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RÉVOLTE n.
f. (du latin revolvere, retourner ; de l’italien rivolta, de re ou
ri, et volta, faire volte-face, c’est-à-dire tourner la face contre)
Il semble que le sens le plus ordinaire de révolte
soit de faire volte-face ; mais pour nous, anarchistes, révolte
n’a pas ce sens commun. Il signifie soulèvement contre un état de
choses existant, lutte contre l’ambiance, contre la stabilisation d’un
régime, révolte contre la loi, contre l’autorité établie. Par là, il
marque une volonté humaine, en marche vers la réalisation d’un idéal.
La révolte est un acte d’intelligence, qui naît et se développe avec le
sentiment de la personnalité ; elle est la concrétion de
l’évolution d’une individualité qui prend conscience d’elle-même en
s’insurgeant contre l’oppression collective des majorités qui veulent
imposer leur façon de voir et de penser. Mais le mot révolte a
également un sens social. C’est pourquoi, à certaines époques, elle
devient nécessaire.
Lorsque des idées nouvelles germent et sont
véhiculées un peu partout, cherchant à se faire jour de ci, de là,
elles se heurtent toujours à la routine du milieu. Continuellement,
elles sont arrêtées par ceux qui ont intérêt à ne point les voir se
propager, et l’indifférence du plus grand nombre fait que ces idées
nouvelles sont ballottées de droite à gauche, durant tout un temps,
avant d’avoir droit de cité dans la conversation, les écrits, ou les
diverses manifestations de la pensée humaine. Cette force d’inertie, il
faut la vaincre ; ce n’est pas toujours facile ; à la révolte
de l’esprit vient s’adjoindre l’action. À ce moment, la révolte
s’impose comme une libération attendue et désirée ; elle éclate,
et c’est heureux, car un danger plus grand guettait la société, danger
que l’on peut comparer au nirvana des Hindous, qui aurait pour
conséquence de conduire la société vers une dissolution de l’être. Dans
leur évolution, la vie des sociétés draine avec elle des scories dont
il faut se débarrasser ; manquer de prévoyance, ou tarder à le
faire, opposer une barrière systématique à leur évacuation, c’est
rendre cette société inhabitable. En effet, si le code de moralité en
vigueur jusqu’alors est devenu caduque, si ce qui semblait équitable se
révèle d’une injustice criante, l’atmosphère qui se dégage de cet état
de choses ne peut durer ; une action se dessine : nous sommes
au seuil d’une révolte. Des époques de crise sont propices à l’éclosion
de ces sentiments de révolte ; elles créent l’état d’esprit
nécessaire et préparatoire à la révolte. Ce sont des situations
révolutionnaires. Alors, nous voyons les résignés d’hier, qui
semblaient être à jamais courbés sous le joug oppresseur de la misère
qui les terrassait, s’insurger brusquement, et se déterminer à
l’action. L’audace naît en eux, et, avec elle, l’esprit de révolte. On
comprend qu’il ne s’agit pas, alors, de réduire, d’atténuer cet esprit
de révolte, mais de tenter l’impossible pour en améliorer les
manifestations, c’est-à-dire rendre cette révolte plus efficace, plus
consciente, et faire naître des sentiments de lutte pour un but précis.
C’est là une tâche que se doivent de réaliser tous ceux qui se
réclament de l’idéal anarchiste.
P. Kropotkine, dans Paroles d’un révolté, au
chapitre intitulé « L’esprit de révolte », a analysé le
processus historique de la révolte, prélude indispensable pour qu’une
situation révolutionnaire aboutisse à un changement radical des
engrenages de la société capitaliste actuelle : « Aux époques
de course effrénée vers l’affranchissement, de spéculations fiévreuses
et de crises, de ruine subite de grandes industries, et
d’épanouissement éphémère d’autres branches de la production, de
fortunes scandaleuses, amassées en quelques années et dissipées de
même, on conçoit que les institutions économiques, présidant à la
production et l’échange, soient loin de donner à la société le
bien-être qu’elles sont sensées lui garantir ; elles amènent
précisément un résultat contraire : au lieu de l’ordre, elles
engendrent le chaos ; au lieu du bien-être, la misère,
l’insécurité du lendemain ; au lieu de l’harmonie, la guerre, une
guerre perpétuelle de l’exploiteur contre le producteur, des
exploiteurs et des producteurs entre eux. On voit la société se scinder
de plus en plus en deux camps hostiles et se subdiviser, en même temps,
en milliers de petits groupes, se faisant une guerre acharnée. Lasse de
ces guerres, lasse des misères qu’elles engendrent, la société se lance
à la recherche d’une nouvelle organisation ; elle demande à grands
cris un remaniement complet du régime de la propriété, de la
production, de l’échange, et de toutes les relations économiques qui en
découlent. La machine gouvernementale, chargée de maintenir l’ordre
existant, fonctionne encore, mais, à chaque tour de ses rouages
détraqués, elle se bute... et s’arrête ; son fonctionnement
devient de plus en plus difficile, et le mécontentement excité par ses
défauts, va toujours croissant. Chaque jour fait surgir de nouvelles
exigences. « Réformez ceci, réformez cela », crie-t-on de
tous côtés. « Guerre, finance, impôts, tribunaux, police, tout est
à remanier, à réorganiser, à établir sur de nouvelles bases »,
disent les réformateurs. Et, cependant, tous comprennent qu’il est
impossible de refaire, de remanier quoi que ce soit, puisque tout se
tient ; tout serait à refaire à la fois. Et comment refaire,
lorsque la société est divisée en deux camps ouvertement
hostiles ? Satisfaire des mécontents serait en créer de nouveaux.
Incapables de se lancer dans la voie des réformes, puisque ce serait
s’engager dans la voie de la révolution. En même temps trop impuissants
pour se jeter avec franchise dans la réaction, les gouvernements
s’appliquent aux demi mesures, qui ne peuvent satisfaire personne, et
ne font que susciter de nouveaux mécontentements. Les médiocrités qui
se chargent, à ces époques transitoires, de mener la barque
gouvernementale, ne songent plus d’ailleurs qu’à une seule chose :
s’enrichir, en prévision de la débâcle prochaine. Attaqués de tous
côtés, ils se défendent, maladroitement ; ils louvoient, ils font
sottise sur sottise, et ils réussissent bientôt à trancher la dernière
corde du salut : ils noient le prestige gouvernemental dans le
ridicule de leur incapacité. À ces époques, la révolution
s’impose ; elle devient une nécessité sociale, la situation est
une situation révolutionnaire. »
Mais il s’agit moins de parler ici de révolution que
d’esprit de révolte, et de montrer le rôle important que joue cet
esprit dans les grandes secousses révolutionnaires qui sont, en quelque
sorte, les préludes des révolutions. « Comment a-t-on aboli
l’esclavage archique ? Par les révoltes. Comment a-t-on supprimé
le servage ? Encore par les révoltes. Comment fera-t-on
disparaître le salariat, qui est la dernière forme de
l’esclavage ? Toujours par la révolte. La révolte est une chose
fatale engendrée par l’oppression, comme l’explosion d’une chaudière
est engendrée par la trop grande pression. Cependant, ce n’est ni par
haine, ni par vengeance que nous nous révoltons : c’est par
nécessité. La société actuelle ne nous reconnaît aucun droit au
bien-être. Malgré les apparences trompeuses des libertés politiques,
elle fait de nous des êtres inférieurs et misérables. Donc, nous sommes
en état de légitime défense, nous accomplissons le plus sacré des
devoirs en nous insurgeant contre elle. » (Brochure éditée à
Genève, Les anarchistes et ce qu’ils veulent.)
Pour parer à l’absence ou à la carence de l’esprit
de révolte, qui n’est pas toujours suffisamment éveillé dans les
masses, lorsque se produisent des manifestations ou mouvements sociaux,
un facteur entre en jeu : l’action et, suppléant à ce manquement,
elle travaille à ce que ces émeutes ou ces soulèvements se développent
et augmentent d’intensité. C’est ici que le rôle des minorités se
précise en vue de réveiller le souffle d’audace ou le sentiment
d’indépendance qui peuvent conduire les peuples à accomplir leur
révolution. La valeur de la révolte a donc une importance capitale dans
les périodes préparatoires à la révolution ; il serait puéril de
le contester ; valeur collective en prévision d’une lutte sociale,
pour une transformation du régime ; valeur individuelle dans
l’état présent des choses, car, ici, comme là, nous trouvons
l’affirmation d’une puissance créatrice et destructrice nécessaire à
l’évolution des sociétés. La révolte a cela de sain qu’elle balaye les
institutions périmées qui entravent le progrès humain. Guidée par un
idéal de mieux-être et de liberté, la révolte devient créatrice de
beauté, de force, d’amour. L’individu qui se révolte affirme un
caractère, et ce n’est pas peu de chose, en cette époque de
résignation. Cultiver cet esprit de révolte paraît fondamental, car on
aidera ainsi puissamment l’individu à se ressaisir et à se reconnaître
dans le tumulte de cette vie mécanisée à l’extrême, où l’être humain
ressemble à un automate névrosé.
Il n’est pas téméraire alors d’avancer que plus
l’élan de la pensée sera grand, plus les chances de réussite dans les
luttes à livrer aux forces d’oppression seront fertiles. Mais il faut
pour cela que l’individu prenne conscience de ce sentiment de révolte,
il faut que cette révolte, pour qu’elle porte ses fruits, soit l’œuvre
d’un long et patient travail, le résultat de profondes observations.
D’autre part, il faut qu’il soit tenu compte des enseignements de
l’histoire, non pour construire une théorie dogmatique aux principes
immuables, et créer une orthodoxie étriquée, selon la méthode des
partis politiques, et à dialectique prétentieuse, mais pour en tirer
tous les profits possibles et éviter les sacrifices inutiles ou les
demi triomphes qui, trop, souvent, ne sont que des défaites. Pour ce
faire, il faut que l’être humain acquière une individualité. « Ce
sens de l’individualité fait donc que l’homme recherche la cause de ses
actes et les discute, fait qu’il parvient à se distinguer parmi ses
semblables, à se considérer lui-même dans son milieu, à prendre
connaissance de ce qu’il est dans la société et dans la nature. Là où
l’animal et l’homme inférieur acceptent d’être partie d’un tout, où ils
agissent selon des lois inconnues, les subissant simplement, l’être
supérieur se voit et s’affirme une volonté parmi les volontés qui
l’environnent. Dès lors, naît la révolte, c’est-à-dire l’acte
personnel, choisi, délibéré. L’individu n’accepte plus aveuglément les
lois, et c’est alors qu’on le voit se tromper, errer. Ceux que
l’instinct guide ne se trompent jamais. Les animaux n’aboutissent qu’à
des révoltes timides, l’homme seul peut concevoir la révolte comme un
devoir très net envers soi-même et envers l’espèce. Et c’est lorsqu’il
arrive à se demander la raison de ce que la société et la nature
exigent de lui, à discuter ce qu’il est forcé de subir lorsqu’il nie la
légitimité des puissances qui s’imposent à lui. »
Improvisation, certes, soudaineté et spontanéité,
autant de facteurs impondérables dont il faut tenir compte, mais cela
n’exclut point la longue préparation d’une action, cela ne veut pas
dire négation d’efforts persévérants, cela ne veut pas dire absence de
méthode. Comme l’écrivait Gérard de Lacaze-Duthiers :
« Sommes-nous prêts, sommes-nous assez forts, aujourd’hui, pour
marcher en rangs serrés contre l’armée du capital, contre l’État,
contre les « autorités », et cela au nom même de l’autorité
supérieure de la conscience, au nom de la loi intérieure, ennemie des
lois ? Ne dissimulons à personne qu’il nous reste encore beaucoup
à faire avant de nous sentir des muscles d’acier, un tempérament
d’athlète. C’est par des exercices quotidiens que nous assurerons la
victoire. Remportons sur nous-mêmes une victoire définitive. C’est elle
qui décidera de toutes les autres. Sans cette victoire préalable, nous
ne serons pas prêts pour affronter le danger. Défions-nous de
nous-mêmes, de notre enthousiasme, de notre générosité. Disciplinons
nos vertus. Vainqueurs de nos travers, de nos défauts, nous serons
victorieux des travers et des vices des autres. N’ayons pas le triomphe
insolent des vainqueurs, ce serait de la maladresse. Profitons de notre
victoire avec calme et sagesse, comme si nous avions obtenu ce qui nous
était dû depuis longtemps. Nous la méritons. Jusque-là, nous n’avions
pas lutté pour l’obtenir. Nous n’étions pas assez disciplinés. Dès que
nous l’avons méritée par l’effort, courons à de nouvelles victoires,
car il y a toujours à faire contre l’iniquité qui est méprisable, il y
a toujours à faire contre l’injustice et la laideur. Qu’une victoire ne
nous enorgueillisse pas au point de nous faire perdre tout ce que nous
avons acquis. Ne nous considérons pas comme ayant assez fait pour
l’idéal. Au contraire, agissons avec la pensée que nous n’avons rien
fait, et que chaque fois que nous faisons quelque chose, il reste
beaucoup à faire, pour nous persuader que nous avons joué un rôle utile
parmi les hommes. Là est le sens de la révolte : dans l’action qui
ne se décourage pas ; dans l’effort pour être soi-même ; dans
la poursuite inlassable de la justice. À quoi bon se révolter, si ce
n’est pas pour le bien de l’idéal, pour l’amour de la beauté ?
Toute révolte suppose une pensée libre, affranchie des lois et des
dogmes, refusant de se soumettre aveuglément aux préceptes de la
tradition. Les fausses révoltes des médiocres sont dirigées contre la
beauté. Elles supposent la servitude. Mais la bonne révolte, qui est la
revanche de la vie contre sa déformation, suppose la liberté intégrale.
Elle est le plus haut affranchissement de l’être. Elle n’a qu’à se
montrer pour disperser à tous vents la masse amorphe des
médiocres. » La révolte que nous, anarchistes, désirons et
appelons, c’est cette révolte qui s’inspire d’un idéal, d’une éthique,
et, par ce fait, devient tributaire de la raison et de la volonté dans
la lutte, et ainsi, on peut lui concéder une « vertu ». Qui
oserait contester la légitimité d’un tel esprit de révolte qui, en
valeur, est bien supérieur à l’esprit d’obéissance qui, trop longtemps,
a courbé l’humanité sous le joug le plus odieux de la servilité et de
l’autoritarisme ?
« Depuis toujours, l’homme a demandé :
« D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Les
religions lui ont donné une réponse qui l’a satisfait longtemps.
Maintenant, cette réponse ne le satisfait plus, et nul ne peut et ne
pourra jamais lui en donner d’autre. » La résignation, dès ce
moment, est devenue impossible ; la révolte grandit, marquant la
volonté humaine dans le désir de perfection, vers le beau, le juste et
le vrai ; et tout ceci ne s’entend pas dans un sens abstrait ou
métaphysique, mais dans un sens positif et réel. « La conduite
d’un individu », écrit J.-F. Elslander, dans La vertu de la
révolte, « qui n’accomplit que son devoir, tel qu’il est formulé
par la morale, non seulement est piètre et vulgaire, mais elle est
nuisible à ses semblables, en ce qu’il prend tout aux autres, à ceux
qui osent et qui tentent, sans rien rendre. La vertu n’a aucune
valeur ; si tous l’imitaient, ce serait, à bref délai, la fin de
tout. Ce n’est pas sous cet aspect-là qu’il faut concevoir le réel
devoir d’être homme, et ce n’est pas d’individus obéissants et inertes
qu’on peut attendre quoi que ce soit. Au point de vue même d’où on juge
généralement les faits, le devoir ne peut résulter que de l’outrance
dans le sens du bien comme dans le sens du mal. Ceux qui accomplissent,
dépassent, dans un sens ou dans l’autre, l’ordinaire loi ; ce sont
ceux qui se jettent à l’action, ceux qu’exaltent une passion ou une
idée, et qui s’y donnent de toute leur ardeur, sans se demander si
c’est bien ou mal, mais rien que parce qu’ils le veulent, obéissent à
l’impulsion irrésistible de la vie qui se manifeste en eux. Il n’y a
rien de beau ni de grand que ce qui est hors du cours ordinaire des
choses. Ce qu’on appelle le mal a lui-même sa raison d’être. Les hommes
n’ont jamais réalisé une œuvre quelconque sans sortir des normes
banales qu’on leur imposait. Supprimez les passions, et rien ne se
tente plus ; tous ceux qui s’efforcent méconnaissent la règle. Il
n’est pas possible de vivre sans pécher ; c’est ce que comprenait
la religion, et c’est pourquoi, logiquement, elle était ennemie de
toute vie. Les hommes, heureusement, conçoivent leur devoir autrement
qu’on ne le leur assigne. Ils apprennent à braver impunément les lois
de la nature et de la société ; mais ils n’agissent ainsi, pour
ainsi dire, que contraints par les circonstances, et lorsqu’ils sont
écrasés par l’indifférente et impérieuse nature ou par l’implacable
société. Trop de préjugés les arrêtent, et ils vont jusqu’à la
souffrance avant de se révolter ; il en est même qui demandent à
la société qu’elle les délivre de leurs maux, ne comprenant pas qu’elle
leur refusera toujours, qu’elle doit leur refuser, et que c’est de leur
propre volonté qu’ils doivent attendre leur affranchissement. Il faut
que l’individu acquière le pouvoir de se débarrasser des craintes
puériles qu’il a gardées du passé, et juge par lui-même de la portée et
de la légitimité de ses actes. Il faut qu’il se rende compte de la
valeur des mobiles qu’on lui impose, et qu’il cesse de croire à la
vertu des mots ; on oublie trop souvent que la conception de la
société et celle de l’individu sont absolument antinomiques ou, du
moins, que celle de l’individu seule est sociale, que l’autre n’a
qu’une valeur conventionnelle, ne représente en somme rien. La société
n’existe et ne se développe que par l’individu ; l’individu seul a
une vie réelle, et c’est de sa vie à lui que celle de la société peut
prendre une signification. Si on peut prouver que l’individu doit être
sacrifié à la nature et à la société, la morale actuelle doit
s’admettre ; sinon apparaît, dans toute son évidence, la
conception individuelle du devoir. Cette conception n’est pas hostile à
l’idée de société, puisque c’est par elle, par elle seule, qu’on peut
expliquer l’effort humain et les conséquences sociales d’organisation
qu’il doit avoir. Dès lors, il n’y a plus de raison de continuer à
subir des contraintes illégitimes, et les individus s’affranchiront de
ce qu’on pourrait appeler l’illusion sociale. Le bonheur qui résulte de
l’observation des lois de la nature et de la société est un bonheur
d’inertie ; la révolte, réprouvée par la morale ordinaire, est le
principe même de la vie. Les audacieux ont une personnalité assez forte
pour savoir que rien ne compte que leurs désirs et leurs
volontés ; d’autres l’apprendront à leur tour, et, dans la liberté
de l’action, la vie de ceux-là sera plus joyeuse et plus belle, plus
intelligente et plus fière, plus féconde aussi, débarrassée des
terreurs et des mensonges qui l’accablent encore. »
Il a été parlé, en maintes circonstances, du droit à
la révolte, encore que c’est là émettre un non-sens, car la révolte, de
par son essence même, se passe de tout droit et de toute autorisation.
G. Etievant, dans Légitimation des actes de révolte, l’affirmait en ces
termes : « Vous n’avez et vous n’aurez donc jamais de titres
positifs qui vous confèrent des droits supérieurs aux nôtres. Nous
avons donc et nous aurons toujours le droit de nous révolter contre
tous les pouvoirs qui voudront s’imposer à nous, contre l’arbitraire
des volontés légales de qui que ce soit. Nous avons toujours le droit
de repousser la force par la force, car nous qui respectons les droits
et la liberté de chacun, nous pouvons légitimement faire respecter les
nôtres par tous les moyens. C’est ce que plusieurs d’entre nous ont
tenté de faire à diverses reprises, avec plus de courage que de
bonheur, et c’est ce que d’autres, de plus en plus nombreux, à mesure
que les lumières de la science se répandront et que la vérité sera
mieux connue, tenteront certainement, à l’avenir, car nous ne
reconnaissons pas, et nous ne reconnaîtrons jamais votre prétendue
autorité, tant que vous ne nous aurez pas donné une démonstration
claire et précise de son existence, tant que vous ne nous aurez pas dit
sur quel fait précis, déterminé, scientifiquement connu, vous vous
appuyez pour prétendre que vous avez le droit de nous faire la
loi ? Ces actes de légitime révolte contre des prétentions qui ne
reposent sur aucun droit, vous les avez, vous érigeant en juges dans
votre procès, qualifiés de crimes. Si c’était votre droit de les
qualifier ainsi, n’était-ce pas le nôtre de faire voir que le crime ne
venait pas de nous ? Que la première atteinte aux droits
imprescriptibles des individus ne venait pas de notre côté, mais du
vôtre ? »
Du point de vue psychologique, on admet que l’esprit
de révolte existe à l’état latent dans tout encéphale humain. Si ce
n’était, l’individu ne pourrait subsister dans les divers milieux où il
se voit obligé de frayer durant son existence, et cet état
psychologique lui permet en quelque sorte de s’adapter aux différentes
modifications des milieux. Mais du fait que la tendance à la révolte
existe, il ne s’ensuit pas fatalement que tous les individus soient des
révoltés ; chez les uns, ce germe a tendance à se
développer ; chez les autres, il semble plutôt s’atténuer ;
et chez certains, il va jusqu’à s’atrophier ou s’hypertrophier. En
effet, sous l’influence de l’ambiance dans laquelle se développe
l’individu, celui-ci acquiert, plus ou moins, un potentiel d’esprit de
révolte, mais il semble que tout milieu social détermine plutôt
l’individu à atténuer la propension à la révolte. Cette réaction contre
le sentiment de révolte est due au fait que, dès son jeune âge,
l’enfant subit une éducation malsaine et faussée, tant dans la famille
qu’à l’école ; ici comme là, on lui prêche l’obéissance, on lui
inculque le respect des choses existantes ; il accepte la
religiosité de la société présente, et, nanti de ce bagage de
servilité, il grandit et se fraye un chemin dans la vie ; rien
d’étonnant, alors, de constater le grand nombre de résignés, et ce ne
sont que les rudes épreuves de la vie qui pourront faire espérer qu’ils
deviendront un jour des candidats à la révolte. En eux, rien n’a été
éveillé. L’esprit d’examen comme celui de critique ont entièrement été
annihilés. Rares sont ceux qui eurent le bonheur de recevoir un autre
enseignement : plus rationnel et plus libertaire. Sans doute, de
temps à autre, certains esprits réagissent et ces phénomènes
d’obéissance passive et craintive à l’égard des institutions
– famille, patrie, propriété – s’exercent d’une manière tout
opposée ; c’est là un phénomène de psychologie assez curieux qui
concourt à la naissance de l’esprit de révolte. Auguste Hamon, dans sa
Psychologie de l’anarchiste socialiste, a tenté, en se basant sur une
enquête faite auprès d’esprits révoltés, d’expliquer ces phénomènes qui
revêtent des formes diverses d’inspiration : « En examinant,
en critiquant, l’individu se refuse à admettre les opinions toutes
faites, les phénomènes tels qu’on les présente. Il se révolte contre
les idées généralement admises, contre les dogmes religieux, moraux,
scientifiques. En contredisant des théories données, en faisant
opposition à des actes, l’individu se révèle un révolté.
Morphologiquement, examen, critique, contradiction, opposition sont
identiques », et, poursuit-il, « ...des hommes qui veulent
faire table rase des actuelles organisations sociales sont fatalement
doués d’une cérébralité dont une des caractéristiques doit être la
tendance à la révolte contre ce qui est. » Quiconque s’est donné
la peine d’étudier la doctrine anarchiste constatera qu’elle enseigne
la révolte et incite à la manifester ; il est logique que ceux qui
s’en réclament approuvent cet enseignement et soient des révoltés.
Voici quelques citations empruntées à des ouvrages
de théoriciens ou de militants anarchistes qui montrent l’enseignement
de la révolte dans la doctrine anarchiste. P. Kropotkine, dans La
morale anarchiste : « Nous, nous sommes des révoltés et nous
avons invité les autres à se révolter contre ceux qui s’arrogent le
droit de traiter autrui comme ils ne voudraient nullement être traités
eux-mêmes. Contre ceux qui ne voudraient être ni trompés, ni exploités,
ni brutalisés, ni prostitués, mais qui le font à l’égard des autres...
Jusqu’à présent, l’humanité n’a jamais manqué de ces grands cœurs qui
débordaient de tendresse, d’esprit ou de volonté, et qui employaient
leurs sentiments, leur intelligence, ou leur force d’action au service
de la race humaine, sans rien lui demander en retour. Cette fécondité
de l’esprit, de la sensibilité, ou de la volonté prend toutes les
formes possibles. C’est le chercheur passionné de la vérité qui,
renonçant à tous les autres plaisirs de la vie, s’adonne avec passion à
la recherche de ce qu’il croit être vrai et juste, contrairement aux
affirmations des ignorants qui l’entourent... C’est l’homme qui se
révolte à la vue d’une iniquité, sans se demander ce qui en résultera,
et, alors que tous plient l’échine, démasque l’iniquité, traque
l’exploiteur, le petit tyran d’une usine, ou le grand tyran d’un
empire... Nous sentons que nous n’avons pas poussé les principes
égalitaires jusqu’au bout. Mais nous ne voulons pas faire de compromis
avec ces conditions. Nous nous révoltons contre elles. Elles nous
pèsent, elles nous rendent révolutionnaires. Nous ne nous accommodons
pas de ce qui nous révolte. Nous répudions tout compromis, tout
armistice même, et nous nous permettons de lutter à outrance avec ces
conditions. Cette science (la morale) dira aux hommes :
« Sois fort, au contraire, et une fois que tu auras vu une
iniquité et que tu l’auras comprise – une iniquité dans la vie, un
mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un
autre –, révolte-toi contre l’iniquité, le mensonge et
l’injustice. Lutte, la lutte c’est la vie d’autant plus intense que la
nature sera plus vive. Et alors tu auras vécu et, pour quelques heures
de cette vie, tu ne donneras pas des années de végétation dans la
pourriture du marais... » J. Grave, dans La Société mourante et
l’Anarchie : « ...Et dans la société actuelle, essayer de
mettre des idées nouvelles en pratique, n’est-ce pas faire acte de
révolte ? Heureusement, nous l’avouons, qu’il n’y a qu’un pas des
aspirations au besoin de les réaliser ; et ce pas, bien des
tempéraments sont enclins à le franchir, d’autant plus que la théorie
anarchiste étant essentiellement d’action, plus nombreux chez ses
adeptes se trouvent ces tempéraments révolutionnaires. De là, la
multiplication de ces actes de révolte que déplorent les esprits
timorés, mais qui, selon nous, ne sont autre chose que la preuve du
progrès des idées... Ce n’est pas en se résignant ni en espérant que
l’on ne change rien à sa situation, c’est en agissant. Or, la meilleure
manière d’agir est de supprimer les obstacles qui entravent notre
route... La mise en pratique de nos idées exige des hommes conscients
d’eux-mêmes et de leur force, sachant faire respecter leur liberté,
tout en ne se faisant pas le tyran des autres, en n’attendant rien de
personne mais tout d’eux-mêmes, de leur initiative, de leur activité et
de leur énergie ; ces hommes ne se trouveront qu’en leur
enseignant la révolte, et non la résignation. Mais nous sommes
convaincus aussi que les idées bien comprises doivent multiplier, dans
leur marche ascendante, les actes de révolte... »
L’on pourrait trouver d’autres citations qui
justifieraient, d’une façon précise, que l’esprit de révolte est exalté
par les anarchistes dans leur propagande orale ou écrite ; il nous
suffirait d’ouvrir les ouvrages des É. Reclus, E. Malatesta, R. Mella,
Malato, Bakounine, S. Faure, pour puiser à profusion de quoi augmenter
l’apport si copieux que nous ayons fait en citations. Mais ce n’est pas
uniquement chez les théoriciens anarchistes que nous pourrions trouver
de quoi étayer notre thèse, car cette tendance à la révolte se retrouve
exprimée en maints chefs-d’œuvre de la littérature et de la musique,
des œuvres d’art, chez les peintres, les dessinateurs ct les
sculpteurs. Citons les P. Adam, O. Mirbeau, B. Lazare, G. Eckhout,
Thaureaud, Gorki, R. Rolland, Barbusse, les Daumier, les Grosz,
Beethoven, Wagner ; et l’énumération serait fastidieuse si nous la
prolongions outre mesure.
Tel est le fait qu’on se doit de constater :
l’esprit de révolte s’efforce à pénétrer et à s’insinuer partout. Il se
développe de plus en plus, tout en subissant, à certains moments,
quelques régressions ; et cet esprit de révolte, cette propension,
surtout, est caractéristique chez les anarchistes, et son accentuation
s’explique par le travail constant et continuel que ceux-ci ne cessent
de faire, en vue de cultiver cet esprit de révolte indispensable et
nécessaire à toute évolution humaine. C’est pourquoi les paroles que
Pierre Kropotkine prononçait à Lyon, en répondant au juge qui
l’interrogeait, au procès anarchiste du 8 janvier 1883, sont justes et
réelles : « Quand l’esprit de révolte aura bien soufflé sur
le peuple, il sera prêt pour renverser le régime de la propriété
individuelle et inaugurer notre idéal : le communisme
anarchiste. » Non moins vraie est cette pensée d’Oscar Wilde qui
explique l’éthique de notre révolte : « Partout où un homme
exerce une autorité, il y a un homme qui résiste à l’autorité. »
Révoltons-nous contre l’iniquité, cultivons donc cet esprit de révolte,
et, sans doute, verrons-nous ainsi surgir, demain, des mouvements qui
aideront à construire un nouveau monde meilleur.
— HEM DAY.
RÉVOLTE
Soulèvement, rébellion contre l’autorité établie : la révolte d’un
camp. Une révolte de collégiens. Souffler la révolte. — Fig.
soulèvement violent. La révolte de la raison. La révolte des passions.
La révolte des sens. — Syn. Émeute, insurrection, etc. Nous reportant
au mot Émeute, du dictionnaire Larousse, nous ne sortons pas de notre
sujet, puisqu’on y lit ceci : « Émeute, soulèvement
populaire, tumulte séditieux. » Puis, encore cela :
« Syn. Émeute, insurrection, rébellion, révolte, sédition,
soulèvement. L’émeute n’est qu’un rassemblement tumultueux de
manifestants qui témoignent leur mécontentement ; elle se forme
ordinairement sans avoir été préméditée, et, souvent, se dissipe
d’elle-même, quoiqu’elle puisse devenir le signal d’une révolution.
L’insurrection, c’est l’acte d’un grand nombre de citoyens qui s’arment
pour renverser une autorité qu’ils ne veulent plus supporter. La
rébellion ne tend qu’à refuser l’obéissance, tandis que la révolte tend
à renverser, à détruire. Mais l’une et l’autre ne supposent pas un
grand nombre de résistants. La sédition suppose des complots, des
meneurs ; elle est concertée, elle a un mot d’ordre, elle pousse
le peuple à prendre les armes pour soutenir un parti organisé depuis
longtemps. Le soulèvement participe à la fois de l’insurrection, de la
rébellion, de la révolte, mais il en marque surtout le commencement ou
la formation ; on prévoit les soulèvements ou on les voit se
préparer. » « Ameuter, mettre en émeute : ameuter le
peuple. » (Dictionnaire Larousse). Ajoutons encore :
« Émeutier, émeutière : personne qui prend part à une émeute
ou qui excite à l’émeute. »
Nous pouvons déplorer que la tyrannie, l’oppression,
l’exploitation, n’engendrent pas toujours la révolte. Cependant, bien
qu’il faille un plus ou moins grand nombre d’années d’esclavage ou
d’asservissement pour provoquer une révolte, l’histoire en a noté de
nombreuses et d’importantes. Pour n’en citer qu’une dans l’Antiquité,
nous croyons bien faire en rappelant ici celle des esclaves de Rome, ou
la révolte de Spartacus. Elle éclata en l’année 74 avant Jésus-Christ,
que les Romains désignaient comme l’année 679 de leur ère (ils
comptaient les années à partir de la fondation de leur ville, en 753
avant Jésus-Christ). C’était l’époque où Rome achevait de conquérir le
monde méditerranéen, en brisant tous les États ou en les soumettant à
sa domination. À mesure que se multipliaient les conquêtes de Rome,
augmentait le nombre des esclaves. Les vaincus qu’on ne tuait pas,
s’ils étaient utiles par leurs talents ou par leurs forces, devenaient
des esclaves au service des Romains. Tout riche avait à lui non pas
seulement quelques serviteurs, mais des armées d’esclaves qu’il
employait à diverses besognes, selon leurs aptitudes ou selon son bon
plaisir. Il choisissait parmi eux des domestiques de toutes
sortes : cuisiniers, valets de table, coiffeurs étaient à sa
disposition, pour lui, le maître, et pour ses proches et ses amis, à
l’occasion. Il avait aussi médecins, musiciens, chanteurs, déclamateurs
et d’autres, encore, pour lui composer un cortège dans la rue, marquant
ainsi sa richesse et sa puissance. Dans les champs, il avait de
nombreux laboureurs et pâtres. À la ville, il avait ses ouvriers, qu’il
louait à d’autres ou dont il vendait le travail.
Il avait aussi des hommes de choix pour ses
divertissements. Il les faisait former comme gladiateurs et les vouait
aux jeux barbares du cirque, dont la population romaine de toutes
classes raffolait.
C’était montrer son amour du peuple que de lui
offrir des spectacles où les fauves luttaient entre eux jusqu’à la mort
et, ensuite, les gladiateurs esclaves ou libres. Parmi ces vaincus
devenus esclaves et entretenus, entraînés aux jeux brutaux et cruels
pour la satisfaction et le plaisir des spectateurs, il y avait des
hommes qui n’avaient pas perdu toute dignité et qui souffraient de leur
humiliante situation, rêvant de liberté.
Ce furent des gladiateurs, élèves des fameux maîtres
d’escrime de Capoue, qui donnèrent, en l’an 74, le signal de la
révolte. Il y avait donc, parmi ces esclaves, des gladiateurs de tous
pays, surtout des Thraces et des Gaulois, aussi vigoureux de corps que
résolus d’esprit, souvent de caractères différents, mais tous unis par
la commune haine du maître sans bienveillance à leur égard, sans pitié
pour leur situation. Le traitement odieux de ces vaincus par les
vainqueurs suscitait en eux des vengeances qui explosaient à la moindre
occasion. Ils n’y risquaient que la mort, c’est-à-dire l’évasion d’un
esclavage parfois atroce. Ils y risquaient aussi la liberté. Mais il
fallait leur en faire comprendre la possibilité.
Donc, cruellement traités par leurs maîtres, les
esclaves gladiateurs de Capoue se révoltèrent. Car, comme l’a écrit un
historien ancien « plus les maîtres sont cruels et injustes, plus
les hommes rangés sous leur loi finissent par pousser leur ressentiment
jusqu’à la férocité ; celui que la fortune a placé dans une
condition inférieure peut consentir à céder, à ceux que le sort a mis
au-dessus de lui, les honneurs et la gloire ; mais, lorsqu’il se
voit privé de la bienveillance à laquelle il a de justes droits,
l’esclave révolté traite ses maîtres en ennemis ». Il y avait eu
complot entre Thraces et Gaulois. Ils avaient fait une brèche au mur de
leur caserne et en sortirent au nombre de 73, s’emparèrent, dans la rue
des charcutiers et des rôtisseurs, des broches, des coutelas, des
couperets qu’ils avaient pu saisir et, avec ces armes rudimentaires,
ils avaient vaincu et désarmé les soldats ou les citoyens de Capoue qui
étaient venus les attaquer. Des brigands, des pasteurs, des esclaves
des champs, tous ceux dont la muette patience était lasse, s’étaient
joints à eux. Dans leur premier et instinctif mouvement de révolte et
pour épouvanter les maîtres, ils avaient pillé les villages, dévasté
les champs, enlevé les femmes et les enfants. Puis ils s’étaient
cantonnés sur une hauteur du mont Vésuve et menaçaient la plaine. Avec
eux, ils avaient un véritable chef ; c’était Spartacus. Il était
de cette ancienne contrée de la Grèce appelée Thrace, aujourd’hui
Bulgarie. Intelligent et vigoureux, il s’était fait soldat. Il avait
été pris dans une bataille, vendu à Rome, s’était évadé, s’était refait
soldat, puis était retombé en esclavage : sa haute taille, sa
force l’avaient désigné pour devenir gladiateur, puis professeur des
autres esclaves gladiateurs. Dans la caserne, Spartacus avait
souvenance vive de la liberté et de l’air pur des montagnes natales. Sa
douceur de caractère, sa bonté, ses qualités morales le rendaient bien
supérieur à sa condition. Il était patient, brave et prudent
– vertus de chef. C’est lui qui avait indiqué l’heure de la
révolte, après un apostolat actif auprès de ses compagnons esclaves
chez lesquels il ranima tous les espoirs en leur parlant de la liberté,
en les incitant à s’en rendre dignes par le courage et l’audace, et par
le mépris de la mort.
Aussitôt qu’à Rome furent connus les exploits des
esclaves en révolte, le Sénat envoya des troupes. Le préteur Clodius
Pulcher était arrivé dans la plaine, et il avait disposé ses 3 000
hommes pour assiéger et réduire par la faim la petite troupe des
révoltés. Le chemin d’accès à la plate-forme rocheuse où ils étaient
cantonnés était bien gardé ; de l’autre côté, la pente était
abrupte : un précipice. Le préteur croyait les tenir. Mais
Spartacus fit couper les vignes au milieu desquelles il campait :
les sarments noués et entrelacés formèrent une échelle ; un à un,
tous descendirent, surprirent à l’aube les Romains et, dans leur
panique, les anéantirent. Victoire !
Et après ? S’il n’avait tenu qu’à Spartacus de
décider, c’est vers ses montagnes qu’il serait allé. Par terre, vers le
Nord, Thraces et Gaulois seraient retournés au pays natal. Mais, ivres
de leur victoire, les esclaves vainqueurs voulaient jouir comme ils
avaient vu jouir leurs maîtres. Pourquoi tous les biens fabriqués pour
les maîtres ne seraient-ils pas désormais pour les esclaves devenus
libres par leur vaillance ? À leur tour, ils voulaient les
festins, les lits merveilleux, les coupes d’or emplies de vins de
Grèce. Ils voulaient la joie de voir les danseuses et d’entendre les
chanteurs. Ils ne voulaient pas, comme autrefois, aux fêtes des
Saturnales, quelques jours seulement de liberté ; mais ils
voulaient que ce fût toute la vie une perpétuelle saturnale. Longtemps
privés de liberté, aussitôt qu’ils l’eurent conquise, les esclaves ne
surent pas en profiter avec mesure et prudence pour la conserver.
Cependant, leur victoire avait agité les esclaves
non libérés qui vinrent alors grossir le nombre des révoltés. À l’appel
de Spartacus, des esclaves de toutes nations rompirent leurs chaînes,
disposés à combattre pour leur liberté. Malheureusement, ce n’était
plus la liberté qu’ils défendaient, mais leur vengeance qu’ils
assouvissaient. Spartacus souffrait de voir les esclaves se répandre en
fléau à travers la Campanie épouvantée, ravageant, incendiant tout sur
leur passage. Personne encore ne leur avait appris la douceur et la
modération après la victoire. Alors, c’était la vengeance empoisonnant
le triomphe et le rendant très dangereux pour les vainqueurs eux-mêmes.
Spartacus savait que la liberté conquise, c’était
l’essentiel, le suprême but de la lutte. Mais il n’avait pas eu le
temps de faire comprendre, admettre et partager son amour de la
liberté. Il n’avait pas eu le temps de faire des hommes dignes de la
liberté. Il n’avait fait que transformer les esclaves en soldats...,
rien de plus ; ce n’était pas des hommes libres, c’était seulement
des esclaves en révolte. Ils ne marchaient plus avec l’idée de
conserver la liberté, mais avec le désir d’assouvir encore et toujours
leur vengeance.
Spartacus s’efforça de créer avec eux, pour eux, une
Cité nouvelle, un État nouveau, basé sur l’entente et la liberté des
citoyens entre eux, pacifique et redoutable à la fois aux ennemis
possibles du dehors. Plus d’esclaves, des hommes libres tels que le
rêvait leur chef. Il apprit à ses compagnons de révolte à être, eux
aussi, des soldats disciplinés pour se mieux défendre avec bravoure,
s’il le fallait, et à mépriser l’or, l’argent et les plaisirs factices
des Romains.
Un hiver ainsi passa, tandis que Rome armait et
préparait une nouvelle campagne contre la révolte qu’il fallait vaincre
à tout prix. Il n’était pas supportable pour elle qu’un État se formât
sur le territoire de l’Italie en dehors de son autorité, contre elle.
Il n’était pas admissible que Spartacus appelât à la liberté tous les
esclaves et qu’il les façonnât en citoyens libres et invincibles. Des
troupes furent alors envoyées à nouveau contre les révoltés. Les deux
consuls furent envoyés comme chefs de ces troupes romaines, avec
mission de vaincre les esclaves. Le Gaulois Crixus fut battu et tué.
Spartacus marcha vers le Nord, à la rencontre des deux consuls romains
et les vainquit. Rome fut dans l’épouvante. « Marchons sur Rome,
disaient la plupart des esclaves. Allons piller la cité des
richesses ; allons massacrer les maîtres des maîtres ! »
Spartacus, sans rien dire, voulait entraîner ses compagnons vers le
Nord, hors de l’Italie, loin de ce foyer de honte et d’oppression, vers
les pâturages de la Thrace où, toujours, il rêvait de vivre libre, avec
des hommes purs.
Mais avant de quitter l’Italie, lui aussi, il voulut
sa vengeance solennelle et terrible. Sur les bords du Pô, il dressa un
bûcher énorme en l’honneur de Crixus, son camarade, tué dans la
bataille, et, pour l’agrément de l’armée des révoltés, il força les
citoyens romains faits prisonniers à donner des jeux à leur tour, à
lutter entre eux à la manière des gladiateurs. Pendant ce temps, le
fleuve avait débordé. Il fallut attendre pour passer. Et, pendant ces
jours d’attente, les esclaves – ils étaient maintenant plus de
100 000 révoltés –, fiers de leurs triomphes, exaltés,
refusèrent de partir, de quitter l’Italie, résolus à châtier Rome.
Spartacus fut contraint de revenir et de les suivre.
La terreur régnait dans la République romaine. Qui
châtierait ces rebelles ? Qui sauverait l’État ? Un homme
s’offrit : Marcus Licinius Crassus. C’était un homme très riche,
ambitieux de gloire. Contre ces esclaves qui pouvaient tarir la source
des richesses, ce puissant capitaliste parut l’homme désigné. Ce fut
alors, pendant de longs mois, entre les révoltés et les armées de
Crassus une rude guerre. Il était dur, impitoyable. Une de ses légions,
prise de peur, avait reculé ; il la décima en prenant à
l’alignement un soldat sur dix qu’il faisait immédiatement mettre à
mort devant les autres. Puis il mena ses troupes droit contre Spartacus
qui était revenu dans le sud de l’Italie, voulant aller soulever la
Sicile, où les esclaves étaient nombreux et naguère révoltés. Tour à
tour, les esclaves et les Romains étaient battus. Crassus tentait
d’enfermer Spartacus entre la mer et le fossé creusé par ses troupes,
profond et bien défendu. Une nuit de tempête, comme il neigeait à gros
flocons, Spartacus fit combler le fossé sur un point et fit passer un
tiers de son armée. Il semblait insaisissable.
Mais la division régnait au camp de Spartacus, trop
noble, trop bon, trop supérieur à ses compagnons qui ne le comprenaient
pas. En assez grand nombre, on l’abandonna. L’heure de la défaite
approchait.
Crassus, une fois encore, tenta d’enfermer sur un
point l’armée de Spartacus et fit commencer un fossé. Les esclaves
attaquèrent les soldats romains. L’escarmouche s’échauffa : les
renforts accoururent. La mêlée allait devenir générale.
Spartacus comprit que le moment du dernier effort
était venu. Il exhorta les siens à lutter à outrance, sans se rendre,
jusqu’au dernier soupir, à mourir en hommes libres sur les corps des
ennemis qu’ils auraient immolés. Il fit crucifier les citoyens romains
prisonniers de guerre, comme des esclaves, rappelant ainsi aux siens le
supplice infâme qui les attendait.
Puis il rangea l’armée en bataille et, s’étant fait
amener son cheval devant le front des troupes, d’un coup d’épée, il le
tua : « Si je suis défait, s’écria-t-il, je n’en aurai plus
que faire ; si je suis victorieux, j’en aurai de bons et beaux que
nous prendrons sur les ennemis. »
Cela dit, il fit sonner la charge.
Ce fut un choc affreux. Spartacus avait foncé dans
les rangs romains, cherchant Crassus, il voulait, avec lui, avoir son
suprême combat de gladiateur. Mais assailli, blessé, il succomba sous
les coups. Il fut achevé, combattant à genoux. Ainsi finit Spartacus,
le héros de la Révolte des esclaves.
Des quarante mille esclaves qui restaient encore, à
l’armée, six mille seulement furent pris. Mais, sur le chemin de Rome à
Capoue, bordure sinistre, six mille croix s’élevèrent où ils furent
pendus. Rome était satisfaite.
Spartacus et ses compagnons avaient montré aux
maîtres que la valeur personnelle d’un esclave pouvait être au-dessus
de toute comparaison. (Extrait de l’Histoire anecdotique du travail,
par Albert Thomas.)
On ne pouvait moins faire que de résumer ce récit
d’une révolte mémorable d’esclaves au temps de la République romaine.
Déjà, avec Marius et Sylla (88-86), des révoltes de chefs militaires,
avaient commencé les guerres civiles qui devaient se terminer par la
dictature de César et l’établissement de l’Empire, en 31, par Auguste.
Mais cela n’a rien à voir avec la Révolte des esclaves, combattant pour
la liberté.
Il y eut, avant et après, d’autres révoltes. Mais
aucune n’est aussi caractéristique et aussi démonstrative que celle des
esclaves de la République romaine ; révolte aussi ample que
magnifique, menée par un esclave d’élite, individu superbe, révolté
incomparable. Cette révolte qui fit trembler la Rome puissante et
victorieuse, maîtresse du monde, cette révolte qui pouvait aussi
transformer le monde par les conceptions sociales de Spartacus, s’il
eût pu les réaliser, est un admirable exemple. Mais, pour une société
libre, il faut des hommes libres et non des soldats, comme l’étaient
devenus les esclaves en révolte.
Passons à d’autres révoltes, celles de la fin du Xe
siècle de notre ère, au temps des premiers Capétiens, au moment où le
jeune Richard venait de succéder à son père dans le duché de Normandie.
C’est alors qu’il arriva que les serfs de Normandie eurent conscience
de leur malheur. Ils ressentirent presque soudainement toute l’étendue
de leur misère, toute la douleur et toute la honte de leur servitude.
De plusieurs générations, la souffrance des travailleurs de la terre
s’accroissait pour satisfaire aux besoins toujours croissants des
seigneurs maîtres de tout. En dehors des guerres qu’ils se faisaient
entre eux, les seigneurs jouissaient de tous les biens de la terre, par
le travail et par la misère de leurs serfs. De leur côté, les serfs
savaient qu’ils n’avaient rien à attendre des seigneurs qu’injures et
mauvais traitements, après avoir tout donné de ce que leur travail
faisait produire de la terre. Le sort de l’esclave antique était
meilleur que celui des serfs sous le joug féodal. Voilà ce que
pensaient les serfs de Normandie et de partout...
Un jour, on ne sut trop comment, à travers tout le
pays souffla un vent de révolte, volant de chaumière en chaumière. Du
bocage, de la plaine, serfs ou francs, tous unanimes, éprouvèrent le
besoin de s’unir pour changer, coûte que coûte, la vie qu’on leur
faisait mener. Par vingt, trente, et par cent, pendant les nuits
sombres, loin des routes où passaient les hommes des châteaux, dans les
forêts et dans les landes, connues d’eux seuls, ils s’assemblaient. Ils
passaient ensemble la revue de leurs souffrances et de leurs misères.
Ils exhalaient leurs rancœurs des maux endurés, des châtiments subis
et, leur colère s’exaltant, ils se juraient foi réciproque. Ils se
juraient que, désormais, par leur volonté, jamais plus ils ne
subiraient le joug honteux du servage. Ils ne voulaient plus appartenir
aux seigneurs. Ils ne voulaient plus être des serfs. Ils se
révoltaient. « Mettons-nous, disaient-ils, en dehors de l’atteinte
des seigneurs ; et s’ils nous rencontrent, nous sommes, comme eux,
hardis et forts et capables de nous défendre ; nous sommes
nombreux, soyons unis ; ils sont guerriers et braves, soyons
résolus ; nous avons, comme eux, habileté, courage et force.
Armons-nous et ayons du cœur. Munissons-nous d’arcs, de pieux, de
haches, d’instruments de travail pouvant être des armes, et, au besoin,
ramassons des pierres et combattons pour notre affranchissement. Nous
voulons travailler pour nous, pour nos besoins et non pour les
seigneurs. »
Dans leurs assemblées nocturnes, les paysans de
Normandie renouvelèrent le serment de lutter ensemble, de rester unis.
Par les femmes et les enfants des révoltés, ces messagers de confiance,
ils firent connaître leurs desseins à ceux de tous les domaines.
D’autres serfs vinrent se joindre aux révoltés. Il y eut des assemblées
plus nombreuses. Les uns voulaient l’extermination pure et simple des
seigneurs. D’autres, plus nombreux, craignant les seigneurs, voulurent
que des délégués leur soient envoyés. « Exposons-leur notre
misère, peut-être nous donneront-ils quelque légère amélioration. »
Mais les seigneurs avaient peur, c’est pourquoi ils
furent cruels. Ce fut l’oncle du duc de Normandie, le comte Raoul
d’Ivri, qui reçut les délégués sans les entendre ; un seigneur ne
discute pas avec des révoltés. Il les fit arrêter, leur fit couper les
mains et les pieds et les renvoya vers leurs compagnons... Ceux-ci,
effrayés, terrorisés, n’osèrent plus rien et retournèrent à la charrue.
Ainsi prit fin la révolte au pays normand.
En 1382, il y eut la révolte des Maillotins contre
les impôts.
Parlons maintenant de cette révolte mieux connue,
appelée la Jacquerie. Cette révolte paysanne éclata dans le Beauvaisis,
en 1358. Ce fut une lutte terrible contre les seigneurs, causée par les
excès et les cruautés de ceux-ci envers les Jacques, surnom donné aux
paysans par tous ceux qui profitaient d’eux et s’en moquaient, comme de
tous temps les parasites, les malfaisants se sont moqués de ceux qui
les entretenaient et ne leur ont réservé que moqueries, injures et
mauvais traitements. La révolte des Jacques fut cruellement étouffée
dans le sang, et les nobles triomphèrent.
Les vainqueurs ont alors abusé de leur triomphe, et
cela jusqu’en 1789.
Alors, il y eut de rudes représailles, et la justice
du peuple, formée de groupes de révoltés en furie, déposséda sans
ménagement les ci-devant, brûlant châteaux et titres de noblesse,
distribuant les terres aux acquéreurs ; enfin, ces révoltes,
partout, furent la Révolution elle-même dans son action.
D’autres révoltes – dont on ne peut parler
ici – se produisirent au cours des siècles, jusqu’à nos jours.
Toujours, ce ne furent que des sursauts de dignité, pour le moins, mais
le plus souvent des tentatives d’action directe collective pour
arracher aux possédants, aux maîtres, aux exploiteurs des biens détenus
par ceux qui ne les produisent pas, des bribes de mieux-être, des
atténuations de misère.
Les grèves sont des révoltes de producteurs. Il se
pourrait que les grèves généralisées des producteurs, jointes aux
révoltes des consommateurs contre les impôts, la vie chère, en jetant
la perturbation dans tous les rouages sociaux et en provoquant
l’affolement des gouvernants, engendrassent une révolte qui se
transformerait subitement en Révolution. Suivant l’orientation prise
par l’esprit de révolte, cette révolution pourrait être celle que nous
attendons, que nous espérons, à laquelle de tout cœur nous
travaillons : la Révolution sociale.
C’est pourquoi toute révolte nous intéresse, nous
captive, nous fait tressaillir d’espoir en l’avènement possible de la
liberté.
- Georges YVETOT.