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RÉPRESSION n. f. (du latin repressio)


Action de réprimer, de sévir, dans le but d’arrêter l’effet, le développement, le progrès d’une action qu’on juge répréhensible, d’un courant, d’une doctrine, d’un mouvement que l’autorité temporelle ou spirituelle estime subversif et contraire aux intérêts religieux ou laïcs que cette autorité a la charge de défendre.


La répression sévit en raison directe de la faiblesse d’un régime et de la force de l’opposition. Les gouvernements considèrent la répression comme une manifestation de l’autorité morale dont ils jouissent et de la solidité de leur puissance. Quand la police – toujours servile – traque les militants subversifs ; quand la magistrature – toujours à plat ventre – fait pleuvoir les condamnations les plus iniques et les plus dures sur les propagandistes et les hommes d’action d’une organisation révolutionnaire ou des groupements anarchistes ; quand l’armée – toujours aux ordres des pouvoirs établis – massacre les populations insurgées ; quand les prisons regorgent de détenus et les terres d’exil de proscrits, le Gouvernement s’imagine que la sévérité qu’il déploie contre ses adversaires marque la mesure de sa force et de la faiblesse des persécutés. Il n’y a là qu’une fausse apparence, et la raison et l’histoire déposent dans un sens diamétralement opposé. Il suffit d’observer et de réfléchir quelque peu pour acquérir la conviction que la répression dont un régime fait usage, dans le but de briser l’effort de ceux qui le combattent, est, tout au contraire, la marque de l’impopularité de ce régime et, par conséquent, de sa fragilité.


Sur ce point, consultons la raison. Écoutons-la. Elle affirme qu’un gouvernement véritablement populaire – j’entends par là estimé et aimé par le peuple – n’a pas besoin de s’appuyer sur la violence : la confiance qu’il inspire aux gouvernés, le respect et la sympathie que ceux-ci ressentent pour les talents et les vertus dont ils se plaisent à combler inconsidérément ceux qui président à leurs destinées, sont, pour les institutions en cours et pour ceux qui les régissent, les assises les plus stables et le gage le plus sûr de la docilité avec laquelle les gouvernés continueront à s’incliner devant l’autorité et le prestige des chefs. Il est donc, par avance, démontré que plus un gouvernement est populaire, moins il est appelé à sévir.


Raisonnons par l’absurde : supposons un régime de liberté si positive, de si stricte équité et d’égalité si réelle qu’il serait délibérément accepté par la totalité de ceux à qui il s’applique. Il est évident qu’un tel régime reposerait sur des bases d’une solidité à toute épreuve ; et il est, en outre, évident que, ledit régime ne suscitant ni mécontentement, ni protestation, ni révolte, la répression ne trouverait pas à s’y exercer. Mais un régime de cette nature ne comporterait aucun gouvernement ; ce serait l’anarchie.


Revenons donc au régime capitaliste et autoritaire qui, par contre, ne se conçoit pas plus qu’il ne saurait exister sans la répression. En divisant les individus en riches et en pauvres, le capitalisme enfante inévitablement, et sous les formes les plus variées, l’irritation et la révolte des spoliés contre les spoliateurs. En divisant les individus en gouvernants qui commandent et en gouvernés qui sont dans la nécessité d’obéir, l’État engendre inéluctablement, et sous les formes les plus variées, la colère et l’insurrection des asservis contre les maîtres. Pauvres et gouvernés ne se dressent pas seulement contre tels exploiteurs ou tels oppresseurs, ils se dressent contre les formes mêmes de l’exploitation et de l’oppression dont ils ont à se plaindre ; ils se dressent contre les institutions qui consacrent et protègent ces formes ; ils se dressent contre le régime qui s’appuie sur ces institutions ; ils menacent directement le régime lui-même.


En fait, il en est ainsi : la révolte ne gronde, l’effervescence ne se produit, l’insurrection n’éclate que dans la mesure même où, les causes de mécontentement et l’indignation s’étant graduellement multipliées et aggravées, l’opposition – pouvant aller, alors, des éléments les plus modérés aux éléments les plus révolutionnaires, des partis les plus paisibles aux partis les plus violents, des natures les plus réfléchies aux tempéraments les plus impulsifs –, l’opposition, dis-je, se lève résolue, énergique, inflexible, contre le régime dont elle dénonce les méfaits et tente de le culbuter. Ainsi attaqué, le régime se défend et demande son salut aux forces de répression dont il dispose. La nature de ces forces de répression et la férocité avec laquelle l’autorité y fait appel étant conditionnées par l’intensité de la révolte, la gravité de la situation et l’imminence du péril.


Ce n’est donc pas quand un gouvernement est fort, mais, au contraire, lorsqu’il se trouve affaibli par l’accumulation de ses erreurs, de ses fautes et de ses crimes, qu’il a besoin de résister aux assauts qui lui sont livrés et de jeter dans la mêlée les violences, les arbitraires, les cruautés que synthétise la répression. Ce n’est donc pas de la puissance, de la solidité d’un régime ou d’un gouvernement que la répression donne la mesure. Elle donne, au contraire, celle de la force de l’opposition.



LA MARCHE D’UNE IDÉE. – Cette thèse est confirmée par une observation empruntée à des considérations d’un ordre différent et qui sont trop saisissantes pour que je ne les indique pas.


Écoutez bien ceci : une idée naît. Elle se dégage d’une multitude de faits et de circonstances qui révèlent un état social nocif et criminel. Cette idée tend à la disparition de cet état social et à la suppression des pouvoirs établis, destinés à maintenir celui-ci. Elle porte en elle, mais tout d’abord à l’état potentiel, un arsenal d’armes redoutables contre lesdits pouvoirs. Toutefois, elle est encore si faible et si menue que la menace qu’enferment ses flancs n’apparaît que fort incertaine et quasi imperceptible.


Qui sait seulement si cette idée survivra aux épreuves que comporte toute période de croissance ? Mieux vaut l’ignorer. Sévir serait une maladresse, car ce serait attirer l’attention sur l’idée naissante, lui faire une réclame inespérée et – qui sait ? –, en lui donnant une importance qu’elle n’a pas encore, la doter d’une force qui lui fait défaut. Et puis, il sera toujours temps, s’il le faut, de la combattre et de l’étouffer.


Or, voici que cette idée se propage ; elle groupe autour d’elle des intelligences, des énergies et des dévouements. Ses partisans s’agitent, mais un peu au hasard, inorganisés et sans plan concerté. La menace grandit ; mais elle reste encore trop imprécise et trop lointaine pour qu’elle soit, de la part des maîtres de l’heure qui ont à faire face à des adversaires plus pressants et mieux préparés, l’objet d’une persécution systématique et d’une répression caractérisée. Toutefois, cette menace n’est pas à dédaigner tout à fait ; les gouvernants s’en inquiètent, ils en surveillent les manifestations et, de temps en temps, le glaive de la loi s’abat sur les propagandistes qu’ils jugent trop impatients ou trop audacieux.


Mais voici que, bien loin d’être affaiblie par les coups qui lui sont portés, l’idée gagne en profondeur et en étendue. Elle se précise en formules définitives et en mots d’ordre concrets. Elle a ses théoriciens, ses écrivains, ses orateurs. Elle possède son organisation, ses journaux, ses tribunes, ses revues, ses brochures, ses livres, ses œuvres. Les mêmes tâches suscitent l’ardeur enthousiaste de centaines et de centaines de propagandistes de toutes langues et de toutes nationalités. Mêmes aspirations, même but, mêmes méthodes d’action, même idéal rassemblent peu à peu, en un faisceau de plus en plus robuste et compact, des milliers, des dizaines de milliers de militants prêts à tout, même au sacrifice de leur vie, pour le triomphe de l’idée qui leur est chère et commune. Alors, les dirigeants n’hésitent plus. L’heure de l’implacable répression a sonné. Il faut étouffer à tout prix la moisson de révolte qui lève. C’est pour eux une question de vie ou de mort. Tout leur est prétexte à justifier – apparemment, du moins – la plus sauvage persécution.


Discuter ? Opposer argument à argument, doctrine à doctrine ? Non, non ! Le feu est à la maison ; l’incendie se propage ; l’embrasement général est imminent. Il faut, toutes autres préoccupations cessantes et toute autre besogne étant reléguée au second plan, il faut, sur l’heure, perquisitionner, arrêter, condamner, châtier les rebelles, les destructeurs de l’ordre établi, les générateurs de révolte, les fomenteurs d’insurrection. Plus le régime se sent menacé, plus l’opposition est forte, mieux elle est organisée, plus redoutable est la bataille qu’elle engage, et plus le régime apporte à se défendre de rigueur et de violence.


On peut interroger l’histoire et on constatera que, depuis les temps les plus reculés, c’est ainsi, pas autrement, que les choses se sont passées. Ici, la leçon des faits se confond avec l’enseignement de la logique élémentaire, pour établir, lumineusement et sans réfutation possible, que ce n’est pas lorsqu’un gouvernement est fort et l’opposition faible que la répression sévit, mais, au contraire, quand l’opposition est forte et le gouvernement faible. De ce qui précède, je conclus à l’erreur de cette théorie courante qui mesure la stabilité et la force d’un état social au degré de répression dont il accable ses contempteurs.



LES EFFETS DE LA RÉPRESSION. – Dans la pensée des gouvernants, la répression doit avoir pour conséquence d’intimider, de disperser, de décourager et, finalement, de terrasser leurs adversaires. En fait, la répression aboutit à des résultats contraires. Rien ne peut être comparé, comme stimulant, à la persécution : c’est le coup de fouet qui, cinglant brusquement le pur sang, précipite sa course et le rend indomptable. En arrachant le militant à la vie libre, en le séparant de ceux qu’il affectionne, en l’éloignant des milieux qui lui sont familiers, la prison et l’exil avivent la haine que lui inspirait déjà l’iniquité sociale. Ils creusent en abîme le fossé déjà large et profond qui le séparait du régime oppresseur.


Un libéralisme tolérant l’eût, peut-être, à la longue, réconcilié avec celui-ci ; la répression, de caractère fatalement brutal, en fait définitivement un ennemi mortel. Par les brimades, les tracasseries et les violences exercées contre le subversif, l’autorité croit le mater. Erreur : malmené, traqué, frappé, privé de travail, celui-ci s’indigne, proteste, se rebiffe, s’exaspère et contre la répression qui se généralise et, furieuse, aveugle, s’abat sur tous les hommes qui luttent côte à côte, c’est toute une armée de militants étroitement unis et solidaires, une armée d’adversaires désormais irréductibles qui fait au régime exécré une guerre sans merci.


La persécution se flatte de disperser les rebelles : elle les rapproche. Elle espère les décourager : elle exalte leur énergie et décuple leur vaillance. Elle croit les terrasser : elle inscrit, au fond de leurs cœurs, en lettres de feu, la farouche résolution qui pousse aux prodiges d’audace et d’intrépidité. « Vaincre ou mourir ! »


Je parle, ici, bien entendu, des militants dont l’inflexible volonté s’appuie sur un tempérament énergique et persévérant et sur des convictions profondes autant qu’ardentes, conscientes autant qu’indéracinables. Exceptionnellement doués, ces natures fortes, ces cœurs fervents, ces êtres, résolus à se vouer et à se dévouer à l’apostolat vers lequel les appellent, avec une force irrésistible, leur intelligence et leur sensibilité, sont inaccessibles au découragement. Céder à la répression, se laisser abattre par la persécution leur apparaîtrait comme une lâcheté qu’ils ne se pardonneraient pas, comme une trahison dont leur conscience ne consentirait pas à les excuser, moins encore à les absoudre. Mis en demeure de choisir entre l’abandon des convictions qui les animent et la mort, c’est à celle-ci que, sans hésitation, ils se résigneraient. Oui, cent fois oui : plutôt souffrir et, s’il le faut, mourir que d’abjurer leur magnifique idéal !



LA RÉPRESSION NE BRISE PAS LA RÉVOLTE. – L’histoire le proclame : la persécution a pu entraver, parfois même paralyser momentanément la poussée d’un mouvement social ample et vigoureux ; elle a pu en retarder le triomphe ; jamais elle n’est parvenue à l’anéantir, à en avoir définitivement raison. L’histoire de l’humanité abonde en exemples de nature à illustrer cette thèse. Je n’en citerai que trois, mais ils sont typiques et suffiront :


a) Le triomphe du christianisme est le premier de ces exemples. Durant près de trois siècles, les disciples du Christ furent en butte aux plus atroces persécutions. Mis au ban de la société, pourchassés et traités comme les pires malfaiteurs, torturés comme les plus infâmes criminels, c’est par centaines de milliers qu’ils furent publiquement suppliciés et assassinés. La sauvage persécution par laquelle le monde païen espérait étouffer à jamais le christianisme naissant a indubitablement retardé le triomphe de celui-ci ; mais, par contre, elle lui a assuré, dès son avènement, une influence morale, un prestige et une puissance matérielle que le christianisme eût mis des siècles à conquérir et qu’il n’eût, probablement, jamais acquis sans la fascination exercée sur le mysticisme fanatique des populations vivant au Ve et au VIe siècle, grâce à l’évocation pathétique des martyrs marchant au supplice, extasiés, délirants.


b) Un peu plus tard, le christianisme triomphant devint persécuteur, à son tour. Durant toute la nuit du Moyen Âge, l’Église omnipotente, d’accord avec la monarchie et la noblesse, fit peser la répression la plus perfide, la plus sanguinaire et la plus impitoyable sur quiconque refusait de se courber passivement devant les absurdités de l’orthodoxie théocratique et romaine. Peu importait, en ces temps maudits, que la science fût domestiquée, que la pensée fût asservie et que, par suite, tout véritable progrès social fût rendu impossible ! Pour le clergé et la noblesse assoiffés de domination, il fallait que les cerveaux fussent plongés dans la nuit épaisse et profonde ; il fallait que, dans tous les domaines, régnât une obscurité d’encre et de plomb : vouloir projeter dans ces ténèbres quelque clarté, c’était le crime inexpiable entre tous et, contre le penseur, le savant ou l’artiste dont l’œuvre glissait dans cette nuit un rai de lumière, c’était la mort précédée d’indicibles souffrances et, après la mort, la damnation éternelle.


Ce fut en vain, pourtant, que toutes les forces de répression se coalisèrent contre l’espoir critique et de libre examen poussant irrésistiblement l’humanité pensante vers la lumière. Après avoir été travaillé et bouleversé par la lutte formidable qui mit aux prises l’aristocratie et la démocratie, le dix-huitième siècle enregistra, en dépit de toutes les persécutions par lesquelles les classes privilégiées prétendaient assurer leur salut, l’irrémédiable défaite du monde féodal (noblesse et clergé) et la victoire du monde démocratique (bourgeoisie et peuple).


c) Plus tard, encore, la bourgeoisie, devenue à son tour toute-puissante, s’arma de la plus sanglante répression contre le prolétariat en travail d’émancipation. L’histoire du XIXe siècle mentionne la colère grandissante des masses populaires cyniquement pressurées et dépouillées par une insatiable oligarchie financière, industrielle et commerciale. Écrasée d’impôts, réduite aux privations par des salaires toujours insuffisants, écœurée des palinodies et trahisons des mandataires du peuple qui violent impudemment leurs promesses, exaspérée par la rapacité patronale qui repousse hautainement les revendications les plus légitimes de leurs salariés, jetée par les rivalités et convoitises capitalistes dans d’incessantes guerres où son sang coule à flots, la classe ouvrière proteste, menace, se cabre, se soulève en grèves économiques et en insurrections politiques,


Les gouvernements sévissent. Mais l’élan est donné et les persécutions ne réussissent point à le briser. La Commune éclate. Maîtresse de Paris, elle se bat avec un courage admirable ; mais affamée, assaillie de toutes parts, isolée du monde entier, encerclée par les troupes ennemies, à bout de ressources, de munitions et de forces, elle succombe. Et l’Univers assiste à une des plus abominables répressions que l’histoire ait connues.


La bourgeoisie croyait noyer ainsi dans le sang le socialisme et la révolution. Erreur : dans le monde entier, le socialisme grandit, la révolution gronde et l’anniversaire de la Commune est commémoré par les militants de tous les pays et célébré par eux comme une étape glorieuse sur la route qui conduit à l’affranchissement international.



CONCLUSION. – Ces leçons de l’histoire sont d’une incomparable éloquence ; elles possèdent une force exceptionnelle de démonstration. Elles sont à retenir. Tenons-en compte et appliquons-les à l’époque que nous vivons.


Disqualifiées et condamnées dans le cœur et l’esprit des êtres conscients et éclairés, dont le nombre croît de jour en jour, les institutions actuelles ne disposent, comme moyen de défense, que de la répression. Elles en usent sans mesure. Aux attaques dirigées contre leur odieuse domination par les compagnons des deux hémisphères, les dictateurs et maîtres de partout ripostent par la prison, l’exil et le bourreau. Une fois de plus, l’autorité fait appel aux forces de répression dont elle est puissamment armée et met en celles-ci toute sa confiance. Sa confiance est mal placée.


La persécution, même la plus féroce, ne réussira pas à briser le mouvement formidable qui emporte l’humanité vers des formes nouvelles de vie individuelle et sociale. Elle ne parviendra pas à sauver le régime de la débâcle. C’est un duel à mort qui commence et va se poursuivre, avec un acharnement grandissant, entre l’autorité qui ne veut pas mourir et se défendra jusqu’à l’épuisement total de ses forces de résistance et la liberté qui ne peut naître et se développer que sur le cadavre de l’autorité.


Il est à prévoir que la lutte sera longue, âpre et sanglante. Il est certain qu’avant d’atteindre le but, les contempteurs de l’autorité laisseront sur la route nombre des leurs, meurtris et pantelants. C’est la fatalité de toutes les batailles que soient immolés à la victoire les meilleurs, les plus intrépides et les plus ardents. Si douloureuse que soit cette rançon de la victoire, les anarchistes sauront la payer sans défaillance. Ils savent que, juste, sublime, immortelle est la cause pour laquelle ils luttent : celle de la liberté.


Cette cause n’est pas celle d’une caste, d’une classe, d’une génération, du plus grand nombre ; elle est celle de toutes les générations et de tous les individus, sans aucune exception. Elle triomphera.


- Sébastien FAURE.