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RÊVE n. m.


Dans le langage ordinaire, le mot rêve est fréquemment synonyme d’espérance vaine, d’idée chimérique ; il s’applique aussi à l’idéal que l’on caresse tendrement, mais que l’on juge irréalisable. En poésie, le rêve se confond avec les constructions de l’imaginative qui se déroulent dans le cerveau de l’homme inspiré. Toute anticipation scientifique, morale, sociale peut être qualifiée de rêve ; et, pris dans cette acception, il est considéré à bon droit comme la racine première du progrès. La tendance de notre esprit à toujours dépasser le présent, à concevoir un monde supérieur à celui que perçoivent nos sens s’avère l’inspiratrice de l’art et des mille inventions utiles qui ont permis d’améliorer les conditions d’existence de l’espèce humaine. Mais c’est dans un sens plus limité que j’emploierai ce mot ici ; ne voulant pas redire ce que j’ai longuement développé dans Vers l’inaccessible et ce que d’autres ont dit dans divers articles de cette encyclopédie, je parlerai presque exclusivement du rêve examiné en tant que manifestation de l’activité mentale pendant la période de sommeil.


Longtemps on a considéré l’incohérence comme le signe distinctif du rêve. « Il n’y a pas cohérence, écrivait Egger, il n’y a pas liaison, il n’y a pas rapports mutuels entre les rêves et l’état de veille, entre les différents rêves, entre les éléments constitutifs d’un même rêve, on pourrait ajouter entre nos rêves et les rêves de nos semblables au même moment. » Bien avant lui, Héraclite affirmait déjà : « Il y a un seul et même monde pour les hommes éveillés ; mais chaque homme endormi se détournant du monde commun va dans un monde qui lui est propre. » Toutefois, Freud nous semble dans le vrai quand il établit, de ce point de vue, une distinction entre les rêves. Certains d’entre eux sont clairs, raisonnables et semblent empruntés à la vie psychique ordinaire. « Ces rêves se produisent souvent. Ils sont brefs et ne nous intéressent guère parce qu’ils n’ont rien qui étonne, rien qui frappe l’imagination. » D’autres apparaissent fort cohérents, mais nous surprennent, parce que rien, dans la réalité, ne leur fournit de base, ni de justification. « C’est le cas, par exemple, quand nous rêvons qu’un parent qui nous est cher vient de mourir de la peste, alors que nous n’avons aucun motif d’appréhender cet événement ou de le croire possible. » Enfin, il y a des rêves absurdes, incohérents, qui sortent des règles de l’intelligibilité habituelle. Ce sont les plus nombreux et, ajoute Freud, « c’est pour cela que les médecins, qui n’attribuent aux rêves qu’une importance médiocre, refusent de voir en eux autre chose que le produit d’une activité psychique réduite. Disons, en outre, que, d’une manière générale, il est rare que des rêves un peu longs et suivis ne présentent quelques traces d’incohérence ».


Même lorsqu’il apparaît contraire aux lois de la logique rationnelle et répugne à la conscience de l’homme éveillé, le rêve est-il aussi dépourvu de sens que les notes frappées au hasard, par une main inexperte, sur le clavier d’un piano ? Cette opinion, qui fut celle de nombreux médecins, apparaît insoutenable après les minutieuses recherches de Freud. Certes, nous sommes loin d’admettre l’ensemble des conclusions formulées par ce psychiatre ; son interprétation des rêves nous paraît singulièrement caduque, pour ne pas dire absolument erronée, dans bien des cas. Mais nous admettons que maintes constructions oniriques sembleraient moins absurdes, ou même s’expliqueraient parfaitement, si nous connaissions leurs antécédents soit physiologiques soit psychologiques. Les excitations périphériques jouent un rôle que l’on a pleinement mis en lumière. Dans son ouvrage Le Sommeil et les Rêves, Maury rapporte ce fait vraiment typique : « J’étais un peu indisposé et me trouvais couché dans ma chambre, ayant ma mère à mon chevet. Je rêve de la Terreur, j’assiste à des scènes de massacre, je comparais devant le tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, toutes les plus vilaines figures de cette époque terrible ; je discute avec eux ; enfin, après bien des événements que je ne me rappelle qu’imparfaitement, je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette, au milieu d’un concours immense, sur la place de la Révolution ; je monte sur l’échafaud, l’exécuteur me lie sur la planche fatale, la fait basculer, le couperet tombe ; je sens ma tête se séparer de mon tronc, je m’éveille en proie à la plus vive angoisse et je me sens sur le cou la flèche de mon lit qui s’était subitement détachée, et était tombée sur mes vertèbres cervicales, à la façon du couteau d’une guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi que ma mère me le confirma, et cependant c’était cette sensation externe que j’avais prise pour point de départ d’un rêve où tant de faits s’étaient succédé. »


Chez d’autres dormeurs, le bruit d’un réveille-matin s’est traduit par l’idée d’une voiture qui roulait sur des pavés, l’aboiement d’un chien par une harangue qui provoquait les huées des auditeurs, la brusque apparition d’une lumière par la vue d’un incendie. Des expériences méthodiques, dues à une excitation intentionnelle, ont confirmé ce que l’on savait déjà. Chatouillé sur les lèvres et le bout du nez, un individu rêva « qu’on le soumettait à un horrible supplice, qu’un masque de poix lui était appliqué sur la figure, puis qu’on l’avait ensuite arraché brusquement, ce qui lui avait déchiré la peau des lèvres, du nez et du visage ». Doucement pincé à la nuque, un dormeur imagina qu’on lui posait un vésicatoire. Le docteur Mourly Vold a constaté qu’une fatigue musculaire générale détermine fréquemment la vie de personnages en mouvement. De même, les images hypnagogiques ont pour substratum habituel des sensations effectivement éprouvées. Tous les sens externes peuvent fournir des excitations qui serviront de point de départ à des constructions oniriques.


Par ailleurs, les sensations internes, les excitations cénesthésiques jouent un rôle que Bacon signalait déjà, et que Maine de Biran estimait capable d’expliquer l’existence et la diversité des rêves. « Il suffit, écrivait Lemoine en 1855, que nous soyons couchés dans une position incommode, par exemple sur le côté gauche, que la respiration soit oppressée, la circulation gênée tant soit peu, pour que les rêves les plus affreux, les plus horribles cauchemars inquiètent notre sommeil qui se serait prolongé sans trouble, et peut-être dans des songes agréables, si nous nous fussions endormis dans une position différente, ou si quelque mouvement instinctif, provoqué par la fatigue, eut rendu plus tôt toute leur liberté aux fonctions du cœur et des poumons. » Faim, soif, excitation génitale, besoin d’uriner provoquent des rêves typiques ; Freud a particulièrement insisté sur l’importance du facteur sexuel dans l’activité onirique.


Ainsi qu’en témoigne l’expérience courante, l’état pathologique des organes intervient aussi. Coryza, dyspnée, affections de la gorge ou des voies respiratoires engendrent des rêves d’étouffement. « J’ai rêvé, écrit un élève de Foucault, qu’il me fallait aller en classe, Ma mère voulait me faire prendre une pèlerine. Mais, comme cette pèlerine était trop étroite, elle me la boutonnait elle-même au cou. J’étouffais, je lui criais de ne pas continuer à boutonner cette pèlerine qui m’étranglait. En vain. Bientôt je ne pus plus parler. Je me débattis encore pendant plusieurs minutes, toujours inutilement. Enfin, je parvins à respirer un peu et je me réveillai : j’avais un fort mal de gorge. » Par un phénomène de transfert très fréquent, certains rêvent que c’est un autre qui étouffe, un cheval par exemple dans le cas suivant : « Une personne ayant de l’asthme depuis plusieurs années, rapporte Max Simon, et qui s’était endormie dans un état d’anxiété respiratoire, se voit en rêve dans une rue montueuse que gravit une lourde voiture : la chaleur est étouffante, les chevaux sont essoufflés, ils ont beaucoup de peine à marcher et, bientôt, l’un d’eux s’abat. La respiration du pauvre animal est haletante ; il est couvert de sueur. Le conducteur fait tous ses efforts pour relever le cheval abattu, et le dormeur vient lui prêter assistance. La personne qui fait un rêve se réveille, elle est elle-même en pleine transpiration et souffre d’une extrême oppression. » Troubles de l’appareil digestif, du foie, des reins se traduisent par des rêves caractéristiques. Un malade qui souffre de l’estomac croit manger des serpents, un autre s’imagine qu’il ingurgite des gâteaux jusqu’au dégoût ; une irritation de l’intestin provoque chez un troisième la vue de couloirs longs, étroits et sinueux, sans doute par analogie avec l’organe atteint. C’est à des malaises digestifs, selon Delage, que seraient dues, d’ordinaire, les terreurs nocturnes des enfants. Aux diverses maladies mentales se rattachent des rêves spéciaux, bien étudiés par les aliénistes ; dans les troubles par intoxication, les constructions oniriques varient avec la nature du poison.


À côté des excitations périphériques et cénesthésiques, il faut faire une place aux facteurs psychologiques. Perceptions et idées de l’état de veille se retrouvent, pendant le sommeil, sous forme d’images souvenirs. Parfois, ce sont des impressions extrêmement fugitives, auxquelles nous n’avions prêté aucune attention, qui renaissent. « Souvent, dit Claparède, je fais jouer un grand rôle, dans un rêve où ils n’ont rien à faire, à des personnes presque inconnues que j’ai croisées dans la rue, le jour précédent, ou dont j’ai lu le nom d’une façon distraite dans un journal. Au contraire, les images qui ont attiré mon attention pendant la journée ou la soirée, un tableau, un spectacle de théâtre ne m’apparaissent que bien rarement dans mes rêves de la nuit suivante. » Des souvenirs très anciens, et que l’on croyait totalement disparus, revivent dans nos rêves.


Les faits d’hypermnésie onirique paraissent, en certains cas, invraisemblables. « Il y a quelques mois, lit-on dans Maury, je me trouve en rêve transporté aux jours de mon enfance et jouant dans le village de Trilport. J’aperçois un homme vêtu d’une sorte d’uniforme, auquel j’adresse la parole en lui demandant son nom. Il m’apprend qu’il s’appelle C..., qu’il est le garde du port, puis il disparaît pour laisser la place à d’autres personnes. Je me réveille avec le nom de C... dans la tête. Était-ce là une pure imagination ou y avait-il à Trilport un garde du nom de C... ? Je l’ignorais, n’ayant aucun souvenir d’un pareil nom. J’interroge, quelque temps après, une vieille domestique, jadis au service de mon père et qui me conduisait souvent à Trilport. Je lui demande si elle se rappelle un individu du nom de C... ; elle répond aussitôt que c’était un garde du port de la Marne quand mon père construisait un pont. Très certainement, je l’avais su comme elle, mais le souvenir s’en était effacé. Le rêve, en l’évoquant, m’avait révélé ce que j’ignorais. »


Désirs et craintes s’avèrent générateurs de scènes oniriques. Ce que nous avons espéré ou redouté, pendant l’état de veille, devient le thème de rêves d’une interprétation parfois facile. Freud remarque que l’enfant réalise ainsi, en songe, les souhaits que le jour a fait naître et n’a pas satisfaits. « Une petite fille de dix-neuf mois est tenue à la diète pendant un jour parce qu’elle a vomi le matin ; au dire de sa bonne, ce sont les fraises qui lui ont fait du mal. Dans la nuit qui suit ce jour de jeûne, elle prononce en rêve son nom, d’abord, puis : « Fraise..., tartine..., bouillie… » Donc, l’enfant rêve qu’elle mange, et voit dans son menu précisément les choses dont elle s’attend à être privée. Un enfant de vingt-deux mois voit de même, en rêve, un plaisir défendu : il avait dû, la veille, offrir à son oncle un petit panier de cerises dont on ne lui avait permis de manger qu’une seule. En s’éveillant le matin, il déclara, enchanté : « Herman a mangé toutes les cerises. » Une petite fille de trois ans et trois mois avait fait une promenade en bateau, promenade trop courte à son gré, car elle s’était mise à pleurer au moment de descendre. Le lendemain, elle raconta qu’elle avait vogué sur le lac pendant la nuit ; elle avait donc continué en rêve le divertissement interrompu. La crainte se traduit non moins que le désir dans les manifestations oniriques ; de nombreuses observations, recueillies par Foucault et par d’autres auteurs, le démontrent de façon incontestable. Chez l’adulte, c’est habituellement d’une manière plus indirecte et plus complexe que se réalise en songe ce qu’il a souhaité ou redouté pendant le jour.


En certains cas, le rêve prend un aspect prophétique, lorsqu’il manifeste des aspirations dont l’individu n’a pas encore une conscience claire, mais qui joueront un rôle essentiel dans l’orientation future de son existence. On en pourrait donner de nombreux exemples, pris parmi les songes merveilleux que rapportent les hagiographes. Malheureusement, pour ne pas froisser les préjugés religieux, les auteurs les plus compétents en cette matière évitent d’aborder ce sujet. Pendant plusieurs années, j’ai pris la peine de noter mes rêves, chaque matin ; j’ai dû constater que le calcul des probabilités suffisait pleinement à rendre compte des rares coïncidences pouvant faire croire à une prémonition. Vingt fois, par exemple, j’aurai reçu en songe la visite d’un ami éloigné que je n’attendais point ; une fois sur vingt, la visite effective le lendemain aura coïncidé avec l’un de ces rêves. Prémonition, diront les esprits superficiels ; pure coïncidence, avoueront ceux qui réfléchissent. Peut-être des phénomènes de lecture de pensée et de télépathie interviennent-ils, quelquefois, le cerveau étant plus apte, durant le sommeil, à capter ondes et vibrations d’origine encéphalique. Une nuit, j’ai rêvé que l’un de mes anciens élèves, perdu de vue depuis longtemps, tirait un coup de fusil sur mon chapeau ; et, le lendemain, je recevais de lui une lettre, d’ailleurs fort amicale. Même si l’on suppose une action télépathique, le surnaturel n’a rien à voir avec les phénomènes oniriques. À l’état d’incubation, la maladie encore insoupçonnée engendre aussi des rêves prophétiques. Une enfant, qui avait rêvé qu’on broyait sa tête dans un étau, fut, peu après, atteinte de méningite. Conrad Jenner se crut piqué par un serpent dans un endroit où un anthrax apparut ensuite. Ajoutons que l’homme superstitieux, persuadé qu’un songe lui présage un accident prochain, sera, parfois inconsciemment, sous l’empire d’une terreur secrète, le véritable auteur de l’accident ; c’est le cas pour des collisions d’automobiles qu’avec plus de sang-froid l’on pourrait éviter.


L’absence de tout esprit critique, une crédulité sans borne qui accorde la même valeur à toutes les images et n’exige aucune justification rationnelle, suffisent à expliquer l’incohérence et l’illogisme de la majorité des rêves. Alors que, dans l’état de veille, rien n’arrive sans cause et que les événements sont liés entre eux d’une manière intelligible, les combinaisons les plus contraires aux lois de la nature surviennent, en songe, sans que nous en soyons surpris. Et cette absence d’esprit critique résulte probablement du fait que le dormeur reste étranger à toute considération d’intérêt, n’ayant pas besoin d’aborder effectivement le domaine de l’action. Plusieurs estiment que l’exagération de l’émotivité constitue l’un des caractères essentiels du rêve. À l’appui de cette thèse, Vaschide apporte des exemples bien choisis. Beaucoup, pourtant, ne partagent pas cette opinion. « Des faits contraires, écrit P. Brunet, semblent bien infirmer, en partie, cette théorie, puisque bien souvent dans le rêve nous restons indifférents à des scènes qui, à l’état de veille, nous auraient violemment émus. Mais il ne faut pas oublier que l’émotion éprouvée en rêve est indépendante de son substrat hallucinatoire ; si bien qu’au réveil, en présence de notre impossibilité de réunir l’émotion et le substrat, nous interprétons comme de l’indifférence ce qui n’est, en réalité, qu’une réaction affective sans rapport normal avec l’élément représentatif. »


Quant aux procédés architectoniques qui, dans le rêve, permettent la transposition des idées en images, ils sont loin d’être encore parfaitement connus et pleinement expliqués, malgré les belles recherches de Freud. Non seulement la pensée abstraite est traduite en images concrètes, de préférence en images visuelles, mais une condensation des matériaux oniriques intervient qui résulte soit de l’élimination de certains éléments, soit de leur fragmentation, soit, et c’est le cas le plus fréquent, de leur fusion. Grâce au déplacement et au transfert de l’accent psychique, un élément voit quelquefois son importance croître démesurément. De plus, il semble qu’une activité agisse après coup sur le contenu du rêve, quand ses diverses parties ont pris leur forme symbolique. « Le travail du rêve, déclare Freud, consisterait alors à disposer ces symboles pour en faire un ensemble cohérent, une représentation bien ordonnée. Le rêve acquiert ainsi une sorte de façade, insuffisante à la vérité et qui n’en masque pas également toutes les parties ; mais, moyennant quelques raccords, quelques légères modifications, il reçoit une interprétation provisoire et tout à fait approximative. En somme, nous ne trouvons là qu’un brillant travestissement des idées latentes. » Ce travail de regroupement aurait pour but de disposer les matériaux oniriques selon leurs meilleures chances d’intelligibilité.


Mais, aux yeux de Freud et de ses disciples, le symbolisme reste le plus important des procédés qu’utilise l’activité onirique. Les exigences de la censure, les habitudes morales et sociales contractées par l’adulte, obligent certains désirs à s’entourer de voiles pour se faire accepter. À côté de symboles généraux, identiques chez tous les songeurs de même langue et de même formation intellectuelle, il en est d’autres extrêmement variables d’un individu à l’autre. Et l’étude de cette symbolique nous amène à constater, selon Freud, que presque tous les rêves des adultes sont inspirés par des désirs érotiques. « Les symboles employés par le rêve servent le plus souvent à recouvrir des personnes, des parties de corps ou des actes qui intéressent la sexualité ; les organes génitaux, en particulier, utilisent une collection de symboles bizarres, et les objets les plus variés entrent dans la composition de ces symboles. Or, nous admettons que des armes pointues, des objets longs et rigides, troncs d’arbres ou cannes, représentent l’organe masculin, tandis que les armoires, boîtes, voitures, poêles, remplacent, dans le rêve, l’organe féminin, parce que le motif de cette substitution est facile à comprendre ; mais tous les symboles de rêve ne renferment pas des allusions aussi transparentes, et quand on nous dit que la cravate est l’organe masculin, le bois le corps féminin, et que le mouvement ascendant, l’escalier, représente les relations sexuelles, nous demandons à réfléchir, tant que la preuve de l’authenticité de ces symboles n’a pas été faite, d’autre part. Ajoutons ici que la plupart des symboles de rêve sont bisexuels et peuvent, selon les circonstances, être rapportés aux organes des deux sexes. » Ainsi, le fondateur de la psychanalyse lui-même a jugé aventureuse et peu probante l’interprétation des symboles oniriques donnée par certains de ses disciples. Nous allons plus loin et, sans méconnaître l’importance de la sexualité en matière de rêve, nous estimons que Freud exagère considérablement cette importance. Il tombe dans l’erreur commune à tous les créateurs de système qui généralisent, indûment, des constatations vraies dans quelques cas particuliers. S’il est un domaine où la notion de relativité s’impose avec une force particulière, c’est incontestablement lorsqu’il s’agit des rêves.


Terminons en disant que l’on a rapproché l’inspiration artistique du rêve proprement dit. « Les poètes et romanciers, écrit Freud, sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver. Ils sont, dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science. Que le poète ne s’est-il prononcé plus nettement encore en faveur de la nature, pleine de sens, des rêves ! » Mais d’autres estiment que l’état de sommeil, l’absence de volonté et de réflexion ne conviennent pas du tout à la création poétique. « La véritable condition du poète, déclare Paul Valéry, est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, assouplissement de pensées, consentement à des gênes exquises. Celui-là qui veut écrire son rêve se doit d’être infiniment éveillé. Si tu veux imiter assez exactement les bizarreries, les infidélités à soi-même du faible dormeur que tu viens d’être, poursuivre dans ta profondeur cette chute passive de l’âme comme une feuille morte à travers l’immensité vague de la mémoire, ne te flatte pas d’y réussir sans une attention poussée à l’extrême, dont le chef-d’œuvre sera de surprendre ce qui n’existe qu’à ses dépens. » Ces deux opinions contiennent, également, une part de vérité, à mon avis. Dans la rêverie de l’artiste et du poète, comme dans le rêve proprement dit, l’inconscient joue un rôle de première importance. Mais la création esthétique exige de plus l’exercice des facultés critiques, un choix conforme à la raison. Pour obtenir une œuvre belle, il faut que l’intelligibilité se surajoute aux fantaisies de l’imaginative.


— L. BARBEDETTE


RÊVE


Le cerveau emmagasine des images sensorielles. Il ne réagit pas à chacune d’elles. Il faut que l’excitant dépasse un certain seuil pour qu’il y ait une réponse motrice ; autrement dit : pour que le cerveau réagisse par un geste quelconque. Nos cellules cérébrales sont toujours en activité, comme les cellules musculaires, ou, si l’on préfère, en état de tonicité, ce qui ne veut pas dire en état de travail. La vie cérébrale au ralenti, quand elle n’est pas aiguillonnée par un excitant suffisant, se traduit par le rêve, qui en est, en somme, l’état permanent, sauf pendant les périodes d’activité. Rêve pendant le sommeil, c’est-à-dire succession d’images enregistrées dans la mémoire inconsciente et se succédant sans contrôle, sans ordre logique. Rêve à l’état de veille, où la succession des images est davantage soumise aux inhibitions cérébrales et au contrôle de la conscience. Aussi faisons-nous à l’état de veille des rêves cohérents. Les études freudiennes ont servi à montrer que chacun de nous rêve à l’état de veille : rêves héroïques, sentimentaux, aventureux, romantiques, rêves de richesse, rêves érotiques, mystiques, idéalistes, etc., où l’amour-propre, plutôt que le sexualisme, quoi qu’en pensent les freudiens, joue d’ordinaire le premier rôle. On rêve quand on ne fait rien, mais la vie moderne nous prend de toute part, et, si l’on rêve, c’est le plus souvent à ses affaires, à son travail, à des projets multiples. Pourtant, le rêve est favorisé par le besoin d’échapper à la dure réalité, à une situation d’infériorité. C’est un moyen d’évasion qui a dû surtout être employé autrefois où l’infériorité sociale était encore plus pénible qu’aujourd’hui où l’on a moins de temps à soi à cause de la rapidité et de la précision des occupations. Les rêves de bonheur dans une vie future imaginaire assurèrent le triomphe des religions mystiques parmi les femmes et les esclaves, parmi tous les pauvres gens, à une époque où personne ne pouvait plus participer d’une façon active à la vie indépendante des tribus, des cités et des nations, anéanties par l’empire. On comprend aussi la vogue des contes et des romans qui donnent un aliment à nos rêves – chansons primitives ou contes des veillées où l’imagination l’emporte sur la logique ; poésies chantées, colportées par les aèdes, les rapsodes, les troubadours, les trouvères, etc. – et le rôle important de la musique chez les populations asservies (nègres des États-Unis, moujiks de l’ancien empire des tsars) ; enfin, l’usage universel des boissons alcoolisées et le refuge des plus misérables dans l’ivrognerie.


Si l’on remonte encore plus haut, on s’aperçoit que, chez les primitifs, le rêve se mélange à la réalité, sans qu’il y ait de distinction possible, ce qui explique « la mentalité prélogique » dont parle Lévy-Bruhl, et leur goût du merveilleux. Ils sont incapables de faire la distinction, puisque incapables (et non habitués) de donner une explication rationnelle à la plupart des phénomènes et que leur explication imaginaire ne peut pas être réduite par leur propre raisonnement, ni par celui des autres membres du groupe. Le rêve est même souvent collectif et peut aller jusqu’à l’hallucination.


Chez les enfants, le rêve tient aussi une place importante. Plus l’enfant est jeune, moins il distingue entre son imagination et le réel, il prête une existence à son cheval de bois ou à sa poupée, il imagine un monde artificiel qui, peu à peu, s’évanouit à mesure que l’éducation et le développement de l’intelligence remettent le rêve à sa place et à sa valeur. Pourtant, un certain nombre d’adultes, et principalement des femmes peut-être plus émotives et peut-être à cause d’une éducation plus rudimentaire et mystique et à cause de leur infériorité sociale, restent au stade imaginatif et n’arrivent pas à séparer leurs créations imaginaires de la vie réelle. Ils se prennent à leurs propres mirages. On les appelle des mythomanes, et, comme les rêves sexuels prennent une grande place dans leur imagination, on les range sous la rubrique vague d’hystériques, y compris pithiatiques et obsédés sexuels. Les uns et les autres, comme aussi les primitifs, ont comme caractéristique un manque de développement des coordinations inhibitrices. Les mythomanes sont des primitifs attardés, ils sont mal adaptés à la civilisation moderne. Pourtant, cette adaptation peut se faire plus ou moins bien, surtout avec l’aide d’une éducation exacte qui, de bonne heure, les aide à réfréner leur vanité.


Les jeunes gens se réfugient souvent dans un monde à part créé par leurs rêves. C’est au moment de la puberté, au moment où ils abordent la vie, une vie quelquefois hostile et brutale, au moment aussi où naissent les aspirations sexuelles. Tous les adolescents sont plus ou moins schizoïdes. Les grands émotifs, timides et asthéniques, répugnent à l’action et peuvent s’enfoncer profondément dans cet état ; quelques-uns, des malades, y rester. Mais ces rêveurs font très bien la distinction entre le réel et leur rêve, tandis que les mythomanes ne le font qu’imparfaitement. Le rêveur éveillé recherche la solitude. La compagnie d’une autre personne l’oblige à revenir à la réalité, ce qui n’est le cas ni pour le primitif, ni pour le jeune enfant, ni pour le mythomane.


J’ai laissé de côté le rêve intellectuel. Ce n’est pas ce qu’il y a de moins intéressant que de laisser son esprit vagabonder en liberté sur un sujet d’étude. Les idées se succèdent par associations sans lien logique, et il arrive qu’on puisse accrocher au passage soit de multiples aspects de la question, soit une hypothèse qu’il ne reste plus qu’à contrôler, autant qu’il est possible. Des philosophes modernes ont appelé cette divagation une intuition, mais ce mot n’apporte aucune valeur nouvelle.


Le rêve, sous forme de méditation, est donc à la base du processus scientifique, comme il est à la base des réflexions philosophiques. Rêver pour réfléchir.


Mais rêver pour ne rien faire n’aboutit à rien. Se satisfaire du rêve et avoir la naïveté ou l’outrecuidance d’affirmer qu’il renferme la vraie sagesse et la connaissance de l’univers, exalter les civilisations orientales au-dessus de la civilisation occidentale et de son effort scientifique, c’est un pauvre paradoxe qui nous ramène à la mystique religieuse. Il n’en est pas moins vrai que dans le travail trépidant imposé par la société capitaliste, ce qui manque ce sont les loisirs. La crise apporte le chômage, mais ce n’est pas la même chose.


- M. PIERROT.