute évidence :



que plus ils accordent de confiance à la réalisation de leur plan de réformes, moins ils en attribuent à leur plan de bouleversement révolutionnaire ;



2° que plus ils consacrent au réformisme de leur activité idéologique et tactique, moins ils réservent aux fins révolutionnaires, qu’ils prétendent s’assigner, de leurs efforts théoriques et pratiques. D’où il est permis d’inférer, par le moyen du raisonnement ainsi que par la voie de l’observation, qu’on ne peut être sérieusement et réformiste et révolutionnaire, puisque ces deux méthodes de propagande et d’action s’opposent et nécessitent l’option.



Il n’est pas malaisé de saisir pour quel motif les partis et organisations socialistes ou socialisantes ménagent, avec une attention jalouse, le chou réformiste et la chèvre révolutionnaire. Ces groupements possèdent une aile droite, un centre et une aile gauche. L’aile droite se compose des éléments peu ou prou ralliés au mouvement réformiste : les uns, parce que, désabusés de l’action strictement politique que mènent les fractions bourgeoises dites « de gauche », se sont peu à peu rapprochés du socialisme ; les autres, parce que, adeptes tout d’abord du socialisme révolutionnaire, ils se sont insensiblement lassés des vaines attentes, des espoirs déçus, des échecs subis qui sont le lot de tout parti qui en est encore à ses premiers essais de réalisation.



L’aile gauche comprend des éléments non moins disparates : d’une part, ceux que la tiédeur des organes de direction, tiédeur s’exprimant, en chaque circonstance tant soit peu grave, par l’incertitude et le flottement, a fini par éloigner des solutions équivoques et des décisions ambiguës ; d’autre part, ceux qui, par tempérament, par conviction ou par intérêt, s’orientent vers les conclusions extrémistes des conceptions dont ils ont admis le point de départ et le point d’arrivée.



Enfin, il y a le centre, dont le sort et la fonction consistent à osciller sans cesse de droite à gauche et qui, penchant, selon les événements, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, immobilisent le mouvement d’ensemble du groupement (organisation ou parti) tiraillé tantôt vers la gauche et tantôt vers la droite.



Quand on parvient, cette constatation faite, à discerner de quelles fractions hétérogènes se compose un parti politique, on comprend aisément qu’il soit graduellement entamé, rongé et finalement dominé par le réformisme : s’il ne veut pas se priver de ses adhérents de droite, il faut qu’il sacrifie à l’action quotidienne du réformisme tout ou partie du révolutionnarisme qui guide et actionne ses composants de gauche. Par contre, s’il entend conserver son aile gauche, il est acculé à la nécessité de sacrifier à l’action révolutionnaire tout ou partie du réformisme qui absorbe l’activité de ses adhérents de droite. Enfin, s’il ne veut pas s’exposer à perdre ce qu’on peut appeler son centre de gravité, il est dans l’obligation de s’affubler du double visage de Janus : l’un souriant à droite et l’autre à gauche. Singulière attitude !...



Toutefois, étant donné que la bataille de parti à parti et de classe à classe se poursuit sur le terrain de manœuvre des engagements quotidiens, il est fatal que, petit à petit, la poussée réformiste qui s’exerce tous les jours prenne le pas sur la poussée révolutionnaire qui ne se produit que de temps à autre, et que les préoccupations de l’ordre réformiste l’emportent à la fin sur celles de l’ordre révolutionnaire. C’est la pente, c’est l’engrenage qui amènent, tôt ou tard – et, dans la pratique, assez rapidement –, toute organisation politique ou économique ayant ouvert sa porte au réformisme à appliquer de moins en moins l’action directe qui conduit à la révolution expropriatrice, et à concentrer la totalité – ou presque – de ses ressources, de ses énergies et de ses talents dans la voie des améliorations de détail, des revendications partielles et des conquêtes fragmentaires qui constituent ce que j’appelle, ici, le réformisme.



Conclure, des considérations qui précèdent, que je suis, par principe et en toutes circonstances, l’adversaire des réformes plus ou moins appréciables que, par une pression constante, il est possible d’arracher aux résistances des pouvoirs établis, ce serait faire erreur. Non, je ne suis pas l’ennemi systématique des améliorations – si peu opérantes qu’elles soient – qu’il est possible d’obtenir.



La limitation et la réduction de la durée de la journée de travail, la réglementation du travail des femmes et des enfants, l’augmentation progressive des salaires en fonction de la cherté de la vie, l’application de la formule « à travail égal, salaire égal », la reconnaissance juridique de l’égalité des droits des deux sexes ; et, d’une façon générale, toutes les réformes, améliorations et mesures qui tendent à préserver l’enfance de l’abandon, la vieillesse du dénuement, les malchanceux et les déshérités de la misère qui est leur lot ; pour tout dire : tous les efforts, même les plus modestes, qui sont de nature à diminuer la somme des incertitudes, des souffrances, des tribulations qui accablent la classe pauvre, toutes ces mesures et tous ces efforts ont mon approbation et doivent être accueillis avec faveur. Il en est de même, dans un autre domaine, de tout ce qui peut être tenté et réalisé dans le but de restreindre ou d’abroger les abus administratifs, les oppressions qui pèsent sur la multitude, les obligations et charges dont pâtit la masse populaire, les lois et règlements qui jugulent la liberté individuelle. Il en est encore de même des dispositions qui peuvent être prises en faveur de l’instruction des travailleurs, de l’élévation du niveau intellectuel et moral de la classe ouvrière, de la lutte à engager contre les diverses formes de l’ignorance et de la crédulité qui prédisposent, je dirai même condamnent, l’immense foule à subir sans protester, souvent même à approuver les servitudes dont elle est victime.



Je suis prêt à applaudir à tout ce qui a été fait dans le passé, à tout ce qui se fait dans le présent, à tout ce qui peut être fait dans l’avenir, dans le sens d’un mieux-être quelconque : matériel, intellectuel et mental. Je ne suis donc pas l’adversaire de ce qu’on appelle couramment les réformes, modifications et changements susceptibles d’affaiblir la somme des inégalités et des injustices inscrites dans le contrat social qui nous régit ; mais je suis l’ennemi déclaré du réformisme que j’ai, au début de cet article, défini en ces termes : « Le réformisme, c’est la doctrine de ceux qui, tout en s’affirmant en faveur d’une transformation sociale ayant pour objet d’asseoir l’organisation de la société sur des principes et fondements opposés à ceux qui existent, se proposent d’aboutir à ce résultat par une série plus ou moins considérable de réformes partielles, plus ou moins importantes, réalisées dans le cadre de la légalité. »



Et je n’ai rien de commun avec l’espèce « réformiste », qualificatif qui sert à désigner « la personne, le groupement, l’organisation ou le parti qui considèrent l’ensemble de ces réformes successives et légales comme le meilleur, voire le seul moyen de transformer le milieu social, disons, pour être plus précis, de substituer au monde capitaliste, le monde collectiviste ou communiste ».



Les améliorations légales et superposées que le réformisme et ses partisans parviennent à obtenir n’ont de valeur, à mes yeux, que dans la mesure ou : a) elles allègent ou suppriment quelques souffrances ; et il serait déraisonnable que, d’une part, je veuille abolir toute la part de douleurs évitables que comporte la vie humaine, au sein de la nature et de la société ; et que, d’autre part, je me refuse à tenir pour désirables et à accueillir avec satisfaction les mesures qui ont ou peuvent avoir pour résultat de soulager – si peu que ce soit – quelques-unes de ces souffrances ; b) elles sont une protestation, une attaque et une réalisation dirigées contre l’état de choses qu’il s’agit de renverser ; c) elles ébranlent la solidité du régime social que j’ambitionne de démolir ; et elles préparent plus ou moins efficacement, par voie d’acheminement, la transformation sociale qui, seule, est à même de mettre fin aux institutions qui consacrent, sanctionnent et perpétuent les multiples iniquités dont le poids écrase, depuis des millénaires, l’immense majorité des humains, au profit exclusif d’une infime minorité.



On accuse fréquemment les anarchistes de professer la doctrine du « tout ou rien ». Il y a dans cette accusation une part de vérité, mais une part seulement. Car il est exact que les libertaires ne se déclareront satisfaits, et ne le seront, que lorsqu’ils auront à jamais brisé tous les obstacles d’ordre social qui s’opposent à l’application de leur devise : « Bien-être pour tous et pour chacun ; et liberté pour chacun et pour tous ! » De ce point de vue, il est tout à fait exact que jusqu’à ce qu’il ne reste plus pierre sur pierre de la forteresse autoritaire qu’il faut ruiner de fond en comble, ils persisteront à batailler pour qu’il n’en demeure aucun vestige. Si c’est ainsi qu’on conçoit la doctrine du « tout ou rien », il est vrai, je ne le conteste pas, que telle est la doctrine libertaire. Mais il ne s’ensuit pas le moins du monde que les anarchistes ne tiennent aucun compte des coups qui peuvent être portés, des efforts qui peuvent être accomplis dans le but d’attaquer la forteresse qu’ils entendent abattre ; encore moins s’ensuit-il qu’ils n’apprécient pas la valeur de ces efforts et de ces coups qui ont pour but et peuvent avoir pour résultat d’affaiblir la solidité et de diminuer la force de résistance de cette forteresse. Les anarchistes sont gens raisonnables et de sens pratique. Ils veulent 100, c’est le tout. Mais s’ils ne peuvent avoir que 10, ils empochent cet acompte et réclament le reste. Ils constatent que les améliorations auxquelles tendent les réformes ne sont consenties par la bourgeoisie gouvernante et capitaliste qu’à la condition qu’elles n’entament pas foncièrement le régime social sur lequel reposent l’autorité des gouvernants et les profits des capitalistes. Ils savent, par expérience, qu’après s’être plus ou moins longtemps fait tirer l’oreille – gagner du temps est une manœuvre dans laquelle les dirigeants excellent –, la classe privilégiée finit par accorder ce qu’elle n’est plus en état de refuser. Ils n’ignorent pas que lorsqu’une réforme touche aux fondements mêmes du mécanisme autoritaire : État et capitalisme, elle se heurte à la résistance désespérée des pouvoirs établis et que cette résistance ne peut être brisée que par l’élan révolutionnaire. Ils n’attachent de prix qu’aux moyens employés directement par le prolétariat en travail d’émancipation, et ils ont la certitude que, en aucun cas, en aucune conjoncture, celui-ci ne s’affranchira véritablement sans recourir à l’unique instrument de sa libération : la révolution sociale triomphante.



L’erreur du réformisme, c’est de s’imaginer que, par étapes successives, de petits profits en conquêtes secondaires, il est de force à faire l’économie d’une révolution, et que ces victoires totalisées aboutiront à la transformation sociale.



Que les groupements, organisations et partis bourgeois, même les plus avancés, placent leur confiance dans cette méthode de propagande et de combat qui se meut dans le cadre de la légalité en cours et des institutions qui agissent à l’intérieur et dans les limites de ce cadre, cela se comprend et s’explique. Ces partis croient ou feignent de croire à la pérennité de l’État et de la propriété individuelle. Ils ne conçoivent pas que celle-ci et celui-là puissent disparaître et que la vie sociale puisse être organisée sans le maintien de la propriété privée et en l’absence de l’État. Il est donc naturel qu’ils élargissent et multiplient les réformes et ne leur assignent comme limites extrêmes que les frontières tracées par les nécessités de la domination politique, l’État, et de l’exploitation économique, le capitalisme. Ils sont dans leur rôle, lorsqu’ils consentent, par les réformes, à faire la part du feu. Elle est rationnelle, elle est adroite et astucieuse, la manœuvre par laquelle, grâce à de minuscules concessions, ils parviennent à endiguer le flot qui menace de les submerger, à apaiser ou détourner les colères que suscite l’accumulation de leurs fautes et de leurs crimes. De leur part, cette tactique a sa raison d’être : elle est ruse de guerre et savante stratégie.



La sauvegarde de l’organisation sociale dont ils sont les bénéficiaires pousse les profiteurs du régime actuel dans la voie des réformes. Cette voie est pour eux, provisoirement du moins, celle du salut. Il est donc juste de reconnaître que, la mise en pratique de la méthode réformiste étant éminemment favorable à la défense de leurs intérêts de classe, les privilégiés ont cent fois raison de s’en servir. Par contre, il est évident que, nécessaire à la défense des intérêts de la bourgeoisie, le réformisme ne peut être que contraire et nuisible aux intérêts de la classe prolétarienne, et il convient de condamner sévèrement le réformisme pratiqué par les partis politiques et les organisations syndicales qui inscrivent en tête de leur programme d’action la lutte à mener, jusqu’à la victoire, contre les institutions qui servent de rempart à la classe qui gouverne et exploite.



Car le réformisme est lourd de conséquences mortelles à l’affranchissement du travail et des travailleurs. Il mène à l’abandon de toute action s’inspirant de l’esprit de classe et conduit insensiblement au collaborationnisme, c’est-à-dire à la conjugaison de plus en plus étroite des intérêts – essentiellement contradictoires, pourtant – de la classe riche et de la classe pauvre, de la classe qui gouverne et de celle qui est gouvernée. Il jette dans la position respective des organisations et des partis une confusion qui obscurcit les problèmes les plus clairs et complique les questions les plus simples. Il dérive le cours des énergies fécondes et l’enlise dans les méandres inextricables des tractations sans fin, des pourparlers sans issue et des conciliations sans résultat. Il endort le cran révolutionnaire des masses opprimées et exploitées ; il affaiblit, déconcerte et démoralise les éléments les plus ardents et les plus actifs du courant qui emporte la conscience populaire vers la conquête des points névralgiques et les réalisations ayant un sens social précis et une portée indiscutable. Il absorbe, petit à petit, au service des améliorations douteuses et des modifications à double tranchant, des efforts qui seraient autrement efficients s’ils s’employaient à des tâches sérieuses et à des buts plus élevés et plus amples.



Le réformisme détourne le regard du firmament où brille l’étoile qui indique la direction à prendre et la route à parcourir, en inclinant les petits esprits et les volontés fragiles – hélas ! C’est le plus grand nombre ! – à perdre de vue l’étoile libératrice, qu’ils accusent d’être trop haute et trop loin, et à remplacer celle-ci par les vers luisants, humbles lucioles qui parsèment l’ornière.



Sébastien FAURE.