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REMORDS n. m.


Il est probable que lorsqu’une bactérie attaque la matière organique et s’en nourrit, elle n’éprouve aucune espèce de remords. A-t-on jamais vu des termites se repentir d’avoir détruit l’architecture d’un beau monument ? La mante religieuse mange dévotement son époux pendant l’acte de copulation. Il est des mères lapines qui dévorent leurs petits nouveaux-nés avec une tranquille assurance. L’abeille arrache impitoyablement les nymphes à leur berceau lorsque l’hiver s’annonce. Le loup de La Fontaine était d’une politesse excessive ; et, vraiment, il fit trop d’honneur à l’agneau en disputant avec lui avant de le croquer. On n’a jamais soupçonné qu’un hôte de la jungle – pas plus d’ailleurs qu’un animal domestique – ait souffert d’avoir « fait à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fit » ; ainsi, il apparaît que le remords semble être un sentiment tout à fait inconnu à nos frères dits inférieurs. Comment donc se comporte le frère « supérieur » ? Voltaire écrit : « Locke apporte l’exemple des sauvages qui tuent et qui mangent leur prochain sans aucun remords de conscience, et des soldats chrétiens bien élevés qui, dans une ville prise d’assaut, pillent, égorgent, violent, non seulement sans remords, mais avec un plaisir charmant, avec honneur et gloire, aux applaudissements de tous leurs camarades. Il est très sûr que dans les massacres de la Saint-Barthélemy, et dans les autodafés, dans les saints actes de foi de l’Inquisition, nulle conscience de meurtrier ne se reprocha jamais d’avoir massacré hommes, femmes, enfants ; d’avoir fait crier, évanouir, mourir dans les tortures des malheureux qui n’avaient commis d’autres crimes que de faire la pâque différemment des inquisiteurs. » Et, plus loin : « Un petit sauvage qui aura faim, et à qui son père aura donné un morceau d’un autre sauvage à manger, en demandera autant le lendemain, sans s’imaginer qu’il ne faut pas traiter son prochain autrement qu’on ne voudrait être traité soi-même. » (Dict. Phi., article : Conscience.)


Pourtant, si le remords doit se manifester parfois, n’est-ce pas dans le crime ? Et cependant l’histoire ne nous a transmis que quelques noms de criminels torturés par le remords. Caïn appartient à la légende biblique. À côté d’un Charles IX, combien de monstres qui ont nom : Néron, Constantin Ier, Borgia, Napoléon ! Sans compter ces messieurs de l’internationale sanglante des armements. Est-ce que l’homme de « la mobilisation n’est pas la guerre » ne riait pas dans ses cimetières ? L’assassin qui vit ses derniers moments est-il assailli par le remords ? S’il a le sommeil léger, c’est surtout par peur de ce qui le menace. Mais le souverain qui, par le droit de grâce, tient la vie du misérable entre ses mains n’a nul remords de l’envoyer sous le couperet. Et, cependant, il y a crime égal. « Faut-il tuer pour empêcher qu’il y ait des méchants ? C’est en faire deux au lieu d’un. » (Pascal.) Ainsi, nous pouvons conclure avec Voltaire « que nous n’avons point d’autre conscience que celle qui nous est inspirée par le temps, par l’exemple, par notre tempérament, par nos réflexions. L’homme n’est né avec aucun principe, mais avec la faculté de les recevoir tous ». Le remords est le produit de cette chose toute artificielle : la conscience (voir ce mot). C’est ainsi que le souverain qui aura froidement envoyé à l’échafaud ou à la chaise électrique un pauvre bougre victime des lois pourra éprouver du remords s’il se laisse entraîner, par exemple, à manger de la viande le vendredi. Mme de Sévigné écrivait : « Vous savez comme je hais les remords ; ce m’eût été un dragon perpétuel que de n’avoir point rendu les derniers devoirs à ma pauvre tante. » Quelles puérilités ! C’est que nous touchons ici au domaine de la morale. Il y aura remords dès qu’on aura enfreint la règle. Encore faudra-t-il qu’on soit lésé dans ses intérêts, sinon on se sentira très facilement le cœur à l’aise. « Le remords s’endort durant un destin prospère et s’aigrit dans l’adversité », écrit J.-J. Rousseau dans ses Confessions.


Mais peut-il y avoir remords pour l’individu qui a éliminé en lui tout ce que les traditions ont pu apporter de grégaire ? Ses actes – outre qu’ils seront autant que possible raisonnables et sensés – ne pourront lui inspirer que du repentir, dans le cas où, par inadvertance ou par erreur, ils ne se trouveraient pas conformes à sa conception de l’éthique. Il essayera simplement d’en détruire ou d’en atténuer les effets, sans que pour cela il se croie damné à jamais, voué aux tourments éternels ou aux tortures infernales. Le remords est, lui aussi, une création du christianisme. C’est Dieu qui – en nous-mêmes – nous reproche notre « mauvaise action » (par exemple : convoiter le bien ou la femme du voisin, voler son maître, résister à l’oppression ; choses impardonnables aux gueux, comme on sait). « Le remords de conscience que nous sentons après le péché est une grâce intérieure », disait Bourdaloue ; mais Boulainvilliers, ramenant la chose à de plus justes proportions, écrivait : « Le remords qui, dans le langage de l’écriture, est appelé le ver de la conscience, n’est proprement qu’une honte portée à l’excès. »


Pour l’amoral, sensible et juste, il ne peut donc y avoir de remords, car le remords « s’adresse aux grosses offenses contre la morale » (Littré). Il y aura regret d’un acte jugé mauvais, avec résolution intérieure de ne pas le renouveler. Et cet amoral ne poursuivra que mieux l’ascension vers l’idéal qu’il se sera assigné, se perfectionnant sans cesse, sans avoir besoin de jalonner sa route de douloureux, empoisonnants et inutiles mea culpa.


Pour conclure, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire l’admirable page du sage Meng-Tseu. Puissent s’inspirer de l’enseignement qu’elle contient tous ceux qui ont encore l’esprit peuplé de chimères et qui redoutent le remords comme sanction à leurs pauvres actes humains.


« Je suppose ici un homme qui me traite avec grossièreté et brutalité ; alors, en homme sage, je dois faire un retour sur moi-même, et me demander si je n’ai pas été inhumain, si je n’ai pas manqué d’urbanité : autrement, comment ces choses seraient-elles arrivées ?... Si, après avoir fait un retour sur moi-même, je trouve que j’ai été humain ; si, après un nouveau retour sur moi-même, je trouve que j’ai eu de l’urbanité, la brutalité et la grossièreté dont j’ai été l’objet existant toujours, en homme sage, je dois de nouveau descendre en moi-même, et me demander si je n’ai pas manqué de droiture. Si, après cet examen intérieur, je trouve que je n’ai pas manqué de droiture, la grossièreté et la brutalité dont j’ai été l’objet existant toujours, en homme sage, je me dis : cet homme qui m’a outragé n’est qu’un extravagant et rien de plus. S’il en est ainsi, en quoi diffère-t-il de la bête brute ? Pourquoi donc me tourmenterais-je à propos d’une bête brute ? C’est pour ce motif qu’un sage est toute sa vie intérieurement plein de sollicitude, sans qu’une peine l’affecte pendant la durée d’un matin. »

- Cl. BOUSSINOT.