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RÉGICIDE n. et adj. (du latin rex, roi, et caedere, tuer)



Étymologiquement, du latin fictif regiceda, regicedium, le régicide est l’« assassin» d’un roi. Il semblerait que ce nom ait été donné, lors de la restauration des Stuarts et de celle des Bourbons, aux hommes qui avaient condamné à mort Charles Ier et Louis XVI. « Les peuples, écrit Maurice Lachâtre, dans son Dictionnaire, sous une inspiration différente, ont conclu également à la légitimité du régicide, lorsque le souverain violait le pacte fondamental de la nation ; et, en Angleterre comme en France, les têtes de Charles Ier et de Louis XVI tombèrent en vertu de ce principe. Enfin, quelques esprits ardents, sous la République, ont avancé que tout citoyen avait le droit de tuer un tyran, et ont exalté comme des héros Aristogiton et Brutus, dans l’Antiquité, Alibaud, à une époque plus rapprochée de nous. »



Il n’est pas, à ma connaissance, de page d’une tenue littéraire plus noble que celle écrite par le maître écrivain Laurent Tailhade, clamant l’apologie du régicide : « Si la voix enflammée des poètes et des philosophes, si les accents que nous dicte une brûlante indignation tombent dans un vide sans écho ; si nous ne pouvons, désormais, tremper en un verbe de lumière le poignard de Chéréas ou le couteau des panathénées ; si la conscience magnanime de Louvel est, pour toujours, éteinte dans les hommes d’à présent, que le soleil se voile et que, devant l’inéluctable turpitude, les jeunes étoiles ferment à jamais leurs chastes yeux... Cher Harmodios, heureux Aristogiton, vous, du moins, alors que vous frappiez à l’autel de Pallas, et parmi les apprêts du sacrifice, un tyran plus beau que Diomède ou que le divin Achilleus, vous couronniez de myrte le fer libérateur. Mais, dans notre siècle de honte et de fange, pour conduire au néant la bourgeoisie implacable et stupide, la bombe même de Vaillant ou d’Orsini est une arme trop pure, un trop noble moyen. C’est dans l’excrément seul qu’elle devra périr, cette bourgeoisie odieuse, dans l’excrément dont elle ne diffère que par l’énorme puanteur. Et quand elle sera morte, râlant dans la fosse innommable, avec ses généraux, ses ministres, ses banquiers et ses magistrats, il restera pour étouffer ses prêtres, une sentine plus vénéneuse encore ; on les plongera, ces prêtres escrocs et malfaiteurs, on les plongera, pour les détruire, dans leur crasse, dans le bain, dans le premier bain de Flamidien. »



Rappelons succinctement quelques faits : Aristogiton était cet Athénien qui, de concert avec Harmodios, conspira contre Hipparque, tyran d’Athènes. Il le tua en l’an 513 avant J.-C. Les Pisistratides furent chassés d’Athènes vers cette époque, la même année que les Tarquins furent chassés de Rome, en l’an 509 avant J.-C. Les Athéniens dressèrent des statues à Harmodios et à Aristogiton, qui les avaient délivrés de la tyrannie. En 86 avant J.-C. naquit Brutus Lucius-Junius, le fondateur de la République romaine, l’un des plus grands caractères de l’Antiquité. C’est l’époque des Tarquins, Servius-Tullius et des Lucrèce ; et l’on sait que Brutus joua un rôle considérable à Rome, lorsque le peuple se retira sur les monts sacrés. Dans sa jeunesse, Brutus cultiva les lettres et la philosophie stoïcienne ; il était connu par sa grande austérité dans les mœurs et son désintéressement sans limites, il était doué d’une éloquence mâle et concise. Plus tard, il suivit son pacte contre César, qui cependant l’aimait comme un fils. On conte que César fut l’amant de sa mère. L’on connaît cette phrase restée célèbre et passée dans la conversation courante : « Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers. » À quelque temps de là, César tombait, frappé à mort, en plein Sénat, et Brutus ne fut pas le dernier à frapper. Brutus, après avoir combattu en héros, se tua comme Cassius, sur un monceau de cadavres ; et si Antoine le pleura, Octave lui fit couper la tête pour l’envoyer à Rome et la faire déposer aux pieds de la statue de César. Brutus fut appelé le dernier des Romains, et son nom a été conservé par les générations qui suivirent ; si bien que, de nos jours, on dit d’un homme à principes républicains inflexibles : « C’est un Brutus, un vrai Brutus. » Il ne fait aucune concession de principes à ses adversaires politiques.



Mais si le régicide, tel qu’il se manifesta dans l’Antiquité, peut, sinon s’accepter dans son entièreté, se comprendre aisément, lorsqu’il fut revendiqué ensuite par les jésuites qui l’accaparèrent pour en faire une doctrine qui les aidait puissamment à assouvir leurs haines et leurs vengeances, en vue de leur soif insatiable de domination, il devient répugnant, car ces allumeurs de crimes n’avaient « ni le cœur assez droit, ni les mains assez pures ». Ce furent des assassins, non des justiciers, et, selon une expression poétique, ils fournirent des « Brutus de collège ». Dans ses Lettres d’Argental, Voltaire écrivait, le 15 novembre... : « J’ai le plaisir de vérifier dans Saint-Thomas, le docteur angélique, toute la doctrine du régicide. » Les jésuites admirent donc le régicide comme principe, et s’il fut controversé souvent, il n’en reste pas moins vrai que, pour l’ordre d’Ignace de Loyola, les rois étant sous la juridiction du pape, et, de ce fait, celui-ci a le droit de les condamner ou de charger tout individu d’exécuter la sentence, le régicide s’affirmait non seulement comme autorisé, mais était exalté comme une action glorieuse et méritoire. Dans le code des jésuites, où le régicide est prêché, érigé en doctrine, l’on trouve de quoi « condamner » ces jésuites qui se disent calomniés. (Voir au mot Jésuite : Textes régicides.)



Voici ce qu’on lit dans les opuscules théologiques de Martin Bécan, jésuite célèbre : « Tout sujet peut tuer son prince, lorsque ce dernier s’est emparé du trône comme usurpateur. Il ajoute que son assertion est si juste que, dans toutes les nations, il est à remarquer qu’on a rendu de grands honneurs à ceux qui ont tué de semblables tyrans. » Le jésuite italien Paul Comitolo, écrit, p. 458, livre IV de ses Décisions morales : « Il est permis de tuer un injuste agresseur, quand même il serait général, prince, roi ; que l’innocence est toujours plus utile que l’injustice, et qu’un prince qui maltraite des citoyens est une bête féroce, cruelle et pernicieuse qu’il faut détruire. » Adam Tanner, jésuite allemand, dit : « Il est permis à tout homme de tuer un tyran, qui est tel quant à la substance (tyrannus quoad substantiam), il est glorieux de l’exterminer (exterminare gloriosum est). » Alp Sa, jésuite portugais, proclame que « le pape peut tuer d’une seule parole (potest verbo corporalem vitam auferre) ; car en recevant le droit de faire paître les brebis, n’a-t-il pas aussi reçu celui de faire massacrer les loups ? (potestatem lupos interficiendi) ». Le jésuite Marionna, dans De Rege (lib. 1, p. 54), écrit : « C’est une pensée salutaire à inspirer aux princes, que de leur persuader que s’ils oppriment les peuples en se rendant insupportables, par l’excès de leurs vices et l’infamie de leur conduite, ils vivent à telles conditions qu’on peut, non seulement à bon droit, les mettre à mort, mais qu’il y a de la gloire et de l’héroïsme à le faire. » Dans Suarez, Defensio Fidei (lib. VI, ch. IV, nos 13 et 14), on trouve ces pensées : « Si la chose publique ne peut trouver sa défense que dans la mort du tyran, il est permis au premier venu de le tuer (cuilibet de populo licet illum interficere). Qu’un Clément et un Ravaillac soient les praticiens de ces doctrines, personne ne le conteste, et si les Pazzi assassinèrent les Médicis, pour complaire au pape Sixte IV, si Jean Châtel tenta d’assassiner Henri IV, tous ne furent que les instruments des jésuites. Jean Guignaud, jésuite et complice de Jacques Clément, déclara : « C’est une action méritoire devant Dieu que de tuer un roi hérétique. »



Mais les jésuites n’eurent cependant pas le monopole du régicide. Le conventionnel Grégoire jugea les souverains par cette pensée laconique : « Les rois sont dans l’ordre politique ce que sont les monstres dans l’ordre naturel ; nous avons non seulement le droit, mais le devoir de les écraser. » Plus tard, Mussolini reprendra ce thème dans la Lutte de Classe (9 juillet 1910) : « J’admets sans discussion que les bombes ne peuvent constituer en temps normal un moyen d’action socialiste. Mais lorsqu’un gouvernement républicain ou monarchique vous bâillonne et vous jette en dehors de l’humanité, oh ! Alors, il ne faut pas maudire la violence qui répond à la violence, même si elle fait quelques victimes innocentes. »



C’était là justifier le régicide.



La doctrine libertaire inscrivit à son actif le régicide, et alla jusqu’à le préconiser comme un geste héroïque. Laurent Tailhade, dans le Triomphe de la domesticité, stigmatisa en une page virulente l’alliance franco-russe. Son article, d’une beauté littéraire remarquable, vibrant et plein d’images, émut le parquet qui lui fit les honneurs de la correctionnelle pour provocation au meurtre. Voici le passage incriminé : « Quoi ! Parmi ces soldats illégalement retenus pour veiller sur la route où piaffe la couardise impériale, parmi ces gardes-barrières qui gagnent 9 francs tous les mois, parmi les chemineaux, les mendiants, les trimardeurs, les outlaws, ceux qui meurent de froid sous les ponts en hiver, d’insolation en été, de faim toute leur vie, il ne s’en trouvera pas un pour prendre un fusil, son tisonnier, pour arracher aux frênes des bois le gourdin préhistorique pour frapper jusqu’à la mort, pour frapper au visage et pour frapper au cœur la canaille triomphante, tzar, président, ministre, officiers et les clergés infâmes, tous les exploiteurs du misérable, tous ceux qui rient de sa détresse, vivent de sa moelle, courbent son échine et payent de vains mots sa tenace crédulité ! La rue de la Ferronnerie est-elle à jamais barrée ? La semence du héros est-elle inféconde pour toujours ? » Mais si l’Église justifie un Ravaillac ou un Clément, si les conservateurs applaudissent à la fusillade des fédérés de 1871 par les Versaillais, si les républicains crient hourra pour la bombe d’Orsini, cela semble marquer leur accord pour encenser la violence et célébrer la sainteté de l’attentat. Leurs mobiles cherchent cependant des vengeances particulières, des ambitions personnelles de domination, où l’attentat n’est que l’exécution docile et souvent inconsciente instiguée par des partis et des sectes qui convoitent le pouvoir. L’on ne peut porter sur les anarchistes les mêmes accusations. S’ils jettent la mort, c’est qu’ils espèrent par des actes de violence hâter la destruction d’une société qui écrase les masses. Encore qu’il y aurait beaucoup à rétorquer sur cette façon d’envisager la propagande, il est certain cependant qu’à la lueur des bombes, les idées anarchistes qui étaient ignorées de la grande masse apparurent sous un aspect nouveau, peut-être tragique.



Cette propagande a laissé des traces profondes, des souvenirs vivaces, bons et mauvais, car chacun la jugeait différemment. Il ne s’agit pas, ici, de reparler de cette époque héroïque des attentats multiples et nombreux qui eurent lieu durant le dernier quart du XIXe siècle (je renvoie le lecteur au mot attentat). À côté de Luchini, qui tua l’impératrice d’Autriche, de Bresci, qui supprima le roi d’Italie, de Czolgosz, qui attenta à la vie du président Mac Kinley, de Ryssakoff et de Jelaboff, qui tuèrent le tsar Alexandre II, de Caserio, qui poignarda le président Carnot, viennent se joindre les diverses tentatives de meurtre sur les rois, princes et empereurs. Orsini contre Napoléon III, Hoedel-Nobilung contre Guillaume Ier, Moncasi et Gonzalès contre Alphonse XII, Passanante contre le roi d’Italie, Solovieff-Hartmann contre le tsar, De Rosa contre le prince Humberto, etc. L’attentat ne fut point toujours compris, surtout lorsqu’il était commis un peu au hasard ; mais s’il visait un responsable ou un puissant, le geste s’expliquait mieux, trouvait alors, parfois, sinon une justification, tout au moins un certain acquiescement, et certains gestes mêmes furent légitimés. S’il paraît utile de s’élever, parfois, contre de tels gestes, au point de vue de l’intérêt de la propagande, comme l’écrivait A. Lorulot, dans les Théories anarchistes : « Il est impossible de blâmer et de juger qui que ce soit, car la lutte est souvent une nécessité douloureuse ; qu’elle soit cela, puisque l’heure n’est pas encore venue où les choses vont se modifier. Frappez, mais n’en faites pas un système, ni un principe. Frappez, quand c’est utile et quand vous ne pouvez pas l’éviter. Partisans de la vie libre et de la révolution humaine, regrettons toujours d’en venir à cette nécessité, et n’oublions pas que la haine injustifiée ne peut que contrarier l’œuvre des pionniers de l’harmonie sociale. » 

— HEM DAY





RÉGICIDE

Mot à mot : meurtre d’un roi. Terme qui s’applique non seulement au meurtre d’un roi, mais à toute suppression ou tentative de suppression criminelle d’un potentat ou d’un personnage en vedette. Mot qui peut être remplacé par celui de magnicide : meurtre d’un grand de la terre.



Le régicide est un acte fort commun dans l’histoire. On l’a noté dans tous les temps. Dans l’Antiquité, il est d’une fréquence extrême. Dirigé contre les sujets qui s’imposèrent à la foule en qualité de tyrans, il a été souvent considéré comme un acte, sinon de vengeance, du moins de justice. C’est un sentiment de simple logique, en effet, qui pousse à détruire ce qui est nuisible, plus encore celui qui use de la force ou de l’intrigue pour imposer un véritable régime de persécution. On peut dire que nombre de régicides qui ont supporté le poids de la vindicte légale et qui furent par suite des vedettes, au même titre que leur victime, ont assumé une tâche dont l’inspiration ne sortait point que d’eux-mêmes, mais qu’ils n’ont été que les instruments plus courageux d’une foule de concitoyens animés par les mêmes rancœurs.



Il est connu dans l’histoire de l’anarchisme russe, par exemple, que certains tzaricides ont été littéralement députés ou désignés par le sort pour accomplir un geste libérateur désiré par la masse. En général, ces exécuteurs ont fait preuve d’une abnégation et d’un courage qui, dans son stoïcisme même, peut être traité de fanatisme, diagnostic du reste inexact et injuste.



Mariana, dans son ouvrage De Rege et Regis institutione (Du Roi et de la Royauté), autorise le meurtre d’un roi, usurpateur ou hérétique. Il est bon de rappeler qu’après le meurtre d’Henri IV par Ravaillac, ce livre fut condamné par le Parlement et brûlé en place de grève. Il y eut toujours des flatteurs, même parmi les gens de robe et des fanatiques à rebours. Le fétichisme de ce que j’appellerai volontiers les régicoles vaut celui des régicides. Cet antagonisme de pensée et de pratique qui oppose les fervents de la liberté aux tyrans explique suffisamment l’existence du régicide. Suffirait-il à l’excuser ? C’est un point de philosophie sociale et historique que je n’ai point à traiter.



Ce que je viens de dire n’a qu’un but : établir une nuance profonde entre les vrais régicides et ceux que certains auteurs (le docteur Régis, en particulier) appellent les faux régicides, que sont les précédents. Ils opèrent en vertu d’une raison politique ou religieuse, pour le triomphe d’un principe ou d’une idée, communs à plusieurs, légitimés à tort ou à raison par la logique des faits, c’est-à-dire par un grand duel, très inégal du reste, où succombe le meurtrier. On a pu penser que le meurtrier, conscient à priori de sa faiblesse, aurait dû arrêter sa main, puisqu’il était vaincu d’avance. D’autres auront pensé à l’inverse que, malgré la prévision d’un échec, la manifestation pouvait servir l’idée qui l’a fait naître et que pour ce motif le meurtrier doit figurer plutôt dans les rangs des martyrs que des fanatiques.



On verra, du reste, que parmi ces martyrs figurent souvent aussi des fanatiques, témoins de la foi, comme furent tant de chrétiens voués au cirque, chez qui une nuance d’exaltation circonstancielle, puisée dans l’influence du milieu, développait un singulier appétit de la mort.



Les vrais régicides sont différents. Si le résultat objectif de leur geste meurtrier ne varie point, les mobiles qui l’inspirent obligent à ranger les auteurs dans une catégorie morbide, d’un intérêt captivant, parce qu’elle va mettre aux prises des illuminés, autrement dit des déséquilibrés, avec cette autre folle criminelle, fanatisée, qu’est la foule, aveuglée par un état passionnel, aberrée par une justice distributive ignorante et à la dévotion servile, trop souvent, de la loi, autrement dit de la force.



Pendant que le faux régicide est le représentant moral, spontané ou élu, d’une idée ou d’un groupe, le vrai régicide est un isolé. Le déchaînement des partis induit en général le public et la presse en de fausses directions. La méconnaissance de ce genre d’aliénés qu’est le fou raisonnant fait que la foule répugne à concevoir qu’un régicide soit autre chose que l’exécuteur des hautes œuvres d’un parti, naturellement qualifié d’extrémiste, puisque, par définition, la vertu siège au juste milieu.



Le cas récent de Gorguloff en fut une triste illustration. L’histoire montrera sans peine que l’opinion, fortement et habilement déviée dans les voies politiques, fut vraiment responsable du supplice de ce fou.



Le régicide (le vrai, il ne sera plus question que de lui) opère pour son propre compte. Sans doute, il s’inspirera pour colorer sa décision criminelle des événements du temps présent, mais il ne faut pas s’y tromper : son acte est une violence prévue par principe et par définition, quel que soit le mobile, raisonné ou délirant, qui le dirige. Ce régicide tue pour tuer ; son acte est l’aboutissant fatal d’une chaîne d’opérations mentales qui l’entraîne plus ou moins vite à une distance souvent fort éloignée de l’idée première qui a déclenché toute la série des associations mentales consécutives. C’est un bel exemple de ce qu’on appelle le délire des actes, mode habituel chez les fous raisonnants, persécuteurs, processifs, batailleurs parce que paranoïaques, actes toujours disproportionnés d’avec les mobiles allégués par l’opérateur.



Le régicide commence par être un paranoïaque. Qu’est-ce à dire ? C’est un déséquilibré congénital enclin à des jugements faux sur les personnes comme sur les choses, toujours à côté de la vérité. Ses vues constamment unilatérales s’inspirent d’une vanité, d’un orgueil primordial qui l’entraînent à croire qu’il est doué de facultés supra humaines, à se croire incapable de se tromper. Par suite, il est exposé à souffrir des moindres obstacles qui heurtent sa marche en avant, je dis marche, car aller de l’avant est tout pour lui. Il agit d’abord et réfléchit ensuite, toujours trop tard. Comme tel, il souffre perpétuellement. C’est un persécuté par l’ambiance. Il est forcément porté à la haine, à la misanthropie et enclin aux réactions. Ses réactions, puisqu’il est un super actif par principe, empruntent la forme du réflexe, du talion, de la violence. C’est pour ce motif qu’il est un persécuteur. Il s’insurgera de plano contre toute autorité, même légitime ; en matière de vie banale, nous le trouverons processif, chicanier, revendicateur. Sur le terrain des idées, il ne sera pas moins combatif, autoritaire, tyran.



C’est parce qu’il est né pour l’action que ce déséquilibré armera sa main en vue du triomphe de sa cause, si grande ou si minuscule qu’elle soit. S’il lui advient d’être aussi un rêveur, un créateur de chimère où il s’incruste comme dans son cocon naturel, tout seul, sans complice ni amis, car il n’a point d’amis et ne songe guère à en réunir, il tentera de réaliser sa chimère par un coup d’éclat. L’acte régicide est au bout, lequel régicide aurait pu être un homicide d’une autre nature : affaire d’orientation des idées. Tout paranoïaque est candidat aux actes éclatants, scandaleux ou criminels. Ses actes sont en tension perpétuelle. Les circonstances seules les font aboutir.



Si l’on a compris cette base paranoïaque du régicide, il sera facile de concevoir que le paranoïaque, orgueilleux par définition, est un mégalomane à l’occasion. L’explosion d’une folie ambitieuse sur une telle base constitue la période finale. L’apothéose du paranoïaque est souvent un épanouissement de sa personne et, chose curieuse, elle ne sera pas indépendante de l’acte catalogué criminel, à l’inverse d’autres mégalomanes qui s’exhibent tout naturellement comme des êtres généreux, philanthropes et bénisseurs.



C’est que le paranoïaque, mégalomane, va continuer à bousculer les obstacles s’ils sont de nature à compromettre l’idée, la grande et sublime idée qui le grise au point qu’il en exige la réalisation.



J’ai connu, à Ville-Évrard, un fou qui faillit m’occire parce que j’étais, à ses yeux, l’obstacle vivant à la récupération du trône d’Allemagne qui lui appartenait, pensait-il, de par sa naissance. S’il m’eût tué, ce n’eût été qu’un homicide, mais si, en liberté, il eût tué Guillaume II, qui usurpait ses droits, il eût été un régicide. Ce souvenir clinique me dispense de raisonnements théoriques plus amples.



Le dernier des régicides fut l’assassin de Paul Doumer. Il fut un prototype du genre. Trois phases dans sa vie : paranoïaque persécuté par les circonstances politiques auxquelles il a été mêlé, comme tant d’autres, et par une foule d’événements qu’il a déclenchés par son comportement maladroit et mal éclairé. Puis, développement morbide d’une personnalité mégalomaniaque où il s’est représenté comme un prophète, un messie, un néo Christ chargé d’une mission divine pour sauver le monde. Finalement, acte désordonné et absurde de tuer une vedette symbolique pour laquelle il n’avait que du respect, mais parce que la politique générale et particulière de la France était un obstacle à l’expansion de sa généreuse idée, inspirée par Dieu.



Comme tel, il devait être un martyr et féconder son idée sublime avec son sang. Ce croyant, ce mystique était hanté par le souvenir classique de Jésus, mort sur la croix pour féconder sa doctrine. Gorguloff fut un isolé, cristallisé dans sa marotte ; la guillotine a entendu ses dernières prophéties : la fin d’un monde qui n’a point voulu épouser ses idées.



Dans cette forme de régicide intervient, à côté du délire, l’obsession, la discussion consciente entre l’acteur qui ne veut point tuer et l’autre partie de son moi qui lui crie : il faut tuer ! Un rien déclenchera le meurtre comme le grain de sable qui fera sauter toute une mécanique.



Le régicide est donc un mystique. Il peut aussi être halluciné quand il est capable de vivifier sa pensée et de la réaliser en la forme d’une voix conseillère. Gorguloff était écrivain, poète, un imaginatif. Comme son sosie Ravaillac, il entendait ses voix familières qui devaient substituer peu à peu leur autorité à la sienne. Et le meurtre est au bout, conclusion logique, stupéfiante pour le profane seul, qui n’est pas initié à un mécanisme psychique particulièrement délicat.



Que l’on évoque le souvenir des grands et petits régicides de l’histoire ; s’ils ne prennent pas rang parmi les pseudo régicides que j’ai dessinés à grands traits au début, ils sont des paranoïaques dans le genre de Gorguloff, l’exemple le plus systématisé que j’ai choisi parce qu’il est encore dans toutes les mémoires.



Mais il y a des sujets qui tiennent des deux groupes. Certains régicides, animés par une idée, une thèse, un moteur qui n’a en soi rien de délirant et qui, dans une large mesure même, est soutenable, finissent, quand ils se sont bien incorporés à cette billevesée, par en être intoxiqués. Ils perdent de vue toute mesure. Et, dans leur exaltation mystique de réalisateurs, ils s’assimilent aux délirants de tout à l’heure.



Ils se persuadent aisément qu’ils peuvent jouer un rôle de libérateurs. Ils sont pris de la folie du sacrifice, et dans cette folie accidentelle, il y a bien quelque chose de l’orgueil morbide du paranoïaque : il y a une énorme vanité à se mettre en vedette et à se tenir in petto pour un personnage que l’histoire inscrira au nombre des martyrs. De là leur attitude transfigurée au sein même des pires supplices. De là l’erreur où ils succombent et qu’ils éviteraient en concevant l’inutilité de leur sacrifice.



Que devait faire la société en face des régicides ? Rien d’autre sans doute que de prononcer des sanctions aussi cruelles qu’injustifiées. Sous l’Ancien régime, tuer un roi était commettre un crime de lèse-majesté. Le roi n’est pas un homme. Sa super fonction, acceptée servilement par les peuples, lui attirait un traitement de faveur qui, dans l’histoire, porte le nom de raison d’État. Raison peu raisonnable que la République a conservée pieusement.



Le coupable subissait les horreurs d’un supplice raffiné, celui que l’on réservait aux parricides. Le roi n’était-il pas le père du peuple, comme le colonel Ramollot est le père du régiment !



Le coupable était tenaillé vif avec des pinces portées au rouge ; ses plaies étaient abreuvées de plomb fondu, puis il était écartelé par quatre chevaux, en place de grève, non sans avoir fait amende honorable en costume de parricide. Le roi héritait des biens de la victime, petit bénéfice qui sent un peu trop le flibustier ; la famille du coupable était aussi châtiée et chassée du pays. Puis le peuple était admis à se partager les morceaux du supplicié. La foule bestiale découpa Ravaillac en petits cubes que les bons et honnêtes citoyens emportèrent à domicile et firent griller.



Ainsi furent traités Pierre Barrère, en 1593 ; J. Chatel, en 1594 ; Ravaillac, en 1610 ; Damiens, en 1757, etc.



Le dernier siècle n’a point démérité des précédents, car la loi du 10 janvier 1853 a encore qualifié le régicide de crime contre la sûreté intérieure de l’État, et le coupable est puni de la peine des parricides.



Les gens qui raisonnent opinent que le XXe siècle s’honorerait en détruisant les traces de telles horreurs humaines et en traitant les régicides en malades qu’ils sont. Un homme s’est rencontré à l’époque révolutionnaire, il s’appelait Pinel. Il eut la gloire d’élever le fou à la dignité de malade. Il en est cependant encore que l’on décapite. Pinel ne serait pas content.



- Dr LEGRAIN