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RELATIVITÉ, RELATIF subst. et adj.


Chasser l’idée d’absolu, si chère à la pensée théologique et métaphysique, pour lui substituer celle de relativité, voilà un travail urgent pour le philosophe et le savant contemporain. L’absolu désigne ce qui est en soi et par soi, ce qui se suffit pleinement. Le relatif, au contraire, ne peut se suffire à lui-même, qu’il s’agisse d’existence ou d’intelligibilité ; il a besoin de réalités étrangères à lui, distinctes de lui, mais avec lesquelles il supporte des rapports. Centrale dans les systèmes de Platon et d’Aristote, la notion d’absolu était déjà combattue, chez les Grecs, par Protagoras : « L’homme, déclarait-il, est la mesure des choses, de ce qu’elles sont, dans la mesure où elles sont, de ce qu’elles ne sont pas, dans la limite où elles ne sont pas. » Les pyrrhoniens s’inspirèrent également de cette idée. Au XIXe siècle, Hamilton devait adresser des critiques fameuses au concept d’absolu. Penser, déclarait-il, c’est conditionner, puisque toute pensée établit une relation ; la loi de relativité constitue l’ossature de l’intelligence. Penser l’absolu s’avère donc impossible, car ce serait conditionner l’inconditionnel et rendre relatif ce prétendu absolu. Mais c’est Kant qui, précédemment, avait donné des bases solides et durables à l’idée de relativité. Pour lui, toute connaissance est relative parce qu’elle dépend des lois de l’esprit qui l’organise. «  On avait admis jusqu’ici, dit-il, que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; que l’on cherche une fois si nous ne serions pas plus heureux, en supposant que les objets se règlent sur nos connaissances. » À l’inverse des dogmatiques, qui cherchent dans des réalités extérieures la raison des lois de la pensée, il trouve dans la pensée l’explication des lois qui régissent le réel. Nous ne reviendrons pas sur ce système exposé précédemment. (Voir article Kant.)



Disons néanmoins que, transposant le subjectivisme du plan psychologique dans le plan physiologique, biologistes et physiciens ont démontré que les sensations en quoi se résout notre perception du monde extérieur, comme aussi les sensations internes, sont relatives à la constitution de notre organisme. Si nos yeux, nos oreilles étaient constitués différemment, les données visuelles et auditives perçues par nous seraient autres que celles que nous percevons. Lentement, la notion de relativité a pénétré dans toutes les branches du savoir humain ; et partout elle s’est révélée féconde en résultats heureux. En mathématiques, en physique, elle a servi de point de départ à des travaux du plus haut intérêt. Einstein s’est appliqué à étendre à la physique le principe de relativité déjà admis en mécanique. De ce qu’aucune expérience ne saurait déceler le mouvement de translation uniforme d’un système, il a conclu, dans la doctrine de relativité restreinte, que les lois des phénomènes physiques demeurent les mêmes pour différents groupes d’observateurs, en mouvement de translation uniforme les uns par rapport aux autres ; dans sa doctrine de relativité généralisée, il a étendu ce principe aux mouvements accélérés et à la gravitation. (Pour l’exposé des idées d’Einstein, voir l’article Mouvement.)



Et la notion de relativité, si féconde dans l’ordre scientifique, suffit encore, pense L. Barbedette, à expliquer une foule de phénomènes moraux, sans cela incompréhensibles. En éthique, elle doit nous guider constamment et rend parfaitement intelligibles des concepts aussi obscurs que ceux de la liberté et du bonheur. « Toujours, la causalité intellectuelle provoque le sentiment de liberté, comme, dans le monde extérieur, les ondes sonores engendrent des sensations auditives, les vibrations lumineuses des impressions colorées... Pas plus que ne sont mensongères les sensations provoquées par les objets extérieurs, le sentiment de liberté n’est illusoire ; il a, comme elles, une valeur symbolique et relative. Pour le mieux comprendre, il faut pousser plus loin, jusqu’à sa cause productrice, l’activité volontaire. Ce n’est point en dissertant sur les nuances qualitatives du rouge ou du bleu que le physicien arrive à les expliquer ; il les rattache à des vibrations quantitatives qui les engendrent sans leur ressembler. Comme les couleurs dépendent et du nerf optique et de l’excitant lumineux, la liberté, subjective apparence, s’avère un compromis entre le conscient et l’inconscient. » (Vouloir et Destin.) La liberté n’implique donc pas commencement absolu, pouvoir créateur de la volonté, comme le supposent les partisans du libre arbitre, mais elle répond à ce fait qu’en pratique l’homme parvient à modifier la trame des causes et des effets, dont le déroulement constitue et sa propre vie et le devenir de l’univers qui l’environne.



Le bonheur n’a rien d’absolu, lui non plus, il dépend de conditions multiples et variables. « Source d’erreurs innombrables, prêtant, à tout, une nuance ou des formes illusoires, le prisme métaphysique et social fige en un bonheur abstrait nos joies fugitives et changeantes, il schématise et appauvrit nos plaisirs hétérogènes et multiformes. Pour un chimérique espoir, fruit de rêveries collectives, nous dédaignons les bonheurs passagers qui s’offrent ; pour une déesse inexistante, nous effeuillons les pétales des plus divines fleurs. Pourtant, ce bonheur solidifié, d’une immutabilité choquante, si on l’offrait aux vivants, qui d’entre eux ne s’en détournerait ? Il semble tellement fait pour les morts ; du sommeil éternel, il est une si manifeste image ! Dans l’ordre moral, comme en politique, c’est une trompeuse erreur de vouloir tout réduire à l’unité... Avec le désir et l’idéal s’individualisent, en se diversifiant, les joies suprêmes de chacun ; ne croyons pas à un bonheur unique, stéréotypé, il en existe de multiples et d’irréductibles aux formules toutes faites léguées par nos ancêtres. » Rien d’absolu dans le bonheur humain, il est tout relatif et ne peut être que relatif. « La nature est sans cesse en travail, et nos besoins renaissent, toujours nouveaux ; un devenir éternel préside à l’écoulement des pensées comme des choses. Ce qui charmait hier déplaît aujourd’hui ; l’adolescent ne comprend plus les passe-temps du bambin, et l’action de l’homme mûr s’accorde mal avec le calme tant chéri des vieillards. Des nuages épais suffisent à assombrir l’âme du poète, de lumineux rayons à l’ensoleiller. Et combien rare est la consonance entre aptitudes et situations : le forgeron voudrait être boulanger, le boulanger forgeron, le citadin adore la campagne et le campagnard la ville. » (À la Recherche du Bonheur.) Or, puisque l’éthique n’est que l’art de vivre heureux, il en résulte qu’elle doit s’imprégner au plus haut degré de la notion de relativité. L’erreur commise par les moralistes chrétiens, qui offraient leur céleste béatitude pour le lendemain de la mort, ne doit pas être renouvelée par les penseurs rationalistes. Dédaignant l’absolu chimérique des théologiens, ils ont à se préoccuper de la vie présente seulement.



Même en ce qui concerne les besoins physiques, il convient de bannir les affirmations trop absolues qui ne tiennent pas compte de la prodigieuse complexité du réel. « Des théoriciens, bien intentionnés, je n’en doute pas, se montrent trop absolus dans leurs conclusions. Partis d’un principe bon en lui-même, ils en tirent des conséquences extrêmes qui ne cadrent aucunement avec les nécessités pratiques. Alors que la réalité s’avère d’une complication extrême et qu’il faut, dans les sciences de la nature, demander à l’expérience de prononcer en dernier ressort, ces constructeurs de systèmes légifèrent dans l’abstrait et multiplient les déductions avec une logique dont l’apparente rigidité cache d’irrémédiables faiblesses. Trop nombreux sont les facteurs qui interviennent, trop divers les tempéraments pour qu’il ne soit pas indispensable d’individualiser le régime alimentaire, par exemple. Ce qui convient dans tel cas pathologique est contre-indiqué dans tel autre ; l’homme vigoureux et solide n’a pas les mêmes précautions à prendre que l’homme mal portant ; à celui qui fournit un gros effort physique, il faut une nourriture plus abondante qu’à celui qui travaille seulement du cerveau : l’enfant a des besoins différents de ceux de l’adulte. Défendu, quand on souffre de certains troubles, le café, dans d’autres cas, est un adjuvant utile ; selon les circonstances et les tempéraments, une totale privation de viande produira des effets opposés. Chaleur et froid excessifs ont aussi une grande influence ; impossible de se comporter d’une façon identique au Sénégal et au Groenland. Dans une contrée où l’on trouve, en toutes saisons, fruits et légumes frais, où le maintien de l’organisme à la température normale requiert peu de combustible, par suite du climat, le menu habituel ne saurait être le même que dans les régions éternellement glacées, dont la végétation n’offre que des ressources très précaires. Lorsqu’ils se querellent, les réformateurs peuvent avoir également raison, mais dans une mesure limitée : ils supposent, indûment, valable pour tous ce qui ne convient qu’à certaines personnes. Partis d’observations exactes, ils aboutissent à des conclusions trop générales. » (L’Incomparable Guide.) Dans les divers domaines où les faits dépendent du vouloir humain, le concept de relativité, pense L. Barbedette, suffit à éliminer bien des discussions accessoires et parvient même à concilier certaines doctrines, en apparence opposées. Il introduit aussi dans les discussions, et dans le comportement quotidien, plus de bienveillance à l’égard de ceux qui, sans avoir nos idées, s’efforcent néanmoins de bien agir et de voir clair.