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RÉVOLUTION (du latin : revolutio ; de revolvere : retourner)


Ce mot, qui est employé dans des acceptions très diverses, possède, en matière de sociologie, un sens très précis, en conformité, d’ailleurs, tant avec son étymologie, qu’avec la signification qui lui est communément attribuée. Une révolution, c’est une transformation considérable et soudaine, opérée dans la société, par le moyen de la violence et du renversement de l’ordre établi. Employer au propre, dans le langage sociologique, le mot révolution, en lui accordant un sens différent, c’est prêter à la confusion.


Il n’est, certes, pas interdit de s’en servir au figuré, mais à condition, si l’on veut demeurer clair, de le compléter par un terme explicatif, ne laissant subsister aucune ambiguïté, On pourra dire ainsi : une révolution dans les esprits, ou les arts, ou la mécanique, lorsqu’on voudra qualifier le changement profond, brusquement survenu, soit dans notre conscience par une révélation inattendue, soit dans nos méthodes par la vulgarisation d’une formule nouvelle. Mais il doit être bien entendu qu’il s’agit là de l’exploitation d’une analogie, qui ne doit pas servir de prétexte à l’altération du véritable sens du mot qui retient notre attention.


Prétendre que « la révolution, qui a commencé avec le premier geste de révolte d’un esclave, et ne se terminera qu’avec le trépas du dernier tyran, s’opère sous nos yeux tous les jours », c’est sans doute faire surgir, dans l’esprit de ceux qui nous écoutent, une impressionnante image, et donner à leur soif de réalisations un peu d’apaisement. Mais ceci est plus littéraire que scientifique, et constitue un abus. Il est incontestable que la société est en travail de modification permanente. Cependant, lorsque, durant de longues périodes, le progrès ne s’y effectue qu’avec lenteur, de façon presque insensible, il est excessif de présenter ceci comme un des aspects de la révolution. Il est, pour désigner de telles phases, un autre terme, qui a bien son utilité, et cet autre terme est « l’évolution ».


Affirmer que celle-ci est une révolution au ralenti, et que, par contre, cette dernière est une évolution brusque, est une thèse qui, à la rigueur, peut se soutenir, Mais il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de deux choses bien différentes, et qui ne doivent pas être confondues. La révolution est à l’évolution ce que l’accouchement est à la gestation ; ce que la rupture d’une digue est à l’accumulation des eaux ; ce que l’éclatement de son enveloppe est à l’éclosion parfaite de la fleur. Et ce n’est qu’en accordant à la définition du mot ce caractère que l’on peut, non seulement être bien compris d’autrui, dans un exposé de propagande, mais encore se soustraire personnellement aux mirages de certains concepts abstraits.


La tempête qui, de 1789 à 1793, a renversé, en France, la monarchie, détruit les privilèges de la noblesse et du clergé, et permis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen représente bien une révolution. La multiplication des grèves corporatives et des meetings, durant une période troublée de la république bourgeoise, n’en constitue certainement pas une.


Si nous recherchons quels sont, dans l’histoire, les événements qui ont présidé à l’accomplissement des révolutions, nous découvrirons qu’il s’agit de faits se présentant d’une manière à peu près identique : des philosophes et des hommes d’action isolés ont conçu ce que pourraient être une constitution politique ou un ordre social plus justes que ceux qui existent. La grande masse du peuple demeure indifférente à l’exposé de leurs doctrines, qu’elle juge utopiques, jusqu’au jour où, surexcitée par l’extrême misère, ou l’invasion, les humiliations d’une défaite, elle perd confiance dans le gouvernement qu’elle honorait la veille, et s’insurge contre lui, non seulement par désir de vengeance, mais aussi dans l’espoir d’obtenir à son sort des améliorations, avec l’établissement d’un régime nouveau.


Si les insurgés possèdent, dans leurs rangs, des hommes de volonté tenace, de conscience droite et de culture suffisante ; si l’armée – ou, du moins, la plus grande partie de l’armée – fait avec eux cause commune, ils ont toutes chances de renverser le pouvoir. Dans le cas contraire, avec des effectifs et un armement inférieurs, des directives à peu près nulles, leur mouvement est condamné à périr à très bref délai, sous les coups d’une barbare répression. Que la victoire soit à eux, par suite de la capitulation ou de l’exode des classes dirigeantes, et la tâche n’est point pour cela terminée. Attaqués de toutes parts : à l’extérieur par les armées des nations demeurées fidèles aux règles du passé, à l’intérieur par les menées secrètes et l’espionnage de la contre-révolution, les insurgés victorieux, mais non pour cela à l’abri de tout péril, sont contraints, sous peine d’être les victimes de la terreur blanche, de prendre, sans défaillance, toutes les mesures défensives justifiées par la nécessité, de tenir en respect tous les ennemis, cependant que se réorganise, sur d’autres bases, la société.


En somme, s’inspirant des observations les plus récentes, on peut dire que toute révolution suppose trois phases pour être un fait accompli : 1° une période préparatoire, durant laquelle nombre d’esprits sont séduits par des doctrines nouvelles, et la révolte collective s’annonce par des mécontentements de plus en plus nombreux ; 2° une période insurrectionnelle, durant laquelle des combats sont livrés entre les forces révolutionnaires armées et les troupes affectées à la défense de l’ordre établi ; 3° une période consacrée à la défense des conquêtes de la révolution et à l’instauration de l’ordre nouveau lorsque, le pouvoir ayant été renversé par l’insurrection triomphante, il s’agit de conserver des positions chèrement acquises, et de réorganiser la production, la consommation, les transports, et les multiples services d’utilité publique durement éprouvés par la guerre civile.


Dans l’histoire contemporaine, deux bouleversements requièrent surtout notre attention : la Révolution française de 1789, et la Révolution russe de 1917. L’une et l’autre présentent des phases en conformité de la règle établie ci-dessus. La Révolution française est préparée par les écrits des Encyclopédistes, le mécontentement grandissant du peuple et de la bourgeoisie. Elle éclate alors que se trouve porté à son comble le scandale du dérèglement de la noblesse, contrastant avec la misère du peuple. La royauté abolie, la révolution doit faire face à l’Europe aristocratique coalisée, et prendre des mesures répressives contre les tentatives révolutionnaires des chouans. La Révolution russe est préparée, pendant plus d’un demi-siècle, par des écrivains persécutés et des terroristes. Elle éclate par suite des souffrances et de la famine, que complètent les horreurs de l’invasion, et les deuils de la grande guerre. Le pouvoir impérial renversé, presque sans lutte, grâce à la fraternisation du peuple et d’une grande partie de l’armée, les batailles les plus dures s’organisent à l’occasion des rivalités politiques, et des compétitions économiques. Menacé de sabotage et de destruction, à l’intérieur, par les menées des Russes blancs, l’État socialiste est attaqué sur tous les fronts, sans déclaration de guerre, par les nations capitalistes, et soumis à un blocus meurtrier.


Ce n’est donc que, lorsque tous ses objectifs sociaux ayant été atteints, la sécurité se trouve, par surcroît, assurée désormais, à l’intérieur et à l’extérieur, qu’il est possible de prétendre qu’une révolution est complètement victorieuse. C’est dire que, pour qu’une révolution coïncidât, sans risques de mort, dès la chute du pouvoir établi, avec le licenciement des troupes, et l’abolition de toute contrainte, comme de toute surveillance, à l’égard des citoyens, il faudrait de toute nécessité qu’elle fût, non seulement universelle, c’est-à-dire réalisée en tous pays, dans le même temps, mais encore suffisamment avantagée par les circonstances de la vie économique et de l’éducation sociale, pour qu’aucun motif de compétition grave ne pût être à redouter, par la suite, entre les hommes.



— Jean MARESTAN.




RÉVOLUTION


Bouleversement profond d’un pays tendant à remplacer un régime par un autre.


Il y a différentes sortes de révolutions, de la révolution de palais à la révolution sociale. La révolution de palais s’observait surtout autrefois dans les pays barbares. Le monarque était assassiné par une conjuration et remplacé par un autre. De nos jours, le Mexique a été troublé par des révolutions assez fréquentes de cet ordre. La révolution de palais et le pronunciamiento, chose à peu près analogue, affectent peu le pays, Tout se passe entre les dirigeants et leurs armées, qui sont des armées de métier, c’est-à-dire des bandes d’assassins à gages prêts à toutes les besognes au service de qui les paye.


Plus large est la révolution politique, par exemple la grande Révolution française. C’est à tort qu’on a distingué la révolution politique et la révolution sociale. Toute révolution, les révolutions de palais mises à part, comporte un facteur économique. Le peuple ne marcherait pas si une déficience économique ne l’y poussait pas. Un peuple qui mange à sa faim ne fait pas de révolution, du moins généralement, car il ne faut pas oublier le boulangisme qui a presque été une révolution et qui était un mouvement purement idéologique, où il y avait du patriotisme, du désir de revanche, de la colère à propos de scandales (affaire Wilson), etc.


Jamais, ni les socialistes, ni les anarchistes ne sont parvenus à susciter dans le peuple un mouvement pareil. Les socialistes ont enseigné que la révolution venait toute seule, lorsque les circonstances économiques la commandaient. C’était pour ne pas avoir à la préparer. On peut dire que la plupart des chers socialistes ont été sinon des traîtres au sens exact, du moins des profiteurs. C’est une profession que d’être un chef socialiste. Elle comporte des aléas : on peut aller en prison, mais on peut aussi devenir ministre. Le prolétariat a ainsi des avocats professionnels qui défendent sa cause, et de même qu’un avocat, même habile, ne croit pas nécessairement ce qu’il dit, de même un leader d’extrême gauche peut défendre fort bien l’intérêt des ouvriers et y être tout à fait indifférent, au fond de lui-même.


Il en va autrement des théoriciens, de ceux qui ont institué et formulé la doctrine, comme Karl Marx, Bakounine, Blanqui, Kropotkine, etc. Pour ceux-là, le socialisme et l’anarchie étaient bien la pensée véritable.


Le dogme de la révolution automatique favorise les chefs du socialisme. Si la révolution vient toute seule, point n’est besoin de la préparer, et ils s’empressent de ne pas le faire. Il est plus facile et moins dangereux de préparer des électeurs qui les porteront au Parlement que des révolutionnaires qui ne les mèneraient qu’à la prison ou à la mort.


Il est curieux d’observer que la révolution a toujours surpris ceux qui étaient censés la préparer. La révolution de 1848 surprend Proudhon qui, toute sa vie, avait écrit sur elle. Celle de 1871 surprend les militants de la Ire Internationale ; elle les surprend si bien qu’ils se révèlent incapables de l’organiser. Le socialisme, doctrine froide, hérissée de formules, n’arrive jamais à passionner le peuple. Il sait que la révolution est dans ces formules, mais elle y est contenue comme l’un des éléments d’un corps très complexe dont l’analyse ne se fait pas dans son esprit.


Aujourd’hui, en Allemagne, une grande crise industrielle, causée par la surproduction, crée une situation révolutionnaire. Le vieux parti socialiste ne sait ni ne veut en profiter ; il s’est usé au pouvoir et son idéologie est vidée de tout contenu vital. Le peuple, sous-alimenté, manquant de travail, ne va pas vers lui ; il va à Hitler, le fasciste, qui, comme Boulanger, a le don de le faire vibrer, hélas ! Avec du chauvinisme et de la réaction.


« Il n’est pas de sauveur suprême,

Ni dieu, ni César, ni tribun ;

Prolétaires, sauvons-nous nous-mêmes », etc.


Évidemment, si le prolétariat était capable de se passer de sauveurs, ce serait mieux, mais les sauveurs sont malheureusement indispensables. D’abord, un mouvement suppose une organisation, c’est-à-dire des organisateurs. La moindre réunion comporte quelqu’un qui trouvera le local, qui traitera un sujet, qui ouvrira une discussion. Les cellules communistes sont mortes, faute de leaders. On avait pensé que c’était préférable de faire réunir les ouvriers tout seuls, pensant que, mieux que les intellectuels, ils connaissent leurs souffrances. Les réunions se sont dispersées, faute d’entente. Il ne suffit pas d’être exploité et de le savoir. Sans l’excitation de l’intellectuel qui connaît les sujets, la théorie, l’ouvrier, même révolutionnaire de sentiments, retombe vite à la conversation banale sur les événements de la vie quotidienne. Le « sauveur » n’est pas forcément un intellectuel diplômé, il peut être un ouvrier intelligent. Malheureusement – je ne veux citer personne –, les événements nous ont montré que les « leaders » ouvriers ne se comportent pas mieux que les fils de la bourgeoisie. Pour se passer de « sauveurs », il faudrait un prolétariat intelligent et instruit, capable de comprendre les questions sociales. Alors, les leaders ne pourraient pas devenir dangereux, car ils seraient étroitement contrôlés. Malheureusement, il est très loin d’en être ainsi et, lorsque le prolétariat critique ses chefs, c’est, le plus souvent, à tort, il ne fait que donner cours à sa jalousie.


La bourgeoisie est, dans l’ensemble, plus intelligente. Aussi a-t-elle réussi à faire des révolutions préparées : Portugal, Turquie, Espagne. Le peuple lui a servi de tremplin. Elle l’a trompé par des promesses fallacieuses qu’elle a oubliées après sa victoire.


La Révolution russe a eu des leaders sincères, ou plutôt : ils l’étaient avant la révolution. Malgré ce qui peut nous choquer dans la conception de Lénine sur le révolutionnaire professionnel, on peut dire que si lui et les siens exerçaient un métier, c’était un métier dangereux. Ils ne pouvaient pas espérer le pouvoir, ni même un simple mandat législatif, ils risquaient la prison, parfois la mort, et contre un standard de vie plutôt faible. Mieux valait être fonctionnaire du tsarisme.


Après la révolution, les choses ont changé. Les anciens révolutionnaires sont devenus une sorte de noblesse, avec les défauts de la noblesse d’ancien régime. Les années de prison subies sous le tsarisme sont comptées comme les faits d’armes de la noblesse monarchique. Au fond, cela est juste ; ce qui l’est moins, c’est l’hérédité et le népotisme. Car si on mérite, par son travail, son dévouement et ses souffrances passées, on ne mérite nullement du fait d’être le fils, la femme ou le père d’un militant de premier plan.


La Révolution russe porte une part de mal, en ce qu’elle a découragé les militants du monde entier, en leur montrant que l’homme est partout le même et que le drapeau rouge, comme les drapeaux tricolore et blanc recouvrent la lutte éternelle de chacun contre chacun et contre tous pour la meilleure place dans le régime qui a triomphé.


Cependant, la Révolution russe, pour une part, n’est pas retombée dans les hontes de la Révolution française. Les dictateurs moscovites se sont entre évincés du pouvoir, mais aucun n’a trahi, au sens exact du terme. Pas de Directoire, pas de Bonaparte, jusqu’ici du moins. On n’a pas rappelé les anciennes classes privilégiées et, quoi qu’il soit atténué, c’est toujours le bolchevisme qui régit la Russie.


Faut-il désirer la révolution ou doit-on plutôt lui préférer l’évolution ?


La révolution est une chose barbare. La brute humaine y est lâchée et elle commet les pires excès, des excès inutiles. Des milliers de gens qui, jamais, avant les événements, n’avaient pris le moindre intérêt aux questions sociales, ne voient dans le désordre que l’occasion de piller, de tuer, de violer et de se griser. Ils font tout cela sans l’ombre d’un principe ; si la révolution est vaincue, ils passeront au vainqueur. Des gens du peuple, dit-on, lors de la répression versaillaise, urinaient sur les cadavres des fédérés morts pour une cause qui était la leur. La révolution tue des quantités de gens qui, souvent, le méritent moins que leurs bourreaux. Le créancier profite de la révolution pour faire exécuter son débiteur, le débiteur son créancier, l’homme dont un autre a pris la femme s’en venge par une dénonciation. On dénonce pour voler, pour prendre la place d’un autre, etc. Devant la mer d’injustices, de turpitudes et de crimes, les gens honnêtes et paisibles appellent l’ordre, même si cet ordre doit être un ordre réactionnaire et contraire à leurs idées.


La révolution sociale amène bien plus de trouble que la révolution purement politique. Les citoyens qui, la révolution victorieuse, font leur travail au mieux dans le nouvel ordre de choses, forment la minorité. La majorité, au contraire, tente d’échapper au travail, d’usurper les fonctions qu’elle est incapable de remplir. Il faut des années pour mettre debout un commencement d’organisation.


On compare souvent la révolution à un accouchement qui se fait dans le sang et la douleur. Il n’y a là qu’une image ; le progrès devrait se faire sans qu’il fût nécessaire de tuer des milliers de personnes.


Est-ce alors l’évolution qui est à poursuivre ? L’évolution existe-t-elle ? Rien n’est moins certain. En tout cas, elle n’est pas fatale. Pour qu’elle le fût, il faudrait qu’il y eût une volonté organisatrice extra mondiale qui ait donné un but à l’Univers. Rien de semblable n’existe. Sans parler des êtres vivants, en général, qui sont forcés de s’entre-détruire pour vivre, nous voyons dans l’humanité les choses les plus hétéroclites. Dans tel pays, on tue les vieillards ; les enfants mangent leurs parents ; les parents mangent leurs enfants encore en bas âge. Notre morale est chose bornée dans le temps et l’espace. Le progrès est aussi très relatif.


Bien des peuples dits sauvages en sont encore à une vie presque animale. Logés dans des huttes, incapables de se soustraire aux maladies, la recherche de la nourriture quotidienne est pour eux le grand problème, comme chez les animaux.


C’est à tort qu’on parle de peuples jeunes, ces primitifs existent depuis des milliers d’années ; ils sont aussi vieux que nous. On peut dire qu’il n’y a, sur la surface du globe, que des îlots de progrès, un progrès précaire. Des civilisations, après avoir progressé pendant des siècles, ont disparu. L’évolution ne se fera donc pas toute seule. D’ailleurs, les profiteurs de l’ordre de choses actuel font tout pour l’empêcher et ils y réussissent fort bien. En ce moment, une crise économique sans précédent bouleverse le monde. Il pourrait sembler que la fin du capitalisme, prédite par Karl Marx, soit enfin arrivée. Jamais les contradictions économiques du monde moderne ne sont apparues avec une plus aveuglante clarté. Les progrès du machinisme, la rationalisation ont amené la surproduction, c’est-à-dire l’abondance. Et cette abondance amène partout la misère des millions de chômeurs en Allemagne, en Amérique, en Angleterre, où le gouvernement s’astreint à les nourrir tant bien que mal, depuis dix ans, pour éviter la révolution. Cet état de choses ne peut pas être durable. Quelle fin aurait-il ? On ne peut le savoir. Il est possible que le capitalisme finisse par trouver une issue et dure encore des siècles. Il est possible aussi que le couvercle de la marmite de Papin éclate et que ce soit la révolution.



— Doctoresse PELLETIER.





RÉVOLUTION (MORALE) (point de vue du socialisme rationnel)


« Si, dans l’ordre physique, tous les phénomènes obéissent aux lois de la fatalité, il en est autrement dans l’ordre social où les conséquences générales se déroulent selon le rythme de la liberté exclusive à l’homme qui en assume la responsabilité. » Avant d’entrer dans le développement de la pensée qui nous a incité à choisir ce titre, pour exposer nos idées sur l’opération à laquelle nous faisons allusion, afin d’atteindre le but de paix morale et économique auquel nous aspirons, il convient de préciser qu’il est nécessaire que chacun de nous commence par faire sa révolution morale et spirituelle.


Cette révolution, s’opérant volontairement dans le cadre de la science et de la libre discussion, doit avoir pour mission sociale de montrer, à chacun de nous, les liens généreux d’indéfectible solidarité unissant les divers membres de l’humanité dans une œuvre morale de coopération sociale profitant également à tous et à chacun.


Après ce préambule, il pourra paraître à plusieurs que nous voulons enfoncer une porte ouverte depuis l’origine des espèces. Aussi, des deux côtés politiques de la barricade, chacun nous traitera d’intrus, disant bien haut : c’est nous qui détenons la vérité, qui la propageons et qui voulons, sous tous les rapports, la justice pour tous, pendant que, sur la crête, les profiteurs jubileront. L’évangile matérialiste de Marx, aussi bien que celui de Jésus portent à faux expérimentalement dans l’ordre social.


Il ne suffit plus de continuer à endormir le peuple, soit au nom de la fatalité d’une science plus spécieuse que réaliste, soit au nom de la grâce et de la foi. Le mysticisme, divin ou matérialiste, sombre devant l’expérience et le raisonnement qui est la source des sciences. Avec quelques variantes d’académie plastique, l’empirisme décrète, des deux côtés de la barrière, les méthodes d’un passé d’ignorance susceptibles d’entretenir une agitation sociale artificielle, aboutissant à l’ultime postulat de l’exploitation des masses par des minorités considérées comme élites et qui ne sont que les profiteurs de l’ignorance sociale.


Les uns, au nom d’un dieu de paix et de miséricorde – fort et jaloux –, s’efforcent de rançonner, le plus possible, leurs semblables et de se créer des privilèges à leur détriment ; alors que les autres, au nom d’un déterminisme mystique, se contentent, même en chantant la Carmagnole, d’obéir aux puissances du mal, à la force qui écrase la misère et qui reste sourde aux appels confus de la solidarité humaine.


Dans nos sociétés, et depuis que l’humanité a une histoire, il a été question d’un droit qui s’est toujours confondu avec la force. Quant à l’application, les droits se fondent sur la règle d’action que chacun accepte ou qu’il s’est faite. Socialement parlant, la force qui se fait appeler droit s’établit et se maintient en se cachant derrière un sophisme qui, plus ou moins bien formulé, prend le nom de loi.


Du moment que l’on vit sous l’incohérence ou sous le despotisme, ce qui signifie époque d’ignorance, comme c’est encore le cas, le droit dérive nécessairement de la loi. Si nous étions en époque de connaissance de la vérité et que la justice soit impartiale, toute loi qui ne pourrait pas être ramenée, par enchaînement de propositions identiques, au principe même du droit serait nulle. Pratiquement, équitablement, le droit est le corrélatif du devoir. Chacun a droit à ce que tous lui doivent et chacun a pour devoir de satisfaire aux droits de tous quand l’ignorance a disparu.


Ainsi, parler de droit, c’est dire qu’il existe, c’est en ressentir le besoin, c’est en exprimer la manifestation pour l’harmonie sociale, c’est l’extérioriser du chaos où il est en puissance plus ou moins contenue, c’est en faire le conducteur de la vie sociale.


Jusqu’à maintenant, la société n’a pas analysé la valeur sociale du droit. La masse n’aborde pas cette question, et ce qui constitue l’élite ne croit pas avoir un intérêt immédiat à définir ce principe social. Le droit de notre époque ressemble à une girouette tournant tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, alors que si le droit était le principe fondamental de la société, il serait la manifestation permanente de la justice.


De cet état de confusion des idées sur le principe d’harmonie sociale pour sortir notre humanité du chaos où elle se débat, le désordre devient la règle. Du fait d’une instruction autrement illusoire que réelle et d’une éducation qui lui fait suite, l’équivoque s’élargit dans tous les domaines, et les contradictions sociales et économiques compliquent une situation instable qui menace de nous engloutir.


Sous l’empire des contradictions multiples qui naissent mécaniquement de notre état social, l’individu et la société se meuvent « circonstanciellement » dans l’incohérence et le despotisme qui créent, pour les travailleurs plus ou moins déshérités, le paupérisme moral aussi bien que le paupérisme matériel. Et cet état dure depuis l’origine des sociétés, se perpétuant à travers le temps et l’espace, parce qu’à toute époque « les bergers » chargés d’éduquer et de diriger le troupeau de travailleurs ont enseigné une morale spéciale à leur intérêt particulier et à celui de leur entourage. La structure de la société est, pour chaque époque, l’image de ceux qui l’administrent ; et ceux-ci, prévoyant pour leurs intérêts particuliers, ont modelé la société en raison de leur appétit économique. Pour arriver à ces fins particulières, des religions et des morales ont été répandues adroitement pour expliquer qu’il y aura toujours des pauvres, cependant que le despotisme et le désordre fournissaient aux bergers et à leurs suites les privilèges qui faisaient ou font leur puissance. Ce qui s’est passé, il y a des siècles, se reproduit sous un aspect nouveau et durera éternellement, si l’humanité ne s’avise de comprendre que, comme l’écureuil dans sa cage, elle tourne dans un cercle vicieux de déisme et de matérialisme, toujours rajeunis selon les époques, pour conserver à ceux qui se réclament de ces deux morales les avantages de certaines révolutions circonstancielles, en égarant la pensée du but vers lequel elle doit logiquement et équitablement tendre, c’est-à-dire à l’harmonie sociale donnant à chacun et à tous la liberté et le bien-être par le travail. Si, dans l’état chaotique, « les bergers» tirent des événements le meilleur parti des hommes et des choses qu’ils dirigent et administrent, cet avantage n’est pas orienté vers le progrès moral et le bien-être généralisé, mais vers le profit exclusif de quelques individus, usant et abusant de leurs connaissances et de leurs richesses pour faire battre, s’entre-dévorer des hommes qui n’ont aucune bonne raison pour agir ainsi. L’immoralité suinte de tous les pores de la société. Par quelle amère ironie du destin faut-il que l’action oriente les travailleurs vers des productions nouvelles, vers des créations toujours opportunes ? Que, de ce fait, les richesses se multiplient à l’infini avec le développement du machinisme, et que la plupart des producteurs nécessaires, indispensables, se trouvent (par rapport au développement général de leur intelligence) de plus en plus privés des richesses qui s’amoncellent chez quelques individus, voilà l’immoralité du régime !


Remarquons que ces faits ne se produisent que par une fausse éducation des masses auxquelles on promet toujours… pour... demain le paradis économique, à moins qu’on enseigne aux travailleurs que le produit de leur effort se mesure à la valeur de leur apport financier et non à celui de leur activité.


En résumé, nous souffrons surtout d’une crise morale, génératrice de crises multiples. Pourquoi faut-il que l’enseignement et la pratique de la vie ne nous démontrent pas qu’il n’y a de progrès social durable et juste que par le progrès moral ? Qu’il est juste et nécessaire que l’homme ne soit pas un loup ? Qu’il doit être l’ami de son semblable, son collaborateur dans la vie pratique parce qu’il y a intérêt social aussi bien qu’avantage particulier à agir ainsi ? Telles sont les données du double problème moral et économique qui reste à résoudre.


Il faut que l’homme – tous les hommes – sache qu’il a une œuvre d’entraide à accomplir sur la Terre et qu’il se pénètre bien qu’il est intéressé ; que c’est de la pratique de son devoir que son droit peut et doit être fait et respecté. Il faut qu’il comprenne que si le dévouement est une duperie dans la période de contradiction des intérêts de notre époque, ce même dévouement serait profitable à soi aussi bien qu’à la collectivité en période d’harmonie sociale.


Dans ce monde, où, malheureusement, l’hypocrisie est le fondement de la morale courante, Paul Brulat écrit, avec infiniment d’à-propos, dans un article du Petit Méridional : un être bon, généreux, humain est un homme d’élite... Arrivons à placer ces vertus au-dessus même du génie qui peut être néfaste s’il ne rêve que de dominer, de conquérir et d’écraser, comme c’est trop souvent le cas.


Mais si l’homme n’est, comme disait Proudhon, qu’une machine construite par un créateur ou par dame nature, est-il possible que l’individu soit autre qu’il ne l’est ? N’est-il pas un automate ? Ici se pose la question du déterminisme sous ses multiples aspects, en contradiction avec la raison, impersonnelle par essence, qui nous montre les contradictions multiples auxquelles la logique se heurte dans la pratique de la vie physiologique.


L’homme peut-il, par lui-même, par son intelligence, par ses efforts, briser les liens qui l’enchaînent au social, à cette structure économique organisée uniquement pour le profit particulier de l’élite qui le façonne méthodiquement et mécaniquement vers la renonciation de son moi et l’abdication de sa volonté, comme cela se pratique par les méthodes d’appropriation, de production et de travail anglo-saxonnes ou françaises qui conduisent à la ploutocratie la plus puissante et la plus arbitraire que l’humanité ait connue ? L’expérience comme le raisonnement démontrent que oui, et nous prouvent, à l’évidence, que l’homme n’est déterminé que dans la mesure où sa volonté ne peut s’affranchir d’un état social ne lui laissant pas la liberté de son activité. Le déterminisme, dans les actions humaines, est fonction du régime qui l’abrite, mais n’a rien d’immuable. N’est-ce pas un effet de la liberté inhérente à l’homme, exclusivement, que la prise de possession de la richesse primitive ? De cette richesse qu’il n’a pas créée mais qu’il exploite – en dehors et au-dessus de ses intérêts ? Et cette liberté n’est-elle pas génératrice de responsabilité ?


Mais qu’est-ce que l’homme ? Y en a-t-il de diverses espèces ? Les hommes sont-ils, tous, doués de sensibilité réelle, d’intelligence réelle ? Pour entrer dans le développement de ces questions, il faudrait une place qui nous manque. Nous nous résumerons en disant que : seul, dans l’immense série des êtres, l’homme témoigne de sensibilité et d’intelligence réelles, et que tous les hommes, sans exception, ont la même caractéristique. Le social est leur œuvre. Sollicitée par les tendances de passion et de raison qui caractérisent l’humanité, selon qu’elle s’oriente vers le despotisme ou la liberté, l’humanité crée un social en rapport de l’une ou l’autre tendance.


Pratiquement, quand le troupeau broute l’herbe du pré où il est conduit, pour s’y alimenter selon la volonté du berger, le maître s’intéresse de trouver de nouveaux pâturages offrant plus de ressources alimentaires qu’il canalisera à son profit exclusif. Mais, socialement, appliqué à la vie humaine, qu’est-ce qu’un berger ? Qu’est-ce qu’un troupeau ? Le premier est le maître, les seconds, dans l’ordre de production générale, sont des esclaves qui ne reçoivent, pour prix de leur travail, que la part qu’il plaît au maître de leur attribuer. Le premier est libre, socialement et économiquement, les autres sont esclaves, socialement et économiquement, du seul fait de l’organisation de la propriété commandant la distribution des richesses aux individus et la constitution de monopoles de rapport. Mais la structure sociale n’est pas fatalement déterminée dans un sens plutôt que dans un autre, et l’organisation actuelle de la société, et par voie de conséquence celle de la propriété, n’est pas immuable.


À travers les âges, bien des modifications d’ordre social se sont produites. La structure économico sociale est toujours en harmonie avec l’éducation générale qui en a imposé le mécanisme. Ainsi, tout paupérisme est fruit de l’éducation. Rien de surprenant que les masses laborieuses ressemblent à des groupements d’automates. Les élites leur ont-elles expliqué et démontré que leur esclavage économique était fonction du régime de propriété ? Si l’humanité est divisée en maîtres et en esclaves c’est qu’il n’a pas encore existé d’élite réelle d’une part, et, d’autre part, c’est que les travailleurs, généralement ignorants en économie sociale, manquent d’énergie consciente, cependant que leur passivité est habilement entretenue par ceux qui les exploitent. Mais du fait que l’homme, en général, raisonne mal depuis qu’il a une histoire, s’ensuit-il qu’il doive éternellement mal raisonner ? Ne finira-t-il pas par s’apercevoir, dans un moment de claire vision des faits, qu’il est le jouet de l’empirisme où se complaisent les classes possédantes et dirigeantes qui oppriment les déshérités, sous un masque de libération sociale ? Le paupérisme matériel des masses laborieuses a son origine dans le paupérisme moral et intellectuel qui l’affecte et ne peut ni ne doit durer éternellement, ou il n’y aurait pas de justice possible. Il n’y a pas de déterminisme économique au sens propre du mot. Redisons-le, le social est ce que le législateur le fait.


Quoique présentement mal éduqué par les politiciens socialistes, un jour viendra où le dormeur s’éveillera, où il jugera les faits intelligemment et s’apercevra enfin, comme dit Marguin, que « si l’homme est beaucoup déterminé par le social, il est aussi beaucoup déterminant » par sa volonté quant aux actions présentes comme celles à venir. Il est responsable du présent comme de l’avenir et ne peut récolter que ce qu’il sème.


Le jour où l’homme aura réalisé sur lui-même, par sa capacité, la première et la plus importante des révolutions qui lui ouvrira les portes d’une rénovation sociale bienfaisante et durable, il y a aura harmonie sociale. Que l’homme apprenne qui il est, et, quand il le saura, il voudra être lui-même, c’est-à-dire libre et juste. Mais les maîtres de l’heure ne paraissent pas disposés à lui en faciliter le chemin.



— Elie SOUBEYRAN.





RÉVOLUTION (SOCIALE)


Considérations générales
. — La loi de l’Évolution trouve, à peu près en tout et partout, son application. La valeur et le sens des mots n’y échappent point et la signification exacte, la portée précise d’un terme varient selon les temps et les lieux : dans le même lieu, selon le temps ; et dans le même temps, selon les lieux.


Le mot « révolution » est, à coup sûr, un de ceux qui ont le plus emprunté leur exacte signification aux circonstances de temps et d’espace. C’est ainsi que tel événement qui, à une époque déterminée et au sein de circonstances définies, eût constitué une révolution, ne saurait être tenu pour tel à toute autre époque et au sein de toutes autres circonstances.


Les études qui vont suivre et qui portent les signatures de Barbedette, Méric et Voline ne manqueront pas de faire éclater l’évidence de ces modifications plus ou moins profondes, introduites dans l’exacte définition du mot révolution, par l’époque et le milieu où se sont produits les événements historiques auxquels Barbedette, Méric et Voline conservent l’appellation courante et justifiée de révolution.

Durant des millénaires, il suffisait d’une modification tant soit peu importante dans la constitution politique d’une nation, d’un changement brusque dans le haut personnel gouvernemental, ou encore de l’introduction dans la législation d’un pays de certaines dispositions concernant les règles essentielles du droit, les assises de la morale ou les principes de la religion prédominante, pour que cette transformation, bien qu’elle ne portât pas atteinte aux fondements mêmes du régime social en cours, fût considérée comme une révolution.


Cc temps n’est plus.


L’Histoire a enregistré nombre de faits qualifiés révolution. Il n’était pas déraisonnable de les désigner ainsi, étant donné le bouleversement plus ou moins considérable qu’ils engendraient à l’heure et dans les conditions où ils éclataient. Les mêmes faits, ou des faits analogues, s’ils se produisaient à notre époque, passeraient pour de simples et peu profondes réformes subies par l’ordre social actuel.


L’erreur des révolutions passées. — L’expérience a établi que ces événements sans profondeur réelle, sans résultats positifs, n’ont été que des crises passagères provoquées par un état de fièvre momentané, et que, la fièvre étant tombée et la crise ayant pris fin, l’état de choses antérieur s’est plus on moins promptement rétabli, sans qu’il ait été sérieusement transformé. Nombreuses, dans le passé, ont été les révoltes, les insurrections, les soulèvements populaires dirigés contre les principes et les institutions régissant l’ordre existant ; mais la presque totalité de ces mouvements s’est avérée impuissante à réaliser le but visé, parce que ces révoltes, ces insurrections, ces soulèvements populaires s’en prenaient aux effets apparents et négligeaient la cause, alors ignorée, de ces effets ; en sorte que, la cause n’étant pas supprimée, les effets ne tardaient pas – et c’était inévitable – à réapparaître.


De nos jours, pour constituer une révolution, il est indispensable que la transformation vaste et profonde que comporte un tel événement ne s’attaque pas seulement au mal qu’une révolution entend atténuer ou vaincre, mais à la cause même de ce mal. Si les révolutions passées, jusques et y compris les plus considérables (Révolution française de 1789 et Révolution russe de 1917, pour ne citer que ces deux-là), n’ont abouti qu’imparfaitement et partiellement aux résultats qu’on en attendait. C’est qu’elles se sont arrêtées à mi-chemin et n’ont pas poursuivi jusqu’au bout les fins qu’elles s’étaient assignées. Il était fatal qu’il en fût ainsi, parce que, le mal se manifestant en pleine lumière, tandis que la cause de ce mal restait dans l’ombre, on croyait – de bonne foi, peut-être – avoir mis un terme à l’infection qu’il s’agissait de faire disparaître, alors que, le foyer d’infection restant intact, celle-ci ne tardait pas à renaître.


En France, les révolutionnaires de 1789 ont pensé qu’en remplaçant la monarchie par la république, et en substituant les droits de l’homme et du citoyen aux devoirs du sujet, leur tâche serait accomplie ; depuis, l’insuffisance d’un tel résultat se manifeste de plus en plus clairement et fortement. En Russie, les révolutionnaires de 1917 ont estimé que, en remplaçant la dictature des Romanov et de la noblesse russe par celle des paysans et des ouvriers, ils fonderaient, sur les ruines d’un régime social de despotisme politique et d’exploitation économique, un État géré – du moins en apparence – par le prolétariat des villes et des campagnes, et que, concentrant entre les mains de ce pouvoir dit « prolétarien » toute la puissance politique et économique, ils doteraient le peuple russe d’un régime social mettant fin aux scandales, aux abus, aux inégalités et aux iniquités du tsarisme ; or, les masses ouvrières et paysannes de la Russie restent, seize ans après les journées révolutionnaires d’octobre 1917, courbées sous un joug et soumise à une exploitation qui ne sont pas sensiblement moins durs qu’avant.


L’erreur dans laquelle sont tombées toutes les révolutions passées, c’est d’avoir limité leur effort à un objectif partiel, alors qu’il était indispensable de l’étendre à un objectif total. Exclusivement morales ont été les unes ; spécifiquement politiques ou uniquement économiques ont été les autres. Toutes ont négligé de briser, dans une organisation sociale où toutes les institutions, qu’elles procèdent de l’ordre moral, politique ou économique, sont indissolublement associées, le lien qui les unit étroitement les soude, les ajuste en un tout homogène et compact. De cette erreur, il est résulté que, affaiblie sur certains points, l’organisation sociale existante s’est trouvée dans la nécessité de se fortifier sur les autres points, afin que, plus ou moins longtemps et plus ou moins fortement rompu par l’ébranlement révolutionnaire, l’équilibre indispensable à la vie de toute société, soit rétabli.


La Révolution « sociale ». — Des constatations qui précèdent, et en appliquant ces observations aux temps actuels, il ressort que, présentement, toute révolution qui, abattît-elle une partie de la structure sociale, en laissera debout l’autre partie, ne sera qu’une demi révolution, une révolution manquée.


Ce n’est pas sans motif que, dans cet article, le mot révolution est accompagné de l’adjectif « sociale ». Cet adjectif a pour objet de qualifier en un terme précis la révolution qui est en voie de préparation, d’acheminement. Répondant aux nécessités de l’heure, s’inspirant des besoins, des aspirations et de la volonté de l’humanité parvenue au vingtième siècle, découlant d’un état social où les problèmes politiques, économiques et moraux s’enchevêtrent à tel point qu’ils ne sauraient être séparés que pour les nécessités d’une classification artificielle, destinée tout uniment à en faciliter l’étude, la révolution qui s’impose sera sociale ou elle ne sera pas. Cette révolution sociale aura pour but et devra avoir pour résultat de déchirer le contrat social qui, présentement, codifie les rapports de toute nature que la complexité de la vie individuelle et collective impose à chacun et à tous et de rédiger un contrat social entièrement nouveau, aux fondements totalement opposés à ceux du contrat actuel. Ce serait faire preuve d’une impardonnable inexpérience ou d’une inexcusable candeur que d’imaginer et d’admettre qu’il en sera autrement.


Quand je dis que cette révolution sera et qu’il faut qu’elle soit sociale, faute de quoi elle ne sera pas, j’entends affirmer par ce qualificatif qu’il faudra qu’elle soit à la fois politique, économique, intellectuelle et morale. J’entends soutenir qu’elle ne devra négliger, respecter, épargner aucune partie de l’édifice social qu’elle aura pour fin de ruiner de fond en comble, afin qu’il n’en reste pas pierre sur pierre.


Le mot révolution est galvaudé. - Je me rappelle –  ô temps de ma jeunesse, comme tu es déjà loin ! – l’impression de terreur que le seul mot de révolution jetait dans le monde bourgeois, il y a une cinquantaine d’années. Ce mot avait alors une signification sur laquelle il n’était pas possible de se méprendre. « Révolution sociale », cela signifiait : confiscation pure et simple, sans indemnité d’aucune sorte, des fortunes particulières ; suppression de tous les privilèges que la naissance, l’instruction, les protections influentes, la richesse et le pouvoir confèrent injustement à une poignée d’individus ; destruction de cette armature de violence collective, de répression systématiquement organisée qui va de l’infect mouchard qui dénonce à l’ignoble bourreau qui exécute, en passant par le policier ou le gendarme qui arrêtent, le magistrat qui condamne et le gardien de prison qui enferme ; abolition de l’État et de toutes les institutions de duperie, d’oppression, de brigandage, de spoliation et d’iniquité qui en découlent et le soutiennent : gouvernement, parlementarisme, magistrature, police, armée ; anéantissement des impostures juridiques, patriotiques, familiales, religieuses, intellectuelles et morales qui paralysent l’essor et entravent le libre développement de l’individu ; disparition de toutes les tyrannies, exploitations, flibusteries, inégalités, fourberies, compétitions, haines et scélératesses sans nombre, qui portent le sceau de tout milieu social dans lequel il y a, en perpétuel et fatal conflit, des riches et des pauvres, des salariants et des salariés, des gouvernants et des sujets, des maîtres et des serviteurs, des chefs et des subordonnés. Tel était, alors, le contenu du mot révolution.


On n’abusait pas de ce mot, tant ceux qui se risquaient à le prononcer ou à l’écrire – quelques unités dans la foule immense–  se sentaient faibles à la pensée des forces incalculables dont il évoquait la violente irruption, l’explosion brutale et le déchaînement tumultueux dans la vie des hommes. Ceux qui avaient l’audace de le proférer publiquement avaient conscience que ce mot est de ceux qu’on se doit de ne pas prononcer à la légère, parce qu’il synthétise tout un monde de destructions et de bouleversements destinés à ensevelir à jamais sous les décombres la misère et l’esclavage, et à faire jaillir de ces ruines nécessaires une vie nouvelle faite de bien-être de liberté et d’harmonie. Aussi, fallait-il voir le frisson d’épouvante que suscitait dans le monde des privilégiés ce mot terrifiant et lourd de catastrophes : révolution ; mais aussi, et par contre, l’émotion profonde et le tressaillement d’espérance que ce mot magique faisait descendre dans le cœur des déshérités !


Il n’en est – hélas ! – plus ainsi. Tous les écrivassiers qui déposent dans les journaux leurs petites ordures et tous les sonores et vides bavards de parlement et de réunion publique prodiguent, à plume et à bouche que veux-tu, ce mot : révolution, si riche, pourtant, de menaces contre les uns et de promesses pour les autres. Tous l’emploient ou, plus exactement, l’exploitent frauduleusement et à tout propos.


Les royalistes ne dédaignent pas d’y recourir quand ils proclament l’urgence et la nécessité d’en finir avec le régime républicain et la démocratie qu’il est censé incarner. Lorsque, pour électriser leurs éléments jeunes, pour entretenir la ferveur, qui fréquemment se décourage, de leurs partisans, pour faire cracher au bassinet de l’Action française les riches douairières, et pour calmer l’impatience des imbéciles qui sont las d’attendre sous l’orme « le retour du noble héritier des quarante rois qui ont fait la France », lorsque, dis-je, les Maurras et les Daudet déclarent, en termes rudes, violents, incendiaires, que l’heure est venue « d’étrangler la Gueuse », ils n’hésitent pas à se servir du mot révolution en déclarant que, pour arracher la France aux maîtres qui, actuellement, la déshonorent, la perdent et la poussent aux abîmes, il faudra employer les moyens violents et les méthodes illégales.


Les flagorneurs du suffrage universel qui se prétendent « radicaux-socialistes » et, par-dessus le marché, « démocrates », sont rongés d’un si violent désir et d’un si pressant besoin de capter la confiance et de piper les suffrages de tous les travailleurs, qu’ils abusent, avec une déconcertante désinvolture, du terme « révolution », dont ils torturent cyniquement le sens, à l’occasion de la moindre réforme proposée ou introduite dans la mécanique juridique, fiscale, militaire, diplomatique ou scolaire, ces charlatans présentent cette insignifiante et stérile mesure comme une sorte de révolution dans le fonctionnement des lois dans l’administration des finances publiques, dans l’organisation des armées, dans le jeu des relations diplomatiques ou dans les principes de l’enseignement et les méthodes pédagogiques. En réalité, c’est tout juste une manœuvre, à l’aide de laquelle ces politiciens sans scrupules s’ingénient à masquer la ridicule timidité de leurs programmes et la stérilité des améliorations qui y sont inscrites. Par l’audace volontairement outrée du mot « révolution » qui les pose en champions du progrès, résolus à ne reculer devant aucune mesure, dût-elle appeler, voire nécessiter, le recours aux moyens extrêmes, ils espèrent se préserver de l’accusation d’insuffisance ou de lâcheté dont les électeurs déçus sont enclins à les accabler.


Le parti socialiste (S.F.I.O.) est né, il a grandi, il vit encore à l’ombre du mot superbe de « révolution ». Il serait comique d’entendre les Blum, les Déat, les Paul Faure, les Marquet, les Renaudel, les Vincent Auriol, les Moutet, les Compère-Morel, les Varenne et les autres premiers sujets de cette troupe lyrique et dramatique s’affirmer révolutionnaires ; oui, ce spectacle serait d’un comique irrésistible, d’un grotesque hilarant, si ces cabotins n’étaient pas pris au sérieux et crus sur parole par les prolétaires naïfs, crédules, gobeurs, médusés, à qui leurs déclarations emberlificotées – ils se disent révolutionnaires, sans l’être, tout en l’étant – finissent par persuader que les discoureurs du parti socialiste sont les fourriers de la révolution sociale.


Toutefois, c’est aux incomparables bluffeurs du parti communiste (S.F.I.C.) que revient la palme dans l’art de faire subir les pires outrages au mot « révolution ». S’ils ont la plume en main, ils n’écrivent pas vingt lignes, et, s’ils tiennent le crachoir, ils n’enfilent pas cinq phrases sans que, de leur encrier ou de leur bouche ne s’échappe le mot « révolution ». Ils le glissent partout, à qui mieux mieux, à tout bout de champ. Et ils ne se contentent pas d’en user et d’en abuser à propos de tout et de rien ; ils entendent, en outre, l’accaparer à leur exclusif profit et en interdire l’emploi à tous autres. C’est comme une firme qui leur appartiendrait, comme un brevet d’invention, une marque de fabrique ou une raison sociale déposée que, seuls, ils auraient le droit d’exploiter : la Révolution est à eux, toute à eux, rien qu’à eux. Et pourtant !... Le pire est que d’assez nombreux prolétaires, à l’esprit simpliste et totalement ignorants du problème social, se laissent prendre au mirage de cette mystique grossière que les dictateurs et les roublards du parti communiste ont élevée à la hauteur d’une religion.


Ainsi : royalistes, républicains, démocrates, socialistes, communistes, les gens de toutes opinions et les partis politiques de toutes nuances trafiquent impudemment le mot « révolution », dans lequel ils incorporent des idées non seulement très différentes, mais encore contradictoires. L’ensemble d’idées et de faits que devrait signifier de nos jours le mot « révolution », et qu’il devrait sembler impossible de détacher de ce mot, s’en est, comme on le constate, plus que sensiblement éloigné.


Révolution ? — Pour les gens du Roy, c’est l’estourbissement de la Gueuse et le retour à la monarchie. Quelle absurdité !


Révolution ? — C’est, pour les radicaux et les partis de gauche démocratique, l’ensemble disparate, incohérent et inefficace des mesures de détail et des modifications de surface qu’impliquent, dans le domaine juridique, fiscal, militaire, diplomatique ou scolaire, des abus par trop révoltants et des pratiques par trop scandaleuses. Quelle sottise !


Révolution ? — Pour le parti socialiste, c’est, au prix de l’abandon du programme socialiste et au mépris des doctrines propagées par les penseurs et théoriciens socialistes eux-mêmes, la montée vers le gouvernement d’une équipe de conseillers d’État, avocats, journalistes, universitaires, médecins, vétérinaires et ex travailleurs, dans l’estomac de qui l’exemple des Mac Donald, Ebert, Noske, Scheidemann, Vandervelde, Branting, Guesde, Sembat, Albert Thomas, etc., a porté jusqu’à ses limites extrêmes la fringale du pouvoir. Quelle trahison !...


Révolution ? — Pour le parti communiste, c’est, sous des masques nouveaux et sous des formes inédites, la continuation, plutôt aggravée, de ce qui est : l’État tyran, le bureaucratisme rongeur, la police et l’armée sanguinaires, les classes antagoniques, la hiérarchie scandaleuse des traitements et salaires, la prostitution et la mendicité, la répression, le marchandage, le brigandage légal et l’assassinat ; enfin, pour couronner dignement le tout : l’accord diplomatique, financier, industriel et commercial, et, pour tout dire, l’entente gouvernementale officielle – entente cordiale, persistante et de jour en jour plus étroite – entre l’État dit « paysan et ouvrier » et les États bourgeois, entre le prolétariat dit : « communiste » et les États capitalistes. Quelle infamie !...


Révolution ? — Les ambitieux, les intrigants, les bateleurs de la politique et leurs laquais ont fait de ce mot un vocable qui ne signifie plus rien, voué aux interprétations les plus diverses et les plus opposées, dont ne s’effraient pas plus les dirigeants que ne s’enthousiasment les dirigés.


Seuls, les anarchistes – parce que, seuls, ils sont révolutionnaires – ont conservé au mot « révolution » et à l’idée fondamentale que, dans le temps et le lieu où nous sommes, il exprime, sa signification haute, pure, large, profonde, inaltérable. Salie, déshonorée, odieusement galvaudée, l’idée de révolution sociale doit être purifiée, réhabilitée et remise en pleine lumière. C’est à quoi tend, dans cette Encyclopédie, cette étude qui est consacrée à la Révolution sociale.


Ce que sera la Révolution sociale. — Revenons maintenant au sens exact du mot « révolution » et à la portée positive de l’idée qu’il exprime par rapport au milieu social contemporain : économiquement capitaliste, politiquement autoritaire. J’ai dit plus haut ce que, il y a quelque quarante il cinquante ans, on entendait par « la révolution sociale », En dépit des multiples altérations, dont j’ai cité les principales et qui sont imputables surtout aux pseudo révolutionnaires de la social-démocratie et du parti communiste, l’ensemble des faits sociaux qui se trouvent inclus et réunis dans l’idée de révolution est resté le même, et qui, peu ou prou, s’en éloigne, devient, ipso facto et quoi qu’il s’en défende, tout ce qu’on voudra, mais cesse d’être un révolutionnaire.


Il est possible de glisser dans les institutions actuelles quelques modifications de détail ; on peut même multiplier ces changements et les pousser jusqu’à l’extrême limite, ces institutions sont, quant au fond, inaméliorables ; elles engendrent inévitablement, c’est-à-dire tant qu’elles seront maintenues et sans qu’une mesure quelconque puisse écarter ce résultat fatal (fatal parce qu’il leur est inhérent] : la misère et la servitude, d’une part, l’opulence et la répression, de l’autre. On peut introduire dans le mécanisme économique, qui caractérise l’époque capitaliste que nous traversons, toutes les modifications possibles et imaginables ; aussi longtemps que le principe même qui actionne ce mécanisme sera maintenu, les inégalités et les conflits se perpétueront. C’est en vain que l’État se substituera, comme propriétaire et patron, aux patrons et aux propriétaires actuels, la gérance du premier aboutira aux mêmes conséquences que celle des seconds : faveurs et profits renaîtront inéluctablement sous des espèces et apparences nouvelles et amèneront fatalement le retour à l’existence des deux classes en lutte : celle des employeurs privilégiés, et celle des employés déshérités.


Il en est de même du mécanisme politique qui caractérise le régime d’autorité que nous subissons. On peut y faire pénétrer tous les changements que concevront l’homme d’État le plus subtil et le réformateur le plus sagace, rien, absolument rien, n’enlèvera à cette institution malfaisante – l’État – son caractère essentiel, son trait fondamental qui, dans la pratique, est de légiférer, de réglementer, d’imposer, d’interdire, de prohiber et de châtier quiconque ose entrer en lutte contre lui. Et comme, pour faire respecter la loi et observer la réglementation imposée, l’État est dans l’obligation de sévir contre les individus réfractaires ; comme, pour soumettre et faire rentrer dans l’ordre les collectivités qui s’insurgent, l’État est dans la nécessité de recourir à la force publique, il est indispensable que l’État, quel qu’il soit et puisse être, ait à sa disposition magistrats, policiers, gendarmes, soldats, gardiens de prison, fonctionnaires et employés de toutes sortes, attachés au fonctionnement de l’appareil administratif, judiciaire et répressif. C’est donc, fatalement encore, sous des espèces et des apparences nouvelles, la survivance des deux classes en opposition : celle des maîtres qui commandent et celle des sujets qui obéissent.


En conséquence, prise dans son ensemble et sans restriction ; je veux dire : envisagée dans sa plénitude réelle, dans sa totalité positive, la lutte des classes, dans ses rapports avec la révolution sociale, ne comprend pas seulement la lutte de la classe économiquement exploitée par la classe capitaliste, mais encore la lutte de la classe politiquement asservie, dominée par la classe gouvernante. Sous peine d’être mutilée et, partant, stérile, la lutte des classes, ainsi comprise – et c’est ainsi que nous la révèle une observation attentive, minutieuse, impartiale et complète –, a pour conséquence de dresser ceux qui sont exploités et opprimés contre ceux qui les exploitent et les dominent ; elle doit être à la fois politique et économique. Ils se trompent lourdement ceux qui, tels les républicains, les démocrates, les radicaux-socialistes, prétendent liquider le problème social par une solution purement politique. Ils ne tombent pas dans une erreur moins grossière ceux qui, tels les adeptes du parti socialiste et du parti communiste, comptent résoudre la question sociale par une solution purement économique. La solution uniquement politique laisserait subsister tout entière la lutte entre exploiteurs et exploités (la Révolution française en administre une preuve indéniable), et la solution uniquement économique laisserait subsister tout entière la lutte entre oppresseurs et oppressés (la Révolution russe dépose avec force en faveur de cette assertion). Au lendemain d’une demi révolution, à laquelle survivrait ou le capitalisme ou l’État, on constaterait, promptement, que, en réalité, tout resterait à faire, parce que le maintien de la propriété capitaliste, c’est-à-dire de l’exploitation économique, conduirait fatalement au retour de la domination politique et parce que la survivance de l’État, nécessairement oppresseur et répressif, conduirait fatalement à la résurrection de l’exploitation économique.


La Révolution sociale devra en finir avec le capitalisme et l’État. — Je touche, ici, à un point d’une importance capitale, d’une extrême délicatesse et d’une incomparable complexité. C’est pourquoi, au risque d’encourir le reproche de me répéter ou de paraître insister plus que de raison, je tiens à replacer, ici même, sous les yeux du lecteur, ce passage que je détache de mon article sur l’Anarchie, paru (pages 64 et suivantes) dans cette Encyclopédie :


« Les partis socialiste ou communiste de tous les pays affirment d’abord qu’une société ne peut pas vivre sans le principe d’autorité, qu’ils déclarent indispensable à l’entente et à l’organisation. La liberté de chacun, disent-ils, doit s’arrêter où commence la liberté d’autrui. Mais, en l’absence de lois, de règles qui fixent cette limité entre la liberté de chacun et celle des autres, chacun sera naturellement porté à étendre sa propre liberté aux dépens d’autrui. Ces empiètements seront autant d’abus, d’injustices, d’inégalités, qui provoqueront des conflits incessants et, à défaut d’une autorité ayant qualité pour résoudre ces conflits, c’est la force seule, la violence qui décidera. Les plus forts abuseront de leur force contre les plus faibles ; et les plus rusés, les plus coquins, abuseront de leur astuce contre les plus sincères et les plus loyaux.


« Cela posé, les socialistes et communistes autoritaires ajoutent qu’il est insensé de concevoir une organisation sociale sans lois ni sanctions. Ils s’appuient surtout sur les nécessités de la vie économique. Si chacun est libre de choisir son genre de travail, disent-ils, de travailler ou de ne rien faire, les uns travailleront beaucoup, les autres moins et d’autres pas du tout ; les paresseux seront donc avantagés au détriment des laborieux. Si chacun est libre de consommer à son gré, sans contrôle ni vérification, il y en a qui s’installeront dans les somptueux appartements, prendront les plus jolis meubles, les plus beaux vêtements et les meilleurs morceaux, et les autres seront obligés de se contenter de ce que ceux-ci leur laisseront. Ça n’ira point ; ça ne peut pas aller comme cela. Il faut des lois, des règlements qui fixent la production que chacun doit obtenir, en tout cas le nombre d’heures de travail qu’il doit accomplir et la part de produits qui lui revient. Sinon, ce seront le gâchis, la disette et la discorde.


« Les autoritaires disent enfin : si chacun est libre de faire ce qui lui plaît, tout ce qui lui plaît et rien que ce qui lui plaît, ce sera le débordement des passions sans frein, le triomphe de tous les vices et l’impunité de tous les crimes. Et ils concluent que l’autorité est nécessaire, qu’un gouvernement est indispensable, qu’il faut, de toute rigueur, des lois et des règlements, et, par conséquent, une force publique pour arrêter les coupables, des tribunaux pour les juger et des châtiments pour les punir. Toutefois, comme les anarchistes combattent cette doctrine et cette organisation, les autoritaires concèdent qu’un jour viendra où les hommes, s’étant graduellement transformés, deviendront raisonnables et fraternels et que, à ce moment-là, l’Autorité, ayant cessé d’être indispensable, disparaîtra, pour céder la place au communisme libertaire, c’est-à-dire à l’Anarchie, qui est l’idéal le plus juste et le plus élevé.


«  Ils concluent : commençons par culbuter le régime capitaliste. D’abord, exproprions les bourgeois et socialisons les moyens de production, les transports et les produits. Nous verrons ensuite.


« À ce réquisitoire dirigé contre l’anarchisme, les libertaires répondent : la société capitaliste repose sut la propriété individuelle et l’État. La propriété privée serait sans force et sans valeur si l’État n’était pas là pour la défendre. C’est une grave erreur que de croire que le capitalisme est le seul agent de discorde entre les hommes vivant en société ; le pouvoir les divise tout autant. Le capitalisme les sépare en deux classes antagoniques : les possédants et les non possédants. L’État les divise aussi en deux classes ennemies : les gouvernants et les gouvernés. Les détenteurs du capital abusent de leur richesse pour exploiter les prolétaires ; les détenteurs du pouvoir abusent de leur autorité pour asservir le peuple.


« Supprimer le régime capitaliste et maintenir l’État, c’est faire la révolution à moitié, et, même, ne pas la faire du tout. Car le socialisme d’État ou le communisme autoritaire nécessiteront une armée formidable de fonctionnaires dans les services législatifs, judiciaires et exécutifs. L’organisation que préconise ce socialisme-là entraînera des dépenses incalculables dont le plus clair et le plus certain résultat sera de prélever sur la production des travailleurs des champs et des villes de quoi entretenir (assez grassement, sans doute) cette multitude de parasites et d’improductifs. Par suite, ne seront abolis ni les classes, ni les privilèges.


« La Révolution française a cru supprimer les privilèges de la noblesse ; elle n’a fait que les transmettre à la bourgeoisie. C’est ce que ferait tout système socialiste ou communiste s’inspirant du principe d’autorité ; il arracherait aux bourgeois leurs privilèges et les transmettrait aux dirigeants du nouveau régime. Ceux-ci formeraient une nouvelle classe de favorisés chargée de faire les lois, d’élaborer les règlements d’administration publique et d’en punir la violation ; la foule des fonctionnaires, dont ce serait l’occupation, formerait une caste à part ; elle ne produirait rien et vivrait aux crochets de ceux dont le travail assurerait la production. Ce serait une ruée d’insatiables appétits et de convoitises se disputant le pouvoir, les meilleures places et les plus grasses sinécures. Ce serait la curée. Quelques années après la révolution, ce seraient les mêmes désordres, les mêmes inégalités, les mêmes compétitions et, finalement, sous prétexte d’ordre, le même désordre, le même gâchis. Il n’y rien de fait et tout serait à recommencer, avec cette différence que le régime capitaliste est disqualifié, affaibli, vermoulu et à la veille de la banqueroute, tandis que le socialisme d’État ou le communisme autoritaire qui le remplacerait, aurait pour lui la jeunesse et devant lui l’avenir.


« Les anarchistes ajoutent : « Toute l’Histoire est là pour prononcer la condamnation sans appel du principe d’autorité. Sous des formes, des appellations et des étiquettes différentes, l’autorité a toujours été synonyme de tyrannie et de persécution. Non seulement elle n’a jamais protégé, défendu, garanti la liberté, mais encore elle est toujours méconnue, violée, outragée. Confier à l’autorité la charge d’assurer la liberté de chacun et de la contenir dans les limites de la pure équité, c’est une folie. »


« Et, pour finir, les libertaires disent aux partisans des régimes d’autorité : il y a entre vous et nous un abîme, non seulement en ce qui concerne la préparation et la réalisation de la révolution sociale, mais encore l’organisation de la vie individuelle et collective, au lendemain de cette révolution. Vous voulez, la révolution faite, tout imposer par la contrainte ; nous voulons tout demander à la bonne volonté et à la raison ; vous ne croyez qu’à la force, nous n’avons confiance qu’en l’entente. Vous concevez l’ordre par en haut, nous le concevons par en bas. Vous entendez que tout soit centralisé, nous voulons que tout soit fédéralisé. Votre méthode consiste à aller du composé au simple, du général au particulier, du nombre à l’unité, du tout à la partie, c’est-à-dire de la société à l’individu ; nous appliquons, nous, la méthode opposée : nous partons du simple pour aller au composé ; nous allons du particulier au général, de l’unité au nombre, de la partie au tout, c’est-à-dire de l’individu, seule réalité tangible, vivante, palpable, à la société, total des individus. Vous fondez la liberté commune sur l’asservissement de chacun ; nous fondons la liberté collective sur l’indépendance de chacun. Quand nous serons en mesure de renverser la société bourgeoise, nous détruirons du même coup le capital et l’État. Ce ne sera pas besogne plus difficile que de culbuter l’un et pas l’autre, puisqu’ils se tiennent, sont solidaires et ne forment présentement qu’un seul et même bloc, l’État n’étant, en fait, que l’expression politique de la dictature des puissances d’argent, dont le capitalisme exprime la dictature économique.


« Et, puisque vous reconnaissez que la liberté est désirable, que le communisme libertaire est l’idéal le plus noble et le plus équitable, le meilleur et le plus sûr moyen de réaliser cet idéal, c’est de combattre et de ruiner, et non de consolider et de renforcer, le principe d’autorité qui en est la négation. »

Aucun parti politique n’est révolutionnaire. — On peut reprocher à cette citation sa longueur. Elle est longue, en effet ; mais j’ai tenu à n’en rien retrancher, afin de lui conserver sa netteté, sa précision et sa force. Elle a, au surplus, le grand avantage de conduire le lecteur à une conclusion qui s’impose et qui, sans cette citation, pourrait paraitre inexacte. Cette conclusion, la voici :


Étant donné que tous les partis politiques, sans aucune exception, ont pour but non pas de briser le pouvoir, mais de l’arracher – légalement ou illégalement, pacifiquement ou par la violence – à ceux qui le détiennent, afin de l’exercer à leur tour, on peut et, logiquement, on doit affirmer qu’aucun parti politique n’est, à proprement parler, révolutionnaire et que, quels qu’ils soient, tous les partis politiques, absolument tous, sont contre-révolutionnaires, puisque tous sont opposés à une révolution qui ferait table rase de toutes les institutions procédant d’un pouvoir central ou dont la fonction serait une survivance, même affaiblie, du principe d’autorité, si un parti politique a l’impudence de se qualifier de révolutionnaire, c’est donc une flagrante imposture.


Seuls, les anarchistes déclarent que, sans un bouleversement social détruisant jusque dans leurs racines 1e capitalisme et l’État, c’est-à-dire l’autorité sur les personnes ; la propriété et l’autorité sur les personnes, le gouvernement, il n’y a pas, il ne saurait y avoir de révolution véritable. Seuls, ils enseignent, loyalement et sans peur, cette vérité capitale ; et c’est pourquoi, d’un bout du monde à l’autre bout, ils sont combattus et persécutés avec l’acharnement que l’on sait, par tous les gouvernements existants et par tous les partis qui ambitionnent de s’emparer de l’État. Le verbalisme dont se sert un parti politique et les moyens qu’il emploie ou conseille n’ont, en soi, aucune signification consistante et positive ; le but qu’il se propose, même quand il le passe sous silence, importe seul. Le prêtre réactionnaire peut utiliser la terminologie la plus violente et la plus subversive ; ce verbiage ne l’empêche pas de demeurer réactionnaire. César peut dissimuler son despotisme sous le magnifique manteau de l’ordre, de la paix et de la liberté ; il n’en reste pas moins César. Un parti de dictature peut exalter l’usage des méthodes révolutionnaires pour conquérir le pouvoir ; il n’en est pas moins un parti de dictature et, par conséquent, de despotisme et de contre-révolution. Le langage employé et les moyens d’action utilisés ou préconisés ne sont souvent que des fictions ; le but poursuivi est la seule réalité qui compte. Il y a des siècles, en voulant exprimer cette opinion, le poète latin s’est écrié : « Sunt verba et voces ; prœtereaque nihil ! » (« Ce sont des mots, des paroles et rien de plus ! ») Cette citation s’applique avec une sévère et rigoureuse exactitude, aux déclamations socialistes et communistes, qui dénaturent le sens actuel du mot « révolution » et mentent à l’idée fondamentale que ce mot exprime de nos jours.


Cette idée est que, à l’heure qui sonne au cadran de l’Histoire, dans les pays où le capitalisme et l’État en sont arrivés au stade actuel de leur course évolutive, il n’y a de révolution véritable, au sens exact et complet de ce mot, que lorsqu’il y a bouleversement de fond en comble, lorsqu’il est fait table rase des principes en cours et de leurs applications, lorsqu’on adopte un point de départ tout à tait nouveau, lorsqu’on opère sur une base et une pratique non seulement différente, mais encore diamétralement opposée. Or, j’ai démontré de la façon la plus irréfragable (voir le mot Anarchie) que la structure sociale repose tout entière sur le principe d’autorité et sur les institutions qui en découlent. L’idée de révolution sociale comporte donc nécessairement : 1° l’abandon total, l’effondrement définitif de toute architecture sociale ayant pour fondement le principe d’autorité ; 2° l’adoption et la mise en pratique du principe et des méthodes diamétralement opposées : le principe et les méthodes de liberté.


Les anarchistes ont l’inébranlable conviction que l’avenir leur appartient et justifiera leur doctrine. Ils ont la certitude que, tôt ou tard, après avoir épuisé, dans la douleur, toutes les méthodes et formes d’organisation sociale qui procèdent du principe d’autorité, les humains en arriveront à les repousser avec horreur et à tenter, confiants et résolus, l’essai des méthodes et formes d’organisation qu’engendre le principe diamétralement opposé. Alors, mais alors seulement, l’idée de révolution sociale, comme ils la conçoivent, triomphera et se développera sur le plan des réalités. Alors, et seulement alors, le « tout appartient à quelques-uns » de la période capitaliste, ayant fait place au « tout est à tous » des temps libertaires, et le « tous obéissent à quelques-uns » des époques autoritaires ayant été remplacé par le « personne ne commande et personne n’obéit ; ni maîtres ni serviteurs » de l’ère anarchiste, tous les individus, sans distinction de sexe et de nationalité, vivront dans le bien-être et la liberté qu’ils auront conquis par la révolution véritable.


Les anarchistes prennent part à tous les soulèvements populaires de tendance révolutionnaire. — Gardons-nous de tirer de cette affirmation la conclusion que les anarchistes restent et doivent rester indifférents aux tentatives de révolution qui – cela n’est que trop certain – précéderont la mise en route et le triomphe des multiples et grandioses réalisations qui dériveront d’une libération à la fois politique, économique, intellectuelle et morale, issue de la révolution sociale selon leurs conceptions. Si optimistes que nous puissions être, nous ne nourrissons pas l’espoir de parcourir d’un seul élan, de franchir d’un seul bond la distance qui nous sépare encore de ce magnifique résultat. Nous ne nous faisons pas d’illusions à ce sujet. Nous nous rendons compte que, entre l’ordre social – je devrais dire « le désordre social » – que nous subissons et l’ordre social que nous voulons fonder, il y a tout un monde d’idées, de sentiments, de traditions et d’habitudes qui est à transformer du tout au tout, et nous n’ignorons pas qu’une transformation aussi formidable ne peut pas être accomplie en un laps de temps très court. Il est donc hors de doute que l’humanité n’atteindra le but que je précise ci-dessus que par étapes ; il est certain que nombre de petits et moyens combats seront livrés avant que ne soit engagée ce que l’Internationale de Pottier appelle « la lutte finale » ; il n’est pas douteux que la victoire sera le couronnement d’une série de rencontres heureuses et de défaites plus ou moins cuisantes.


Eh bien ! Les anarchistes n’attendront pas, pour agir, que la bataille décisive s’engage ; ils prendront part aux escarmouches qui y conduiront. Ils se mêleront à tou­tes les campagnes, à toutes les agitations, aux vastes mouvements de grève, aux soulèvements populaires, dirigés contre le régime capitaliste et s’inspirant de la haine de l’autorité. Partout, ils seront au premier rang des révoltés, des insurgés, des révolutionnaires, aux postes de combats qui exigeront le plus d’intrépidité et de sang-froid ; ils seront les animateurs et les au­teurs des coups de main les plus hardis, des initiatives les plus audacieuses, des actions les plus risquées, des gestes les plus téméraires, poussant l’assaut aussi loin et aussi haut que possible.


Qu’on n’en doute pas : les anarchistes seront de ceux – car j’espère qu’ils ne seront pas les seuls – qui, aux postes les plus responsables et au contact des passions les plus violemment déchaînées, garderont toute leur présence d’esprit et ne perdront pas de vue le but à atteindre. Je dis, ici, sans exagération ni romantisme, ma profonde pensée : je suis, convaincu que, toutes les fois que débutera et se dessinera une fermentation insurrectionnelle, toutes les fois que l’effervescence populaire prendra une tournure révolutionnaire, les anarchistes se jetteront au cœur même de la mêlée ; d’abord, parce qu’ils n’ignorent pas que, quand ces mouvements commencent, on ne sait jamais où ils s’arrêteront ; ensuite, parce que, fussent-elles vaincues, noyées dans le sang et suivies d’une répression féroce – rançon de la peur qui aura secoué les entrailles de la classe possédante et gouvernante –, les insurrections de cette nature laissent toujours quelque chose après elles et que le terrain conquis se mesure à l’impétuosité du flot populaire et au chemin parcouru par la vague révolutionnaire ; enfin, parce que leur tempérament et les forces intérieures qui les animent leur interdiraient toute possibilité d’assister, impassibles et les bras croisés, au duel tragique, dressant l’un contre l’autre : le présent qui ne veut pas succomber, et l’avenir, qui veut naître et vivre.


À propos du fatalisme historique de certaine école marxiste. — Le marxisme a donné naissance à une école socialiste qui, prenant à la lettre la thèse fondamentale du marxisme, prétend que la révolution se fera toute seule, automatiquement, fatalement, à la façon d’une révolution géologique, que rien ne saurait empêcher, ni même retarder, quand le travail (parfois, et le plus souvent même, imperceptible, inobservable en raison même de sa lenteur), qui prépare ce bouleversement géologique, est parvenu à son point culminant, décisif, terminus. J’ai entendu des adeptes de cette conception s’exprimer ainsi : « Lorsque le fruit a atteint sa pleine maturité, de lui-même il se détache de l’arbre ; en tous cas, il ne reste plus qu’à l’en détacher, et il cède doucement à la main qui le cueille, ce qui ne nécessite aucun effort appréciable. » Multipliant les comparaisons de cette nature, il en est qui disent : « Quand les neuf mois de la gestation maternelle sont révolus, l’accouchement se produit de lui-même et, parvenu à terme, l’enfant vient au monde automatiquement, fatalement. »


Ces comparaisons sont ingénieuses et ne manquent pas de quelque justesse ; mais elles ne sont pas totalement exactes. Ce qu’il y a d’exact, c’est que, comme pour le bouleversement géologique, parvenu au point terminus de son évolution, pour le fruit mûr et pour l’enfant à terme, la transformation sociale ne s’opérera normalement, et dans des conditions favorables, que lorsque les éléments constitutifs de ladite transformation auront pris, au cœur même de la société capitaliste, un développement les acheminant de plus en plus vers la formation d’une société nouvelle et tendant de plus en plus à ruiner les fondements et les principes qui servent de base au régime capitaliste. Alors, l’édifice étant intérieurement ébranlé, lézardé, miné, rongé, ruiné, il ne restera plus qu’à provoquer l’ultime secousse qui, ayant raison des résistances toujours plus affaiblies de l’édifice, déterminera son écroulement. Mais il y a assez loin de cette prévision, rigoureusement certaine et, pour ainsi dire, scientifique, à ce fatalisme historique qui, même en l’absence de l’ultime secousse, c’est-à-dire de l’intervention brusque et violente d’une action, d’une force révolutionnaire, certifie que l’édifice croulera de lui-même, automatiquement, fatalement. Rien ne justifie une telle conception, inspirée d’un matérialisme historique poussé jusqu’à l’absolu et dégénérant en fatalisme.


La foudre n’éclate pas dans un ciel serein, l’orage est précédé d’indices précurseurs, de phénomènes annonciateurs qui ne trompent pas l’observation et renseignent celle-ci sur la violence de l’orage qui vient, sur son imminence, sur les circonstances que le déchaîneront et sur les conséquences qu’il entraînera. Il en sera de même de la révolution sociale. Pas plus que la foudre, la révolution n’éclatera dans la sérénité d’une époque paisible et sans nuages. De même que l’orage, elle sera annoncée par des symptômes révélateurs d’une fermentation inusitée, d’un trouble fonctionnel, d’une lésion organique, d’un désordre mettant en cause la vie même du corps social. Elle ne surprendra que ceux qui ferment les yeux pour ne rien voir et se bouchent les oreilles pour ne rien entendre.


J’exprime ici une certitude que tout le monde admet.


Comme il y a loin de cette certitude à l’idée d’une révolution sociale s’accomplissant d’elle-même, par la seule force des choses, automatiquement, fatalement, sans l’intervention violente et brusquée d’une action organisée, volontaire, déterminée par l’état de conscience des masses excédées !



Évolution et révolution. — On oppose souvent l’évolution à la révolution. Des protagonistes de cette opposition, les uns invoquent la raison, les autres le sentiment. Plaçant leur confiance entière dans l’évolution proprement dite, les premiers prétendent que celle-ci suffit aux transformations les plus profondes, qu’il convient de s’en remettre aux conséquences intrinsèques de l’évolution, et que, le point terminus de toute évolution se confondant avec le point initial de l’évolution qui suit, ce que nous appelons improprement « révolution » n’est pas autre chose que le passage normal et spontané d’un régime social qui s’achève à un régime social qui commence. Et ils concluent à l’inutilité de la révolution. Ils vont même jusqu’à soutenir que, ne pouvant viser qu’à précipiter imprudemment le rythme de l’évolution, parvenue presque à son terme naturel, la révolution ne peut avoir pour résultat que de ralentir ou d’entraver la marche de l’évolution, voire d’en compromettre peut-être et d’en retarder sans aucun doute la marche. À l’appui de cette affirmation, ils appellent l’exemple des insurrections, des soulèvements populaires, des révolutions avortées ou vaincues, mouvements qui ont été suivis d’une répression sauvage et d’une réaction plus ou moins longue.


Je fais tout d’abord remarquer que l’arrêt ou le recul de l’évolution en cours, dont ces adversaires de la révolution font état pour combattre l’idée même de la révolution, ne sont consécutifs qu’à des tentatives prématurées de révolution ou à des révolutions en déroute. Ces arrêts, pas plus que ces régressions, ne sauraient s’appliquer aux mouvements révolutionnaires victorieux, lesquels, s’ils n’ont pas recueilli tous les fruits de la victoire remportée, ont, tout au moins, brisé les obstacles et triomphé des résistances qui leur étaient opposées. J’écarte, ainsi, le reproche fait à toute révolution de retarder le rythme de l’évolution ou d’en compromettre, par avance, les heureux résultats. Ce reproche étant écarté, il s’agit de savoir si une évolution qui s’achève donne, spontanément et nécessairement, naissance à l’évolution souhaitable. Est-il certain que cette évolution, qui arrive a son terme naturel, sera le point de départ d’une évolution nouvelle concordant avec la nécessité d’une évolution en désaccord avec celle qui disparaît dans le gouffre du passé et en harmonie avec celle dont le besoin s’affirme et qui répond à la fois aux exigences de l’heure et aux possibilités du lendemain ? C’est le cas, ou jamais, de dire que poser la question, c’est la résoudre. J’insiste néanmoins.


Exemple : dans les profondeurs de la mer, ou dans les entrailles de la terre, un bouleversement géologique est en préparation ; il suit sa marche, lente mais régulière : des excavations se creusent, des éboulements se succèdent, des infiltrations amènent des déclivités, des affaissements, des déplacements ; des blocs s’effritent et d’autres blocs s’agglomèrent. L’ensemble de ces phénomènes conduit, à ne s’y point tromper, au cataclysme qui peut être retardé par certaines circonstances ou accéléré par d’autres, mais qui, de toutes façons, est devenu inévitable. À la minute précise où toutes les résistances sont emportées, le bouleversement prévu se produit. Rien ne peut s’y opposer, l’empêcher, pas même l’ajourner, si peu que ce soit. Dans cet exemple, la révolution géologique se confond avec la fin de l’évolution qui l’a précédée et déterminée. Mais il s’agit, ici, d’une matière s’assouplissant, sans opposition possible, aux lois de l’évolution ; cette matière n’est mue par aucun intérêt in se ; elle ne possède aucune volonté ; elle n’a, à aucun degré, le sens de la responsabilité ; elle est sans conscience.


En est-il de même quand il s’agit non plus d’une révolution géologique, aveugle, inerte, passive, irresponsable, inconsciente, mais d’une révolution sociale, où sont engagés des êtres clairvoyants, mouvementés, agissants, responsables, susceptibles de faire un choix, dont les volontés et les résistances s’opposent, en fonction même des intérêts qui les divisent et de la barricade qui s’élève entre eux et les sépare en deux camps, celui qui attaque et celui qui se défend, celui qui donne l’assaut et celui qui le repousse ? La comparaison, l’analogie par laquelle on tente d’assimiler la révolution sociale à un bouleversement géologique est-elle admissible ? Évidemment, non.


Les autres protagonistes de la conception qui oppose l’évolution à la révolution invoquent le sentiment. Ils insistent sur les atrocités de ce qu’ils nomment la guerre « civile » ; ils se complaisent dans l’évocation des luttes fratricides (qu’ils disent), qui mettent aux prises les habitants d’une même nation, d’une même région, d’une même commune ; ils assombrissent à l’envi l’aspect douloureux de ces mouvements historiques. Ils avancent que, trouvant leur application dans l’adaptation graduelle des constitutions politiques et des formes économiques aux besoins de chaque époque, aux aspirations et au tempérament de chaque peuple, à l’épanouissement progressif des civilisations, les lois de l’évolution président, seules et d’elles-mêmes, aux améliorations désirables, aux perfectionnements possibles, à l’édification, trop lente peut-être, mais certaine de la justice, de la liberté, de la paix et du bien-être pour tous. « Faisons, à tout prix, concluent-ils, l’économie d’une révolution. »


Le sentiment qu’ils expriment part d’un bon naturel, mais il ne trouve pas sa place ici ; et nombre de considérations ruinent la solidité de l’échafaudage fragile que ce sentiment s’ingénie à édifier. Et je réponds : « Tout beau, mes bons apôtres ! Vous prétendez vouloir faire l’économie d’une révolution. Ce désir vous honore. Mais permettez-moi de trouver contradictoire que vous ayez à ce point l’horreur du sang versé, des larmes répandues, des excès révolutionnaires, alors que vous avez à cœur de maintenir le plus longtemps possible – car c’est à ce résultat que, de toutes façons, aboutit votre manière de voir–  le régime social qui, à l’heure où j’écris ces lignes, condamne au chômage plus de trente millions de sans-travail. Songez-vous, cœurs compatissants, non seulement aux privations dont ces trente millions de chômeurs pâtissent, mais encore à la détresse dans laquelle se trouvent plongés les cinquante ou soixante millions de pauvres êtres qui composent la famille de ces chômeurs : vieux parents, femmes et enfants privés des ressources que le travail des adultes leur assure à l’ordinaire ? Songez-vous, âmes sensibles, aux fleuves de sang, aux ruines, aux dévastations, aux deuils, et, pour tout dire, aux abominations de la Grande guerre qui, durant plus de quatre ans, a ensanglanté la Terre et déshonoré l’humanité ? Songez-vous au désastre incalculable et sans précédent que serait la guerre de demain, cette guerre que, dans les salons diplomatiques, dans les sphères financières, dans les officines militaires et dans les sentines parlementaires, on prépare de sang-froid, soit dans l’intention de ramasser des millions et des millions, soit dans l’espoir de faire échec à la révolution ?


« Songez-vous que, seule, la révolution peut mettre fin tant au chômage qu’aux cupidités, aux convoitises et aux ambitions des malfaiteurs qui, plutôt que de renoncer au pouvoir et à la fortune, sont prêts à précipiter leurs semblables dans l’abîme d’une nouvelle guerre ? Songez-vous à tout cela, dites, y songez-vous, et, si vous y songez, n’estimez-vous pas que la révolution n’accumulera jamais la millième partie des souffrances dont la société actuelle porte la responsabilité ? »


La guerre et la révolution. — Il est certain que si votre sensibilité s’émeut à la pensée de la révolution, elle s’accommode de la guerre, cent fois plus meurtrière et sauvage. Mais je vous entends : vous prétendez que la guerre a des excuses et que la révolution n’en a pas, parce que la guerre met aux prises des nations étrangères l’une à l’autre, tandis que la révolution – la guerre civile – dresse les unes contres les autres des personnes appartenant à la même nation, des frères. Ce qui fait que, dites-vous, la guerre et la révolution sont deux choses bien différentes et qui ne peuvent être confondues. Eh bien ! Je suis, sur ce point précis, de votre avis. Guerre et révolution portent en elles deux contenus non seulement différents, mais opposés. La guerre arrache, de gré ou de force, à son travail, à son foyer, à la paix qui lui est chère, le travailleur de France. Elle lui enjoint de s’armer et de tuer le plus possible d’Allemands, d’Italiens ou de Marocains. Ces prétendus ennemis, qu’il faut massacrer sans pitié, le travailleur de France n’a rien à leur reprocher ; ils ne lui ont fait, et ne lui font aucun mal ; il n’a à relever de leur part nul défi, il n’a aucune insulte à venger, aucune haine à assouvir, aucun intérêt personnel à défendre. Qu’il soit vainqueur ou vaincu, ce travailleur de France a tout à perdre et rien à gagner. En vain objectera-t-il qu’il ne connaît pas ceux qu’on lui fait un devoir de combattre avec frénésie ; on ne lui demande pas son avis ; on l’oblige, sous la menace des sanctions les plus sévères, à se battre contre des travailleurs comme lui, des ouvriers et des paysans victimes de la même exploitation que lui, courbés sous le même joug que lui, souffrant de la même oppression que lui : donc, ses frères de misère et de servitude.


« Vient la révolution. Celle-ci dit au même travailleur : « Te laisseras-tu toujours tromper par les imposteurs de la politique et pressurer par les capitalistes ? Ta patience n’est-elle pas à bout ? L’occasion s’offre, à toi et à tes compagnons, victimes comme toi d’une organisation sociale fondamentalement inique, de briser tes chaînes et de devenir un homme libre.


« Veux-tu ne plus être opprimé par l’État et exploité par le capitalisme ? Si oui, lève-toi, joins ton effort de libération à celui des opprimés et des exploités comme toi : tes frères ; et, tous ensemble, d’un bras robuste, d’une volonté ferme, d’un cœur fervent, affranchissez-vous par la révolution. Celle-ci t’appelle ; mais elle ne te contraint pas, à toi de décider ! »


Sans qu’il soit nécessaire que je m’étende longuement sur la différence qui existe entre la guerre et la révolution, on en distingue l’opposition. Guerre à l’intérieur ou à l’extérieur, guerre d’une ou plusieurs nations contre une ou plusieurs autres nations, ou guerre au sein de la même nation ; guerre tout court ou guerre civile, c’est toujours la guerre, me dira-t-on. Soit, je le concède à ceux à qui il plaît, afin de jeter de la confusion dans un débat pourtant si simple et si clair, d’employer le même mot pour exprimer deux choses qu’ils déclarent eux-mêmes très différentes. Différentes à tel point que, hormis le même terme qui les rapproche et les unit, tout les éloigne et les sépare. Qu’on en juge :


a) la guerre ne laisse à personne la faculté de « marcher» ou de « ne pas marcher » ; la révolution laisse à chacun l’entière liberté d’y prendre part ou de n’y point participer ;


b) la guerre oblige à se battre des hommes qui ignorent pour quels motifs ils vont tuer ou être tués, car le combattant ne sait jamais quelles sont véritablement les origines et les fins de la guerre ; il ignore toujours les véritables intérêts qui sont en jeu ; et si on demandait aux soldats pour qui et pour quoi ils font la guerre, aucun d’eux ne pourrait répondre à cette simple question. Le révolutionnaire, lui, connaît les origines du conflit et le but que vise la bataille à laquelle il participe. Il sait contre qui et pour qui, contre quoi et pour quoi il prend les armes ;


c) le travailleur qui consent à « marcher » n’a rien à reprocher à l’ennemi qu’on lui ordonne d’assassiner ; il ne le connaît pas, il ne l’a jamais vu ; en conséquence, il n’a et ne peut avoir aucune haine contre lui ; tandis que le révolutionnaire ne se décide à s’insurger contre l’État social qu’il veut détruire, que lorsqu’il est las d’être tenu en servitude par les gouvernants, lorsqu’il en a assez de subir l’exploitation des possédants ;


d) en cas de guerre, l’ensemble des déshérités d’un pays combat l’ensemble des déshérités d’un autre pays ; la voilà, la guerre fratricide, celle qui pousse à s’entrégorger des hommes unis par des liens fraternels autrement réels et puissants que ceux qui unissent mensongèrement, au nom d’une patrie commune, des hommes qui, en temps de paix, forment des castes, des catégories et des classes aux intérêts foncièrement et irréductiblement opposés. Qu’ils soient de France, d’Italie, d’Allemagne, du Maroc ou d’ailleurs, tous les déshérités communient dans la fraternité de l’oppression, du travail avili et exploité, et de la pauvreté. Or, la guerre jette ces frères les uns contre les autres et leur fait une obligation matérielle et un devoir moral de s’entretuer. Par contre, la révolution range du même côté les combattants de la même classe, les champions de la même cause, et les appelle à lutter, tous ensemble, contre les forces que leur oppose le gouvernement, défenseur de la classe ennemie ;


e) quel que soit l’enjeu de la guerre, il est nul, il est sans valeur aucune pour le combattant pauvre qui, la paix rétablie, et s’il a été épargné, retournera à l’usine ou à la terre, Grosjean comme devant ; tandis que l’enjeu de la révolution est d’une importance capitale pour le combattant révolutionnaire qui, celle-ci étant victorieuse pourra avec raison entonner l’hymne de la délivrance, parce qu’il verra la félicité remplacer la souffrance, le paradis succéder à son enfer ;


f) l’idée de patrie (voir ce mot), qui arme les peuples et les jette, dans un heurt monstrueux, les uns contre les autres, est une idée artificielle, inconsistante et criminelle ; tandis que l’idée de révolution, qui part de la volonté instinctive et profondément humaine de faire, au bénéfice des multitudes spoliées et asservies, la conquête du bien-être et de la liberté, cette idée est naturelle, positive, juste, généreuse et sainte.


En vérité, pour la révolution, même quand on l’appelle la guerre civile et qu’on l’assimile à la guerre proprement dite, prétendre que c’est toujours, qu’on le veuille ou non, la guerre, et conclure de cette assimilation erronée que si l’on condamne l’une, il faut logiquement condamner l’autre, c’est une inadmissible aberration. Je pense l’avoir, ci-dessus, très suffisamment démontré. On s’expliquerait difficilement, on ne s’expliquerait même pas du tout cette aberration, si l’on n’était pas informé des motifs qui poussent certains milieu à utiliser les affinités d’apparence qui existent entre la guerre et la révolution, pour se prononcer contre l’une et l’autre et combattre celle-ci et celle-là avec une égale énergie.



La thèse de la non-violence. — Ces milieux, quels sont-ils ? Ils sont de deux sortes et ils sont opposés. Ceux qui composent le premier de ces milieux sont de mentalité pacifico bourgeoise ; ils sont, en tant que pacifistes, contre la guerre, et, en tant que bourgeois, contre la révolution. Ceux qui composent le second milieu sont d’esprit tolstoïen ou gandhiste. Ils se déclarent irréductiblement hostiles, quelles que soient les circonstances, à l’emploi de la violence, et, pour cette raison, ils se campent en adversaires inflexibles et de la guerre et de la révolution qu’ils se plaisent, eux aussi, à qualifier de « guerre civile », parce qu’ils ne conçoivent la révolution que sous la forme d’attaques violentes et meurtrières, d’une part, et de résistances brutales et sanglantes, d’autre part.


La position que prennent les pacifico bourgeois est purement absurde : pacifistes, ils abominent la guerre et se refusent à la faire ; mais, bourgeois, ils entendent maintenir et défendre le régime capitaliste qui, comme nul ne peut le méconnaître, porte la guerre dans ses flancs ; en sorte que – inconcevable stupidité ! – ils défendent la cause de l’effet qu’ils condamnent. Je ne juge pas utile de discuter davantage cette inconséquence.


La thèse qui, au nom de la non-violence, repousse avec la même fermeté la révolution et la guerre, est plus aisément soutenable et infiniment plus séduisante. Elle est même si attirante que pas un révolutionnaire ne refuserait d’y souscrire, s’il dépendait de son vouloir que la transformation sociale, qu’il juge nécessaire et urgente, se réalisât sans violence. Rappelons-nous qu’il ne s’agit point d’un changement de détail ou de surface. Mettons-nous bien dans la tête que modification, réforme, amélioration ne sont pas synonymes de transformation. Ne perdons pas de vue qu’il ne saurait être question de replâtrage, de ravalement, de réparations, de rafistolages, de dégagements, de rafraîchissements et de décorations destinés à rajeunir, à étayer, à embellir la vieille maison et à lui donner un aspect extérieur moins repoussant ; mais qu’il s’agit de procéder d’abord à une complète démolition et de réédifier ensuite, sur des bases opposées, avec des matériaux neufs et selon un plan entièrement nouveau, un édifice vaste et confortable, élégant et solide, salubre et majestueux. Et cela étant posé et convenu, examinons, consciencieusement et sans esprit préconçu, s’il est possible de concevoir l’action révolutionnaire s’engageant, se poursuivant et atteignant son but sans l’intervention de la violence. Est-il certain que toute révolution, et, notamment, la révolution libertaire, c’est-à-dire l’affranchissement intégral, l’émancipation définitive – celle dont nous nous occupons dans cette étude – ne peut s’accomplir que dans la violence ? Cette révolution sera-t-elle accompagnée et suivie de ces attentats dirigés contre les choses (vandalisme, destruction) et contre les personnes (brutalités, assassinats), qui caractérisent la violence ? La question est là. Étudions-la attentivement.


On peut, théoriquement, admettre l’idée de la révolution non violente. — Rien n’est plus facile que de concevoir théoriquement une révolution s’effectuant sans combat brutal, sans bataille de rue, sans effusion de sang ; et, pourtant, l’idée de révolution s’accompagne, dans l’esprit de presque tous, de scènes de carnage et de meurtre. Dès que ce mot « révolution » est prononcé, il évoque, instantanément et sans réflexion, le tableau désolant du pillage, du désordre et de l’assassinat ; il projette dans l’imagination l’impression brusque et irréfléchie d’une bataille acharnée, dans laquelle font rage les haines à assouvir, les vengeances à satisfaire, les représailles à exercer. Pourquoi ? Parce que, jusqu’à ce jour, il en a été de la sorte au cours des événements que l’Histoire enregistre au chapitre des révolutions. Les annalistes et les historiens impriment à ces événements, qui ont plus ou moins fortement creusé leur empreinte dans les siècles révolus, un caractère dramatique, un aspect tragique et, parfois, horrifiant. Ils en mentionnent les origines et ils en dégagent les résultats, même quand ceux-ci ont constitué un progrès incontestable, avec moins d’insistance qu’ils n’en mettent à fixer l’attention du lecteur sur les passions déchaînées à ces époques de bouleversement et sur les débordements et les excès qui s’en sont suivis. Et la mémoire des hommes ayant gardé le souvenir de ces tragédies, leur imagination ayant conservé l’impression de ces récits dramatiques et leur sensibilité naturelle restant sous le coup des émotions suscitées en eux par ces relations de saccages et de crimes, il est naturel que, dans leur pensée, l’idée de violence reste indissolublement attachée à celle de révolution.


Toutefois, cela ne signifie pas que la révolution sociale dont il est question ici sera nécessairement, inéluctablement, violente et que la naissance du monde nouveau, dont nous pressentons la venue, se fera fatalement dans la douleur des combats, dans la brutalité des chocs, dans les larmes, le sang, les excès et les haines qui escortent la violence. Car, je le répète, on peut parfaitement admettre, du moins en principe, que la révolution sociale aura lieu pacifiquement, et les anarchistes seraient les premiers à s’en réjouir et, de tous, les plus heureux qu’il en fût ainsi. Il suffit de les connaître, de les bien connaître, pour n’en pas douter.


On se plaît à représenter les libertaires sous les traits d’êtres durs, insensibles et cruels, et, sans effort, on discerne dans quel but les dirigeants, qui nous ont en haine, ont tracé de nous un portrait aussi contraire à la réalité. La vérité est que nous sommes profondément humains, tendres, doux et pitoyables, et que, si nous exécrons l’esclavage, la servilité, la laideur, la fourberie, l’injustice et l’inégalité, nous ne connaissons pas la haine des personnes. Bien des fois, j’ai dit (et j’affirme que c’est vrai) : « Je puis descendre dans mon cœur et je n’y trouverai aucun nom détesté. » Sévère aux institutions, notre philosophie est, à l’égard des personnes, d’une extrême indulgence, parce que l’expérience nous prouve chaque jour que l’individu pense, sent, veut et agit en fonction de la situation qu’il occupe, du métier qu’il exerce, des influences héréditaires qui l’impulsent, de l’éducation qu’il a reçue, de la mentalité et des mœurs de l’ambiance dans laquelle il est né, il a grandi, il vit (je ne tiens pas compte, ici, des quelques exceptions qui, au surplus, ne font que confirmer la règle). Il faut qu’on sache que si nous nous tenons rigoureusement éloignés des compétitions électorales, ce n’est pas seulement parce que la politique, ce qu’on appelle couramment la politique, est malpropre et malhonnête, et parce que les Parlements sont des antres de corruption et de duplicité, mais encore parce que nous sommes des hommes, rien que des hommes, et nous savons que, sujets aux défaillances, à l’erreur, à la lâcheté, exposés comme le commun des mortels aux morsures de la cupidité et de l’ambition, si nous commettions la faute de solliciter, et si nous avions la malchance de conquérir le pouvoir, nous y serions aussi impuissants pour le bien que les autres et ne pourrions nous y conduire mieux ni autrement qu’eux.


Si la révolution est violente, les maîtres en seront seuls responsables. — J’ai indiqué plus haut ce que les anarchistes attendent de la révolution sociale, ce qu’ils lui demandent, ce qu’ils en exigent : que cette révolution clôture le régime néfaste de l’autorité et inaugure l’ère bienfaisante de la liberté, c’est, pour eux, la seule chose qui importe.


Si ce résultat peut être le fruit de la persuasion, de la douceur et de l’entente entre capitalistes et prolétaires, entre gouvernants et gouvernés, personne n’en éprouvera une joie comparable à la leur ; mais s’il est absolument indispensable de faire appel à la violence pour atteindre ce but, les libertaires n’hésiteront pas à y recourir. Eh bien! De qui dépend-il que la transformation sociale soit pacifique ou violente ? Je n’hésite pas à dire que cela ne dépend pas de la classe ouvrière, mais de la classe capitaliste : pas des peuples, mais des gouvernements.


Supposons que la classe dirigeante ouvre enfin les yeux et, à la clarté de plus en plus vive des événements, se rende compte que ceux-ci sont faits pour lui inspirer cette crainte salutaire qu’on dit être « le commencement de la sagesse ». Supposons que les bourgeois les plus avertis et les mieux informés – il n’y a pas, chez eux, que des aveugles et des borgnes – finissent par prendre conscience du grave danger suspendu sur leurs têtes. Supposons que les plus avisés de ces représentants et porte-parole du grand capitalisme, alarmés d’une situation qui s’aggrave de jour en jour, d’un bout du monde à l’autre bout, en viennent à penser que la catastrophe est imminente. Supposons qu’ils en arrivent à grouper tout ce qui suit en un sombre tableau qui ne manquerait pas de les impressionner : irritation des masses laborieuses odieusement affamées par le manque de travail ; inquiétude des autres travailleurs que le chômage a jusqu’ici épargnés, mais qui vivent dans la navrante incertitude du lendemain ; angoisse poignante des peuples qui entendent rouler sur leurs têtes le grondement sinistre du tonnerre, qui va s’abattre sur eux sous la forme d’une guerre dont l’horreur dépassera l’imagination ; mécontentement grandissant de l’innombrable foule des contribuables sur qui pèse le poids de plus en plus écrasant des impôts ; malaise et colère suscités dans la petite et moyenne bourgeoisie par la paralysie générale des affaires, la baisse graduelle des valeurs, la débâcle bancaire, le détraquement des monnaies. Supposons que les grands capitalistes qui, présentement, règnent sur l’humanité et président à ses destinées, aient enfin la claire vision des graves dangers que l’ensemble de ces inquiétudes, irritations, mécontentements, angoisses, colères et révoltes latentes fait courir à leurs richesses et, pis encore, à leurs personnes. Ne pourrait-on pas, si improbables que soient, pratiquement, ces suppositions, en admettre la possibilité et, dans ce cas, prévoir que, cédant à la peur de se voir enlever, par la révolution, leurs biens et la vie, les détenteurs du capital et du pouvoir estiment prudent et sage de renoncer aux profits du capital et aux avantages du pouvoir, plutôt que de courir le risque d’en être dépossédés par la violence révolutionnaire ?


Le champ des hypothèses est incommensurable ; ne nous arrêtons pas sur cette voie. Poussons plus avant nos pas dans le domaine des conjectures. Nous venons d’attribuer de l’intelligence aux puissants et aux fortunés. Soyons généreux : accordons-leur aussi de l’équité, de la mansuétude, de la bonté. Les voici équitables : à comparer l’oisiveté opulente dans laquelle ils sont installés à la vie de travail et de privations à laquelle se trouve inexorablement condamnée la fraction, de beaucoup la plus nombreuse, de la population, les privilégiés finissent – supposons-le – par être frappés de cette inégalité par trop choquante. S’ils réfléchissent quelque peu, ils découvrent, non sans une certaine honte mêlée de quelques remords, que leur oisiveté et leur opulence sont faites de l’activité et de l’indigence des travailleurs. Leur cœur s’émeut, le sens de la justice s’éveille en eux. Ils tentent de soulager les infortunes qui les avoisinent. Mais ils ont tôt fait de constater que l’effort de leur charité ne parvient pas et ne saurait arriver à étouffer, même faiblement, les lamentations et les cris de détresse qu’exhale le gouffre trop large et trop profond de la douleur humaine. Sous le coup de ces désolantes constatations, leur cœur d’abord pénétré de l’amour de la justice, ouvert ensuite à la pitié, incline enfin vers la bonté. D’une part, l’esprit de justice qui gît au fond d’eux-mêmes les a conduits à reconnaître qu’il est monstrueux que certains jouissent du superflu, tandis que d’autres sont privés du nécessaire, que le droit à la vie est imprescriptible et que la vie exige que chacun mange à sa faim, soit proprement vêtu, confortablement logé, convenablement cultivé et pourvu d’une part suffisante d’affection et de tendresse ; d’autre part, les sentiments de bonté, qui sont le complément de ceux d’équité, et qui, peu à peu, envahissent leur cœur, les amènent à voir dans tous les hommes leurs frères, dans toutes les femmes leurs sœurs, dans tous les vieillards leurs parents, dans tous les petits leurs enfants, et à remplir envers eux les devoirs de solidarité que comportent les liens unissant tous les membres de la même famille. Ils s’élèvent ainsi peu à peu jusqu’au niveau de la plus haute moralité. Cette ascension les éclaire sur l’immoralité foncière d’une organisation sociale qui accorde tout aux uns et refuse tout aux autres, qui permet à une poignée de privilégiés de confisquer à leur profit tous les avantages que confèrent le pouvoir et la fortune, tandis qu’elle accable les seconds sous le fardeau des servitudes et des spoliations. Le jour, enfin, se lève où, écoutant les conseils – mieux : les ordres – de leur conscience éprise de justice et cédant aux appels de la bonté dont la douceur fait tressaillir leurs entrailles, ils abandonnent solennellement et d’un commun accord les richesses qu’ils possèdent et l’autorité dont ils sont investis. L’abdication des intelligents a été dictée par la crainte de se voir emportés, eux, leurs richesses et leur pouvoir, sous le souffle irrésistible de la tempête révolutionnaire, le renoncement des bons a été dicté par la justice et la mansuétude, le résultat est le même : c’est la transformation sociale s’accomplissant sans l’intervention de la force brutale et sanguinaire ; c’est la révolution pacifique se réalisant sans violence, en douceur, puisque tout ce qu’ils réclament leur étant bénévolement accordé, les mécontents, obtenant pleine et entière satisfaction, n’auront pas à employer la violence pour le conquérir.


Malheureusement, des hypothèses ouvrant de si magnifiques perspectives ne sont que des conjectures gratuites qui ne résistent pas deux minutes à l’épreuve de l’expérience et de la raison. L’expérience dépose contre leur vraisemblance et la raison proclame leur inadmissibilité. Aussi, ne me suis-je laissé aller à formuler ces suppositions que dans le but de faire remonter – comme il est juste de le faire – la responsabilité de la violence en cas de révolution jusqu’à ceux desquels, seuls, il dépend que celle-ci soit ou pacifique ou violente. Que les défenseurs du capital consentent à restituer à la communauté le sol, les moyens de production, de transport et d’échange qu’ils ont accaparés par la rapine, la conquête, le vol, la fraude, l’exploitation du travail d’autrui, le détroussement méthodique de l’épargne, la spéculation et les mille autres formes de la spoliation, et il ne sera pas nécessaire de recourir à la violence pour les leur arracher. Que les gouvernants, et tous ceux qui en sont les serviteurs, les soutiens et les partisans, se résignent à abandonner volontairement les postes qu’ils occupent, qu’ils renoncent aux fonctions qu’ils remplissent, qu’ils cessent de se raccrocher à l’autorité qu’ils détiennent, et point ne sera besoin, pour les en déposséder, de faire appel aux moyens violents.


Le problème si délicat et si controversé de l’emploi de la violence en période de transformation, c’est-à-dire de révolution sociale, se trouve ainsi posé dans les termes les plus simples et les plus précis, et sa position établit, de la façon la moins contestable, que sa solution tout entière se trouve, non pas, comme on est porté à le croire, entre les mains du prolétariat qui réclame le bien-être et la liberté auxquels il a droit, mais entre les mains de la bourgeoisie possédante et gouvernante qui peut, à son gré, accorder ou refuser l’exercice de ce droit au bien-être et à la liberté. Est-ce clair ? Comprend-on que si, au lieu de se faire sans effusion de sang – ce qui est désirable, mais me semble impossible – la révolution sociale s’accompagne de violence, la véritable responsabilité de cette violence sera imputable à ceux qui, par leur manque de lucidité et d’altruisme, auront rendu nécessaire le recours à celle-ci ?


La révolution sociale exige une préparation sérieuse. — Toute révolution doit être l’objet d’une préparation méthodique et de durée plus ou moins longue. Plus est considérable l’œuvre à accomplir, plus est élevé l’enjeu révolutionnaire et plus cette préparation exige de soins et de temps. Les conspirateurs qui ourdissent un complot ont le devoir de prévoir le plus et le mieux possible tout ce qui peut advenir. Cette tâche leur est rendue possible par le fait que le complot se limite ordinairement à un petit nombre de conspirateurs dont les principaux s’érigent en chefs, ont à prendre toutes décisions, dispositions et mesures propres à en assurer le succès. Le jour, l’heure, les mots d’ordre, les lieux de concentration, la répartition des forces, la distribution des postes, les mouvements à exécuter, les précautions à prendre, les modifications à prévoir, les manœuvres à contrecarrer, les résistances à briser, les complicités à s’assurer, les concours à acquérir, tous ces détails sont l’objet, de la part des promoteurs et des bénéficiaires éventuels du complot, d’une étude attentive aboutissant à un plan qui, autant que faire se peut, doit tout régler, tout prévoir, et ne rien abandonner au hasard, à l’imprévu. C’est pourquoi toute conspiration a, pour condition essentielle de la réussite, le secret scrupuleusement gardé et l’obéissance passive des troupes engagées dans le complot


Tout autre est une révolution, et notamment la révolution sociale, que nous étudions dans cet article. D’une part, impossible de tenir secrète la préparation, sous son aspect général et dans ses grandes lignes, de l’action révolutionnaire ; d’autre part, impossible d’exiger des masses insurgées une obéissance passive, une soumission aveugle qui ne sont, au surplus, aucunement désirables. Peut-on entourer de secret la propagande par la parole et l’écrit, indispensable à l’esprit de révolte qu’il faut propager au sein des masses pour espérer et obtenir d’elles qu’elles se décident à engager, l’heure venue, l’action décisive ? Peut-on organiser dans le mystère l’apprentissage de la multitude et son entraînement à ce qu’on a appelé « la gymnastique révolutionnaire ? ». Peut-il être question par avance d’une date fixe, d’une heure précise, d’un lieu de concentration déterminé, d’un plan ne varietur, de coups de main concertés, d’attaques brusquées, de manœuvres improvisées, de mouvements spontanés, etc., quand il s’agit d’une révolution qui, pour atteindre son but, doit prendre, dès le commencement et garder jusqu’à la fin, la tournure d’un formidable soulèvement populaire ?


Je n’envisage pas la révolution comme un mouvement chaotique, désordonné, partant au petit bonheur et se continuant de même ; je la conçois moins encore en dehors d’un plan étudié. Un plan discuté, conçu, tracé d’avance est utile : il est nécessaire. Mais ce plan ne doit comporter que les lignes essentielles ; il doit rester plastique et souple ; il doit être d’une grande mobilité, laisser la porte ouverte aux initiatives ; il doit s’adapter facilement et rapidement aux changements et retouches que conseillent ou ordonnent les circonstances et les conditions variables de la lutte ; car, excellente en certains cas, telle stratégie révolutionnaire peut être détestable en d’autres.


L’heure de la révolution sociale ne peut être fixée à l’avance par aucun devin ni prophète. C’est comme une traite sans échéance fixe, que le prolétariat tirera sur la bourgeoisie capitaliste et gouvernante, avec mise en demeure de payer. Cette traite ne sera utilement présentée que lorsque le porteur et bénéficiaire de cette traite sera en mesure, en cas de non-paiement, de saisir, d’expulser et d’exproprier le Capital et l’État, débiteurs associés et solidaires. Mais s’il n’est au pouvoir de personne d’assigner à l’échéance de cette traite une date précise, il n’en reste pas moins nécessaire de prévoir cette échéance et d’être en état d’exiger le paiement de cette lettre de change. C’est ainsi que je comprends la préparation de la révolution.


Cette préparation implique la réunion de trois éléments nécessaires, qui sont : l’éducation, l’organisation et l’action, et il convient d’attacher d’autant plus d’importance à chacun de ces trois éléments et à leur ensemble que le sort de la révolution sociale – sa défaite ou sa victoire – sera conditionné par la faiblesse ou la vigueur de chacun de ces éléments, et par l’insuffisance ou la force de leur réunion. Pour donner à cette préparation, gage du succès, l’importance décisive qu’elle possède, il serait donc utile de nous arrêter à chacun de ces éléments et d’établir le lien qui les rassemble, sans oublier un seul instant que la révolution sociale doit être anarchiste, sous peine d’être une révolution manquée ; que, conséquemment, anarchiste doit être l’éducation, anarchiste l’organisation et anarchiste l’action, et cela tout de suite, puisque nous sommes, d’ores et déjà, en pleine période de préparation et puisque ce travail préparatoire consiste à hâter l’éclosion de la phase révolutionnaire proprement dite et à assurer à l’anarchisme, dès son avènement, la plus puissante vitalité et les meilleures conditions de développement.


Mais, à propos de mon étude sur l’Anarchisme (voir ce mot), j’ai copieusement insisté sur le rôle de chacun de ces trois éléments et sur le total de conditions favorables que leur ensemble assure, en tant que préparation, au triomphe de la révolution sociale. Aussi, ne voulant pas me répéter, je renvoie aux pages 73 et suivantes de cette Encyclopédie le lecteur que ces multiples indications ne manqueront pas d’intéresser. Je me borne à ajouter que plus vigoureux et fécond aura été, au cours de la phase préparatoire, l’effort d’éducation, d’organisation et d’action libertaires, plus tôt éclatera la révolution elle-même, plus brève et moins violente sera l’œuvre de destruction, et plus rapide et plus sûr le travail d’édification d’un milieu social ayant pour fondement la liberté sans autres limites que l’impossible.



La période transitoire. — La dictature. — On discute, ou plutôt on ergote à perte de vue, dans les partis socialiste et communiste, sur ce que ces partis qualifient de période transitoire. Les théoriciens et leaders de ces deux courants du socialisme autoritaire entendent par là ce laps de temps indéterminé durant lequel la révolution, comme ils la conçoivent, étant un fait accompli, il s’agira : d’une part, de repousser les tentatives de retour offensif auxquelles, disent-ils, ne se feront pas faute de se livrer les forces concertées du Capital et de l’État, et, d’autre part, de procéder à la mise sur pied, au développement et à la stabilisation définitive de la nouvelle organisation sociale. Ils font partir cette période transitoire de l’époque à laquelle le mouvement insurrectionnel aura triomphé, et l’étendent jusqu’à celle où le nouveau régime, s’étant débarrassé de ses ennemis intérieurs et extérieurs, s’attellera effectivement à l’instauration d’un milieu social socialiste ou communiste. Ces deux fractions férues de la notion de l’État socialiste vont même jusqu’à préconiser, au lendemain immédiat du triomphe de leur révolution, un régime de dictature farouche et absolue, qu’ils ont l’effronterie de baptiser « dictature du prolétariat ». Cette dictature, ils ont l’hypocrite impudence d’affirmer qu’elle est indispensable à la sauvegarde de la révolution et à la défense des conquêtes révolutionnaires. Le tout est de savoir de quelle nature est la marchandise que couvre un tel pavillon.


Eh bien ! Cette marchandise n’est qu’une miteuse pacotille, et la révolution dont les bénéficiaires de la dictature prétendent sauvegarder les conquêtes, n’est qu’une piètre contrefaçon de la révolution sociale. Quelle est cette pacotille ? En quoi consistent ces conquêtes révolutionnaires ? Examinons ceci et cela froidement et du point de vue révolutionnaire qui est le nôtre, point de vue dont nul révolutionnaire conscient ne peut contester l’exactitude. Voici :


Grâce à de multiples circonstances convergentes qui ont frappé de discrédit les pouvoirs établis, fait éclater la malfaisance et l’absurdité du régime capitaliste, provoqué dans les masses populaires une fermentation exceptionnelle, mis à nu l’incapacité des dirigeants ; pour tout dire : créé et révélé publiquement une situation catastrophique, une puissante insurrection a éclaté et, par son ampleur et son extension naturelles, a atteint brusquement les proportions d’une formidable révolution. Les insurgés ont chassé du pouvoir les gouvernants militaires et civils ; la force armée a été mise en déroute et les révolutionnaires sont restés maîtres du champ de bataille. Dans ce magnifique sursaut de colère et de révolte, toutes les forces prolétariennes se sont rassemblées et elles ont mis en fuite les maîtres du jour et leurs défenseurs. Attaquée de toutes parts, prise d’assaut, la forteresse d’où, hier encore, partaient toutes les décisions de résistance et tous les ordres de massacre a dû capituler. Pris de panique, terrorisés, affolés, ceux qui l’occupaient se sont dispersés dans un sauve-qui-peut général et, faits prisonniers, pris comme otages, privés de toutes armes, ceux qui n’ont pas eu le temps de profiter de la débandade générale ont été réduits à l’impuissance.


Dans sa juste fureur, la masse révolutionnaire est résolue à mettre le feu aux quatre coins de cette forteresse maudite, centre et siège de toutes les autorités politiques, économiques ct morales. Quand cette citadelle, devenue la proie des flammes vengeresses, aura été détruite de fond en comble, quand il n’en restera plus rien, la route, si longtemps obstruée, deviendra libre et, maître enfin de ses destinées, le prolétariat, dans un élan irrésistible d’enthousiasme, confiant en l’étroite union qui lui a valu la délivrance, restant solidement uni et solidaire, organisera, en hâte, pour répondre aux nécessités qui ne peuvent attendre, la vie égalitaire et fraternelle qu’ont entrevue les libertaires et à laquelle, par leur propagande active, persévérante et passionnée, ils ont préparé les esprits et les cœurs.


Mais cette radieuse perspective ne fait pas l’affaire des chefs que les partis politiques se sont donnés. Ces messieurs ont-ils écrit tant d’articles, prononcé tant de discours, bâti des philosophies et des systèmes d’une solidité qu’ils proclamaient scientifique et qu’ils disaient à toute épreuve ; se sont-ils poussés au Parlement et installés aux postes les plus avantageux, ont-ils acquis une notoriété si brillante ; bref, se sont-ils donné tant de mal, ont-ils pris tant de peine, se sont-ils imposé de si lourds sacrifices, ont-ils travaillé si inlassablement à soustraire les travailleurs à l’influence des mauvais bergers de la bourgeoisie et à les ranger sous leur propre houlette, ont-ils fait tout cela pour que, tout d’un coup, s’écroule le rêve de domination qui les hante depuis si longtemps ? Pour que de cette victoire qu’ils ont si fervemment préparée et dont ils ont attendu l’heure avec tant d’impatience, il ne leur reste personnellement aucun profit ?


Va-t-on se passer des conseils de sagesse (ou de lâcheté) qu’ils ont si généreusement prodigués, dans les jours les plus difficiles, au troupeau de fidèles qu’ils avaient embrigadés et qui, naguère encore, les suivaient aveuglément et leur obéissaient passivement, en application de cette discipline dont ils déclaraient sentencieusement qu’elle est la principale force des partis, tout comme les militaires professionnels affirment qu’elle est celle des armées ?


Non et non ! Cela n’est pas possible.


Vite, les chefs et les sous-chefs se réunissent... pour aviser, étudier la situation et arrêter les mesures nécessaires. Ils se gardent bien de se faire les uns aux autres l’aveu des ambitions qui les rongent ; ils dissimulent de leur mieux la soif de domination qui les dévore. Tous ceux qui, au cours des années précédentes, se sont spécialisés : qui dans l’agriculture, qui dans les affaires étrangères, qui dans les finances, qui dans l’administration intérieure, qui dans l’instruction publique, qui dans la justice, qui dans la guerre, la marine ou l’aviation, qui dans les travaux publics ou les postes, qui dans les beaux-arts, le commerce et l’industrie, l’hygiène et la santé, le travail ou toute autre branche de la vie nationale, font valoir leur compétences, attirent l’attention de leurs collègues sur les services qu’ils pourraient rendre ; chacun insiste sur la gravité des circonstances, sur l’urgence et la nécessité de parer aux exigences immédiates, de rétablir l’ordre, de rassurer les camarades, d’inspirer confiance à tous. Et les grandes périodes oratoires ronflent à qui mieux mieux. Chacun estime que l’heure est venue de prendre les plus écrasantes responsabilités ; et la main sur le cœur, des trémolos dans la voix, l’œil étincelant de la flamme du plus pur dévouement, chaque spécialiste se déclare prêt à sacrifier son repos, sa santé et jusqu’à son existence, pour défendre, au poste qui lui sera imposé par la confiance de ses amis, les intérêts sacrés de cette révolution que le peuple admirable a signée de son sang !


Tous sont, en outre, pénétrés de ce sentiment profond de leur supériorité que l’habitude de parler et d’agir en chefs écoutés et obéis a introduit et graduellement développé en leurs personnes ; ils sont, au surplus, à tel point convaincus que les masses sont incapables de se diriger elles-mêmes, de discerner la voie qu’il faut suivre, d’adopter des décisions raisonnables et d’y conformer sagement leur conduite, qu’ils en viennent insensiblement à se convaincre les uns les autres qu’ils ont le devoir de se constituer en une sorte de gouvernement provisoire, investi des pouvoirs les plus étendus.


Cette proposition est adoptée à l’unanimité. Le gouvernement provisoire, dit « de défense révolutionnaire », se constitue par une répartition des attributions et des pouvoirs de nature à satisfaire toutes les ambitions et convoitises. Il s’agit, maintenant et sans perdre une minute, de porter cette grande nouvelle à la connaissance de tous. La nuit a suffi à l’accomplissement de tant de besognes. Le lendemain, les murs de la capitale sont tapissés d’affiches annonçant, en formes lyriques, que les hommes les plus intelligents, les plus consciencieux, les plus probes, les plus compétents, ceux qui, par toute une vie consacrée à la défense des humbles, à l’éducation et à l’entraînement des classes laborieuses, en vue de l’instauration d’une société d’hommes égaux et libres, ont su mériter la confiance du peuple, ont consenti, à la requête des organisations révolutionnaires les plus puissantes, à assumer les lourdes responsabilités et les charges écrasantes du pouvoir.


Cette proclamation ne manque pas d’affirmer que ce pouvoir sera doux à l’égard des bons, c’est-à-dire de ceux qui ont contribué à la victoire et seconderont l’effort du gouvernement, mais qu’il usera des sanctions les plus sévères contre les méchants, c’est-à-dire contre tous ceux qui tenteraient de combattre, d’entraver ou de compromettre les conquêtes révolutionnaires. Elle déclare, enfin, de la façon la plus expresse, que le gouvernement provisoire limitera strictement sa durée à celle de la période transitoire.


Des avions, des automobiles, des trains rapides, lancés dans toutes les directions, le télégraphe, le téléphone et la radio, fiévreusement utilisés, propagent cette information jusqu’aux plus modestes bourgades de la province.


Eh bien ! C’est à ce moment précis que se joue le destin de la révolution victorieuse : si la population insurgée ne réagit pas incontinent, si elle n’a pas, sur l’heure, le sentiment que la constitution de ce gouvernement provisoire équivaut à l’étouffement de la révolution, si elle n’a pas immédiatement la conviction que ce gouvernement, s’armant d’un pouvoir sans limite, va se transformer en une dictature et que cette dictature, c’est la confiscation, au profit exclusif des dictateurs et de leur parti, des conquêtes révolutionnaires, la victoire des insurgés se trouve ipso facto pratiquement annulée. Si l’indignation des éléments véritablement révolutionnaires ne se traduit pas, à l’instant même, par une reprise du soulèvement populaire insurrectionnel, si ce soulèvement n’atteint pas la puissance d’une vague de fond brisant l’autorité nouvelle, la révolution est mortellement blessée et ne tarde pas à expirer, égorgée par la perfidie, l’orgueil et l’esprit de domination de ceux-là mêmes qui se proclament ses défenseurs.


Le moindre répit accordé aux nouveaux maîtres leur permet de rétablir le fonctionnement des leviers de commande dont leurs prédécesseurs avaient été dépossédés et de s’en emparer, de remettre en action toute la mécanique gouvernementale, d’installer leurs créatures à la tête de tous les services de direction, de s’entourer d’une nuée de bureaucrates et d’une armée de fonctionnaires, de ressusciter la magistrature, l’armée et la police que la révolution avait écartelées, d’asseoir leur pouvoir sur le concours intéressé des uns, sur la servilité des autres et sur l’indifférence du plus grand nombre.


Une fois établie, la dictature se fait de plus en plus intolérante et répressive ; elle égale en abus de pouvoir, en arbitraire et en férocité les régimes les plus abhorrés. Jamais les profiteurs de la dictature – des maîtres comme les autres, et parfois pires – ne reconnaîtront leur inutilité, encore moins leur malfaisance ; jamais, ils n’avoueront que « la période transitoire » est parvenue à son terme et que, ainsi, la mission qu’ils s’étaient donnée étant accomplie, leur rôle a cessé d’être nécessaire. Comme les maîtres et les chefs de tous les temps et de tous les lieux, ils se croient toujours nécessaires, ils ne jugent jamais arrivé le moment d’abdiquer, d’abandonner le pouvoir auquel leur despotisme, leur vanité et leurs appétits se raccrochent désespérément... Et il faut une nouvelle révolution pour leur faire lâcher prise.


Le programme des partis politiques, qui s’affublent de l’étiquette socialiste ou communiste, consiste à exproprier politiquement et économiquement la classe capitaliste. Chasser la bourgeoisie du gouvernement et s’y installer en son lieu et place : voilà ce qu’ils entendent par l’expropriation politique de la classe capitaliste. S’emparer des richesses de toute nature que cette classe détient et, cette confiscation faite, étatiser la propriété, la déclarer nationale et en confier la gérance à l’État, leur État : voilà ce qu’ils entendent par l’expropriation économique de la bourgeoisie. Voilà leur révolution !


Un tel concept de la révolution conduit, par une pente naturelle, à la notion de la période dite « transitoire » ; et si on admet que, pour réduire au minimum la durée de cette « période transitoire », un gouvernement fort, une autorité intransigeante est indispensable, on est, par une pente non moins naturelle, amené à la notion de dictature.


Seulement, ce concept de la révolution n’est pas le nôtre. Il correspond à l’idée d’une révolution politico-économique, mais pas à l’idée que nous nous faisons, de ce que sera, de ce que devra être, sous peine d’aboutir à un fiasco, la révolution sociale, la nôtre, celle hors de laquelle l’Histoire n’enregistrera désormais aucune révolution véritable.


La fameuse période transitoire n’est autre chose que la période préparatoire. — Les anarchistes ne nient pas l’existence d’une période transitoire ; ils se montreraient dépourvus de tout jugement s’ils pensaient que, inopinément, sans transition, et, pour ainsi parler, du jour au lendemain, le communisme libertaire va effectivement se substituer au capitalisme et à l’État.


En matière de révolution, on prête aux anarchistes – si le proverbe est vrai, faut-il que nous soyons riches pour qu’on nous prête tant de choses ! – je ne sais quelle conception romantique, vieillotte et saugrenue. J’ai rencontré, par centaines, des gens qui, à brûle-pourpoint, m’ont posé cette ébouriffante question : « Si la révolution éclatait du soir au lendemain, que feriez-vous? » Et il fallait voir sur quel air et de quel ton cette « colle » m’était poussée !


Eh bien, je ne réponds pas à une question aussi absurde. Oui, absurde est cette question, quand elle s’adresse à des anarchistes. Ah ! Je conçois qu’on la pose à des socialistes ou à des communistes. Pour eux, il suffit qu’ils s’emparent du pouvoir, qu’ils s’y installent, qu’ils y restent, et la révolution est un fait accompli : il n’y a plus qu’à instaurer la dictature pour défendre et stabiliser le nouvel État.


Mais, le lendemain, il y a, comme par le passé, des gouvernants et des gouvernés, des dictateurs en exercice, et une masse d’esclaves, des en haut et des en bas, des grassement rétribués et des maigrement payés, des fonctionnaires en foule, des bureaucrates en quantité, une multitude de « mouches du coche » qui bourdonnent et s’agitent d’autant plus qu’elles produisent moins ; il y a un État, avec ses lois, ses tribunaux et ses prisons, avec ses juges, ses gendarmes, ses diplomates, ses politiciens et ses soldats. Les bergers qui se repaissent de la chair et s’enrichissent de la laine du prolétariat troupeau ne sont pas les mêmes, c’est exact ; mais le troupeau n’en continue pas moins à être tondu et dévoré. Au fond, rien n’est changé, hormis l’étiquette et la couleur : témoins la Russie où le tsar s’appelle X..., Y... ou Z..., et les ministres commissaires du peuple, où les mouchards et les soldats sont rouges, où les agioteurs font leur beurre, où quelques-uns mangent plus qu’à leur faim, tandis que l’innombrable multitude des ouvriers et des paysans se serre la ceinture. Il n’est pas douteux qu’une révolution (?) de ce calibre peut éclater du soir au lendemain, par un simple coup de force adroitement préparé et heureusement exécuté.


Mais qu’y a-t-il de commun – qu’on nous la dise – entre ce changement d’étiquette ou de couleur et la révolution sociale ? Sur l’étiquette que porte le flacon, je lis bien : « État ouvrier et paysan ; dictature prolétarienne ; gouvernement des soviets » Je vois bien encore que l’étiquette et le flacon sont de couleur rouge ; mais le liquide contenu dans le flacon n’a pas changé et c’est toujours le breuvage empoisonné de servitude, de misère et de mensonge qui en sort.


J’entends bien proclamer avec obstination que, dans ce pays immense, la dictature bolcheviste poursuit l’édification du communisme et l’affranchissement des cent cinquante millions d’ouvriers et de paysans qui peuplent ce gigantesque territoire ; mais je sais que l’abolition du régime patronal et la suppression du salariat, qui sont l’a, b, c de toute mise en pratique du communisme, y sont encore à l’état de perspective et de promesse ; je sais que la prostitution et la mendicité, négation de tout milieu social en voie de réalisation communiste, sont des maux qui n’en ont pas été chassés ; je sais que les places les plus avantageuses, les situations privilégiées et les travaux les plus agréables et les moins pénibles sont accaparés par les membres du parti communiste. Je sais que quiconque s’écarte – si peu que ce soit – de la ligne tracée par la pseudo dictature du prolétariat, est traité en criminel, en pestiféré. (Voir, plus loin, l’article de Voline sur la Révolution russe.) Je sais que les masses paysannes et ouvrières sont, là-bas, astreintes par la trique dictatoriale au travail forcé et condamnées aux privations les plus pénibles. Ce serait ça... la Révolution ?... Ça, l’édification du communisme ?...


Notre révolution à nous bouleversera de fond en comble toute l’actuelle structure politique, économique et morale, et, sur cet effondrement, elle instaurera un milieu social qui assurera à chaque individu le maximum de bien-être et de liberté. Enfoncez-vous bien cette déclaration dans la tête ; pesez-en successivement et sans vous presser chaque terme ; suivez l’enchaînement rigoureux de la pensée exprimée, et vous saisirez tout le programme libertaire.


Voilà quelque quarante ans (1894) que j’ai écrit ces lignes dans mon volume d’essai de philosophie libertaire : La Douleur universelle. « Bien-être et Liberté ! » : telle a été, hier, la devise des anarchistes ; telle est celle des libertaires d’aujourd’hui ; et, on peut hardiment le dire, telle sera celle des anarchistes de demain. Bien-être, par la suppression du capitalisme, et liberté par l’abolition de l’État.


« Bien-être et Liberté » assurés le plus largement possible à chaque individu, voilà le but constant vers lequel ont tendu et tendront, de toute leur volonté, les anarchistes de tous les temps. Une fois ouverte devant chaque individu, c’est-à-dire devant tous les êtres humains sans aucune exception, la voie qui conduit à un bien-être sans cesse accru et à une liberté toujours plus complète, la poussée se produira, la marche en avant suivra son cours aussi rapidement et aussi loin – donc toujours plus loin et sans arrêt – que le progrès indéfini.


Mais il est indispensable que, avant tout, la voie soit ouverte et, pour qu’elle le soit, il faut briser les obstacles qui l’obstruent. Ces obstacles sont, nous le savons, les obstacles de nature politique que rassemble l’État, et les obstacles de nature économique que réunit le capitalisme. Ces deux groupes d’obstacles ne peuvent être écartés que par l’effort victorieux des masses opprimées par l’État et exploitées par le capitalisme. Briser, détruire à jamais ces obstacles, c’est là, au premier chef, l’œuvre révolutionnaire ; mieux : c’est la révolution même.


Un tel résultat – imbécile qui ne le conçoit – présuppose une période préparatoire dont nul ne peut fixer la durée, mais dont il est raisonnable de prévoir qu’elle embrassera un certain temps. Quand, d’une part, le gâchis politique, l’incohérence économique et les débordements scandaleux des classes dirigeantes auront mis le comble à l’indignation populaire ; quand, d’autre part, l’éducation des travailleurs aura porté leur compréhension au point où ils auront conscience et de l’incapacité de la classe bourgeoise et de la capacité de la classe ouvrière ; quand le prolétariat aura renforcé son organisation, multiplié et fortifié ses groupements de combat ; quand, enfin, il se sera entraîné à l’action par une série de luttes : grèves, émeutes, agitations de toute nature, allant, en certains cas, jusqu’à l’insurrection ; alors, il suffira de la goutte d’eau qui fait déborder la coupe pour que la révolution éclate.


La voilà la véritable « période transitoire ». Elle n’est autre que la période préparatoire ; elle commence au moment où l’État et le capitalisme, ayant atteint, dans leur marche évolutive, leur apogée, entrent dans la phase du déclin, s’affaiblissent graduellement, non seulement par le fléchissement auquel est soumis tout mécanisme atteint par l’usure, mais encore par suite du développement progressif des germes de mort qui l’envahissent, tandis que parallèlement, synchroniquement, s’élaborent et se fortifient les formes embryonnaires du nouvel organisme social.


Qui oserait soutenir que, en ce qui concerne le capitalisme et l’État, cette phase du déclin n’est pas d’ores et déjà ouverte ? La crise sans précédent et sans égale que traverse le monde contemporain, crise politique, économique, intellectuelle et morale, crise qui atteint les sources de vie et paralyse les activités les plus nécessaires, crise qui s’étend au monde entier et frappe plus gravement que les autres les pays où le capitalisme est le plus développé et l’État le plus solidement assis ; cette crise ne porte-t-elle pas en elle la révélation d’un monde vieux, quelque peu caduc, déjà, et qui marche à grands pas vers sa fin ? De cette crise elle-même, des traits spéciaux qui la caractérisent, des ravages qu’elle exerce, des misères qu’elle engendre, des contradictions aussi absurdes que criminelles dont elle porte la marque, du renversement de la table des valeurs qu’elle détermine, des paniques qu’elle suscite, des faillites qu’elle entraîne, des ruines qu’elle provoque, de la débâcle générale qui en est la suite, que n’a-t-on pas déjà dit et que ne dira-t-on pas encore ? Les finances des États les plus puissants et justement considérés comme les plus gorgés de richesses sont sur la pente de la banqueroute, le gâchis politique est porté à son comble, les monarchies s’écroulent, les républiques chancellent, le fascisme, triomphant ici et là, promène un peu partout son masque hideux de terrorisme sanguinaire ; le régime bancaire, industriel et commercial est menacé d’effondrement ; des millions et des millions de sans-travail, spectres blêmes et amaigris, errent en bandes affamées ; partout et en tout s’avèrent, odieuses, intolérables, les conséquences d’une situation politique, économique, intellectuelle et morale de jour en jour plus catastrophique. L’humanité est aux bords du gouffre.


Telle est, actuellement, la situation que j’aurais pu, sans tomber dans l’exagération, dramatiser bien davantage ; tel est le stade auquel sont parvenus, en 1933, le capitalisme et l’État. Cette situation ne peut se prolonger bien longtemps et, dans son ensemble, elle pose, en termes sans ambages, un problème qui exige une solution à court terme. La phase dans laquelle nous nous trouvons ne peut être de longue durée. Le problème appelle, de toute urgence, une solution ; cette solution ne peut être raisonnablement et humainement qu’une transformation sociale ; cette transformation ne peut sortir que de la révolution sociale. N’ai-je pas, en conséquence, raison de dire que la période transitoire a commencé, que nous y sommes en plein, que cette période transitoire n’est, en réalité, pas autre chose que la période préparatoire ?


« La période transitoire », c’est, en fait, une habile mais malhonnête invention imaginée par les incorrigibles partisans du principe d’autorité qui ambitionnent, et pour cause, de maintenir ce principe au lendemain d’un mouvement révolutionnaire vainqueur. Placer cette période transitoire, ainsi que nous le faisons et avons raison de le faire, avant la révolution sociale, c’est enlever à ces pseudo révolutionnaires toute chance de confisquer à leur profit cette révolution. L’unique moyen de conserver cette chance consiste, pour ces escamoteurs, à situer la période mensongèrement appelée transitoire après la révolution victorieuse. Il m’a paru nécessaire de démasquer cette manœuvre. Voilà qui est fait.



Notre révolution. — La révolution sociale que les libertaires ont en vue et à la préparation de laquelle ils consacrent le meilleur d’eux-mêmes sera précédée, je l’ai déjà dit, d’une période plus ou moins longue de gestation, et son déclenchement ne se produira que lorsque les conditions suivantes seront réunies. Il faudra, avant tout, qu’un ensemble d’événements et un concours de circonstances créent une situation révolutionnaire. Je ne commettrai pas l’imprudence de prédire en quoi consisteront ce concours de circonstances et cet ensemble d’événements. Il se peut que ce soit un vaste mouvement de grève entraînant rapidement dans son orbite un nombre de plus en plus élevé de corporations et de grévistes et atteignant d’une façon effective les proportions d’une grève générale insurrectionnelle et expropriatrice jetant sur le pavé une multitude de travailleurs. Il se peut que ce soit une menace de mobilisation générale en vue d’une guerre imminente particulièrement impopulaire. Il se peut que ce soit une crise économique provoquant, de couche en couche, un malaise général, une inquiétude profonde et un mécontentement de plus en plus vif. Il se peut que ce soit un régime fiscal par trop manifestement inique, un gros scandale administratif ou judiciaire, une décision parlementaire heurtant violemment le sentiment public, un abus de pouvoir gouvernemental révoltant la conscience populaire. Toutes ces circonstances sont susceptibles d’allumer l’incendie et d’en faire, en un rien de temps, un brasier immense et ardent, pour peu que l’étincelle tombe sur une matière saturée de produits inflammables.


Il faudra, ensuite, que la situation générale soit à ce point grave et inextricable, qu’elle engage si profondément la responsabilité du régime social et qu’elle démontre si clairement l’incapacité des pouvoirs publics à rétablir l’équilibre, à remédier au mal, à conjurer la catastrophe, que le peuple finisse par perdre toute confiance dans ceux qui le gouvernent.


Il faudra, enfin, la situation étant révolutionnaire, qu’il existe, dans les masses populaires, un esprit de révolte et une fermentation révolutionnaire suffisamment prononcés pour qu’une minorité consciente, active, éclairée, et en contact avec ces masses, ait la possibilité de soulever celles-ci, à la façon du levain qui soulève la pâte.


Ajoutons à ces considérations primordiales :


a) une rupture de plus en plus marquée dans l’équilibre politique, économique et moral du régime capitaliste ;

b) une propagande active et persévérante, stimulant l’éducation révolutionnaire des travailleurs ;

c) une organisation solide, puissante, capable de relier, à l’heure fixée par la gravité des circonstances, toutes les forces de révolte constituées par des groupements nombreux et énergiques ;

d) un prolétariat entraîné à l’action décisive par une série de troubles, d’agitations, de grèves, d’émeutes, d’insurrections.


Ces conditions étant réunies, on peut être certain qu’une révolution, éclatant à la faveur d’un de ces événements qui soulèvent, entraînent, passionnent les foules et les précipitent instinctivement, en une ruée tumultueuse, contre le régime qu’elles veulent renverser, ne s’arrêtera pas à mi-chemin. Ce mouvement, dans lequel les anarchistes auront été les premiers à se jeter avec la rapidité, l’élan, la résolution et la vaillance qu’on ne saurait leur contester, et dont ils continueront à être les animateurs, ira jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la victoire.


Cette phase plus ou moins longue du drame révolutionnaire en sera le point culminant et décisif. Elle ne prendra fin que lorsque le souffle pur et régénérateur de la révolution libertaire aura emporté toutes les institutions de despotisme, de vol, de déchéance intellectuelle et de pourriture morale qui sont à la base de tout régime social s’inspirant du principe d’autorité.


Cette révolution portera dans ses flancs tous les germes en développement du monde nouveau, qu’elle enfantera dans l’affolement apeuré des privilégiés et dans l’allégresse et l’enthousiasme des déshérités. Les anarchistes veilleront à ce que ce ne soit pas un avortement.


Ils sauront mettre à profit les rudes enseignements que comportent les mouvements révolutionnaires enregistrés par l’histoire. Ils demeureront, aussi longtemps qu’il le faudra, en état de permanente insurrection contre les tentatives de restauration autoritaire : politique, économique ou morale. Ils ne confieront à aucun pouvoir la sauvegarde des conquêtes révolutionnaires. Ils appelleront à la défense de ces conquêtes, contre toute dictature, la foule enfin libérée des esclaves.


Toutefois, demeurant, après la tourmente révolutionnaire comme avant et pendant celle-ci, les ennemis irréductibles du principe d’autorité et de ses néfastes conséquences ; ils se borneront à être les conseillers, les animateurs et les guides de la classe ouvrière. Ils orienteront et soutiendront les premiers pas de cette multitude dans la voie définitivement ouverte de l’organisation libre de la vie sociale.


Je résume et précise brièvement ma pensée sur ce point : en période révolutionnaire, les libertaires auront à détruire, à empêcher et à reconstruire. Ils devront faire tout ce qui dépendra d’eux pour que ces trois tâches soient entreprises, se succèdent, s’enchaînent et soient accomplies dans le laps de temps le plus court. Ils consacreront le plein de leurs efforts :


À détruire. Détruire quoi ? — J’aime à espérer que personne ne me fera l’injure de penser que j’entends par là la destruction des immeubles, des machines, des produits de toutes sortes, des chefs-d’œuvre entassés dans les bibliothèques, des trésors artistiques qui ornent les musées, de cette fabuleuse accumulation de richesses dues au labeur opiniâtre des générations passées et présentes. La révolution sur les ruines, alors ? Tandis que notre révolution doit avoir pour résultat de restituer à la communauté humaine le magnifique patrimoine que son travail séculaire a constitué et que les tyrans et les rapaces lui ont volé. Ce serait une folie et un crime de détruire ce patrimoine. Et puis, détruire les immeubles, ce serait priver la population des habitations dont elle aura besoin pour se loger, des lits, des meubles et des ustensiles qui lui seront nécessaires. Détruire les machines, briser ces ouvriers métalliques dont la mission sera, la révolution faite, de supprimer presque totalement l’effort pénible des humains tout en multipliant à l’infini leur capacité de production, ce serait une monstrueuse stupidité. Détruire les produits de toutes espèces entassés dans les magasins et les réserves, alors que les besoins d’alimentation, de vêtement, etc. ne peuvent être satisfaits qu’à l’aide de ces innombrables produits, ce serait une inexplicable idiotie. Non. Toutes ces richesses devront être, au contraire, précieusement conservées ct, dans toute la mesure du possible, soigneusement mises à l’abri de toute destruction.


Mais détruire, et de fond en comble, sans la moindre hésitation ni restriction, toutes les abominables institutions qui, depuis des temps immémoriaux, ont fait le malheur des hommes : Propriété, État, Parlement, Armée, Magistrature, Police, Religion, Morale imposée ; toutes choses qui n’ont pris naissance et n’ont vécu qu’à la faveur du principe d’autorité, fauteur des mensonges, des erreurs, des croyances absurdes, des préjugés des lâchetés, des fourberies, des cruautés, des injustices, des inégalités, des haines qui ont fait de la Terre une planète constamment arrosée de larmes et de sang. Telle est la destruction à opérer.


À empêcher. Empêcher quoi? — Empêcher, par tous les moyens et coûte que coûte, que le principe d’autorité, que la révolution sociale aura pour but d’abattre, puisse se survivre ou renaître sous une forme nouvelle, ou une appellation inédite. Malheur à toute révolution sociale qui, dans cette voie, n’irait pas jusqu’au bout de la route à parcourir ! Elle aura, dans ce cas, travaillé en vain. Aucune des révolutions du passé n’a pleinement atteint le but qu’elle se proposait, parce que (je l’ai déjà dit, mais il y a des vérités qu’on ne répète jamais trop) toutes ne se sont attaquées qu’à une partie du mal qu’il fallait tuer totalement : et, sous des formes nouvelles, insoupçonnées et imprévues, le mal a reparu. Victorieuse, s’étant assoupie à l’ombre de ses lauriers, confiante en sa victoire qu’elle avait cru définitive, la révolution s’est réveillée prisonnière et vaincue : le mal qu’elle croyait avoir tué ne l’avait pas été ; grièvement blessé, il avait pansé ses blessures et il était insensiblement revenu à la vie : arbre, dont la révolution avait coupé les branches et abattu le tronc, mais dont elle avait épargné les racines ; incendie, dont les insurgés avaient éteint les flammes, sans en éteindre complètement le foyer, sans inonder les cendres encore brûlantes ; mal, dont les révolutionnaires avaient combattu les manifestations extérieures sans en extraire le germe intérieur ; hydre de Lerne, dont le peuple-Hercule avait coupé six têtes, mais négligé de couper la septième. Les racines de l’arbre qu’on voulait abattre n’ayant pas été extirpées, l’arbre a repoussé. Le foyer de l’incendie n’ayant pas été complètement éteint, les cendres encore brûlantes n’ayant été ni dispersées, ni noyées sous des torrents d’eau, l’incendie s’est rallumé ; le mal-autorité qui rongeait le corps social n’ayant été combattu que dans ses manifestations externes et visibles, mais le virus du mal n’ayant pas été arraché, le mal a recommencé et produit les mêmes ravages. C’est l’histoire de toutes les révolutions qui ont secoué le monde et dont les résultats ont été annihilés par la suite.


La révolution sociale, quelle que soit l’époque à laquelle elle éclatera, trouvera sur sa route de redoutables adversaires. Ces ennemis seront d’autant plus dangereux qu’ils se mêleront plus ou moins à la bataille (si ce n’est dans la personne de leurs chefs, du moins dans celles des militants). La vigilance des anarchistes ne devra pas se relâcher un seul moment. Si le mouvement révolutionnaire est vaincu, rien à craindre des manœuvres des chefs socialistes ou communistes. Mais si la révolution l’emporte, attention ! L’action des anarchistes, des anarcho-syndicalistes, de tous ceux qui travaillent sincèrement et de tout cœur à la révolution sociale, sera de surveiller jalousement, dans ce cas, les agissements des dits chefs, de dénoncer hardiment leurs manigances, de combattre intrépidement leur manège, de soulever contre leurs artifices la masse des insurgés, afin d’opposer à l’accomplissement de leurs criminels desseins une barrière infranchissable et d’empêcher ainsi toute survivance autoritaire, c’est-à-dire tout gouvernement provisoire, toute résurrection de l’État.


Voilà ce que j’entends par ce terme : « empêcher ».


À reconstruire. Ce mot est suffisamment clair et expressif pour que je me dispense de longues explications. Reconstruire, c’est la conséquence et la suite de détruire et empêcher. L’autorité étant détruite, toute restauration du capitalisme et de l’État étant empêchée, il est évident qu’il faudra reconstruire. Et cette reconstruction devra suivre d’aussi près que possible la destruction. L’œuvre positive devra succéder pour ainsi dire sans interruption à l’œuvre négative. Reconstruire immédiatement, ce sera une nécessité parce que la vie collective ne peut, pas plus que la vie individuelle, subir d’interruption prolongée, l’organisme social ayant à toute heure des fonctions à remplir et des besoins à satisfaire au même titre et pour les mêmes raisons que l’organisme individuel.


L’ensemble de ces besoins se résume en un mot : consommer. Mais comme on ne peut consommer que ce qui a été au préalable produit, on ne peut qu’associer ces deux actions pratiquement inséparables : produire et consommer. De savantes théories, d’ingénieux systèmes se sont attachés à préciser de quelle façon, dans quelles conditions et par quels moyens la production librement organisée et obtenue s’équilibrera et même dépassera la somme des besoins à satisfaire. Extrêmement complexe en apparence, ce problème apparaît, en réalité, d’une solution simple et facile, quand on l’examine de près, la révolution ayant totalement métamorphosé l’organisation du travail. Quant à la répartition des produits, le droit de chacun à la vie étant reconnu, respecté et pratiqué, il est plus simple encore et plus aisé de l’organiser et de l’assurer : équitable et fraternelle. La mise en train d’un monde entièrement nouveau et l’établissement de rapports individuels et de relations collectives, en accord avec le principe de liberté donnant naissance à des conditions de vie opposées aux précédentes, provoqueront les tâtonnements, les essais, les échanges de vue qu’on devine. On ne rompt pas avec de vieilles coutumes et on n’en contracte pas de nouvelles sans éprouver quelques inquiétudes et difficultés. Timidité, habitude d’attendre des ordres, crainte de gaffer maladroitement et de faire rire de soi, il y aura à lutter contre bien des choses avant d’en arriver au fonctionnement régulier, méthodique, ordonné, normal d’un agencement social inaccoutumé. (Voir Anarchie, Travail.)


L’important sera de familiariser, aussi promptement que possible, les populations ayant brisé leurs chaînes avec les exigences de l’heure qui passe et les possibilités d’y faire face. Les anarchistes se dépenseront sans compter dans ce but.


Sur ce terrain, la tâche sera rendue relativement facile par les groupements et associations qui existent d’ores et déjà et qui vont se multipliant et s’élargissant de façon continue, en fonction même des besoins qui progressent. S’étendant aujourd’hui même à la plupart des manifestations de la vie en société, ces associations ont, depuis longtemps déjà, dépassé le cercle des besoins matériels ; elles embrassent la presque totalité des besoins intellectuels et moraux que ressent l’homme du XXe siècle. Elles brisent de plus en plus les limites locales, régionales et nationales et s’organisent internationalement.


Le sort de ces associations reste entre les mains de leurs membres ; le pacte sur lequel repose chacune d’elles est établi par les intéressés eux-mêmes. Leur développement se règle sur la libre volonté de leurs adhérents et n’est conditionné que par la nécessité de leur extension. L’étude impartiale et rationnelle de ce vaste mouvement associationniste nous donne un aperçu suffisant du rôle qu’il est appelé à jouer dans un milieu social libertaire qui, dès les premiers jours de son avènement, saura utiliser, pour la bonne marche de la société nouvelle, les associations existantes, telles que : les syndicats de producteurs, les coopératives de consommateurs, les sociétés nationales et internationales d’enseignement, d’hygiène, d’urbanisme, d’études scientifiques, de travaux artistiques, de tourisme, de sport, de musique, de gymnastique, etc.


Débarrassées des servitudes qui leur sont actuellement imposées par les difficultés financières, juridiques et nationales, ces associations seront tout naturellement indiquées pour jeter les bases d’une entente facile et d’une organisation pratique correspondant à la satisfaction de tous les besoins de l’individu et de la collectivité. Dans Mon Communisme (Le bonheur universel), j’ai minutieusement décrit comment je conçois, pratiquement, la reconstruction sociale dont je parle ici. J’engage le lecteur que ce problème intéresse à consulter ce volume de 400 pages uniquement consacré à cet exposé.


Conclusion. — Toute frémissante encore de la bataille à peine terminée et couronnée par la victoire, la foule ne marchandera pas sa confiance aux vaillants compagnons qui, par la hardiesse de leurs initiatives, par l’intrépidité de leur action et l’exemple de leur désintéressement, auront été les meilleurs ouvriers de cette victoire. Sachant clairement ce qu’ils veulent à tout prix, et, mieux encore, ce qu’ils ne veulent à aucun prix, les anarchistes mettront à profit cette confiance dont ils se seront montrés dignes, pour opposer à toute tentative de domination politique ou d’exploitation économique un front de bataille solide, invincible. Leur tâche ne s’arrêtera pas là. Elle consistera encore à éviter les déviations et les fausses manœuvres ; elle s’appliquera surtout à rendre immédiatement tangibles les avantages qu’une véritable révolution doit mettre à la disposition de tous.


Les anarchistes s’emploieront avec ardeur à inspirer et à seconder vigoureusement les efforts des masses travailleuses cherchant en elles-mêmes et trouvant dans leur puissance créatrice, dans leurs aptitudes naturelles alliées à leur expérience, les formes supérieures de la production fraternelle et de la répartition équitable des richesses dont le travail est la source unique. La vigilance des compagnons ne se relâchera que lorsque toutes les institutions de brigandage et d’oppression auront été totalement anéanties ; elle ne se ralentira que lorsque l’amour et la pratique de la vie libre auront si fortement saturé l’homme nouveau que tout retour offensif des conspirations autoritaires sera frappé d’impuissance.


Quand les masses ouvrières et paysannes auront pris en main leurs propres destinées, quand, en possession de leur auto-direction, elles auront acquis la maîtrise de leurs mouvements, de leurs pensées et de leurs sentiments, elles ne tarderont pas à placer en elles-mêmes cette confiance que, de tout temps, les chefs se sont évertués à leur enlever, dans le but d’exploiter à leur profit la croyance des foules abusées en la nécessité des providences et des sauveurs.


Alors, grâce à l’entente libre, grâce à l’accord fraternel que les maîtres ne pourront plus troubler, grâce enfin à l’esprit de solidarité qui surgira naturellement de la disparition des classes et de la réconciliation des intérêts individuels, s’édifiera une structure sociale toujours plus belle, plus spacieuse, plus aérée et plus lumineuse, où chacun s’installera selon ses convenances et dans laquelle tous les humains goûteront les charmes de la paix, la douceur du bien-être, les joies de la culture et les incomparables bienfaits de la liberté.


— Sébastien FAURE.




LES GRANDES SECOUSSES RÉVOLUTIONNAIRES, DE L’ANTIQUITÉ À LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


L’organisme humain est sujet à de continuelles modifications. S’il en est de lentes, il en est aussi dont l’apparente brusquerie déconcerte ; parfois, même, l’énergique et sanglante intervention du chirurgien s’avère indispensable. À l’époque de la puberté, jouvenceaux et pucelles peuvent se transformer profondément en quelques mois ; peu de jours, parfois, seront indispensables pour que la chrysalide se mue en insecte parfait. C’est dans une crise douloureuse et subite que la femme, arrivée au terme de sa grossesse, donne le jour à l’enfant contenu dans son sein ; et des opérations atroces s’imposent en certains cas. Lorsqu’un corps étranger a pénétré dans l’organisme brusquement, ou qu’un tissu parasitaire s’est développé avec lenteur, l’ultime espoir du malade réside assez souvent dans le froid bistouri du chirurgien.


Au regard impartial de l’historien soucieux de vérité seulement, il appert aussi qu’ à côté des transformations sociales progressives, il y eut toujours place pour d’utiles et brusques révolutions. Certes, la douceur serait préférable, mais laisse-t-on mourir un patient pour qu’il n’ait pas à subir les souffrances transitoires de l’opération qui le sauvera ? Plus tard, l’humanité devenue raisonnable évitera les soubresauts sanglants, rendus inévitables par la mauvaise foi des dirigeants ; le rythme des modifications sociales obéira à celui des exigences de la nature et des besoins de notre espèce. Tant que des privilégiés s’opposeront aux légitimes réclamations des individus plus évolués, tant que des serfs existeront dans l’ordre moral, économique, intellectuel, de féroces et subites révoltes viendront prouver que l’équilibre désirable n’est pas réalisé. La violence appelle la violence ; les révolutions sont les contreparties fatales de l’oppression légalement organisée. Dans l’ordre social, elles semblent l’équivalent des mutations brusques, observées par les biologistes chez les plantes et les animaux ; elles n’auraient rien de cruel si les pouvoirs établis n’entravaient pas leur libre développement. Certaines révolutions furent pacifiques, d’autres firent couler des flots de sang, parce que les chefs voulaient maintenir à tout prix des institutions périmées.


De même que les espèces végétales et animales paraissent quelquefois prises d’un besoin de mutation, de même les collectivités humaines passent par des périodes favorables à l’éclosion de tendances révolutionnaires. La présence de facteurs nouveaux, d’ordre intellectuel et moral aussi bien qu’économique, en est la cause essentielle. Sous la pression de besoins divers, et parce que le savoir a progressé, les esprits se sentent à l’étroit dans les croyances et les institutions que le passé leur légua. D’où une inquiétude génératrice de troubles et un désir de changement propice aux grandes transformations. L’influence d’une personnalité puissante, celle d’un groupe agissant et habile s’avèrent, en certains cas, d’importance primordiale. Une véritable science des révolutions, base d’une technique utilitaire et pratique, me semble possible. Grâce à une étude minutieuse de la Révolution française, Mathiez était parvenu à dégager quelques-unes des lois qui président à la naissance et au développement des mouvements révolutionnaires. C’est pour ce motif que j’aimais sa conversation. Par malheur, il s’est trop arrêté à des querelles d’intérêt médiocre concernant Robespierre et Danton ; il aurait fallu de plus qu’il étendit ses investigations à des secousses sociales d’un type différent. Dans l’étude des grandes convulsions enregistrées par l’histoire, Lénine avait puisé une science qui, pratiquement, lui fut très utile. Bien du sang serait épargné, des efforts méritoires ne seraient plus dépensés en pure perte, si les règles de la technique révolutionnaire étaient non moins soigneusement établies que celles qui permettent au chirurgien d’extraire un projectile, à la sage-femme de faciliter un accouchement. Ajoutons que l’apparente brusquerie de certaines révolutions fait trop souvent oublier le long travail préparatoire dont elles furent la résultante. Rien sans cause, pas plus dans l’ordre social que dans le domaine physique ou biologique. Un travail silencieux et préalable est requis avant qu’une mutation intellectuelle, morale ou économique s’impose ouvertement. Le rôle brillant revient aux acteurs qui paradent sur les scènes révolutionnaires ; le rôle efficace est fréquemment tenu par des individualités obscures, dont l’importance n’est devinée que beaucoup plus tard.


Quand elle se borne à changer l’équipe gouvernementale, une révolution n’est qu’une opérette insignifiante, si sanguinaire qu’elle puisse être. Que Pierre remplace Paul au pouvoir, c’est chose d’importance transitoire et médiocre ; seuls comptent les changements apportés aux institutions sociales, les transformations survenues dans la mentalité des individus. Les nombreuses révoltes prétoriennes, que connut l’Empire romain, permirent à des intrigants d’obtenir la suprême puissance ; elles ne furent pas un facteur de progrès pour l’espèce humaine. Au XIXe siècle, abondent également les insurrections qui n’aboutirent qu’à remplacer l’ancien maître par un maître nouveau, aussi détestable que celui qu’il supplanta. Hélas ! Beaucoup sont morts pour le profit d’un ambitieux ou d’une coterie qui croyaient mourir pour le triomphe d’une idée. Toujours, les aristocrates furent habiles dans l’art de détourner les révolutions du but primitivement poursuivi. Mais nous estimons, pour notre part, que des mouvements qui n’aboutirent qu’à satisfaire une poignée d’aigrefins ne méritent pas d’être appelés révolutions. Par contre, nous jugeons profondément révolutionnaires des mouvements qui n’eurent jamais recours à la violence. À l’inverse de ce que pensait Karl Marx, nous remarquons, par ailleurs, que les principales secousses qui bouleversèrent l’humanité ne furent pas toutes d’ordre économique ; plusieurs, et d’une importance essentielle, furent d’ordre exclusivement moral ou intellectuel. Pour l’émancipation humaine, la découverte de l’imprimerie eut des répercussions plus considérables que l’établissement d’un régime presque socialiste en Nouvelle-Zélande. Même aujourd’hui, le problème économique ne se pose avec une telle acuité, dans les pays d’Occident, qu’en raison des inventions multiples dues aux savants contemporains. Le progrès intellectuel est, en définitive, le facteur primordial de toutes les grandes révolutions. C’est parce qu’elles ignorent ce progrès que les espèces animales ne connaissent rien de comparable à nos bouleversements sociaux. Il faut des cerveaux qui raisonnent et conçoivent des améliorations possibles, pour que soit modifié le régime économique existant.


Si la colère des peuples éclate, parfois, avec une brusquerie qui déconcerte l’observateur superficiel, d’autres ébranlements exigent de longues années avant que se révèlent la profondeur et l’étendue de leurs effets. Toutes les révolutions ne sont pas aussi brèves que celle de 1789 en France ou celle de 1917 en Russie. Quelques-unes ont comporté de nombreux actes successifs, qui s’échelonnèrent durant plusieurs dizaines d’années. À des secousses religieuses, intellectuelles, morales, telles que le bouddhisme, le christianisme, la Renaissance, il a même fallu des siècles pour se développer pleinement. Elles comptent néanmoins parmi les plus notables que l’histoire ait enregistrées. Loin d’être calquées sur un modèle invariable et indéfiniment répété, les révolutions présentent donc des physionomies assez différentes pour qu’on hésite à les classer sous une rubrique commune. Toujours, cependant, elles supposent l’existence d’un déséquilibre ; et elles ne réussissent que dans la mesure où elles y remédient. S’il en est dont la faillite fut complète, si beaucoup n’ont réalisé qu’une minime partie du programme prévu par les animateurs, l’humanité leur doit, dans l’ensemble, les meilleures transformations sociales obtenues par les collectivités. Maintes fois, elles furent le début d’étapes glorieuses sur la route du progrès. Mais aucune n’a pu faire œuvre définitive, parce qu’elles n’apportaient que des vérités fragmentaires, parce qu’elles ne visaient qu’à un affranchissement partiel, non à la libération totale des corps et des cerveaux.


Quand nulle chaîne ne tiendra plus l’homme captif, ce jour-là seulement l’esprit de révolte aura disparu. Sachons rendre justice, néanmoins, à tous ceux qui luttèrent pour le bien de notre espèce. Ils furent souvent trahis par leurs disciples et leurs héritiers ; en leur nom, des continuateurs infidèles imposèrent de nouveaux liens aux peuples odieusement trompés ; des institutions qu’ils voulaient douces aux humbles se figèrent en instruments d’oppression. D’autres révolutionnaires eurent à démolir lois et dogmes qui se recommandaient de ces anciens révoltés. Une vue d’ensemble sur les principales secousses religieuses, morales, intellectuelles, politiques, économiques qui ébranlèrent l’humanité, depuis l’Antiquité jusqu’à la Révolution française, va d’ailleurs nous permettre de vérifier l’exactitude des diverses remarques que nous venons de faire.


De prodigieux soubresauts furent probablement ressentis à l’époque préhistorique, lorsque se répandit l’usage du feu, des premiers instruments en bois et, plus tard, des outils en pierre et en os. L’utilisation du bronze, puis du fer, l’invention des arts et de l’écriture, certaines découvertes qui modifiaient profondément le genre de vie traditionnel occasionnèrent, sans aucun doute, des bouleversements, parfois assez brusques, dans le régime individuel et l’organisation collective, alors habituellement adoptés. Mais, sur ces événements, nous sommes réduits à des hypothèses, la Préhistoire n’apportant que des lumières encore restreintes dans ce domaine spécialement obscur. Même concernant les débuts de l’époque historique, nous possédons trop peu de documents authentiques pour parler des révolutions qui furent un ferment de progrès. En règle générale, l’humanité s’enfonce alors dans un servage de plus en plus complet ; les rois sont des dieux que l’on croit sur parole, auxquels on obéit aveuglément ; et les travailleurs se résignent à devenir les bêtes de somme de quelques privilégiés. Ligoté par des chaînes religieuses, morales, économiques, familiales dont le nombre et le poids s’accroissent constamment, l’individu n’est plus qu’une chose sans droits aux mains d’un maître absolu. Loin de s’élever vers de radieux horizons, notre espèce descend vers le tréfonds de l’enfer social. Notons cependant que l’évolution humaine ne suivit point partout une marche uniforme, et que la liberté se maintint, à des degrés divers, en certaines contrées. Progrès et décadence purent aussi coexister dans des domaines différents ; le perfectionnement de l’outillage, par exemple, s’accommoda quelquefois sans peine d’une régression morale et sociale.


L’Inde, si riche en ouvrages religieux et philosophiques, manque presque complètement d’annales historiques. La Chine en possède et la tradition historique tient une place honorable dans sa littérature ; on peut en dire autant du Japon. Légendes et fables y occupent toutefois une place trop considérable, dès qu’il s’agit d’époques reculées. Grâce aux découvertes des archéologues, nous avons maintenant des données authentiques sur l’ancienne Égypte, ainsi que sur les civilisations assyrienne et babylonienne. Dans l’histoire de ces peuples, nous trouvons de fréquentes conquêtes, de nombreux changements dynastiques, des révoltes inspirées par l’intérêt personnel ou collectif, mais point de révolution, au sens élevé du mot. Certains rois, tels que Hammourabi, qui gouvernait la Babylonie vers 2100 avant notre ère, et le pharaon Aménophis IV (1380-1360), s’efforcèrent de faire triompher des idées morales ou religieuses qui constituaient un progrès sur les idées antérieures. Pas plus que Zoroastre, le législateur religieux de l’Iran, ou les philosophes chinois Lao Tsé et Confucius, ce ne furent des révolutionnaires.


Le bouddhisme, au contraire, fut, par rapport au brahmanisme, ce que la Réforme protestante devait être, plus tard, par rapport au catholicisme. En rejetant la tyrannie des prêtres et le régime des castes, Gautama, son fondateur, se posa en adversaire des autorités religieuses. Il croyait à la transmigration des âmes, mais ne parla jamais de dieu ; sa morale, toute de douceur, annonce celle de l’Évangile. Né au Ve siècle avant Jésus-Christ, le bouddhisme fut persécuté dans l’Inde, son pays d’origine ; il obtint par contre un prodigieux succès au Tibet, en Chine, au Japon, en Indochine, etc. Oublieux de la vraie doctrine de Gautama, il a versé depuis dans une monstrueuse idolâtrie et les pires superstitions.


Chez les Hébreux, la prédication des prophètes prit fréquemment un aspect révolutionnaire. Hostiles au formalisme et à l’hypocrisie, favorables aux pauvres, préoccupés de pureté morale, ces réformateurs furent suspects aux puissants de l’époque. Sur l’identité véritable des prophètes hébreux, sur l’authenticité des ouvrages qu’on leur attribue, l’on peut discuter ; dans ce domaine, bien des faussaires ont donné libre cours à leurs fantaisies. Quelle que soit la personnalité des auteurs, certains livres prophétiques font présager l’esprit moderne et témoignent d’une hostilité violente à l’égard des traditions établies.


En Grèce, plusieurs révolutions athéniennes furent inspirées par le goût de la liberté. À partir de 750 avant notre ère, il n’y eut plus de roi ; le pouvoir passa complètement aux mains de neuf magistrats, les archontes, et d’un tribunal suprême, l’Aréopage. Mais le peuple fut durement traité par ces nouveaux maîtres, recrutés uniquement dans l’aristocratie. En 624, paysans et ouvriers obtinrent que les jugements seraient fixés d’après des règles écrites et non d’après des coutumes imprécises et variables. Et, comme les lois rédigées par l’archonte Dracon étaient d’une dureté excessive, les troubles continuèrent jusqu’à la rédaction de lois moins inhumaines par Solon, en 594. Pour les fonctions gouvernementales, on accorda la préférence aux citoyens riches.


Dès 590, Pisistrate s’empara de la totalité du pouvoir ; il resta tyran, c’est-à-dire maître absolu, jusqu’à sa mort, survenue en 527. Mais ses deux fils, Hipparque et Hippias, ne purent se maintenir. Le premier fut tué par deux jeunes gens, Harmodios et Aristogiton, qui sacrifièrent leur vie pour l’amour de la liberté ; le second, chassé d’Athènes en 510, se réfugia à la cour du roi des Perses. Clisthène, le plus ardent adversaire d’Hippias, réorganisa le gouvernement dans un sens favorable au peuple.

Une nouvelle révolution éclatera en 403, à Athènes.


Profitant des malheurs endurés par la ville durant la guerre du Péloponnèse, les nobles étaient parvenus à renverser le gouvernement démocratique. Par centaines, ils avaient exilé ou condamné à mort leurs adversaires politiques. Trente tyrans firent peser un joug de fer sur tous les citoyens. Leur règne fut rapidement si odieux que Thrasybule, revenu en Attique à la tête d’une troupe d’exilés, n’eut aucun mal à les renverser. Quelques années plus tard, en 399, la démocratie athénienne se déshonorera, d’ailleurs, en condamnant Socrate à boire la ciguë.


Toutefois, c’est moins à cause de ses révolutions politiques, qu’en raison des transformations dont elle fut le théâtre dans le domaine des idées, que la Grèce antique tient une si grande place dans l’histoire de la civilisation. Non seulement tous les arts y furent cultivés avec un succès exceptionnel, non seulement ses poètes et ses prosateurs ont laissé de merveilleux chefs-d’œuvre, mais c’est là que naquit et se développa la pensée rationaliste, indépendante des dogmes religieux, d’où sortiront la science et la philosophie modernes. Certes, les plus fameux de ses philosophes s’attardèrent trop dans les chimères métaphysiques ; c’est eux, pourtant, qui montrèrent la route que prendront, par la suite, les chercheurs libres et les savants rationalistes.


À Rome, signalons la révolution de 509 avant Jésus-Christ, qui eut pour conséquence l’abolition de la royauté. Tarquin le Superbe, soupçonneux et cruel, se comportait comme les tyrans grecs. Lucius Junius Brutus, profitant de l’indignation causée par le tragique suicide de Lucrèce, souleva les Romains contre lui et fit proclamer sa déchéance. Pendant quatorze ans, Tarquin s’efforcera ensuite, mais vainement, de reprendre son ancienne capitale. Sa chute ne fut pas une victoire plébéienne, mais une victoire de l’aristocratie sénatoriale et des patriciens. En conséquence, ces derniers modifièrent la constitution en leur faveur, et la misère du peuple fut extrême au début de la république.


Une lutte, qui se poursuivit, avec de longues trêves, pendant deux cents ans, s’engagea entre la plèbe et le patriciat. Parmi les épisodes révolutionnaires, il convient de signaler la retraite sur l’Aventin. Les plébéiens désertèrent Rome en masse et, s’étant réunis autour de sanctuaires non patriciens, décidèrent de fonder une ville nouvelle. Effrayé, le Sénat admit quelques-unes des réclamations formulées par le peuple. Mais c’est plus tard, seulement, vers le milieu du Ve siècle avant notre ère, que fut réalisée l’égalité civile. Chargés de rédiger des lois écrites en 451, les Décemvirs exercèrent une tyrannie si odieuse qu’une révolte les chassa en 449 ; toutefois, les lois édictées par eux subsistèrent. Une série de mesures prises de 445 à 300 réalisèrent l’égalité politique. Par contre, l’inégalité sociale ira s’aggravant ; de plus en plus, les pauvres dépendront des riches, redevenus ainsi tout-puissants.


En 133 avant Jésus-Christ, Tibérius Gracchus, homme au grand cœur et au noble idéal, fit voter, en qualité de tribun du peuple, une loi agraire, qui attribuait aux citoyens pauvres le domaine public accaparé par les patriciens. Pour se venger, le Sénat le fit massacrer, sous prétexte qu’il aspirait à la royauté. Dix ans plus tard, en 123, le frère de Tibérius, Caïus Gracchus, devint tribun du peuple. Lui aussi fut animé de sentiments révolutionnaires. Il voulait amoindrir la puissance des nobles au profit de la plèbe, remettre en honneur la loi de Tibérius et accorder le droit de cité à tous les Italiens. Hélas ! Les patriciens parvinrent à ruiner sa popularité : abandonné par la plèbe, poursuivi par ses adversaires, Caïus se donna la mort en 121. Bientôt, d’ailleurs, les orgueilleux citoyens de Rome accepteront d’obéir à un maître absolu. Des rivalités et des insurrections militaires se succéderont pendant tous les siècles suivants ; elles sont dépourvues d’intérêt pour nous, n’ayant d’autres raisons d’être que des inimitiés ou des ambitions personnelles. C’est en vain que Marcus Junius Brutus avait poignardé César et combattu pour le maintien de la liberté.


Le sort des esclaves étant toujours resté déplorable à Rome, des révoltes serviles éclatèrent à différentes reprises. En 135 avant notre ère, il y eut des soulèvements en Sicile, en Attique, en Campanie, à Rome. De 104 à 99, nouveaux soulèvements en Sicile, à Thurium, à Capoue. Mais la plus importante des révoltes serviles fut celle que Spartacus dirigea de 73 à 71. Ce noble Thrace, condamné à l’esclavage et destiné au métier de gladiateur, s’échappa de Capoue avec quelques compagnons, puis constitua une véritable armée. Énergique et prudent, il battit le prêteur Varinius, puis les consuls Lentulus et Gellius, mais, finalement refoulé par Crassus vers le Midi, il essaya sans succès de passer en Sicile. Il périt dans une suprême bataille, sur les bords du Silarus. Pompée détruisit les dernières bandes d’esclaves qui fuyaient vers le Nord. Une fois encore, l’injustice avait triomphé.


L’introduction de l’hellénisme à Rome fut, par contre, riche de conséquences heureuses pour la pensée humaine. Parce qu’elle fit affluer en Italie les esprits façonnés par la civilisation hellénique, la conquête de la Grèce porta un coup sensible aux antiques traditions romaines. De plus en plus, la philosophie remplaça la religion dans les milieux instruits. Le grand poète Lucrèce vulgarisa la doctrine d’Épicure dans son admirable De Natura ; le système d’Evhémère, qui ne voyait dans les personnages mythologiques que des hommes divinisés, obtint un énorme succès. Une véritable rénovation des arts et de la littérature résultera de ce contact intime avec la Grèce. Et c’est vainement que Caton l’Ancien voudra s’opposer à l’influence hellénique, au nom des vieilles coutumes et de l’intérêt national.


Une formidable secousse fut, certes, donnée au monde par l’apparition du christianisme, mais elle n’eut rien de brusque, ni de violent. Pour atteindre son développement normal, elle exigea trois siècles, au moins, et ne triompha, d’une façon durable, qu’en 313, avec Constantin. Au point de vue moral, le christianisme fut peu original ; les plus belles maximes attribuées à Jésus avaient déjà été émises par des philosophes antérieurs. Toutefois, les chrétiens eurent le mérite de populariser, chez les nations méditerranéennes, des sentiments et des idées jusque-là réservés à une élite restreinte. Au point de vue intellectuel, leur influence fut extrêmement néfaste ; hostiles à la science, à la philosophie, à toutes les libres recherches de la pensée rationaliste, ils replongèrent l’Occident, pour de longs siècles, dans les ténèbres de la foi religieuse. Grâce à la duplicité des dirigeants ecclésiastiques, l’Église, prétendue gardienne de la doctrine évangélique, devait s’allier, dès le quatrième siècle, aux pouvoirs civils pour maintenir les masses dans une obéissance aveugle. C’est à tort que la disparition de l’esclavage est mise à l’actif du christianisme. Persuadés que le régime économique en vigueur à leur époque ne pouvait être modifié, les pères de l’Église, à l’exemple de saint Paul, se bornèrent à prêcher la résignation à la classe servile.


Les dogmes chrétiens étaient si absurdes que des discussions s’élevèrent de bonne heure à leur sujet ; des personnages aussi fameux qu’Origène et que Tertullien s’éloignèrent finalement de l’orthodoxie. Les hérésies furent prodigieusement nombreuses durant les premiers siècles ; il serait fastidieux d’en donner la liste. Rappelons néanmoins que la plus célèbre de toutes, l’arianisme, faillit vaincre le catholicisme. Non seulement elle obtint la protection de certains empereurs, mais le pape Libère finit par condamner Athanase, le principal adversaire d’Arius, et par adopter des formules qui s’inspiraient des doctrines soutenues par cet hérétique. Grâce à Théodose, adversaire acharné de l’arianisme, l’orthodoxie vit son prestige renaître dans l’empire romain. Quant au schisme qui sépara l’Église orientale du catholicisme, il n’eut point pour motif des querelles dogmatiques mais les prétentions outrecuidantes des papes. Dès le IXe siècle, Photius s’insurgeait contre les procédés de l’évêque de Rome. Cette séparation, rendue complète au XIe siècle, n’a d’ailleurs contribué en aucune façon au progrès de l’esprit humain.


Au VIIe siècle, le mouvement religieux suscité par Mahomet en Arabie se répandit rapidement en Égypte et dans le nord de l’Afrique, en Syrie, en Perse et même dans des pays aussi éloignés que l’Espagne. Cet ébranlement compte parmi les plus importants que l’histoire ait enregistrés. Mais bien que postérieur en date au christianisme, l’islamisme ne lui est pas supérieur au point de vue soit intellectuel, soit moral. À Bagdad et en Espagne, la civilisation musulmane fut florissante ; les accusations portées par les Occidentaux contre les disciples de Mahomet ne résistent pas, dans maints cas, à une étude impartiale. Néanmoins, le Coran parle de la guerre dans des termes qui nous répugnent profondément ; il y voit le moyen de sanctification par excellence, celui qui ouvre le ciel au croyant de la façon la plus sûre. Le sort de la femme en pays musulman ne fait pas davantage honneur à la religion du prophète arabe.


Au Moyen Âge, la dure condition faite au peuple provoqua diverses tentatives d’affranchissement ; par exemple, celle des croquants de Normandie, en 997, et celle des serfs bretons en 1024. Écrasées brutalement dans les campagnes, elles devaient réussir dans bien des villes, surtout au XIIe siècle. Les habitants des centres urbains comprirent qu’en associant leurs efforts ils résisteraient mieux à la tyrannie seigneuriale. D’où le mouvement communal, qui revêtit des formes très différentes, selon les époques et les régions. C’est au prix de combats sanglants que certaines villes secouèrent le joug féodal ; d’autres obtinrent la liberté sans recourir à l’insurrection. Malheureusement, l’accroissement de la puissance royale ruinera, par la suite, l’œuvre d’affranchissement communal, qui ne fut point favorisé par les souverains, comme des historiens mal renseignés l’ont prétendu.


La lutte du sacerdoce et de l’empire, qui du XIe au XIIIe siècle, mit aux prises les papes et les empereurs, prouve que la domination ecclésiastique ne s’étendit pas sans résistance dans les pays germaniques. En premier lieu, la querelle des investitures dressa Henri IV contre Grégoire VII ; vaincu, l’empereur dut subir l’humiliation de Canossa, en 1077. Un siècle après, Frédéric Barberousse fut tenu en échec par Alexandre III. Avec Innocent III (1198-1216), la papauté arrive à son apogée. De 1227 à 1250, nouvelle lutte entre l’empereur Frédéric II et le pape. En apparence, le pontife romain fut vainqueur ; en réalité, il avait usé ses forces dans une lutte sans profit. Dès le début du XIVe siècle, il sera obligé, par l’indiscipline de ses vassaux, de se fixer à Avignon.


Après le grand schisme, qui donna au monde chrétien le spectacle de deux et même trois papes s’excommuniant mutuellement, l’esprit d’indépendance reparut dans l’Église. Dès 1336, Wiclef, en Angleterre, dénonça la corruption des papes et du clergé. Appliquant leurs maximes religieuses à l’ordre social, plusieurs de ses disciples réclameront même l’égalité absolue de tous les hommes. En Bohême, Jean Hus (1369-1415) préconisa un ensemble de réformes qui le font considérer, à bon droit, comme un précurseur du protestantisme. Emprisonné, puis condamné à être brûlé vif, par le concile de Constance, il sut mourir en héros. Ses partisans prirent les armes ; la guerre se prolongea jusqu’en 1436, et le concile de Bâle dut se montrer conciliant pour ramener au catholicisme la majorité des hussites.


L’invention de l’imprimerie, dans la première moitié du XVe siècle, les découvertes géographiques effectuées dans la seconde moitié du même siècle ne furent point des événements d’apparence révolutionnaire. Pourtant, ils sont à l’origine de nombreuses transformations sociales, survenues par la suite. Leurs conséquences intellectuelles, morales, économiques, furent incalculables ; toutes n’ont pas été heureuses, d’ailleurs, la presse étant domestiquée par les chefs trop souvent, et les richesses de l’Amérique servant surtout à alimenter le luxe de quelques potentats.


La renaissance littéraire, scientifique, artistique et philosophique, survenue aux XVe et XVIe siècles, fut une salutaire réaction contre l’obscurantisme théologique. Elle remit en honneur les méthodes rationalistes chères à l’Antiquité, s’insurgea contre le pessimisme morose des écrivains et des artistes fidèles à la pensée catholique, se détourna d’un au-delà chimérique pour considérer avec sympathie les réalités d’ici-bas. Princes et prélats ne comprirent pas, au début, qu’elle contenait un ferment révolutionnaire ; pour acquérir le renom de mécènes, ils protégèrent artistes et poètes. Depuis, les défenseurs du trône et de l’autel ont maudit, bien des fois, l’esprit d’indépendance issu de ce retour à l’Antiquité grecque et romaine. La Renaissance eut ses martyrs parmi les philosophes et les savants : un Vanini, un Giordano Bruno furent brûlés ; Galilée fut condamné à la prison.


Luther, Calvin, Zwingle et les autres promoteurs de la Réforme protestante furent suivis par une notable partie de l’Europe, dans leur révolte contre le catholicisme. C est en 1520 que Luther rompit définitivement avec Rome ; quand il mourut, en 1546, sa réforme était solidement établie, non seulement en Allemagne, mais en Suède, au Danemark, en Norvège. De Genève, Calvin (1509-1564) exerça une prodigieuse action sur toute l’Europe. En outre, Henri VIII d’Angleterre, sans adopter soit le luthérianisme, soit le calvinisme, rompit avec la papauté. Le principe du libre examen, qui est à la hase du protestantisme, ainsi que la rébellion contre la puissance ecclésiastique, devait aboutir à des conséquences dont on ne comprit l’importance que beaucoup plus tard. Avec la Réforme, l’esprit critique et le besoin d’indépendance triomphent dans le domaine religieux.


Philippe II, qui s’était fait le champion de la cause catholique dans toute l’Europe, ne put arrêter les progrès du protestantisme dans ses provinces des Pays-Bas. Exaspérés par le despotisme politique et religieux que le roi d’Espagne faisait peser sur eux, les habitants de cette contrée se soulevèrent en 1566, sous la direction de Guillaume d’Orange, dit le Taciturne. Malgré la répression sanguinaire exercée par le duc d’Albe, malgré la défection des provinces du Sud, qui, en 1579, se soumirent à leur ancien souverain, malgré l’assassinat de Guillaume d’Orange, en 1584, la Hollande et les autres puissances du Nord continuèrent la lutte et formèrent l’État indépendant des Provinces unies. Cette république protestante, le premier pays d’Europe où la liberté (encore limitée, il est vrai) de penser et d’écrire fut laissée aux habitants, connut au siècle suivant une merveilleuse prospérité économique et une gloire intellectuelle de premier ordre.


En 1640, une révolution, provoquée par la tyrannie de Charles Ier Stuart, éclata en Angleterre. La lutte fut d’abord dirigée par le Parlement, puis le principal rôle passa à Cromwell, un chef militaire énergique et habile. Charles 1er fut condamné à la peine de mort et exécuté, le 9 février 1649 ; la république fut proclamée. Mais Cromwell substitua son despotisme à celui du roi ; en 1651, il se fit décerner le titre de Lord Protecteur et gouverna par la suite en dictateur. Faite au nom de la liberté, cette première révolution avait surtout profité à un chef ambitieux. Une seconde révolution éclata en 1688. Chassé par ses sujets, Jacques II chercha un refuge en France ; Guillaume d’Orange et sa femme furent proclamés roi et reine, après avoir promis de respecter les droits du peuple anglais, tels que le Parlement les avait définis. Cette insurrection nouvelle fit prévaloir en Angleterre le régime constitutionnel et la religion protestante. Au XVIIIe siècle, le parlementarisme s’installera en maître sous la dynastie hanovrienne, par la seule force de l’habitude.


Le développement de la philosophie et de la science modernes, aux XVIIe et XVIIIe, doit être signalé. Avec Descartes, Bacon, Spinoza, la raison s’insurge contre la tradition des écoles et la philosophie léguée par le Moyen Âge ; l’évidence remplace l’autorité d’Aristote comme critérium de la vérité ; la théologie n’est plus l’oracle toujours écouté qui décide en dernier ressort. Newton, Huygens donnent une nouvelle impulsion à la physique ; Denis Papin découvre le principe de la machine à vapeur, à la fin du XVIIe siècle ; Lavoisier, au XVIIIe, mérite le nom de créateur de la chimie moderne. On pourrait citer bien d’autres savants fameux. Ce goût pour la philosophie rationaliste et les recherches expérimentales annonce l’époque contemporaine ; il explique l’œuvre de Voltaire et des Encyclopédistes.


Nous laissons à d’autres le soin de parler de la Révolution française de 1789 et des révolutions survenues depuis. Mais rappelons, en terminant, que le soulèvement des colonies anglaises d’Amérique put dans une certaine mesure servir de modèle à la révolution qui éclata chez nous. En 1776, les États-Unis proclamèrent leur indépendance ; ils soutenaient alors contre leur métropole une guerre qui devait se prolonger jusqu’en 1783. La constitution qui, aujourd’hui encore, régit cette nation, entra en vigueur le 4 mars 1789.


Nous ne pouvions étudier en détail chacune des grandes secousses que nous avons signalées. Pourtant, de l’examen rapide que nous en avons fait, il ressort clairement que les révolutions humaines ne se produisent pas selon un type uniforme et qu’elles ne sont pas nécessairement sanglantes, mais qu’elles ont d’ordinaire le tort capital de n’envisager qu’une libération partielle de l’être humain : tantôt religieuse, tantôt politique, tantôt économique, tantôt intellectuelle ou morale. Or, pour faire œuvre vraiment rédemptrice, une révolution doit tendre à la libération complète de l’être humain tout entier. Plusieurs d’entre elles, néanmoins, furent bienfaisantes et méritent d’être louées.


— L. BARBEDETTE.




RÉVOLUTION FRANÇAISE


Nous ne tenterons pas, ici, l’histoire détaillée de ce formidable événement politique et économique que fut la Révolution française. D’innombrables volumes ont été écrits sur cette époque mouvementée. Il nous suffira de l’analyser dans ses causes et ses effets, en indiquant les incidents les plus essentiels et en marquant son caractère profond.


Nombre d’auteurs ont eu le tort très grave d’examiner la Révolution française et de la juger selon leurs conceptions philosophiques et politiques. D’autres n’ont vu qu’une sorte d’imagerie d’Épinal, s’attachant aux faits auxquels ils donnaient une interprétation romantique. C’est ainsi que nous avons des historiens de gauche – aujourd’hui dédaignés –, tels que Alphonse Esquiros (Histoire des Montagnards), ou Villiaumé qui, le premier, osa la réhabilitation de Jean Paul Marat, l’Ami du Peuple, ou, encore, Louis Blanc et Ernest Hamel, tous deux robespierristes. Mais les historiens réactionnaires, détracteurs de la Révolution, sont légion, depuis ceux de la Restauration jusqu’à M. Louis Madelin, et, plus récemment, Pierre Gaxotte. Quant à Michelet, en dépit de sa parfaite connaissance des faits, il apparaît comme le plus romantique, et bien de ses jugements ont dû être révisés.


Le véritable historien de la Révolution française est Albert Mathiez, infatigable chercheur, qui, à la lumière des documents, a su situer, dans leur pure vérité, les hommes et les événements ! En même temps, Mathiez s’attachait à la recherche des causes économiques qui, seules – en dehors des concepts philosophiques rivaux –, fournit l’explication du drame révolutionnaire.


L’économie, en effet, est à la base du mouvement qui commence à se dessiner vers les débuts de 1789. Depuis des années, ce ne sont que plaintes et récriminations, particulièrement dans les campagnes où les paysans, accablés de dîmes, connaissent la misère atroce. De plus, les caisses royales sont vides et Mirabeau crie à la banqueroute. On sent que le vieux monde monarchiste est sapé. L’État s’affaiblit. Le roi et sa cour ne comprennent absolument rien à la situation. D’autre part, le régime corporatif fait peser son oppression sur le monde ouvrier naissant, et le machinisme, venu d’Angleterre, risque son apparition. On commençait à exploiter le charbon, à fonder des usines métallurgiques (Le Creusot), des soieries (Lyon). Les industries du coton, de la laine, du fer, du sel, étaient en marche. Toute une petite bourgeoisie industrielle se créait.


Mais c’est surtout le monde paysan qui souffre. Tout un système abominable d’impôts l’accable, et les grands seigneurs, comme les hauts dignitaires de l’Église vivent sur lui, hissés sur des privilèges arrogants. Ajoutons à cela des bataillons de robins, vivant uniquement des chicanes et dépouillant le paysan.


Au-dessus, des pensions multiples allant aux maisons royales et princières, un budget mal équilibré, des dépenses exagérées, des emprunts continuels. Voilà pour les causes économiques. Mais il ne faut pas négliger l’influence des philosophes et des encyclopédistes du XVIIIe siècle. Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Voltaire agissaient profondément sur les esprits, particulièrement dans les rangs de la bourgeoisie éclairée, du petit clergé et de la petite noblesse de robe. À côté de ces trois grands destructeurs, la multitude des pamphlets, des libellés accusateurs, dévoilait la pourriture d’un régime et suscitait les colères.


Le point de départ du mouvement, c’est, au fond, la révélation du déficit, après le départ du Genevois Necker et l’entêtement du gouvernement royal à persister dans ses errements. Le parti parlementaire commence à se dresser contre la cour. En province, l’autorité se révèle, un peu partout, comme défaillante, Des manifestations bruyantes sont annoncées dans toutes les grandes villes. Des pamphlets surgissent de tous côtés. Des clubs (un mot nouveau) se fondent. Le premier en date est le club des Trente, qui se réunit chez Dupont, et où l’on rencontre Mirabeau, Sieyès, Condorcet et d’autres. Et, enfin, voici les fameux cahiers de doléances qui pleuvent. Ces cahiers, venus des campagnes, sont rédigés par des magistrats de province et des curés. Il n’est que de les consulter, d’un bout à l’autre du pays ; ils traduisent le mécontentement et les aspirations du petit peuple.


On décide alors la convocation des États généraux, et les élections ont lieu. Vers la fin avril, les députés arrivent à Versailles. La révolution fait ses débuts. Car, à Paris, c’est le triomphe des agitateurs qui se retrouvent au Palais-Royal. Les clubs, dans cette enceinte, se multiplient. Des mutineries éclatent de-ci, de-là. Les députés de la droite de l’Assemblée se sentent menacés et en appellent au roi qui ne fait rien pour les rassurer. On sent que de graves événements se préparent.


Surviennent les journées de juillet. Nous ne les conterons pas en détail, avec l’appel de Camille Desmoulins, la bagarre des Tuileries, la ruée vers les prisons et l’Arsenal. Qu’il suffise d’indiquer qu’à la vérité la Bastille n’était pas défendue, et qu’on s’explique difficilement le hasard qui conduisit le peuple armé vers cette vieille forteresse royale. La vérité, aussi, c’est qu’une armée de mendiants était descendue de Montmartre et que les brigands, comme on disait alors, avaient mis le feu aux barrières, terrorisant Paris. La petite bourgeoisie, les artisans, les ouvriers s’armaient beaucoup plus contre ces brigands et contre les mercenaires étrangers que contre le roi. Toutefois, le renvoi de Necker, alors populaire, fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres.


Pendant trois nuits, la population parisienne fabriqua des piques. Des patrouilles de patriotes sillonnaient les rues, entraient dans les maisons, veillaient sur la sécurité de la ville. Des bandes pillaient les armuriers. Le 14, au matin, toutes ces bandes se dirigent vers la Bastille, où tenait M. de Launay, à la tête d’une petite garnison. Tout d’abord, le gouverneur semble céder aux sommations de la foule, fait retirer les canons, consent à recevoir des représentants de cette foule qui visitent la forteresse. Puis la foule essaie d’entrer ; elle tente de mettre le feu à l’une des tours, d’abattre les portes à coups de hache. La garnison prend peur et tire. Puis, de plus en plus apeurée, elle se révolte contre le gouverneur qui doit se soumettre. Ainsi tombe la Bastille. La foule se précipite. Elle trouve dans la vieille prison sept prisonniers, dont deux fous. C’est tout. Mais la Bastille était comme le symbole de l’oppression, et, pour la première fois, le peuple, ivre de joie, se sentait vainqueur de l’autorité.


Des siècles de servitude et de misère avaient fait à tous ces hommes des âmes dures. Il s’ensuivit des représailles sanglantes. On tranche la tête de de Launay. Mais de Launay était un tripoteur avare et voleur, connu comme tel dans le quartier Antoine. On abattit Flesselles, prévôt des marchands. Mais Flesselles s’était moqué de la population et était complice de de Launay. Quant à Berthier et Foulon, ils étaient tout désignés à la vindicte populaire, comme accapareurs et affameurs.


Au fond, le nombre des victimes de la vengeance du peuple n’est pas considérable et les historiens réactionnaires ont systématiquement monté en épingle ces « horribles forfaits »,


La cour, atterrée, n’eut même pas l’idée de réagir. Elle laissa Bailly s’installer, triomphant, à l’Hôtel de Ville et rejeter la cocarde blanche pour lui substituer la cocarde tricolore. Cependant, le roi demeurait sympathique. Nul ne songeait à l’attaquer. La Monarchie paraissait à tous intangible. Toutefois, la prise de la Bastille faisait naître tous les espoirs de libération. En province, quand on apprit la chute de la forteresse, ce fut une explosion de joie. Partout, on prend les armes. La révolution est en marche.


À Versailles, l’Assemblée discute sur la Constitution. Elle supprime la plupart des privilèges (Nuit du 4 Août) et acclame le roi, restaurateur de la liberté française. À Paris, les clubs s’agitent. Des hommes nouveaux apparaissent. Des journaux voient le jour. À ce moment, l’Assemblée se coupe en deux : d’un côté, les modérés ; de l’autre, les révolutionnaires. Le 30 août, une émeute éclate à Paris, que la garde nationale, commandée par La Fayette, disperse brutalement.


La cour, mal conseillée, croit alors pouvoir tenir tête. Elle fait entrer à Versailles le régiment de Flandre auquel elle ménage une réception scandaleuse, au cours de laquelle la reine, Marie-Antoinette, ne craint point de danser avec des soudards ivres, parmi les cris de : « À bas l’Assemblée! » À Paris, l’impression est profonde. La révolte, de nouveau, gronde dans les rues. De plus, c’est la misère qui continue. On fait la queue aux portes des boulangeries. Et le duc d’Orléans, prétendant à la couronne, distribue l’argent, lance ses agents. Mais, selon le maire Bailly, l’autorité royale aurait organisé, elle-même, des pillages qui, empêchant le ravitaillement, conduisait le peuple de Paris à la famine. Qu’espérait la cour ?


La riposte ne se fit pas attendre. Les clubs tonnèrent. Les femmes se mirent de la partie. Formées en cortège et ayant à leur tête l’huissier Maillart, un des vainqueurs de la Bastille, elles se mirent en route pour Versailles.


Au moment où elles arrivaient à Versailles, le roi chassait dans les bois de Verrières. Il venait de repousser la Déclaration des droits de l’homme. Il avait l’âme paisible. La reine était à Trianon. Le ministre comte de Saint-Priest proposait de faire marcher la troupe sur les femmes. Necker s’y opposa. Alors, des femmes envahirent l’Assemblée et d’autres se jetèrent vers le château. À l’Assemblée, les députés se sentaient impuissants. Robespierre monta à la tribune pour défendre les femmes. Déjà, il commençait à donner sa mesure, et Mirabeau qui l’observait avec curiosité, disait : « Cet homme ira loin, il croit ce qu’il dit. »


Finalement, le roi donna son consentement à la Déclaration. Mais le château était envahi. La Fayette, accouru de Paris et ayant tout apaisé, était allé se coucher. Mais, au matin, les portes du château sont enfoncées. Les femmes pénètrent dans les appartements de la reine, qui s’enfuit par un couloir dérobé. Des gardes du corps sont massacrés. La Fayette surgit ; il apparaît au balcon, flanqué du roi, de la reine et des enfants. Un immense cri retentit : « Le roi à Paris ! » Il faut s’incliner. La garde nationale fait escorte à la famille royale. Les femmes reviennent triomphantes dans la capitale – avec le boulanger, la boulangère et le petit mitron. On crie partout : « Vive la Nation ! » Le roi, conduit à l’Hôtel de Ville, fait triste figure.


Désormais, il va s’installer aux Tuileries. Là, il est sous l’œil et dans les mains du peuple.


Quelques jours après, l’Assemblée déclare que les biens du clergé étaient à la disposition de la Nation. C’est Talleyrand qui est l’auteur de cette proposition. Puis l’assignat est décrété. Il jouera un rôle terrible pendant toute la Révolution, sans amener une amélioration au sort des malheureux citoyens, en proie à la plus affreuse disette.


Nous avons parlé des journaux. Ils vont exercer une action de plus en plus prépondérante sur le peuple. Ce sont, d’abord, les brûlots de Camille Desmoulins : Discours à la Lanterne, La France Libre ; Camille va lancer bientôt Les Révolutions de France et de Brabant ; puis, Les Révolutions de Paris, de Prud’homme et Loustalot, L’Orateur du Peuple, de Fréron, et, surtout, L’Ami du Peuple, de Marat. Marat, c’est l’œil du peuple ; il clame furieusement ce qu’il croit être la vérité ; il dénonce les ennemis de la Nation. Tour à tour, Bailly, La Fayette, Necker sont les objets de ses accusations, d’ailleurs justifiées. Il est poursuivi, traqué par toutes les autorités, défendu par les clubs, au premier rang les Cordeliers, avec Danton. L’influence qu’il va exercer sera formidable. Ce savant, auquel on doit de nombreuses découvertes, notamment dans le domaine de l’électricité médicale, est inouï d’activité et de passion révolutionnaire. On peut affirmer que, durant ses premières années, alors que Robespierre se cherchait encore, il fut l’âme de la révolution.


Cela nous amène à la tentative de fuite de Varennes.


Le roi est arrêté, ramené à Paris. Mais l’effet produit est des plus fâcheux sur l’esprit populaire. On accuse la reine de l’avoir conseillé et de pactiser avec l’ennemi. Elle est sans cesse accusée et bafouée. On l’appelle déjà l’Autrichienne. Cette fuite avortée de Varennes a fait beaucoup contre la Monarchie.


Les événements se précipitent. Barnave fait voter le fameux décret obligeant les prêtres à prêter serment à la Constitution. Mirabeau, qui était l’idole du peuple, se rapproche de la cour ; La Fayette de même. Mais l’Ami du Peuple veille. Il dénonce les trahisons. Le roi, dans son palais des Tuileries, n’est plus qu’un prisonnier. On demande, au club des jacobins, sa déchéance ; ce club est issu, après scission, de la société fondée par les premiers constituants. Il n’allait pas tarder à devenir tout-puissant et à rallier toutes les énergies révolutionnaires. En face des jacobins, les cordeliers se montrent aptes aux coups de force et aux émeutes. Ils avaient d’ailleurs un sens aigu des besoins du peuple et ne perdaient pas de vue les nécessités économiques. C’est à eux qu’on doit, en 1791, les grèves des charpentiers, des typographes, des chapeliers, des maréchaux-ferrants, etc.


L’Assemblée s’était prononcée contre les ouvriers et elle votait la fameuse loi Le Chapelier, réprimant sévèrement toute coalition tendant à imposer un salaire aux patrons. Ainsi, l’Assemblée devenait de plus en plus réactionnaire.


De son côté, La Fayette interdisait tout cortège. Les journalistes révolutionnaires, sentant le péril, redoublaient d’attaques. Le peuple fut convié à signer une vaste pétition, au Champ de Mars, sur l’autel de la Patrie. On prit pour prétexte la pendaison de deux individus cachés sous l’autel et que la foule qualifiait de brigands, pour appliquer la loi martiale. La foule résista. Puis ce fut la fusillade. Marat, les jours suivants, estimait, dans son journal, qu’il y avait eu quatre cents morts.


Pour la première fois depuis la prise de la Bastille, la troupe tirait sur le peuple. Ce ne devait pas être la dernière.


L’épouvante règne sur Paris. Mais l’Assemblée avait reçu le coup mortel. Elle n’était plus en communion avec la révolution. Sur quoi, Robespierre fit décréter qu’aucun des constituants ne pourrait être réélu, Quant au roi, il paraissait triompher. Il était armé du veto. La révolution, abandonnée par ses journalistes, semblait bien malade. Marat jetait un cri d’alarme et se réfugiait en Angleterre. Camille Desmoulins, lui-même, cédait au désespoir. Loustalot se taisait. L’heure était tragique.


Les élections eurent lieu dans le milieu de 1790, parmi de nombreuses abstentions. Le 1er octobre, la législative se réunit. Il y avait 745 députés, pour la plupart jeunes et ardents ; presque tous inconnus, d’ailleurs. L’élément le plus agissant et remuant se composait des députés de Bordeaux : les Girondins, flanqués de Brissot et de Condorcet, élus de Paris. L’un d’entre eux va émerger et faire presque oublier Mirabeau : c’est Vergniaud.


Cependant, la vie économique est de plus en plus précaire, aussi bien à Paris qu’en province. La récolte s’annonce mal. On manque de pain et de sucre. La foule affamée assiège et pille boulangeries et épiceries. Un peu partout, on signale des bagarres, des coups de main. La jacquerie semble renaître et s’étendre, et l’inflation poursuit ses ravages.


Déjà, la bourgeoisie s’installe dans la révolution qu’elle va escamoter à son profit. Par bourgeoisie, il ne faut pas entendre une classe homogène. Les profiteurs de la révolution sont généralement des fonctionnaires, des agents de cette révolution, des miséreux d’hier, tripotant sur les fournitures, sur les assignats, touchant de tous côtés. Ce sont ceux-là qui constitueront, avec les débris de l’ancienne, la nouvelle bourgeoisie qui connaîtra la toute-puissance durant le XIXe siècle.


Quelques-uns des hommes les plus représentatifs de la révolution sont, d’ailleurs, soupçonnés de vénalité et de trahison. On accuse Danton d’avoir touché de l’argent anglais. Albert Mathiez, documents en mains, a montré de quoi ce tribun vendu était capable, et ses contradicteurs ont dû s’incliner (voir Louis Madelin). Mirabeau est également un homme d’argent et il en reçoit aussi bien de la cour que de l’Anglais. Parmi les agitateurs, combien de personnages louches, provocateurs et policiers !


À l’extérieur, la situation est tendue. Les émigrés de Mayence, de Coblence se répandent en menaces. Ils escomptent une prompte revanche. Les deux frères du roi publient un manifeste anonyme. Le roi se montre indécis. Il est conseillé par les Lameth, par Barnave, par Dupont, les auteurs de la Constitution. Et, d’autre part, la lassitude commence à gagner le peuple.


Cet état d’esprit et ces incidents ne vont pas tarder à provoquer la guerre. Cette guerre, les Girondins la désirent, l’appellent de tous leurs vœux. Ce sera un dérivatif puissant. C’est Brissot, surtout, qui, pendant des mois, s’efforcera d’habituer les esprits à l’idée de guerre. Il est soutenu par Vergniaud, par Isnard. Seul, Robespierre résiste. Mais il est impuissant devant cette sorte de psychose et ne trouve devant lui que des hommes qui rêvent d’imposer par la force l’idée révolutionnaire. Il n’est question que d’abattre les tyrans et de proclamer la guerre sainte. Mais, à la vérité, ce ne sont pas les révolutionnaires – ceux qu’on appellera plus tard les Montagnards – qui prêchent la guerre ; ce sont les hommes de droite, les têtes chaudes de la Gironde. Et la cour, un instant rebelle, finira par s’incliner. Le ministre Narbonne, du reste, s’affirme d’accord avec les Girondins. Il va si loin que Louis XVI, pour une fois clairvoyant, décide de le renvoyer.


C’est alors que Vergniaud prononce son fameux discours, dénonçant les Tuileries, et menaçant la cour du glaive de la loi. Discours sensationnel. Les rares hommes qui demeurent pacifistes sont débordés. Le ministère s’effondre. Il sera remplacé par le ministère girondin avec Roland, Clavière, Dumouriez. Et un ultimatum est adressé à l’Autriche.


Le 20 avril 1792, le roi, devant l’Assemblée, propose de déclarer la guerre au « roi de Hongrie et de Bohème ». Cette proposition est votée presque à l’unanimité, parmi les acclamations. Mais, il ne faut pas l’oublier, c’est le roi qui fait voter ce décret. D’accord, avec Marie-Antoinette, il espérait que l’ennemi serait à Paris avant peu et qu’il le rétablirait dans ses privilèges.


Les débuts, d’ailleurs, sont terribles. Biron et Dillon se font battre effroyablement. Les fuyards croient à la trahison et massacrent Dillon. Les Girondins, furieux, dénoncent les lâches et s’en prennent aux prêtres non assermentés. Puis ils licencient la garde constitutionnelle du roi et laissent se former, au Champ de Mars, un camp de 20 000 fédérés, fidèles à la révolution et venus de tous les coins des départements. Du coup, le roi se trouvait isolé, sans défenseurs. Mais, conseillé par la reine, il résiste. Les Girondins commencent à songer à une journée d’émeute.


Les faubourgs sont armés. Les agitateurs habituels font leur réapparition. Le 20 mai, la foule se dirige vers les Tuileries, où elle pénètre. Le roi est obligé d’accueillir les émeutiers. Mais la « journée » demeure sans conclusion. Vers le soir, la foule, fatiguée, se retire.


La Gironde prépare aussitôt sa revanche. De nouveaux soldats patriotes sont appelés, en grand nombre, à Paris. Les 48 sections de Paris sont décrétées en permanence. Le 11 juillet, l’Assemblée déclare « la Patrie en danger ». Un Comité d’insurrection est constitué, qui se réunit soit au Soleil d’Or, place de la Bastille, avec Santerre, Chaumette, Chabot, Fournier l’Américain ; soit chez Duplay, le menuisier de la rue Saint-Honoré, qui héberge Robespierre, C’est Robespierre qui rédige les pétitions réclamant la déchéance du roi. Danton, lui, est absent de Paris. On ne le reverra qu’à la veille de la bataille. Pétion est maire de Paris. Mais il sera débordé par la commune insurrectionnelle.


Les Tuileries étaient défendues par neuf cents Suisses et trois cents chevaliers de Saint-Louis. Les gendarmes et les gardes nationaux pactisaient avec les insurgés. Mais, dès les débuts de l’action, le roi et la reine, pris de peur, abandonnent le palais et viennent chercher refuge à l’Assemblée. Pendant ce temps, on se battait. À l’Assemblée, le roi ordonne aux Suisses de se retirer. Le château est envahi et incendié. Paris, pris d’une sorte d’ivresse, renverse les statues des rois, fait disparaître les fleurs de lys, saccage les monuments qui rappellent la monarchie. À l’Assemblée, la suspension du roi est votée, ainsi que son emprisonnement au Luxembourg. Mais la commune proteste ; elle s’empare de la famille royale et la conduit au Temple.


Un nouveau ministère est formé. Il offre cette particularité que l’agitateur Danton prend le portefeuille de la Justice. Il va très vite devenir le maître.


La commune, cependant, est encore plus maîtresse que Danton. Elle décide que la future Convention sera élue au suffrage universel, que les prisonniers condamnés pour pillage seront libérés, que les grains seront taxés, qu’un tribunal révolutionnaire jugera les traîtres et les royalistes. Tout cela, la commune l’impose à la législative ; mais elle n’agit que sous la pression populaire.


Sur le théâtre de la guerre, les nouvelles ne sont pas rassurantes. Longwy capitule. Verdun capitule. Les Prussiens s’avancent sur Chalon. La route de Paris est ouverte. Les Girondins atterrés parlent de transporter le gouvernement en province, à Bordeaux (déjà !). La commune, elle, réagit. Elle a, à sa tête, Huguenin, Rossignol, Manuel, Hébert, Panis, et derrière elle Marat, l’Ami du Peuple. Elle prétend lutter contre l’invasion par la terreur. Ce sont les massacres de Septembre en perspective.


Ces fameux massacres, presque tous les historiens les ont flétris, mais que sont-ils en regard de la Saint-Barthélemy et des guerres atroces de religion ? Les Parisiens, d’ailleurs, avaient d’excellentes raisons pour se débarrasser des nobles, des prêtres, des parents d’émigrés qui, à travers les grilles des prisons, ne cessaient d’injurier les révolutionnaires et d’appeler de tous leurs vœux l’invasion prussienne. Tous, du reste, depuis Roland et les Girondins jusqu’à Marat et Hébert, étaient d’accord pour donner la parole au peuple. Certains s’élevèrent plus tard, hypocritement, contre ces massacres. Mais ils les ont permis et même justifiés. Danton, ministre, a laissé faire. Nulle réaction contre ce lessivage sanglant.


Les prisonniers sont immolés à l’Abbaye, aux Carmes, à la Force, au Châtelet. Des tribunaux sont improvisés qui s’efforcent de respecter les formes légales. Les prisonniers sont appelés et jugés. C’est l’huissier Maillart, vainqueur de la Bastille, héros des journées d’Octobre, qui préside avec fermeté à l’Abbaye et sauve nombre de prisonniers.


Cela dure quatre jours. Des évêques, des prêtres, des anciens ministres, des courtisans sont mis à mort. Le 9 septembre, Fournier l’Américain, qui conduisait un convoi de prisonniers à Versailles, les laissa massacrer par les patriotes.


Ces événements sanglants, suivis d’autres massacres en province, ont pour résultat d’épouvanter l’ennemi et les contre-révolutionnaires. Les sans-culottes qui partent aux armées se sentent rassurés sur le sort de leurs femmes et de leurs enfants. Et, tout à coup, ce fut Valmy. Les Prussiens reculaient. Ce même jour, la Convention se réunissait. Robespierre, Marat, Collot d’Herbois, Tallien, Billaud-Varenne, Camille Desmoulins, Danton, Panis, Legendre, Sergent en faisaient partie, ainsi que les Girondins, presque tous réélus et augmentés de Buzot, Lanjuinais, Pétion, Roland, Barbaroux.


La révolution entre dans une ère nouvelle.


Le premier soin de la Convention fut de proclamer l’abdication de la royauté. Nous voici en l’an I de la République. Mais, dès les débuts, les désaccords se manifestent entre la Gironde et la Montagne. Les Girondins sont des bourgeois, lettrés et artistes, voltairiens et anticléricaux ; ils se méfient de la Commune et estiment que, du moment qu’ils ont le pouvoir, la révolution ne doit pas aller plus loin.


Les Montagnards, eux, sont plus près du peuple et, pour la plupart, se réclament de Jean-Jacques, – les dantonistes formant un groupe à part. Ils sont vaguement socialistes, encore que le mot n’existe pas et qu’on ne parle guère que de loi agraire. Ils combattent pour les pauvres. Ils sont, d’ailleurs, poussés, l’épée dans les reins, par les hommes de la Commune et par le groupe des Enragés qui s’affirment communistes et que mène Jacques Houx.


La bataille ne va pas tarder à s’engager entre les deux fractions de l’Assemblée qui se jettent à la tête les pires accusations. Les Girondins, d’abord, essaient de lutter contre la Commune et s’attaquent au trio Marat, Danton, Robespierre qu’ils accusent d’avoir voulu Septembre. Ils ont affaire à très forte partie. Danton, seul, par sa vénalité et les opérations effectuées lors de son passage au ministère, prête le flanc. Il se défend mal. La Convention le condamne moralement en lui refusant son quitus. Mais les Girondins n’osent poursuivre leurs avantages.


Vers la fin de l’année, la Commune est renouvelée et les Girondins réussissent à introduire un des leurs. Seulement, Chaumette et Hébert étaient, l’un procureur général, l’autre syndic. Au fond, la Gironde, maîtresse du pouvoir, s’avérait sans force comme sans prestige. Son impopularité augmentait tous les jours, pendant que les Jacobins apparaissaient comme les arbitres de la situation.


C’est alors que s’engage le procès du roi. Les Montagnards n’avaient qu’une idée : guillotiner le roi pour sceller l’union des véritables républicains. Quant à ceux qui refuseraient de voter la mort, on aurait le droit de les considérer comme des traîtres et des amis de la contre-révolution. Les Girondins ne surent pas voir le piège qui leur était tendu. Ils essayèrent de sauver la tête royale, mais ils reculèrent au moment de s’engager nettement, usant de procédés maladroits. L’heure n’était plus à l’indulgence ; et quand Marat réclama le vote public et l’appel nominal, il était impossible de reculer.


Le roi fut condamné, après avoir comparu deux fois : les 11 et 26 décembre, et avoir été assisté par Tronchet, De Sèze, Malesherbes. Par 683 voix, Louis Capet fut déclaré coupable de conspiration contre la sûreté générale de l’État. Le vote dura vingt-six heures, parmi les applaudissements ou les huées de la foule des spectateurs. En réalité, c’était bien le peuple qui condamnait et obligeait les Girondins à condamner. Ces derniers employèrent tous les moyens pour sauver la tête du roi. Danton, tout en hésitant, s’associa par instants à eux, fidèle à la promesse qu’il avait faite à Lameth de tenter d’épargner le roi (voir les Mémoires de Théodore Lameth). Là-dessus, on fit la découverte de la fameuse armoire de fer bourrée de documents compromettants pour la cour. Dès lors, la cause était entendue.


Autour de l’exécution de Louis, les royalistes ont établi la légende du roi martyr. En réalité, la prison du Temple lui fut assez douce. On est stupéfait aujourd’hui quand on consulte les comptes de la commune, de voir ce que ce monarque, un ogre véritable, a pu consommer de vivres – et parmi les meilleurs – à une époque où le peuple parisien était en proie à la plus affreuse disette.


Les manœuvres des Girondins, leur tentative d’appel au peuple les perdirent définitivement dans l’esprit public, cependant gue la commune de Paris, qui représentait les petites gens et les intérêts populaires, se fortifiait de jour en jour. Furieux, les Girondins s’en prirent aux Montagnards, et poussèrent la maladresse jusqu’à s’attaquer à Danton. Ils réclamaient, par la voix de Guadet, des poursuites contre les auteurs des massacres de Septembre. C’était là ouvrir un dangereux débat.


Pendant que se déroulaient ces luttes, en dépit du clairvoyant Marat, qui avait déclaré tout d’abord qu’il fallait faire confiance à la Convention, la situation financière et économique s’aggravait. Cambon déclarait un déficit de 116 millions. Les dépenses de guerre s’élevaient à 228 millions. Impossible de combler ce gouffre. Les Montagnards conseillaient de prélever les frais de la guerre sur les fortunes acquises et de voter de nouveaux impôts. Mais les Girondins ne voulaient rien entendre. Ils avaient peur de ce qu’on n’appelait pas encore le socialisme, mais la « loi agraire ». D’autre part, ils laissaient les tripotages les plus éhontés se poursuivre, avec la vente des biens du clergé, estimés à 2 milliards. Et ils faisaient « suer » les rentiers au profit des commerçants. Quant aux salariés, ils recevaient environ 20 sous par jour, alors que le pain coûtait environ 8 sous la livre, quand il y avait du pain et que le blé circulait.


D’un côté, misère des travailleurs, de l’autre côté, luxe insolent des profiteurs et nouveaux riches. Et la République était à peine à son aurore.


Les plaintes contre les fraudeurs affluaient de tous les coins de province. L’un des plus dénoncés était le fameux abbé d’Espagnac, protégé par Danton. Un autre était le juif Benjamin. Cambon s’écriait : « Cette race dévorante est pire encore que sous l’ancien régime. » Tous les Girondins faisaient la sourde oreille.


On comprend, dès lors, que les masses ouvrières aient chargé la Gironde de leur haine. La Montagne, du reste, ne paraissait pas comprendre davantage la situation. Les Jacobins ne bougeaient point. Il fallut l’action de la commune et des sections parisiennes pour poser le problème de la vie et réclamer la taxe. Jacques Roux, orateur populaire, meneur de la section des Gravilliers, porte-parole des pauvres, n’hésitait point à attaquer la Convention entière. Il l’engageait à réprimer l’accaparement. À ses côtés, Varlet, installé sur la terrasse des Feuillants, haranguait la foule, accusait les Jacobins. Il s’intitulait « apôtre de la Liberté ». Derrière ces deux hommes, qui représentaient les intérêts et les désirs des pauvres gens, il y avait le club des Enragés, dont l’influence se faisait de plus en plus sentir. Chose curieuse, Marat se refuse à les servir ; Hébert les soutient mollement. Toutefois, les Montagnards sont obligés de faire des concessions. Mais la vie chère persiste. Et c’est de cela que vont mourir les Girondins.


Au dehors, la guerre continuait. Les pays voisins étaient envahis. On touchait à la guerre de conquête. On annexait des territoires. Les généraux décidaient, et il fallut que Cambon s’élevât véhémentement contre ces méthodes pour que la Convention vît le péril. Cependant, elle ne tenta rien de sérieux. Là-dessus se forma la première coalition contre la France révolutionnaire. Les positions conquises en 1792 furent perdues. La Belgique fut évacuée. Les Autrichiens et les Prussiens avancèrent. Et Dumouriez passait à l’ennemi. Danton, qui se trouvait alors à l’armée, fut accusé de complicité. Il riposta en accusant Brissot et ses amis. La Montagne le soutint chaleureusement. De cette bataille sortit le comité de Salut public, où figuraient Danton et son ami Delacroix.


La disette s’aggravait. Le peuple souffrait de la faim. Des émeutes éclataient. Des épiceries étaient pillées. Des pétitions parvenaient, nombreuses, à la Convention, et Jacques Roux approuvait publiquement les pillages. La « loi agraire » et le partage des biens étaient prêchés un peu partout.


C’est alors que surgit la révolte de la Vendée, grave péril pour la République. Prêtres et Chouans donnent la main aux Anglais pendant que les émigrés suivent Autrichiens et Prussiens. Jamais la France ne fut aussi près de la mort.


À Paris, les Enragés imposent aux Montagnards, qui se rendent enfin compte du danger, des mesures radicales : cours forcé de l’assignat, maximum des grains, etc. En même temps, ils constituent des comités de surveillance pour « tenir en respect et surveiller les autocrates ». Ils amorcent, peu à peu, le redoutable tribunal révolutionnaire. Nous entrons ainsi dans la période de la Terreur.


En réalité, dès la législative, on peut dire que l’histoire de la Révolution n’est faite que des luttes, parfois sanglantes –  comme à Lyon, avec Chartier –, des pauvres et des travailleurs, aux vagues aspirations communistes, et des riches, profiteurs, exploiteurs du nouveau régime. Cela durera jusqu’à Babeuf, dernier apôtre de la classe ouvrière.


Les Girondins, bourgeois lettrés et artistes, tous ou presque tous fortunés, issus de la bourgeoisie et de la petite noblesse, apeurés devant les nécessités révolutionnaires, devaient fatalement succomber. Du reste, ils accumulaient les maladresses, menaçant Paris (discours du fameux Isnard), parlant de siéger en province, etc.


Le 12 avril, Guadet, fort mal inspiré, réclamait un décret d’accusation contre Marat. L’Ami du Peuple, dans son journal, avait justifié quelques pillages de boutiques. Renvoyé devant le tribunal, il fut acquitté et triomphalement porté sur les épaules des gens du peuple à la Convention. Les Girondins furent atterrés.


Quelques jours après, les sections de Paris apportaient à la Convention une pétition contre les chefs de la Gironde. Vingt-deux d’entre eux étaient désignés. La Commune, les Jacobins, Robespierre, soutinrent les sections. Robespierre allait même jusqu’à faire sienne la politique économique des Enragés et à dénoncer la propriété qu’il subordonnait à l’intérêt social.


La Gironde résistait, malgré tout. Elle décidait de casser les autorités parisiennes. Or, la Commune était, à Paris, la seule force véritablement organisée. Elle avait en mains la garde nationale et les sections. N’importe. Les Girondins firent voter une commission des Douze, dirigée contre la Commune et qui, pour ses débuts, ordonna l’arrestation d’Hébert, de Varlet, de Dobsen, juge au tribunal révolutionnaire. La Commune, furieuse, vint protester à la barre de la Convention et s’attira une riposte d’une violence maladroite d’Isnard, menaçant sottement la capitale de la France de destruction. Cette fois, c’était bien la guerre civile.


Robespierre, aux Jacobins, appelle le peuple à l’insurrection ; Marat réclame la déchéance des Douze, Camille attaque furieusement Brissot et la Gironde. Finalement, la Convention fait remettre Hébert, Varlet, Dobsen en liberté. Aussitôt, Dobsen convoque les sections à l’Évêché, où siègent les Enragés. Un Comité insurrectionnel secret est nommé. Le 31 mai, l’insurrection est déchaînée. Hanriot est nommé chef de la garde nationale. Les Jacobins se rallient au Comité insurrectionnel. Le 31 mai, les pétitionnaires se dirigent vers l’Assemblée. Ils réclament une armée révolutionnaire, le pain à trois sous la livre, des taxes sur les riches, l’arrestation des suspects, le licenciement des nobles, officiers, etc. Ils pénètrent dans l’enceinte de la Convention. Les Girondins protestent, Robespierre intervient. Mais cette journée n’eut rien de décisif.


Ce n’était, du reste, que partie remise. Le Comité révolutionnaire agissait. Il faisait arrêter Roland. Puis, le 2 juin, il envoyait Hanriot à la tête de la force armée contre la Convention. 80 000 hommes environnèrent l’Assemblée et les Tuileries. Les pétitionnaires réclamaient l’arrestation des 22 et des 12 ; Barrère protesta contre les mesures adoptées par le Comité insurrectionnel et Danton l’appuya. Tout cela en vain. Comme la Convention se dressait pour essayer de sortir, Hanriot commanda : « Canonniers, à vos pièces ! » L’Assemblée rebroussa chemin. C’est alors que Cambon intervint, appuyé par Marat. Les Girondins, vaincus, furent livrés. La Montagne triomphait.


Cette journée du 2 juin est des plus importantes et des plus décisives dans l’histoire de la Révolution française. Le 10 août n’était dirigé que contre la monarchie. Le 2 juin, c’est la véritable révolution qui s’annonce et c’est une classe qui est vaincue. Mais le parlementarisme est aussi atteint. L’heure de la dictature ne va pas tarder à sonner.


Les Girondins sacrifiés – les uns envoyés à l’échafaud, les autres en fuite, traqués dans les départements –, les choses vont se précipiter. Les fractions de la Montagne entreront en lutte les unes contre les autres. Les mêmes problèmes économiques se poseront avec plus d’acuité encore. En réalité, les Girondins, pâles républicains bourgeois, étaient, pour la plupart, des hommes probes et sincères dans leurs colères et leurs haines. Du côté Montagnard, il est des profiteurs mêlés aux purs, des individus louches, principalement parmi les dantonistes. Aussi, la bataille va-t-elle se continuer. Notons aussi que Robespierre, Saint-Just et leurs amis, s’ils font alliance avec ceux qu’on appelle, déjà, des anarchistes, les Enragés ; que si Hébert, Chaumette et les gens de la Commune consentent également à ces alliances, c’est parce que les uns et les autres sont poussés par les nécessités de l’heure et qu’ils sentent leur popularité battue en brèche par le mécontentement du peuple ouvrier. Mais, chaque fois qu’ils peuvent s’évader et s’affirmer défenseurs de la propriété, ils ne manquent pas l’occasion.


C’est, pourtant, Saint-Just qui proclame que « l’opulence est dans les mains des ennemis de la révolution et que les besoins mettent le peuple dans la dépendance de ses ennemis ». C’est encore lui qui affirmera qu’il fallait « appauvrir les ennemis du peuple ». Robespierre, lui-même, va assez loin dans ce sens. Ils touchent au communisme, entrevoient la révolution sociale. Mais ils s’arrêtent en chemin, indécis. L’obstacle : Propriété, est là. Il faudra tout le XIXe industriel et la croissance du prolétariat pour que le problème soit nettement posé.


Hébert et la Commune se montrent aussi perplexes que les Jacobins. Marat, l’Ami du Peuple, qui, pourtant, a prêché le pillage, se dresse contre Jacques Roux et les Enragés. Il y a, en lui, un instinct sûr qui le fait se ranger toujours du côté des petits, prendre la défense des faibles, mais il considère la propriété comme sacrée. Pour lui, la propriété conditionne la liberté. Il ne voit pas, et Robespierre, Saint-Just, Hébert, ne le voient pas davantage, que la propriété a changé de mains, qu’une nouvelle aristocratie de la richesse vient de s’installer parmi les troubles et la misère de la révolution. Cela, Babeuf, après Thermidor, le verra et le dira clairement. En 1793, il est trop tôt pour qu’on comprenne. C’est là l’excuse des Jacobins et des hébertistes. Une révolution sociale et économique leur paraissait grosse de dangers et d’imprévus et ils n’étaient pas loin de considérer les Enragés, les partisans du communisme et du partage des biens, comme des hommes suspects, manœuvrant à coups de surenchère.


Il y a aussi, à cette heure grave, des rivalités de personnes. C’est l’éternelle loi des révolutions. Quelle fraction l’emportera sur l’autre ? Quel groupe aura vraiment le pouvoir ? Il faut, d’une part, sacrifier à certaine démagogie, se tenir près des couches populaires en continuelle effervescence, et, d’autre part, demeurer les gardes vigilants de l’ordre révolutionnaire. Cela explique les tergiversations des hommes, leurs hésitations, leurs apparentes contradictions. Toujours est-il que les Girondins vaincus, les dantonistes déjà suspects et inclinant à la clémence, plusieurs courants sont aux prises : la Commune, les Jacobins, l’Évêché... Qui l’emportera ?


Il ne faut pas négliger la situation extérieure : succès des Vendéens, défaites aux frontières, trahisons militaires qui se multiplient, esprit de conquête, etc., et la situation intérieure, c’est-à-dire la famine parvenue à son plein épanouissement, parmi les désordres, les émeutes, les accaparements, les tripotages de certains révolutionnaires d’hier.


Au pouvoir, une Convention diminuée, qui vient, il est vrai, de se débarrasser de la fraction bourgeoise que représentaient les Girondins et deux comités sans grande autorité : Sûreté générale et Salut public. D’autre part, les Girondins harcèlent la province, fomentent des révoltes au nom du fédéralisme, s’allient aux royalistes, menacent Paris. L’heure est pleine de périls. Le Midi se soulève. La Corse se soulève. Bordeaux, Lyon se soulèvent. Le jeune comité de Salut Public, dont les pouvoirs sont constamment discutés à la Convention, principalement par les dantonistes, fait face à la situation. Il expédie des commissaires aux armées et en province, frappe les généraux traîtres ou maladroits. Mais il compte, malheureusement, dans son sein des modérés comme Thuriot, ami de Danton, qui s’efforcera de sauver et de ramener les Girondins. Saint-Just, Couthon, Jean-Bon-Saint-André, Prieur de la Marne forment la gauche. Robespierre n’entrera que plus tard dans le comité reconstitué.


Le 13 juillet 1793, on apprend brusquement la mort de Marat, assassiné par une virago manœuvrée par la Gironde : Charlotte Corday. L’Ami du Peuple était très populaire. Révolutionnaire ardent et prophétique, il avait subi les persécutions des La Fayette, des Bailly qu’il dénonçait justement comme traîtres. Il avait, fuyant de maison en maison, de cave en cave, pour pouvoir continuer son œuvre, sacrifié sa santé. Alors que tant de profiteurs s’enrichissaient, il mourait pauvre. Personnalité étrange et qui attire invinciblement la sympathie que celle de ce savant précurseur, rejeté par les académies et auquel on doit de précieuses découvertes en anatomie et en électricité médicale.


Le savant, chez lui, se doublait du philosophe, nourri de Jean-Jacques et qui publiait : Les chaînes de l’esclavage. Journaliste, enfin, il avait mis sa plume au service du petit peuple, dont il n’hésitait pas, cependant, à flétrir, quand il le fallait, la lâcheté et l’égoïsme. Nul plus que lui, selon Jaurès, ne fut clairvoyant et n’annonça les événements. Le peuple de Paris sentait qu’il avait en lui un défenseur indéfectible. Aussi, la consternation fut-elle formidable. On le pleura partout pendant des semaines. On suspendit son cœur sous la voûte des Cordeliers. On demanda, pour lui, le Panthéon, alors que, de son vivant, il avait assuré « qu’il aimerait mieux mourir cent fois que de finir au Panthéon ». Cet honneur, d’ailleurs, sur l’intervention de Robespierre, lui fut d’abord refusé, et l’on conduisit sa dépouille mortelle dans le jardin des Tuileries.


Le meurtre de Marat, ainsi que l’exécution de Chalier, à Lyon, marque la fin d’une ère. La révolution bouillonnante, torrentielle, tourmentée, confuse, va faire place à la révolution armée, légale, dictatoriale. Il s’agit de se détendre, de sauver les conquêtes populaires. La Terreur se dessine. Elle était, d’ailleurs, inévitable, et les événements y conduisaient secrètement.


Cependant, les meneurs des Enragés prenaient la suite de l’Ami du Peuple. Jacques Roux publiait l’Ombre de Marat. Leclerc reprenait le titre de Marat ; Hébert, lui-même, dans son Père Duchesne, réclamait la succession. La situation leur était des plus favorables.


La famine allait s’accentuant. Les queues reprenaient aux portes des boulangers. Les deux comités ne savaient où donner de la tête. Brillaud-Varenne et Collot d’Herbois, le 27 juillet, faisaient voter le décret sur l’accaparement. C’était un premier pas vers une sorte de collectivisme d’État. Les denrées de première nécessité passaient dans les mains des autorités. Les Enragés triomphaient.


C’est alors que les dantonistes commencent à s’agiter, et que se constitue la fraction des Indulgents. Le comité est sourdement attaqué et il n’échappe que grâce au concours de Robespierre, qui le défend courageusement. Le comité, en effet, est pris entre deux feux. Enragés et hébertistes d’une part ; Indulgents de l’autre. Et la crise touche à son maximum durant le mois d’août. Des mesures implacables sont prises. Les boulangers sont placés sous la surveillance des communes ; on réquisitionne leurs fours, on condamne aux travaux forcés ceux qui refusent de travailler. Le 10 août, les Fédérés accourent de tous les coins de France pour assister à la fête. On redoutait leur influence. Mais, dès les premiers jours, ils se rallièrent aux Jacobins, soutinrent le comité. Ils réclamaient la levée en masse. Tous les Français furent réquisitionnés. C’était la première fois que l’on voyait une nation entière debout pour la guerre.


Il faut noter la bienfaisante influence qu’avaient alors les hébertistes. Certes, Hébert n’était pas un esprit politique supérieur. Il prêchait la guerre à outrance. Son ami Bouchotte, le seul ministre de la Guerre de la révolution, le soutenait, expédiant des agents et des représentants aux armées pour surveiller les généraux. Hébert écrivait : « La patrie, foutre, les négociants n’en ont point. Tant qu’ils ont cru que la révolution leur serait utile, ils l’ont soutenue, ils ont prêté la main aux sans-culottes pour délivrer la noblesse et les parlements, mais c’était pour se mettre à la place des aristocrates. » Même langage que celui des Enragés. De plus, Hébert commence à accuser Danton et ses amis. Le tribun est parti se reposer à Arcis-sur-Aube, où il s’occupe d’achats de propriétés. Là-dessus, on apprend que Toulon est aux Anglais. Billaud-Varenne, à la Convention, dénonce la faiblesse du comité. Les sections se réunissent et siègent toute la nuit. Les ouvriers s’assemblent dans les rues, marchent sur la Commune, où Chaumette s’efforce de les calmer. Le mouvement paraît irrésistible. Alors, Convention et comités cèdent. On décrète l’arrestation des suspects, l’accélération du tribunal révolutionnaire et un certain nombre de mesures. On décide, en outre, d’adjoindre trois nouveaux membres au comité : Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Danton. Ce dernier refuse. Mais avec les deux premiers, c’est l’hébertisme qui prend sa part du gouvernement dictatorial.


La Terreur est, désormais, en marche. La loi des suspects est votée en septembre. Le comité de Sûreté générale est placé sous la dépendance du comité de Salut public. Le maximum, tant réclamé par les Enragés, devient une réalité.


Aux frontières, de nouveaux généraux, des jeunes sortis du peuple : Hoche, Jourdan, Pichegru repoussent l’ennemi à Hondschoodt, à Wattignies ; Carnot entre au comité, réorganise l’armée, les cadres. Le comité se sent fort. Il réclame, le 25 septembre, la dictature pour « sauver la Patrie ». En octobre, il a montré de quoi il était capable.


Mais les dantonistes ne le lâchent pas. La bagarre va s’engager. Seulement, Robespierre commencera par les hébertistes. Déjà, il s’est débarrassé des Enragés, décapités par l’exécution de Jacques Roux, et cela, avec l’aide d’Hébert. Saint-Just, de son côté, assure l’application du maximum, fait créer une sorte de tribunal spécial pour que rendent gorge les fournisseurs et tous ceux qui, depuis 1789, avaient manié les deniers publics. Les commerçants résistèrent. On les menaça d’expropriation. Ainsi, on touchait au collectivisme. L’État s’occupait de la répartition des marchandises et denrées. Il s’emparait de la production agricole et industrielle, des transports, des mines, des manufactures, de l’importation et de l’exportation. La révolution politique tournait à la révolution sociale.


Mais c’est la dictature qui vient couronner les efforts du peuple révolutionnaire. Cette dictature, il faut bien le reconnaître, est indispensable et le peuple le sent. Il y a trop de fripons, de tripoteurs, de nouveaux riches, de conspirateurs, d’agents de l’étranger qu’il faut traquer, détruire, sous peine ne voir sombrer la révolution. Aussi s’occupe-t-on, avec un soin particulier, d’organiser la justice révolutionnaire. Dures extrémités, certes, et que nous concevons fort mal aujourd’hui. Mais il faut se reporter à l’époque. C’était la bataille sans merci. La révolution contre une légion d’adversaires déclarés ou sournois. Et une révolution qui transformait la situation économique, œuvrait pour les classes populaires, se débattait parmi de terribles difficultés économiques et financières, dont elle n’était nullement responsable, puisque c’était la banqueroute monarchiste, dénoncée par Mirabeau, qui l’avait suscitée.


Le moment était singulièrement choisi pour se dresser contre le comité et parler d’indulgence. C’est ce que firent cependant les amis de Danton, pour la plupart des coquins enrichis, capables de toutes les trahisons. Ils avaient nom : Fabre d’Églantine, aventurier sans scrupules et faussaire ; Chabot, tripoteur, ami du fameux royaliste, baron de Batz ; Westermann, soudard pillard et voleur, dénoncé par Marat. Basile, Delaunay, Delacroix, le banquier Frey, etc. Tous ces gens-là étaient compromis dans les affaires les plus louches, notamment celle de la Compagnie des Indes (voir là-dessus le volume d’Albert Mathiez) ; Danton, lui-même, était convaincu de vénalité. Rendant ses comptes devant ses collègues, il avait été flétri par Cambon et s’était retiré sous le mépris général. Pas de personnage plus surfait que l’homme de l’audace, toujours de l’audace qui, au fond, n’était qu’un couard. On ne le voit participer à aucun mouvement populaire sérieux. Il n’est pas à la prise de la Bastille ; lui qui est l’oracle de sa section, on ne le voit pas au 10 août, auquel il ne participe en rien. Mais, arrivé à Paris sans un sou, il est devenu un des plus riches propriétaires de son département. C’est ce qu’Hébert ne se lasse pas d’écrire et de hurler. Quant à Camille, plus léger que coupable, il n’en a pas moins des relations suspectes.


Pourtant, Robespierre et le comité les ménagent. Ils ont besoin des Indulgents pour en finir avec les « ultras », où se glissent de singuliers révolutionnaires. Hébert, sottement, croit pouvoir entrer en lutte contre le comité. Il appelle ses fidèles des Cordeliers à la révolte, fait voiler le buste de la liberté en signe de deuil. Mais le comité était prévenu. Il charge Collot d’Herbois d’une démarche de conciliation auprès de Carrier, le « noyeur » de Nantes, âme de la révolte. Les Cordeliers font amende honorable, à l’exception du fougueux Vincent. La nuit du 23 au 24 ventôse, les chefs hébertistes sont arrêtés. Leur procès se déroule en germinal ; ils sont condamnés à mort. Malgré tout, le comité, en état de légitime défense, en épargne le plus possible. Carrier est mis en liberté. Boulanger, Pache ne sont pas poursuivis. Mai c’était déjà trop d’Hébert, de l’énergique Ronsin, de Vincent, de Cloots. La révolution s’amputait de ses meilleurs membres. Le malheur, c’est que les rivalités des hommes, les rancunes, les vanités ne pouvaient aboutir à d’autre solution.


Restaient les Indulgents. Camille Desmoulins publiait, coup sur coup, les numéros de son Vieux Cordelier qui allaient réjouir les royalistes et contre-révolutionnaires. Billaud-Varenne demande la tête de Danton à Robespierre, qui recule, épouvanté. Il ne fallut pas moins que les révélations de Fabre d’Églantine et de Chabot sur les tripotages du fournisseur d’Espagnac, de Julien de Toulouse et autres forbans pour le décider. Il y avait vraiment quelque chose de pourri dans la fraction dantoniste, et si l’on y déclamait contre l’échafaud, c’était surtout dans le but de s’y soustraire.


Saint-Just fut chargé du rapport contre les dantonistes, qu’il lut, dans un profond silence, relatant, détail par détail, les intrigues de Danton et de ses complices. Nul n’osa protester, et Legendre, qui, dès les débuts, avait élevé la voix en faveur de ses amis, balbutia des excuses. Arrêtés, les dantonistes furent renvoyés au tribunal qui, malgré les éclats de voix et les insolences du tribun, les condamna à mort. Ils furent exécutés parmi l’indifférence de la foule. Depuis longtemps, le peuple révolutionnaire était fixé ; la Convention de même. Après Thermidor, la réaction triomphante rappellera et réhabilitera les Girondins ; elle ignorera Danton et ses acolytes, à l’exception du malheureux Camille. Cela est déjà assez significatif. Il a fallu les historiens officiels, mal informés, privés de documentation, pour tenter l’apologie de Danton et de ses amis. Aujourd’hui, après les savants travaux de Mathiez, la cause est entendue. M. Madelin, lui-même, en dépit de son dantonisme, s’est incliné devant la vérité historique.


Les deux fractions, extrémistes et Indulgents, abattues, le gouvernement révolutionnaire, c’est-à-dire le comité de Salut public, s’occupe de se réorganiser. Les ministres sont supprimés et remplacés par des commissions exécutives (c’est Carnot qui fait adopter cette mesure). En même temps, la lutte s’engage contre les représentants en province qui abusaient de leurs pouvoirs. Fouché est rappelé. Jourdan-Coupe-Tête, en Avignon, est guillotiné. Les tripoteurs sont vigoureusement poursuivis. C’est le règne de la vertu, parallèlement à la terreur.


Robespierre mène le comité. Sa popularité et son autorité sont immenses. Derrière lui, Saint-Just agit. Il semble vouloir conduire, jusqu’à ses fins logiques, la révolution économique. Déjà, il avait fait voter, à la Convention, un décret disant que les biens des personnes reconnues ennemies de la révolution seraient confisqués. Puis il fit décréter l’établissement de listes de patriotes indigents. Les biens des adversaires devaient leur être distribués. Cela, après les biens du clergé et les biens des émigrés. Ainsi, Saint-Just allait encore plus loin que les hébertistes. Il arrachait ses griffes à la classe possédante et marchait à une formidable expropriation. De même, le comité s’occupe des salaires des ouvriers, qu’il relève sensiblement, sans d’ailleurs les satisfaire. Les ouvriers, en effet, réclament un salaire toujours plus haut, refusent de travailler ; Barère dut faire prendre un décret les menaçant du tribunal révolutionnaire.


Le mécontentement grandissait chaque jour. Les réquisitions pesaient sur les paysans ; les salaires demeuraient insuffisants ; le commerce était à peu près ruiné ; l’assignat exerçait ses ravages. Poursuivre la révolution devenait une besogne terrible. Le comité tenta l’impossible. Il fit distribuer de l’argent aux mendiants, aux infirmes, aux invalides. Saint-Just s’écriait : « Il ne faut ni riches, ni pauvres ! » Il avait conçu tout un plan de réformes hardies, dans le sens communiste. Mais la guerre, la terreur, l’incompréhension des foules ne lui permirent pas de l’appliquer.


La question religieuse était aussi à l’ordre du jour. C’est par là que Robespierre tombera. Déjà, il s’était élevé contre les tentatives des hébertistes de déchristianiser la France. Il se prononçait pour la liberté des cultes et s’élevait contre les fêtes organisées à la gloire de la déesse Raison. Tout ce qu’il y avait d’athées, de matérialistes, de fils de Voltaire ne pardonnèrent point à ce disciple de Rousseau. La faiblesse de Robespierre, c’est, qu’on le veuille ou non, son esprit religieux. Cela le mène à la fameuse fête de l’Être suprême où, président de la Convention, tout-puissant, redouté de chacun, il apparaît un peu comme le tyran.


Peu à peu, une coalition se forma contre Robespierre. Les représentants en province, qui se sentaient devinés et craignaient pour leur vie – les Fouché, les Tallien, les Freron –, agirent les premiers dans l’ombre. Puis, au comité même, Robespierre, tranchant et dominateur, indisposait ses collègues. On était las de voir la République gouvernée par cet homme qui incarnait la probité et voulait faire régner la vertu. Carnot s’élevait furieusement contre lui ; Billaud-Varenne le comparait au « fourbe Périclès ». Il aurait fallu un peu de doigté, quelques concessions apparentes pour revenir à l’union, car tous sentaient que cet homme était indispensable. Mais Robespierre demeurait intraitable.


Pendant ce temps, la guillotine fonctionnait à plein rendement. La Terreur parvenait à son apogée. Le 22 prairial, Couthon, inspiré par Robespierre, faisait supprimer les défenseurs, devant le tribunal révolutionnaire, ainsi que les interrogations des accusés. Les preuves morales pouvaient suffire pour obtenir la condamnation. Robespierre soutint cette loi à la Convention. On croit rêver, aujourd’hui, quand on lit les exposés des motifs de cette loi. Mais, encore une fois, c’était la bataille. Robespierre était, sans cesse, menacé d’assassinat. Un certain Admiral, qui n’avait pu le joindre, avait atteint Collot d’Herbois. Une jeune fine, Cécile Renaud, avait tenté de le tuer à domicile. On conspirait contre le comité et contre lui. La situation était tragique. Dans l’esprit des robespierristes, il ne s’agissait plus de justice, mais de défense personnelle, cette défense étant aussi celle de la République.


Cependant, sans les violentes disputes qui éclataient au comité et dont les répercussions gagnaient au dehors, les conjurés – dantonistes rescapés, Girondins épargnés, représentants en mission, enrichis et profiteurs de la révolution – n’auraient pas eu gain de cause. Le peuple était avec Robespierre, Saint-Just, Couthon... Robespierre eut le tort de ne pas voir le péril. Il fit pire. Il s’absenta du comité, à partir du 15 messidor. Pendant son absence, alors qu’il ne voyait plus rien, ne signait plus rien, ses ennemis, habilement, lui attribuèrent les mesures ultra-révolutionnaires. On répandit le bruit que Robespierre voulait guillotiner la Convention pour devenir le maître absolu. Le malheureux, à ce moment, malade, épuisé, découragé, ne s’occupait de rien.


Les prisons se vidaient et se remplissaient aussitôt. On tuait par fournées. Partout, des centaines de têtes tombaient. Le dégoût commençait à envahir la foule. Robespierre, réfugié aux Jacobins, se sentait impuissant ; mais c’était lui qu’on s’efforçait de rendre responsable.


Nous approchons du 9 Thermidor.


Saint-Just est revenu des armées, rapportant la victoire de Fleurus, Robespierre décide de sortir de sa retraite et de prendre l’offensive. Il lui faut encore épurer, débarrasser la République d’un certain nombre de coquins. Loi des révolutions ! Le 8 thermidor, Robespierre monte à la tribune de la Convention et prononce un réquisitoire sévère contre ses adversaires atterrés. Malheureusement, ils se ressaisirent promptement. Vadier essaya de ridiculiser Robespierre, avec les histoires de Catherine Théot. Cambon intervint. Billaud se prononça contre son collègue au comité. Le discours de Robespierre, dont on avait voté l’impression d’abord, fut rejeté.


Le 9, Saint-Just voulut lire son rapport, habilement préparé. Tallien l’interrompit et l’empêcha de parler. Billaud, violemment, accusa Robespierre. Celui-ci essaya de répondre. On ne le lui permit pas. Sa voix fut étouffée. Le misérable Tallien, amant de la Cabarrus, brandissait un poignard dans un geste théâtral. Finalement, Robespierre fut vaincu et décrété d’arrestation, avec Saint-Just, impassible, Couthon, Lebas, Robespierre jeune.


Mais quand Paris apprit les événements, ce fut un sursaut de colère. La Commune fait sonner la « générale », fermer les barrières. Hanriot se met à la tête de ses gendarmes, force le local du comité de Sûreté générale. Il n’a que trop peu d’hommes, par malheur, avec lui. Il est arrêté à son tour. Coffinhal ira le délivrer. Pendant ce temps, Robespierre et ses amis sont conduits en prison. Il apparaît que l’idée de Robespierre était de se présenter devant le tribunal révolutionnaire, peuplé de ses partisans. Il comptait être acquitté, comme autrefois Marat. Ses fidèles l’arrachèrent à la prison, le conduisirent à l’Hôtel de Ville où il retrouva ses amis.


Là, les robespierristes perdirent leur temps à discuter sur les moyens à employer. Ils avaient pour eux, pourtant, la majorité des sections. La Convention, apeurée, ne savait quelle décision prendre et Collot parlait de « mourir à son poste ». Les heures passèrent ainsi. À la nuit, la place de l’Hôtel de Ville était presque vide. Barras se met à la tête des troupes fidèles à la Convention et envahit brusquement l’Hôtel de Ville.


Robespierre se tira un coup de pistolet dans la tête et ne réussit qu’à se briser la mâchoire inférieure. Lebas se tua net. Robespierre jeune se jeta par la fenêtre.


Tous les survivants furent guillotinés, sur seule constatation de leur identité. Le lendemain, on exécuta 70 membres de la Convention. La tyrannie était abattue. Mais la révolution était close.


Avec Robespierre et ses amis, c’était le dernier rempart de la révolution qui s’écroulait. Ces hommes dont, malgré leurs erreurs, on ne peut nier la grandeur d’âme, le courage surhumain, la noblesse d’idées, avaient voulu conduire la révolution jusqu’à son terme, en la débarrassant des aventuriers et des forbans qui ne songeaient qu’à s’enrichir par le vol, le pillage, le chantage ; ils avaient rêvé l’égalité des droits et des fortunes ; ils se sacrifiaient pour les petits, pour les pauvres. C’étaient, en somme, des gêneurs. Trop d’honnêteté était en eux et l’on sait qu’on trouva à peine quelques assignats chez Robespierre, le tyran, le maître de la France.


Le 9 thermidor marque la fin de la révolution. Mais la terreur continue. Elle a changé d’objet, simplement. Les brigands triomphent, comme l’a dit Robespierre. Les riches respirent ; ils l’ont échappé belle. Et les prisons sont ouvertes d’où se précipitent royalistes, Girondins, contre-révolutionnaires. Les vrais révolutionnaires, tels que Collot, Billaud-Varenne, commencent à comprendre quelle sottise criminelle ils ont commise. Ils se voient, à leur tour, menacés. Plus tard, ils diront leurs remords. Barère avouera qu’on a tué la République en tuant Robespierre ; Billaud, de même.


La République égalitaire a vécu. Ce sont, désormais, les muscadins qui tiendront le haut du pavé. La réaction triomphe. Les flibustiers enrichis étalent leur arrogance. Ils seront, plus tard, fonctionnaires et préfets de l’Empire. Quant aux sans-culottes qui, par incompréhension et dépit contre les mesures de la Commune, ont laissé faire, ils sentiront la trique leur caresser les reins. Ils s’obstinaient contre le maximum ; ils le réclameront en vain par la suite.


La plupart des Montagnards, dressés contre Robespierre, bourrés de regrets, iront, dans une dernière tentative contre la république des riches et des « ventres pourris », se grouper derrière Babeuf, vaincu et immolé à son tour. De ce nombre, Amar, le plus perfide adversaire de Robespierre.


En résumé, cette révolution de cinq années, en dépit des luttes sanglantes entre frères ennemis et du sang qu’elle a dû faire verser, a accompli une besogne incalculable. Ceux qu’on n’a pas craint d’appeler des vandales ont fondé la civilisation sur les ruines d’une monarchie vermoulue. Son rayonnement s’est étendu à tout l’univers. Et le demeure, à travers les années écoulées, le guide sûr des hommes de liberté et de progrès. Elle a eu ses déchets et ses erreurs. Elle a été détournée de sa voie féconde par des adversaires sans scrupule. Elle a malheureusement abouti à l’orgie sanglante de l’Empire qui a, tout de même, fait un peu plus de victimes que la Terreur. Mais il faut la voir dans son ensemble. Aux révolutionnaires d’aujourd’hui de lui emprunter, en tenant compte de l’heure et des tâtonnements inévitables, tout ce qu’elle a comporté d’humain, de généreux, de noble, et de s’inspirer de ses inoubliables leçons.



— Victor MÉRIC.


On lira avec profit et en vue d’une documentation complète les ouvrages que voici : Histoire des Montagnards, d’Alphonse Esquiros ; Histoire de Robespierre, d’Ernest Hamel ; Histoire socialiste de la Révolution, de Jaurès ; La Révolution française ; Danton et la paix ; Études robespierristes ; Un procès de corruption sous la Terreur (Affaire de la Compagnie des Indes) ; Autour de Robespierre, Autour de Danton, La Vie chère et le Mouvement social sous la Terreur, d’Albert Mathiez ; Histoire de la Révolution, de Villiaume ; Les orateurs de la révolution ; Histoire politique de la Révolution, par Aulard, etc.





LA RÉVOLUTION RUSSE


Quelques notes préliminaires indispensables :


1° On peut comprendre sous Révolution russe, soit le mouvement révolutionnaire entier, depuis la révolte des Dékabristes (1825) jusqu’à nos jours, soit seulement les deux révolutions consécutives de 1905 et de 1917, soit enfin, uniquement, la grande explosion de 1917. Dans l’exposé qui va suivre, Révolution russe signifiera le mouvement tout entier (première interprétation). En effet, cette méthode est la seule qui permettra au lecteur de comprendre, autant que possible, la suite des événements, et aussi la situation actuelle en U.R.S.S.


2° Il va de soi qu’une étude quelque peu complète de la Révolution russe exigerait plus d’un volume. Elle ne pourrait être qu’une œuvre de longue haleine réservée surtout aux historiens de l’avenir. Il ne s’agit ici que d’une étude sommaire dont le but sera : a) de faire comprendre l’ensemble du mouvement ; b) de mettre bien en relief ses traits saillants, ses faits essentiels et, surtout, ses éléments peu ou pas connus jusqu’à présent à l’étranger ; c) de formuler certaines conclusions ou appréciations.


3° Une difficulté considérable consiste dans le caractère très particulier de l’histoire russe en général, comparativement à celle de l’Europe occidentale. À vrai dire, l’examen de la Révolution russe devrait être précédé d’une étude historique générale du pays ou, mieux encore : encadré dans cette étude. Mais une pareille tâche dépasserait de beaucoup les limites de notre exposé. Nous essayerons donc, pour parer à ladite difficulté, d’apporter au lecteur des notions historiques d’ordre général toutes les fois que cela nous paraîtra nécessaire.


LA RUSSIE AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE. — LES « DÉKABRISTES ». — LA LÉGENDE DU TSAR ET LE PARADOXE RUSSE. — L’immensité démesurée du pays (comme on sait, la Russie occupe seule la sixième partie du continent terrestre), une population clairsemée, désunie et d’autant plus facile à subjuguer, la domination mongole pendant plus de deux siècles, des guerres interminables, des troubles, et aussi d’autres facteurs moins importants, furent la cause d’un fort retard politique, économique, social et culturel de la Russie, par rapport à d’autres pays d’Europe. Politiquement, la Russie entra dans le XIXe siècle sous le régime d’une monarchie absolue et absurde (tsar autocrate), s’appuyant sur une aristocratie militaire et foncière, sur un clergé nombreux et dévoué, et sur une masse paysanne de plus de 100 millions d’âmes, masse illettrée, primitive, religieuse et entièrement fidèle à son « petit père », le tsar. — Économiquement, le pays se trouvait à cette époque au stade d’une sorte de féodalisme agraire. Les villes, à part les deux capitales (Saint-Pétersbourg, Moscou) et quelques autres dans le Midi, étaient peu développées. Le commerce et surtout l’industrie végétaient. La véritable base de l’économie nationale était l’agriculture, dont vivaient les 90 % de la population. Mais la terre n’appartenait pas aux producteurs directs : les paysans ; elle était la propriété soit de l’État, soit de gros propriétaires fonciers, les « pomestchiks ». Les paysans, obligatoirement attachés à la terre et à la personne du propriétaire, étaient les serfs de celui-ci. Les plus gros agrairiens possédaient de vrais fiefs hérités de leurs aïeux qui, eux-mêmes, les reçurent du souverain, premier propriétaire, en reconnaissance des services rendus (militaires, administratifs ou autres). Le « seigneur » avait le droit de vie et de mort sur ses serfs. Non seulement, il les faisait travailler en esclaves, mais il pouvait les vendre, punir, martyriser (et même tuer, presque sans inconvénient pour lui)


Ce servage, cet esclavage de 100 millions d’hommes, formait le fondement économique de « l’État ». C’est à peine s’il est possible de parler d’une organisation sociale d’une telle soi-disant « société ». En haut, les maîtres absolus : le tsar, toute sa parenté, sa cour, la haute bureaucratie, la caste militaire, le haut clergé, la noblesse foncière ou autre, etc. En bas, les esclaves : paysans serfs de la campagne, et le bas peuple des villes, n’ayant aucune notion de vie civique, aucun droit, aucune liberté. Entre les deux : quelques couches intermédiaires (marchands, fonctionnaires, employés, artisans, etc.), incolores et insignifiantes. Il est clair que le niveau de culture de cette société était peu élevé. Toutefois, pour cette époque déjà, une réserve importante s’impose : un contraste frappant  dont nous aurons encore à parler – existait entre la simple population rurale ou urbaine, inculte et misérable, et les couches privilégiées dont l’éducation et l’instruction étaient assez élevées.


L’état de servage des masses paysannes était la plaie saignante du pays. Déjà, vers la fin du XVIIIe siècle, quelques hommes d’un esprit noble et élevé protestèrent contre cette horreur. Ils durent payer cher leur généreux geste. D’autre part, les paysans se révoltaient de plus en plus fréquemment contre leurs maîtres. À part les nombreuses révoltes locales, d’une allure plus ou moins individuelle, les masses paysannes esquissèrent même, au XVIIe siècle (révolte de Rasine) et au XVIIIe siècle (révolte de Pougatchoff), deux mouvements révolutionnaires d’envergure qui, tout en ayant échoué, causèrent de forts ennuis au gouvernement tsariste et faillirent ébranler tout le système. Il faut dire, cependant, que ces deux mouvements, spontanés et inconscients, furent dirigés surtout contre l’ennemi immédiat : la noblesse foncière, l’aristocratie urbaine et les administrations vénales. Aucune idée générale, cherchant à supprimer le système social entier pour le remplacer par un autre, plus juste et plus humain, ne fut formulée. Et, par la suite, le gouvernement réussit, avec l’aide du clergé et d’autres éléments réactionnaires, à subjuguer les paysans d’une façon complète, c’est-à-dire, même psychologiquement, de sorte que toute action de révolte plus ou moins vaste devint pour longtemps impossible.


Le premier mouvement sciemment révolutionnaire contre le régime – mouvement dont le programme allait, socialement, jusqu’à l’abolition du servage et, politiquement, jusqu’à la république ou, au moins jusqu’au régime constitutionnel – se produisit en 1825, au moment où, l’empereur Alexandre Ier étant mort sans laisser d’héritier direct, la couronne, repoussée par son frère Constantin, allait se poser sur la tête de l’autre frère, Nicolas.


Le mouvement sortit non pas des classes opprimées elles-mêmes, mais des milieux privilégiés. Les conspirateurs, profitant de ces hésitations dynastiques, mirent à exécution leurs projets mûris et préparés de longue date. Ils entraînèrent dans la révolte qui éclata à Saint-Pétersbourg quelques régiments de soldats. La rébellion fut brisée après un court combat entre les révolutionnaires et les troupes restées fidèles au gouvernement, sur la place du Sénat. Quelques troubles esquissés en province furent étouffés dans le germe. Les cinq principaux animateurs du mouvement périrent sur l’échafaud ; des centaines d’autres allèrent en prison, en exil ou au bagne. L’émeute ayant eu lieu au mois de décembre (en russe dékabre, les réalisateurs de ce mouvement furent nommés dékabristes (ceux de décembre). Presque tous, ils appartenaient à la noblesse ou aux classes privilégiées (il y avait à la tête du mouvement quelques officiers de l’armée impériale). Presque tous, ils avaient reçu une éducation et une instruction supérieures. Esprits élevés, cœurs nobles, ils souffraient de voir leur peuple sombrer, sous un régime d’injustice et d’arbitraire, dans l’ignorance, la misère et l’esclavage. Ils reprirent les protestations platoniques de leurs précurseurs du XVIIIe siècle et les traduisirent en actes. Ce qui, surtout, leur fournit l’élan indispensable, ce fut la visite de plusieurs d’entre eux en France, après la guerre de 1812, et la possibilité de comparer ainsi le niveau relativement élevé de la civilisation en Europe avec l’état barbare de la vie populaire russe. Ils rentrèrent dans leur pays avec la ferme décision de lutter contre le système politique et social arriéré qui opprimait leurs compatriotes. Ils gagnèrent à leur cause plusieurs esprit cultivés. L’un des leaders du mouvement, Pestel, exprima même dans son programme quelques idées vaguement socialistes. Le célèbre poète Pouchkine (né en 1799) sympathisait avec le mouvement, sans toutefois y adhérer. Restée tout à fait locale, la révolte fut vite maîtrisée, et le nouvel empereur Nicolas Ier, apeuré, poussa à l’extrême le régime despotique, bureaucratique et policier de l’État russe.


REMARQUE IMPORTANTE. — Il est indispensable de souligner ici même qu’il n’y avait aucune contradiction entre quelques mouvements de révolte des paysans contre leurs maîtres et oppresseurs, d’une part, et leur vénération aveugle et dévouée pour le « petit père le tsar », d’autre part. En effet, les mouvements paysans se dirigeaient toujours contre leurs oppresseurs immédiats : les propriétaires (« pomestchiks »), les nobles, les fonctionnaires, la police. L’idée de chercher le fond du mal plus loin, dans le régime tsariste lui-même personnifié par le tsar, l’idée de voir en ce dernier l’ennemi principal, le grand protecteur des nobles et des privilégiés, premier noble et privilégié lui-même, ne venait jamais à l’esprit des paysans. Au contraire, ils considéraient le tsar comme une sorte d’idole, d’être supérieur placé au-dessus des simples mortels, de leurs petits intérêts et faiblesses, pour mener à bon port les graves destinées de l’État. Ils étaient inébranlablement convaincus que le tsar ne leur voulait – à eux, ses « enfants » – que du bien, mais que les couches intermédiaires privilégiées, intéressées à conserver leurs droits et avantages, s’interposaient entre le monarque et son peuple, afin d’empêcher le premier de connaître exactement les misères du second, afin – surtout – de les empêcher tous les deux de venir l’un à l’autre. Ils étaient persuadés que si le peuple et le tsar parvenaient à s’aboucher directement, ce dernier, momentanément trompé par les privilégiés, se pencherait sur les misères des paysans, les libérerait et leur donnerait la terre. Aussi, tout en se révoltant, parfois – plutôt individuellement –, contre leurs maîtres immédiats les plus cruels, les paysans attendaient, avec espoir et résignation, le jour où le mur dressé entre eux et le tsar serait tombé et la justice sociale rétablie par ce dernier. Le mysticisme religieux aidant, ils considéraient la période d’attente et de souffrance comme imposée par « Dieu » en guise de châtiment et d’épreuve. Ils s’y résignaient avec une sorte de fatalisme primitif.


Cet état d’esprit des masses paysannes russes était extrêmement caractéristique. Il s’accentua encore au cours du XIXe siècle, en dépit d’un mécontentement croissant et des actes de révolte individuels ou locaux de plus en plus fréquents. Les paysans perdaient patience. Néanmoins, en leur masse, ils attendaient, avec d’autant plus de ferveur, le tsar libérateur.


Cette « légende du tsar » fut le fait essentiel de la vie populaire russe au XIXe siècle. En l’ignorant, on n’arriverait jamais à comprendre les événements qui vont suivre.


La légende du tsar nous expliquera certains phénomènes importants de la vie russe, lesquels, autrement, resteraient mystérieux. D’ores et déjà, elle nous explique, pour une bonne part, ce paradoxe essentiellement russe auquel nous venons de faire allusion, qui, jadis, frappa l’esprit de beaucoup d’Européens, et qui continuera presque jusqu’aux abords de la révolution de 1917 : d’une part, nombre de gens cultivés, instruits, avancés, qui veulent voir leur peuple libre et heureux ; gens, qui, à la page de l’époque, luttent même pour l’émancipation totale des classes laborieuses, pour la démocratie et le socialisme ; d’autre part, ce peuple lui-même qui ne fait rien pour son émancipation (à part quelques révoltes spontanées, sans envergure ni importance) ; peuple qui reste obstinément prosterné devant son idole et son rêve ; peuple qui ne comprend même pas le geste de ceux qui se sacrifient pour lui.



LES ANNÉES 1825-1860. — Aucun mouvement important n’est à signaler jusqu’aux années 1860. Toutefois, quelques traits saillants sont à noter :


1° Le renforcement progressif du régime absolutiste, de l’État bureaucratique et policier, sons Nicolas Ier (1825-1855) ;

2° Le mécontentement grandissant des masses paysannes et le nombre de plus en plus élevé d’actes de rébellion contre les « pomestchiks » ;

3° L’essor assez rapide et considérable de l’industrie et de l’enseignement (un certain progrès technique ; amélioration des voies de communication ; premier chemin de fer, reliant Saint-Pétersbourg à Moscou ; création de nombreuses écoles, etc.).

4° L’évolution rapide et importante de la couche intellectuelle, Dans un pays aussi grand que la Russie, la jeunesse était nombreuse dans toutes les classes de la population, et son nombre augmentait vite. Quelle était sa mentalité en général ? Laissant de côté la jeunesse paysanne, nous avons à constater que les jeunes générations plus ou moins éduquées professaient des idées avancées. Les jeunes du milieu du XIXe siècle admettaient difficilement l’esclavage des paysans. L’absolutisme les choquait aussi de plus en plus. L’étude du monde occidental donna l’éveil à leur pensée. L’essor des sciences naturelles et du matérialisme les impressionna fortement. D’autre part, ce fut vers la même époque que la littérature russe, s’inspirant des principes humanitaires et généreux, prit son grand élan, en exerçant une influence puissante sur la jeunesse. En même temps, économiquement, le travail des serfs ne répondait plus aux exigences de l’époque, ce dont on se rendait compte aisément. Pour toutes ces raisons, la couche intellectuelle – la jeunesse, surtout – se révéla, vers les années 1860, théoriquement émancipée. Elle se dressa contre l’absolutisme et contre le servage. Ce fut alors que naquit le fameux courant du nihilisme (voir ce mot) et, du même coup, le conflit aigu entre « les pères et les fils » – les deux générations successives – peint magistralement par Tourgueniev, dans son roman paru sous le même titre.


Le gouvernement de Nicolas Ier, réactionnaire à outrance, se refusait à tenir compte des réalités et de l’effervescence des esprits. Au contraire, il lança un défi à la société. En effet, c’est à cette époque que furent créés la police politique, le corps spécial de gendarmerie, etc., afin de mater le mouvement. Les persécutions politiques prirent libre cours ; la censure sévissait. Rappelons-nous qu’à cette époque, le jeune Dostoïevski faillit être exécuté – et alla au bagne – pour avoir adhéré au groupe d’études sociales, absolument inoffensif, de Petrachevski ; que le premier grand publiciste et critique russe, Belinski, arrivait avec grande peine à faire entendre sa voix ; qu’un autre grand publiciste, Herzen, dut s’expatrier ; et ainsi de suite, sans parler des révolutionnaires accomplis, tels que Bakounine et autres. Toute cette répression ne réussit guère à apaiser l’excitation dont les causes étaient trop profondes. Elle réussit encore moins à améliorer la situation. En guise de remède, Nicolas Ier serrait de plus en plus la vis bureaucratique. Sur ces entrefaites, la Russie fut entraînée dans la guerre de Crimée. Les péripéties de cette guerre ont démontré avec évidence la faillite du régime. Les plaies politiques et sociales furent mises à nu. Nicolas Ier mourut en 1855, parfaitement conscient de cette faillite, mais impuissant à y faire face, On peut supposer que la dépression morale qui en résulta précipita sa mort.



LES ANNÉES 1860-1881. — LES RÉFORMES. — UN NOUVEAU MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE. — LA « NARODNAÏA VOLIA ». — L’ASSASSINAT DU TSAR. — L’ABSOLUTISME, LA LÉGENDE ET LE PARADOXE SURVIVENT. — Ce fut son fils et successeur, l’empereur Alexandre II, qui dut faire face à la situation. Le mécontentement général, la pression des couches intellectuelles et avancées, la peur d’un soulèvement des masses paysannes et, enfin, les désavantages économiques du régime de servage, l’obligèrent, malgré une résistance acharnée des milieux réactionnaires, à prendre résolument la voie des réformes. Il se décida à mettre fin au régime purement bureaucratique et à l’arbitraire absolu des pouvoirs administratifs. Il entreprit une modification sérieuse de tout le système judiciaire. À partir de l’année 1860, les réformes se succédèrent d’une façon ininterrompue. Les plus importantes furent l’abolition totale du servage (1861) et la création, dans les villes et à la campagne, des unités d’auto administration locale (le gorodskoïé samooupravlénié et le zemstvo, sortes de municipalités urbaines et rurales), avec droit de self-government dans certains domaines de la vie publique (enseignement, hygiène, voies de communication, etc.).


Tout en étant importantes par l’apport à la situation de la veille, les réformes d’Alexandre II restèrent néanmoins bien timides et très incomplètes, par rapport aux aspirations des couches avancées. Elles furent loin de donner satisfaction à la société. En effet, la presse resta muselée comme auparavant ; aucune liberté civique ne fut octroyée ; la classe ouvrière naissante n’avait aucun droit civil ; la noblesse et la bourgeoisie restèrent les classes nettement dominantes ; et, surtout, l’absolutisme politique resta intact. Mais le point le plus faible des réformes fut les conditions dans lesquelles le servage a été aboli. Les gros propriétaires fonciers, après avoir vainement lutté contre toute atteinte à la loi du servage, firent leur possible pour que cette réforme fût réduite au minimum. Ils y réussirent pleinement. Les paysans obtinrent leur liberté individuelle, mais ils durent la payer cher. Ils reçurent des lots de terrain tout à fait insuffisants. De plus, ils furent astreints à payer, pendant plusieurs dizaines d’années, et à part les contributions d’État, une forte redevance aux anciens seigneurs pour les terres aliénées. Il est à noter que les 100 millions de paysans reçurent en tout à peu près le tiers du sol. L’autre tiers fut gardé par l’État. Et un tiers environ resta entre les mains des propriétaires fonciers. Une telle proportion condamnait la masse paysanne à une existence de famine et la maintenait, au fond, à la merci des « pomestchiks ».


Les insuffisances et les défauts des réformes d’Alexandre II se firent sentir déjà vers les années 1870. La vie de la vaste masse paysanne était misérable. La population laborieuse des villes restait sans défense contre l’exploitation croissante. L’absence de toute liberté de la presse et de la parole, ainsi que l’interdiction absolue de tout groupement politique ou social, rendaient impossibles toute circulation d’idées, toute critique, toute propagande, toute activité politique ou sociale, donc, au fond, tout progrès de la société. La population ne consistait qu’en des « sujets » soumis à l’arbitraire de l’absolutisme et n’ayant aucun droit de protester, de réclamer, ou de vouloir changer cet état de choses. Et quant à la masse paysanne, elle était plutôt un troupeau de bêtes de somme réduit à une existence obscure, à une ignorance totale et à la corvée de nourrir l’État.


Les meilleurs représentants de la jeunesse intellectuelle se rendirent rapidement compte de cette situation lamentable. Ceci d’autant plus que les pays occidentaux jouissaient déjà, à cette époque, d’un régime politique et social relativement avancé. Aux années 1870, l’Europe occidentale se trouvait en pleines luttes sociales, le socialisme commençait sa propagande intense, et le marxisme abordait la tâche d’organiser la classe ouvrière en un puissant parti politique.


Il est donc tout à fait naturel que, vers cette époque, des groupements clandestins se soient formés en Russie pour lutter contre le régime abject et, avant tout, pour répandre dans les classes laborieuses l’idée de l’affranchissement politique et social. Ces groupements se composaient d’une jeunesse ardente, des deux sexes, qui, éduquée par les meilleurs publicistes russes (malgré la censure, ces derniers réussissaient tout de même à propager leurs idées au moyen d’articles de revues écrits d’une manière, en quelque sorte, conventionnelle), et aussi par le mouvement d’idées à l’étranger, se consacrait entièrement, avec un esprit sublime de sacrifice, à la tâche de porter la lumière aux masses travailleuses. Ce fut alors que se forma ce vaste mouvement de la jeunesse russe intellectuelle, laquelle, en nombre considérable, abandonnant famille, confort et carrière, s’élança « vers le peuple » afin de l’éclairer. D’autre part, une certaine activité terroriste contre les principaux serviteurs du régime prit son essor. Entre 1870 et 1880, quelques attentats eurent lieu contre de hauts fonctionnaires. Il y eut aussi des attentats échoués contre le tsar.


Le mouvement aboutit à une catastrophe. Presque tous les propagandistes furent repérés par la police, arrêtés et envoyés en prison, en exil ou au bagne. Le résultat pratique de l’entreprise fut nul.


Il devint évident que le tsarisme présentait un obstacle insurmontable à l’éducation du peuple. De là, il n’y avait qu’un pas jusqu’à la conclusion logique que voici : puisque le tsarisme est un obstacle insurmontable, il faut commencer par le supprimer.


Cette conclusion poussa la jeunesse meurtrie, désespérée, à la formation d’un groupement qui se donna pour but l’assassinat du tsar. Deux éléments appuyèrent cette décision : 1° l’idée de châtier « publiquement » l’homme qui, par ses prétendues « réformes », ne fit que duper les masses ; donc, l’idée de pouvoir dévoiler la duperie devant les masses, en attirant leur attention là-dessus par un acte de châtiment violent, formidable ; 2° l’espoir de pouvoir, en même temps, démontrer au peuple, par la suppression du tsar lui-même, la fragilité, la vulnérabilité, le caractère commun, fortuit et passager du régime. En somme, on espérait pouvoir tuer ainsi, une fois pour toutes, « la légende du tsar ». Certains membres du groupement allaient même plus loin encore : ils admettaient que l’assassinat du tsar pourrait servir de point de départ à une vaste révolte, laquelle, le désarroi aidant, aboutirait à une révolution et à la chute immédiate du tsarisme.


Le groupement prit le nom de Narodnaïa Volia (Volonté du Peuple). Après une minutieuse préparation, il exécuta son projet : le 1er mars 1881, le tsar Alexandre II fut assassiné.


Le geste resta incompris. Les paysans, fascinés depuis plus d’un siècle par l’idée que le tsar ne leur voulait que du bien, et que la noblesse s’opposait par tous les moyens à ses bonnes intentions – ils en voyaient une preuve de plus dans l’obligation de payer une lourde redevance pour leurs lots de terrain, obligation qu’ils attribuaient aux intrigues de la noblesse –, accusèrent cette dernière d’avoir assassiné le tsar pour venger l’abolition du servage.


Le tsar fut assassiné, non pas la légende. Le lecteur verra plus loin par quelle sorte d’événements l’histoire s’était chargée de détruire celle-ci.


D’autre part, la cour ne manifesta pas tant de désarroi. Le jeune héritier, Alexandre (fils aîné de l’empereur assassiné), prit immédiatement le pouvoir. Les chefs du parti Narodnaïa Volia furent exécutés. Des mesures de répression très sévères réduisirent le parti entier à une impuissance complète. Le nouvel empereur, Alexandre III, vivement impressionné par l’attentat, reprit le chemin de la réaction violente. Les réformes – déjà si insuffisantes – de son prédécesseur lui parurent, au contraire, plus qu’osées : il les jugea déplacées, dangereuses. Il mit à profit le meurtre de son père pour les combattre.


Il s’employa à détériorer leur esprit, à contrecarrer leurs effets par une série de lois réactionnaires. L’État bureaucratique et policier reprit ses droits. Tout mouvement libéral fut étouffé. Les masses furent condamnées à rester dans leur situation d’obscur troupeau, bon à exploiter, privé de tous droits humains. Le « paradoxe russe » – c’est-à-dire le fossé insondable entre le niveau de culture et les aspirations des couches éduquées, d’une part, et l’existence sombre et inconsciente du peuple, d’autre part – resta intact. Dans ces conditions, l’activité révolutionnaire allait fatalement renaître. C’est ce qui arriva bientôt, en effet. Mais, cette fois, l’aspect et l’essence même de cette activité changèrent totalement.



LA FIN DU XIXe SIÈCLE (1881-1900). — LE NOUVEL ASPECT DU MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE : LE MARXISME ET LE PARTI SOCIAL-DÉMOCRATE. — LES PROGRÈS CULTURELS. — L’ESSOR INDUSTRIEL. — L’ABSOLUTISME ET LA RÉACTION S’AFFIRMENT, EN DÉPIT DE TOUTE CETTE ÉVOLUTION. — En plus de l’échec du parti Narodnaïa Volia dans sa campagne violente contre le tsarisme, d’autres événements contribuèrent surtout à la transformation fondamentale du mouvement révolutionnaire russe après 1881. Le plus important fut l’apparition du marxisme. Comme on sait, ce dernier apporta une conception nouvelle des luttes sociales, conception qui aboutit à un programme concret d’action révolutionnaire et à la formation, dans les pays de l’Europe occidentale, d’un parti politique ouvrier dit parti social-démocrate. Tout en étant interdits en Russie, les idées de Lassalle, le marxisme et ses résultats concrets y furent connus, étudiés, prêchés et appliqués clandestinement. De plus, la littérature russe trouva bientôt le moyen de s’occuper du socialisme, en employant un langage un peu camouflé. C’est à cette époque que prirent leur élan les fameuses « grosses revues » russes, où collaboraient les meilleurs journalistes et publicistes, pour y passer régulièrement en revue les problèmes sociaux, les doctrines socialistes et les moyens de les appliquer. L’importance de ces publications fut exceptionnelle. Aucune famille intellectuelle ne pouvait s’en passer. Dans les bibliothèques, il fallait se faire inscrire d’avance pour avoir à tour de rôle le numéro nouvellement paru. Plus d’une génération de jeunesse russe reçut son éducation sociale au moyen de ces revues, en la complétant par la lecture de toutes sortes de publications clandestines. Et c’est ainsi que l’idéologie marxiste, s’appuyant uniquement sur l’action organisée du prolétariat, vint remplacer les aspirations déçues des cercles conspirateurs d’autrefois.


Le second événement, d’une grande portée, fut l’évolution de plus en plus rapide de l’industrie et de la technique, avec ses conséquences fatales. Le réseau des chemins de fer, les autres voies et moyens de communication, la production minière, l’exploitation du naphte, l’industrie métallurgique, textile, mécanique, etc., tout cet ensemble d’activité productrice se développait à grands pas, rattrapant le temps perdu, Des régions industrielles surgissaient par-ci par-là, à travers le pays. Beaucoup de villes changeaient rapidement d’aspect, avec leurs usines neuves et une population ouvrière de plus en plus nombreuse. Cet essor industriel était vastement alimenté eu main-d’œuvre par des masses considérables de paysans miséreux, obligés, soit d’abandonner à jamais leurs parcelles de terre insuffisantes, soit de chercher du travail complémentaire pendant la saison d’hiver. Comme partout ailleurs, évolution industrielle signifiait, en même temps, évolution de la classe prolétarienne. Et, comme partout, celle-ci venait à point pour former les cadres principaux du mouvement révolutionnaire futur.


Ainsi, la diffusion des idées marxistes, d’une part, et la naissance du prolétariat industriel sur lequel le marxisme comptait s’appuyer, d’autre part, tels furent les éléments fondamentaux qui déterminèrent le nouvel aspect du mouvement révolutionnaire.


L’instruction publique suivait aussi une ligne ascendante. Les progrès de l’industrie, le niveau de plus en plus élevé de la vie en général exigeaient, dans tous les domaines, des hommes instruits, des professionnels, des techniciens, des ouvriers qualifiés et lettrés. Aussi, le nombre d’écoles de tous genres, officielles, municipales et privées, augmentait sans cesse, aussi bien dans les villes qu’à la campagne. Universités, écoles supérieures spéciales, lycées, collèges, écoles primaires, cours professionnels, etc., surgissaient de toutes parts.


Toute cette évolution se faisait en dehors, et même à l’encontre du régime politique absolutiste qui s’obstinait à persister, tout en formant, sur le corps vivant du pays, une carcasse rigide, absurde et gênante. Ainsi, malgré la répression cruelle, le mouvement antimonarchiste, la propagande révolutionnaire et socialiste prenaient de l’ampleur.


Vers la fin du siècle, deux forces nettement caractérisées se dressaient l’une contre l’autre en un conflit irréconciliable : l’une était la vieille force de la réaction absolutiste qui réunissait autour du trône les classes hautement privilégiées (la noblesse, les gros propriétaires fonciers, la caste militaire, le haut clergé, etc.) ; l’autre était la jeune force révolutionnaire représentée, aux années 1890-1900, surtout par la masse d’étudiants, mais qui commençait déjà à recruter aussi la jeunesse ouvrière des villes et des régions industrielles. En 1898, le courant révolutionnaire de tendance marxiste aboutit à la formation du Parti ouvrier social-démocrate russe.


Entre ces deux forces nettement opposées, se plaçait un troisième élément qui comprenait surtout des représentants de la classe moyenne et nombre d’intellectuels de marque : professeurs à l’Université, avocats, médecins, écrivains, etc. C’était le mouvement timidement libéral. Tout en soutenant – en cachette, et avec beaucoup de prudence – l’activité révolutionnaire, ses adeptes mettaient leur foi plutôt en la voie des réformes, espérant pouvoir arracher un jour à l’absolutisme des concessions importantes et aboutir à l’avènement d’un régime constitutionnel.


L’empereur Alexandre III décéda en 1894. Il céda la place à son fils Nicolas, le dernier des Romanov. Une légende absurde prétendait que ce dernier professait justement des idées libérales. On racontait qu’il était prêt à octroyer à « son peuple » une constitution qui limiterait sérieusement le pouvoir absolu des tsars. Prenant leurs désirs pour des réalités, les représentants des couches libérales, assistant, en qualité de délégués de certains corps, à la cérémonie solennelle au palais, à l’occasion de l’avènement au trône de Nicolas II, remirent à dernier une adresse où il était question de la nécessité pressante des réformes, et où l’on trouvait même une timide allusion à l’opportunité d’un régime constitutionnel. Mais, à leur grande stupéfaction, le nouveau maître, très en colère, frappa du pied le parquet, et, criant, presque comme dans une crise d’hystérie les somma de renoncer à jamais à ces « rêveries insensées ».



LES DÉBUTS DU XXe SIÈCLE (1900-1905). — L’ÉVOLUTION RAPIDE DU PAYS CONTINUE. — L’ABSOLUTISME RESTE SUR SES POSITIONS. — LE PARTI SOCIALISTE RÉVOLUTIONNAIRE. — LES ATTENTATS. — LE MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE COMMENCE À DESCENDRE DANS LA RUE. — UNE INVENTION DU GOUVERNEMENT TSARISTE POUR CANALISER LE MOUVEMENT OUVRIER VERS UNE ACTIVITÉ « LÉGALE ». — Les phénomènes et les traits caractéristiques que nous venons de signaler, s’accentuèrent encore dès le début du XXe siècle.


D’une part, l’absolutisme, loin d’aller à la rencontre des aspirations libérales de plus en plus prononcées de la société, prit, au contraire, la décision ferme de se maintenir par tous les moyens et de supprimer, par la violence ou la ruse, non seulement tout mouvement révolutionnaire, mais aussi toute manifestation d’esprit d’opposition. Ce fut à cette époque que le gouvernement tsariste, afin de faire dévier le mécontentement grandissant de la population, eut recours, entre autres, à une forte propagande antisémite et, ensuite, à l’instigation – et même à l’organisation – des pogromes (voir ce mot) juifs.


D’autre part, l’évolution économique du pays prenait une allure de plus en plus accélérée. Dans l’espace de cinq ans, de 1900 à 1905, l’industrie et le progrès technique ont fait un bond prodigieux. La production du pétrole (bassin de Bakou), celle de la houille (bassin du Donetz), des métaux précieux, etc., se rapprochaient rapidement du niveau atteint par les pays les plus industriels. Les voies et moyens de communication (chemins de fer, traction électrique, transport fluvial maritime, etc.) se multipliaient et se modernisaient. D’importantes usines de construction mécanique et autres, employant des milliers et même des dizaines de milliers d’ouvriers, surgissaient – ou s’épanouissaient – aux environs des grandes villes. Des régions industrielles entières naissaient ou prenaient de l’extension. Citons comme exemples les grandes usines Poutiloff, les importants chantiers de construction navale Nevsky, la grande usine baltique, et plusieurs autres usines d’envergure, à Saint-Pétersbourg ; les faubourgs industriels de la même capitale, avec des dizaines de milliers d’ouvriers, tels que Kolpino, Oboukhovo, Sestroretzk, et autres ; la région industrielle d’Ivanovo-Voznessensk, sous Moscou ; de nombreuses et importantes usines dans la Russie méridionale, à Kharkow, à Ekatérinoslaw, etc. Ces progrès rapides et importants restaient généralement peu connus à l’étranger. Et cependant, comme déjà dit, leur portée fut considérable, non seulement au point de vue purement industriel, mais aussi – et surtout – au point de vue social. En s’industrialisant, le pays augmentait vite ses cadres prolétariens. D’après les statistiques de l’époque, on peut évaluer le nombre total d’ouvriers industriels en Russie, vers 1905, à 3 millions.


En même temps, le pays poursuivait son évolution rapide en matière de culture générale. Depuis 1890, l’enseignement, l’instruction et l’éducation de la jeunesse ont fait de très grands progrès. Vers 1905, il existait en Russie une trentaine d’universités et d’écoles supérieures pour hommes et femmes. Presque toutes les villes, même de peu d’importance, possédaient des lycées et des collèges de garçons et de filles. L’enseignement primaire et l’instruction des adultes se trouvaient en progression constante, les « zemstvos », les municipalités et, enfin, des particuliers s’y employant avec beaucoup de zèle. Des cours du soir pour les ouvriers, des universités populaires fonctionnaient dans toutes les grandes villes. Dans nombre de ces écoles et institutions, en dehors de l’enseignement proprement dit, une propagande d’idées avancées se poursuivait assez librement, malgré la surveillance de la police. D’ailleurs, les conférenciers et le corps enseignant se recrutaient fréquemment dans les milieux plus ou moins révolutionnaires. La pression libérale exercée un peu partout par les couches intellectuelles, était telle que le gouvernement restait impuissant à supprimer ses effets. De pair avec cette activité éducative par la parole, se développait d’une façon prodigieuse l’éducation par écrit. Une quantité incalculable de brochures populaires se rapportant à toutes les sciences, et traitant les problèmes politiques et sociaux sous un jour plus que libéral, fut lancée sur le marché. La censure s’avéra impuissante à endiguer ce flot montant. Et, d’ailleurs, les éditeurs de cette littérature étaient inépuisables dans les moyens de prêter à leurs publications une forme qui trompait la vigilance de la censure. Si nous y ajoutons la diffusion assez importante, dans les milieux intellectuels et ouvriers, d’une littérature clandestine nettement révolutionnaire et socialiste, nous arriverons à une notion exacte de ce vaste mouvement d’éducation, de culture et de préparation révolutionnaire qui caractérise surtout les années 1900-1905.


Dans la campagne, l’appauvrissement des masses paysannes à la suite du morcellement grandissant de leurs parcelles de terre, déjà insuffisantes, et, partant, leur mécontentement augmentaient rapidement. Même l’exploitation des terres en commun, le fameux mir russe, n’arrivait plus à soulager le paysan. D’ailleurs, le gouvernement d’Alexandre III et celui de son successeur firent leur possible pour réduire le mir à une simple unité administrative, étroitement surveillée par l’État, bonne surtout à récolter les impôts.


La situation politique, économique et sociale de la population ouvrière resta sans changement aux années 1900. Exposés, sans aucun moyen de défense, à l’exploitation grandissante des classes bourgeoises, n’ayant aucun droit de se concerter, de faire entendre leurs revendications, de s’organiser, de se mettre en grève, les ouvriers étaient malheureux, matériellement et moralement.


Ce fut dans ces conditions que la propagande et l’activité socialistes et révolutionnaires prirent de plus en plus d’extension, depuis 1890. Comme nous l’avons déjà dit, le marxisme, propagé clandestinement, trouva beaucoup d’adeptes, d’abord parmi la jeunesse intellectuelle, et ensuite, dans les milieux ouvriers. L’influence du parti social-démocrate, fondé en 1898, augmentait vite. Naturellement, le gouvernement tsariste sévissait contre les militants socialistes. Les prisons, les lieux d’exil et les bagnes s’emplissaient. Les procès politiques ne se comptaient plus. Mais, tout en réussissant à réduire ainsi au minimum l’activité et l’influence du parti social-démocrate, les autorités n’arrivèrent cependant jamais à les étouffer. À partir de l’année 1900, le mouvement révolutionnaire, poussé en avant surtout par la jeunesse intellectuelle et, aussi, par quelques groupements ouvriers, dans les grandes villes et dans les régions industrielles, avança à grands pas. Des troubles universitaires et ouvriers devinrent bientôt des faits divers. D’ailleurs, les universités restaient souvent fermées pendant des mois, en raison justement des troubles politiques. Mais alors, à la première occasion, les étudiants appuyés par des ouvriers, organisaient des manifestations bruyantes sur les places publiques. À Saint-Pétersbourg, la place devant la cathédrale de Kazan devint l’endroit classique des manifestations populaires auxquelles les étudiants, et aussi les ouvriers, se rendaient en entonnant des chants révolutionnaires, et, parfois, porteurs de drapeaux rouges déployés. Le gouvernement y envoyait des détachements de police et de cosaques à cheval qui nettoyaient la place à coups de sabres et de fouets (« nagaïka »).


Ajoutons que ce mouvement d’aspirations politiques et sociales était doublé d’une envolée morale remarquable. La jeunesse révolutionnaire s’émancipait, en même temps, de tous les préjugés religieux, nationaux, sexuels et autres. Sur certains points, les milieux avancés russes étaient, depuis longtemps, bien en avance, même sur les pays occidentaux. Ainsi, l’égalité des races, des sexes, l’union libre, etc., devinrent pour ces milieux des vérités acquises, voire pratiquées, depuis les nihilistes. Sous ce rapport, les meilleurs publicistes russes (Bélinski, Herzen, Tchernychevski, Debroluboff, Pissareff, Mikhaïlovski) accomplirent une œuvre de grande portée. Ils éduquèrent plusieurs générations intellectuelles russes dans le sens d’affranchissement total, ceci malgré l’influence contraire exercée obligatoirement par le système d’enseignement secondaire (lycées, collèges). Tout en subissant cet enseignement officiel imposé, la jeunesse se débarrassait de sa férule, aussitôt le diplôme nécessaire en mains.


Toutefois, pour que le lecteur ait une juste notion de la situation générale, une réserve importante s’impose à nouveau.


Le tableau que je viens de peindre est exact. Mais, en se bornant à lui seul, sans y apporter des correctifs sérieux, on risquerait de tomber dans des exagérations, d’arriver à des appréciations générales erronées et, partant, de ne pas comprendre les événements ultérieurs.


N’oublions pas, en effet, que sur la masse immense de 175 millions d’âmes, les groupes touchés par le dit mouvement d’idées ne formaient qu’une couche bien mince. Il s’agissait, en somme, de quelques milliers d’intellectuels – d’étudiants, surtout – et de la fine fleur de la classe ouvrière dans les grands centres. Le reste de la population – les innombrables masses paysannes, le gros des citadins, et même le gros de la population ouvrière – restait encore étranger, indifférent, ou même hostile, à l’agitation. Certes, les milieux avancés augmentaient assez rapidement leurs effectifs. Certes, à partir des années 1900, le nombre d’ouvriers gagnés par le mouvement révolutionnaire des villes était en croissance continue, en dépit des mesures répressives. Certes, vers cette époque, l’effervescence atteignit aussi les masses paysannes, de plus en plus appauvries et miséreuses. Mais, en même temps, la masse profonde du peuple – celle dont l’agitation détermine seule les grands changements sociaux – conservait encore sa mentalité primitive.


Le « paradoxe russe» – dont il a été question plus haut – restait à peu près intact, et la « légende du tsar » éblouissait encore des millions et des millions d’hommes. Par rapport à cette masse, le mouvement en question n’était encore qu’une petite agitation de surface. Et, dans les conditions données, tout contact entre les avant-postes, poussés très en avant, et le gros des masses, resté très en arrière, était impossible. Le lecteur devra tenir rigoureusement compte de cette particularité pour pouvoir comprendre la suite des événements.


À partir de l’année 1901, l’activité révolutionnaire s’enrichit d’un élément nouveau. À côté du parti social-démocrate, naquit le parti socialiste révolutionnaire, dont la propagande fut vite couronnée d’un succès considérable.


Trois points essentiels constituaient la différence entre les deux partis : 1° philosophiquement et sociologiquement, le parti socialiste révolutionnaire était antimarxiste ; 2° en raison de son antimarxisme, ce parti apportait au problème paysan une solution différente de celle du parti social-démocrate. Tandis que ce dernier, se basant uniquement sur la clase ouvrière, ne comptait guère sur le gros de la masse paysanne (dont il escomptait, d’ailleurs, la prolétarisation rapide), et, partant, négligeait la propagande rurale, le parti socialiste révolutionnaire croyait pouvoir gagner les masses paysannes russes à la cause révolutionnaire et socialiste. Il jugeait impossible d’attendre leur prolétarisation. Il déployait, en conséquence, une forte propagande dans la campagne. Pratiquement, le parti social-démocrate n’envisageait, dans son programme agraire immédiat, qu’une augmentation des lots de terre appartenant aux paysans, tandis que le parti socialiste révolutionnaire comprenait dans son programme minimum la socialisation immédiate et complète du sol entier ; 3° en parfaite conformité avec sa doctrine, le parti social-démocrate (qui comptait essentiellement sur l’action des masses) repoussait toute action de terrorisme, tout attentat politique, comme socialement inutile. Par contre, le parti socialiste révolutionnaire attribuait une certaine utilité politique aux attentats accomplis dans certaines conditions données. Il possédait un organisme spécial (dit « organisme de combat ») chargé de préparer et d’exécuter des attentats politiques, sous le contrôle du comité central. À part ces différences, le programme politique immédiat des deux partis était sensiblement le même : une république démocratique (bourgeoise) qui ouvrirait la route à une évolution vers le socialisme.


De 1901 à 1905, le parti socialiste révolutionnaire accomplit plusieurs attentat politiques dont quelques-uns exceptionnellement retentissants, notamment : en 1902, le membre du parti Balmacheff assassina Sipiaguine, ministre de l’Intérieur ; en 1904, un autre socialiste révolutionnaire, Sazonov, tua von Plehvé, le successeur de Sipiaguine.


À part ces deux partis politiques, il existait aussi, à cette époque déjà, un certain mouvement anarchiste. Très faible, il n’était représenté que par quelques groupements d’intellectuels et d’ouvriers, sans contact stable. Il y avait un ou deux groupes anarchistes à Saint-Pétersbourg, autant à Moscou, quelques groupements dans le Midi. Leur activité se bornait à quelque propagande, très difficile d’ailleurs, à des attentats contre les serviteurs du régime, et à des actes de « reprise individuelle ». La littérature libertaire arrivait en fraude de l’étranger. On répandait surtout les brochures de Kropotkine qui, lui-même, obligé d’émigrer après la débâcle de la Narodnaïa Volia, s’était fixé en Angleterre.


Le succès croissant de la propagande révolutionnaire, à partir de l’année 1900, inquiéta fortement le gouvernement. Ce qui le troublait surtout, c’étaient les sympathies que cette propagande gagnait de plus en plus dans la population ouvrière. Malgré leur existence illégale, donc difficile, les partis socialistes possédaient dans toutes les grandes villes des comités, des cercles de propagande, des imprimeries clandestines et des groupements ouvriers. Le parti socialiste révolutionnaire réussit à réaliser des attentats politiques. Le gouvernement jugea donc ses moyens de défense – la prison, la surveillance, la provocation, les pogromes – insuffisants. Afin de soustraire les masses ouvrières à l’emprise des partis socialistes et à toute activité révolutionnaire, il conçut un plan machiavélique qui, logiquement, devait le rendre maître du mouvement ouvrier. Il se décida à mettre sur pied des organisations ouvrières légales, autorisées, dont il tiendrait lui-même les commandes. En cas de réussite, il aurait fait d’une pierre deux coups : d’une part, il aurait attiré vers lui les sympathies de la classe ouvrière, en l’arrachant ainsi aux mains des partis révolutionnaires ; d’autre part, il pourrait guider le mouvement ouvrier là où il voudrait, le surveillant de près. Sans aucun doute, la tâche était délicate. Il fallait attirer les ouvriers dans ces organismes d’État ; il fallait tromper leur méfiance, les intéresser, les flatter, les bercer, les duper ; il fallait feindre d’aller à la rencontre de leurs aspirations... Pour réussir, le gouvernement serait même obligé d’aller jusqu’à certaines concessions d’ordre économique ou social, tout en maintenant les ouvriers à sa merci, tout en les maniant à son idée. L’exécution d’un tel programme exigeait, à la tête de l’entreprise, des hommes de confiance absolue, hommes habiles et éprouvés, connaissant bien la psychologie ouvrière et la manière de s’y rendre. Le choix du gouvernement s’arrêta sur deux hommes, agents de la police secrète (l’okhrana), qui reçurent la mission d’exécuter le projet. L’un fut Zoubatov, pour Moscou ; l’autre, l’aumônier d’une des prisons de Saint-Pétersbourg, le pope Gapone. Ainsi, le gouvernement du tsar voulut jouer avec le feu. Il ne tarda pas à s’y brûler.



LA RÉVOLUTION DE 1905. LES « SECTIONS OUVRIÈRES » ET LE MOUVEMENT DE GAPONE. — LA LÉGENDE DU TSAR TUÉE PAR LE TSAR. — LE PREMIER GRAND MOUVEMENT DES MASSES OUVRIÈRES. — LA PREMIÈRE GRANDE GRÈVE DES OUVRIERS DE SAINT-PÉTERSBOURG. — L’ORIGINE DES « SOVIETS ». — L’EFFET FOUDROYANT DES GRAVES DÉFAITES DANS LA GUERRE RUSSO-JAPONAISE. — L’EFFERVESCENCE DANS TOUS LES MILIEUX DE LA SOCIÉTÉ. — LES LIBERTÉS PRISES D’ASSAUT. — L’AGITATION DANS LA FLOTTE ET DANS L’ARMÉE. — LA GRÈVE GÉNÉRALE DE TOUT LE PAYS EN OCTOBRE 1905. — LE GOUVERNEMENT PERD PIED. — LE MANIFESTE DU 17 OCTOBRE. — LE CONTACT ENTRE LES MILIEUX AVANCÉS ET LA MASSE DU PEUPLE S’ÉTABLIT. — LE « PARADOXE RUSSE » COMMENCE À S’ÉVANOUIR. — Zoubatov, à Moscou, fut démasqué assez vite. Il ne put aboutir à de grands résultats. Mais, à Saint-Pétersbourg, les affaires marchèrent mieux. Gapone, très adroit, œuvrant à l’ombre, sachant gagner la confiance et même l’affection des milieux ouvriers, doué d’un certain talent d’agitateur et d’organisateur, réussit à mettre sur pied les soi-disant « section ouvrières » qu’il guidait en personne (en contact étroit avec ses maîtres) et qu’il animait de son activité énergique. Vers la fin de 1904, ces sections étaient au nombre de onze, dans divers quartiers de la capitale, avec quelques milliers de membres.


Le soir, les ouvriers venaient assez nombreux dans leurs sections pour y parler de leurs affaires, écouter quelque conférence, parcourir les journaux, etc. L’entrée des sections étant rigoureusement contrôlée par les ouvriers gaponistes eux-mêmes, les militants révolutionnaires ne pouvaient y pénétrer qu’à grande peine. Et même s’ils y pénétraient, ils étaient vite démasqués et mis à la porte.


Les ouvriers de Saint-Pétersbourg prirent leurs sections très au sérieux. Ils avaient entière confiance en Gapone, lui parlaient de leurs malheurs et de leurs aspirations, discutaient avec lui les moyens de faire améliorer leur situation. Fils, lui-même, d’un pauvre paysan, Gapone comprenait à merveille la psychologie de ses confidents. Il savait encore mieux feindre son approbation et ses vives sympathies au mouvement ouvrier. Telle était aussi, à peu près, sa mission officielle. La thèse que le gouvernement entreprit d’imposer aux ouvriers dans leurs sections fut celle-ci : « Ouvriers, vous pouvez arriver à améliorer votre situation, en vous y appliquant méthodiquement, et dans les formes légales, au sein de vos sections. Pour aboutir, vous n’avez aucun besoin de faire de la politique. Occupez-vous de vos intérêts personnels et immédiats, et vous arriverez bientôt à une existence plus heureuse. Les partis et les luttes politiques, les recettes proposées par les mauvais bergers – les socialistes et les révolutionnaires – ne vous mèneront à rien de bon. Laissez la politique de côté et ne vous occupez que de vos intérêts économiques. Ceci vous est permis, et c’est par cette voie que vous aboutirez. » Telle fut la thèse soutenue et développée, sur l’instigation du gouvernement, par Gapone et ses aides puisés parmi les ouvriers mêmes, dans les sections.


Les ouvriers mirent l’invitation tout de suite en pratique. Ils commencèrent à préparer une action économique pour appuyer, le cas échéant, leurs revendications élaborées et formulées d’accord avec Gapone. Ce dernier, dans sa situation plus que délicate, dut faire semblant d’approuver tout. S’il ne le faisait pas, il provoquerait aussitôt un mécontentement parmi les ouvriers. Il serait même certainement accusé de trahir leurs intérêts, de tenir trop le parti patronal. Il aurait vite perdu sa popularité. De ce fait, son œuvre même serait infirmée. Dans son double jeu, Gapone devait avant tout, et à tout prix, conserver les sympathies qu’il sut gagner chez les ouvriers. Il le comprenait bien et faisait mine de soutenir entièrement leur cause, tout en espérant pouvoir, par cela même, garder la maîtrise du mouvement, pouvoir manier les masses à sa guise, pouvoir diriger, façonner et canaliser leur action.


Ce fut le contraire qui se produisit. Le mouvement prit rapidement de l’ampleur. Bientôt, il se transforma en une véritable tempête qui déborda et emporta Gapone lui-même.


Brièvement exposés, les événements se déroulèrent comme suit : de nombreux adeptes et amis décidèrent de commencer l’action. D’accord avec Gapone, ils élaborèrent et remirent à la direction une liste de revendications d’ordre économique, très modérées d’ailleurs. Vers la fin du mois, ils apprirent que la direction ne croyait pas possible d’y faire suite, et que le gouvernement était impuissant à l’y obliger.


L’indignation, la colère des ouvriers étaient sans borne : d’abord, parce que leurs longs et laborieux efforts n’aboutissaient à rien ; ensuite – et surtout – parce qu’on leur avait laissé croire que ces efforts seraient couronnés de succès. Gapone, en personne, les avait encouragés, les avait bercés d’espoir. Et voici que leur premier pas sur la bonne voie légale ne leur apportait qu’un échec cuisant, nullement justifié. Ils se sentirent « roulés ». Naturellement, leurs regards se tournèrent vers Gapone. Pour sauvegarder son prestige et son rôle, ce dernier feignit d’être indigné plus que tout autre et poussa les ouvriers de l’usine Poutiloff à réagir vigoureusement. C’est ce qu’ils ne tardèrent pas à faire. Se sentant assez à l’abri, se bornant toujours à des revendications purement économiques, couverts par les sections et par Gapone, ils décidèrent, au cours de plusieurs réunions tumultueuses, de soutenir leur cause par une grève. Le gouvernement, confiant en Gapone, n’intervenait pas. Et c’est ainsi que la grève des usines Poutiloff, la première grève ouvrière importante en Russie, fut déclenchée en décembre 1904.


Mais le mouvement ne s’arrêta pas là. Toutes les sections ouvrières s’émurent et se mirent en branle pour défendre l’action de ceux de Poutiloff. Elles apprécièrent très justement l’échec de ces derniers comme leur échec général. Naturellement, Gapone dut prendre parti pour les sections. Le soir, il les parcourait toutes, l’une après l’autre, prononçant partout des discours en faveur des grévistes de Poutiloff, invitant tous les ouvriers à les soutenir par une action efficace.


Quelques jours passèrent. Une agitation extraordinaire secouait les masses ouvrières de la capitale. Les ateliers se vidaient spontanément. Sans mot d’ordre précis, sans préparation, ni direction, la grève de Poutiloff devenait une grève quasi générale de Saint-Pétersbourg.


Ce fut alors la tempête. Les masses de grévistes se précipitèrent vers les sections, forçant tout contrôle, réclamant une action immédiate.


En effet, la grève seule ne suffisait pas. Il fallait agir, faire quelque chose. C’est alors que surgit – on ne sut jamais exactement d’où ni comment – la fantastique idée de rédiger, au nom des ouvriers et paysans malheureux de toutes les Russies, une pétition au tsar, de se rendre, pour l’appuyer, en grandes masses devant le Palais d’Hiver, de remettre la pétition, par l’intermédiaire d’une délégation, Gapone en tête, au tsar lui-même, et de demander à ce dernier de prêter l’oreille aux misères de son peuple. Toute naïve, toute paradoxale qu’elle fût, cette idée se répandit comme une traînée de poudre parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Elle les rallia. Elle les inspira. Elle apporta un sens, elle fixa un but précis à leur mouvement.


Les sections firent chorus avec les masses. Elles se décidèrent à organiser l’action. Gapone fut chargé de rédiger la pétition. De nouveau, il s’inclina. Ainsi, il devenait, par la force des choses, leader d’un important, d’un historique mouvement des masses.


Dans les premiers jours du mois de janvier 1905, la pétition était prête. Simple, émouvante, elle respirait le dévouement et la confiance. Les misères du peuple y étaient exposées avec beaucoup de sentiment et de sincérité. Ensuite, elle demandait au tsar de consentir et de faire exécuter certaines réformes. Chose étrange, mais incontestable : la pétition de Gapone était une œuvre de haute inspiration.


Il s’agissait maintenant de la faire adopter par toutes les sections, de la porter à la connaissance des vastes masses, et d’organiser la marche vers le Palais d’Hiver.


Entre temps, un fait nouveau se produisit. Des révolutionnaires appartenant aux partis politiques (ces derniers se tenaient à l’écart du mouvement) intervinrent auprès de Gapone. Ils cherchèrent, avant tout, à l’influencer, à l’obliger de donner à son attitude, à sa pétition et à toute son action une allure moins « rampante », plus digne, plus ferme, en un mot plus révolutionnaire. Les milieux ouvriers avancés exercèrent sur lui la même pression. Gapone s’y prêta d’assez bonne grâce. Des socialistes révolutionnaires, surtout, lièrent connaissance avec lui. D’accord avec eux, il remania, dans les tout derniers jours, sa pétition primitive, en l’élargissant considérablement et en atténuant de beaucoup son esprit de fidèle dévouement au tsar.


Sous sa forme définitive, la pétition fut le plus grand paradoxe historique qui ait jamais existé. On s’y adressait très loyalement au tsar, et on lui demandait ni plus ni moins que d’autoriser – même d’accomplir – une révolution fondamentale qui, en fin de compte, supprimerait son pouvoir. En effet, tout le programme minimum des partis révolutionnaires y figurait. On y exigeait, notamment, en qualité de mesures immédiates, de toute urgence : la liberté entière de la presse, de la parole, de la conscience, etc. ; la liberté absolue de toutes sortes d’associations, d’organisations, etc. ; le droit aux ouvriers de se syndiquer, de recourir à la grève, etc. ; des lois agraires tendant à l’expropriation des gros propriétaires au profit des communautés paysannes ; et, surtout, la convocation immédiate d’une assemblée constituante, élue sur la base d’une loi électorale démocratique. C’était, carrément, une invitation au suicide.


Il est à noter, toutefois, qu’en dépit de tout ce qu’il y avait de paradoxal dans la situation créée, l’action qui se préparait ainsi n’était, pour un esprit averti, qu’un aboutissement logique des tendances existantes, une synthèse naturelle des divers éléments en présence. D’une part, l’idée de la démarche collective auprès du tsar, avec la pétition, ne fut au fond que l’expression très naturelle de la foi naïve des masses populaires en la bonne volonté du tsar (ce que nous avons appelé plus haut « la légende du tsar »). Ainsi, les ouvriers qui, en Russie, ne rompaient jamais leurs liens plus ou moins étroits avec la campagne, reprirent un instant la tradition paysanne pour aller demander au « petit père » aide et protection. Profitant de l’occasion offerte et unique, soulevés par un élan spontané, irrésistible, ils cherchèrent, peut-être, surtout à mettre le doigt sur la plaie, à obtenir une précision palpable, une solution concrète, définitive. Tout en espérant, au fond de leurs âmes simples, obtenir un succès au moins partiel, ils voulaient surtout en avoir le cœur net. D’autre part, l’influence des partis révolutionnaires (forcés de se tenir à l’écart), pas assez puissante pour empêcher le mouvement ou – encore moins – pour le remplacer par un autre, plus révolutionnaire, s’avéra, néanmoins, suffisamment forte pour réussir à exercer sur Gapone une certaine pression indirecte et l’obliger de « révolutionnariser » son acte. Cet acte fut ainsi le produit bâtard, mais naturel, des forces contradictoires en action.


La conduite et la psychologie de Gapone lui-même, toutes paradoxales qu’elles puissent paraître, trouvent pourtant une explication facile. D’abord simple comédien, agent à la solde de la police, il fut, ensuite, de plus en plus entraîné par la formidable vague du mouvement populaire qui le poussait en avant. Il finit par en être emporté. Les événements le mirent, malgré lui, à la tête des foules dont il devenait l’idole. Esprit aventurier et romanesque, il dut se laisser bercer par une illusion. Percevant instinctivement l’importance historique des événements, il dut en faire une appréciation exagérée qui dépassa de beaucoup la réalité des choses. Il voyait déjà le pays entier en révolution, le trône en péril, et lui, Gapone, chef suprême du mouvement, idole du peuple, porté aux sommets de la gloire des siècles. De plus en plus fasciné par ce rêve (que les événements paraissaient de plus en plus justifier), il se donna finalement, corps et âme, au mouvement déclenché. Son rôle de policier ne l’intéressait plus. Il n’y pensait même pas, au cours de ces journées de fièvre, tout ébloui par les éclairs du formidable orage, tout absorbé par son rôle nouveau qui devait lui apparaître presque comme une mission divine. Telle était, très probablement , la psychologie de Gapone au début de janvier 1905. On peut donc supposer, avec forte raison, qu’à ce moment, et dans le sens indiqué, Gapone était sincère. Du moins, telle fut l’impression personnelle de l’auteur de ces lignes qui fit la connaissance de Gapone, quelques jours avant les événements, et le vit à l’œuvre.


Même le phénomène le plus paradoxal, parmi tant d’autres – l’abstention du gouvernement et l’absence de toute intervention policière au cours de ces journées de préparation fiévreuse –, s’explique aisément. Tout d’abord, la police ne put pénétrer dans la psychologie nouvelle de Gapone. Jusqu’au bout, elle garda confiance en son jeu. Et lorsque, enfin, elle s’aperçut du changement et du danger imminent, il était trop tard pour endiguer et arrêter les éléments déchaînés. D’abord quelque peu décontenancé, le gouvernement prit finalement le parti d’attendre le moment favorable pour écraser le mouvement d’un seul coup. Pour l’instant, ne recevant aucun ordre, la police ne bougeait pas, elle ne se montrait même pas. Ce fait incompréhensible, mystérieux, encouragea les masses, augmenta leurs espoirs.


La marche vers le Palais d’Hiver fut fixée au dimanche matin 9 janvier (vieux style). Les tout derniers jours, le 8 et le 9 surtout, furent consacrés principalement à la lecture publique de la pétition, au sein des sections. On procéda, à peu près partout, de la même façon. Au cours de la journée, mais surtout le soir, Gapone lui-même – ou un de ses amis – lisait, expliquait et commentait la pétition aux masses ouvrières qui remplissaient les locaux « par paquets », à tour de rôle. Aussitôt le local rempli, on en fermait la porte, on lisait la pétition, les assistants apposaient leurs signatures sur une feuille spéciale et évacuaient la salle. Celle-ci se remplissait à nouveau par une foule qui attendait patiemment son tour dans la rue, et la cérémonie recommençait. Cela continuait ainsi, dans toutes les sections, jusqu’à minuit et au-delà.


Ce qui apporta une note tragique à ces derniers préparatifs, ce fut, chaque fois, l’appel suprême de l’orateur et le serment solennel, farouche, de la foule, en réponse à cet appel : « Camarades ouvriers, paysans et autres – disait à peu près l’orateur –, frères de misère ! Soyez tous fidèles à la cause générale et au rendez-vous. Dimanche matin, venez tous sur la place, devant le Palais d’Hiver. Toute défaillance de votre part serait une trahison envers notre cause qui est juste. Mais venez calmes, pacifiques, dignes de l’heure solennelle qui sonne. Le père Gapone a déjà prévenu le tsar et lui a garanti, sous sa responsabilité personnelle, la sécurité absolue. Si vous vous permettez quelque acte déplacé, c’est le père Gapone qui en répondra. D’ailleurs, vous avez entendu la pétition. Nous demandons des choses justes. Nous ne pouvons plus continuer cette existence misérable. Nous allons donc chez le tsar les bras ouverts, les cœurs remplis d’amour et d’espoir. Il n’a qu’à nous recevoir de même, et à prêter l’oreille à notre demande. Gapone lui-même lui remettra la pétition. Espérons, camarades, espérons, frères, que le tsar nous ouvrira ses bras, nous accueillera, nous écoutera, nous comprendra et fera suite à nos justes revendications. Mais si, mes frères, le tsar, au lieu de nous accueillir, au lieu de nous écouter, nous reçoit à coups de fusils et de sabres, s’il ne veut pas de nous, alors, mes frères, malheur à lui ! Alors, nous n’avons plus de tsar ! Alors, qu’ils soient maudits à jamais, lui et toute sa dynastie ! Jurez, vous tous, camarades, frères, simples citoyens, jurez qu’alors vous n’oublierez jamais la trahison. Jurez qu’alors vous chercherez à détruire le traître par tous les moyens... » Et l’assemblée tout entière, emportée par un élan extraordinaire, répondait en levant le bras : « Nous le jurons ! » Là où Gapone lui-même lisait la pétition – et il la lut une fois dans toutes les sections –, il y ajoutait : « Moi, prêtre, Georges Gapone, par la volonté de Dieu, je vous délie alors du serment prêté au tsar. Je bénis d’avance celui qui le détruira. Car alors, nous n’aurons plus de tsar ! (Blême d’émotion, il répétait deux, trois fois cette phrase devant l’auditoire silencieux et frémissant.) Jurez de me suivre, jurez-le sur la tête de vos enfants! » — « Oui, père, nous le jurons sur la tête de nos enfants », fut invariablement la réponse.


Le 8 janvier au soir, tout était prêt pour la marche.


Tout était prêt aussi du côté gouvernemental. En effet, certains cercles intellectuels et littéraires apprirent que la décision du gouvernement était arrêtée : en aucun cas ne laisser la foule s’approcher du palais ; si elle insiste, tirer dessus sans pitié. En toute hâte, une délégation fut dépêchée auprès des autorités pour tenter de prévenir l’effusion de sang. La démarche resta vaine. Toutes les dispositions étaient déjà prises. La capitale était entre les mains des troupes armées jusqu’aux dents.


On connaît la suite. Le 9 janvier, dimanche, dès le matin, une foule immense composée surtout d’ouvriers (souvent avec leurs familles) et aussi d’autres éléments très divers, se mit en mouvement vers la place du Palais d’Hiver. Des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, partant de tous les points de la capitale et de la banlieue, se ruèrent vers le but indiqué. Hélas ! Partout, ils se heurtèrent à des barrages de troupes et de police qui ouvrirent un feu nourri contre cette mer humaine. Toutefois, la pression des arrière-gardes de cette masse compacte d’hommes – pression qui augmentait de minute en minute – fut telle que, par toutes sortes de voies obliques, la foule affluait sans cesse, envahissant la place du palais et toutes les rues avoisinantes. Alors, le gouvernement ne trouva rien de mieux que de faire balayer, par des salves de feu, à intervalles réguliers, cette foule désarmée, désemparée, désespérée...


Des milliers d’hommes, femmes et enfants furent tués ce jour-là dans les rues de la capitale. Vers le soir, « l’ordre fut rétabli ». Et c’est durant toute la nuit, et par des wagons entiers, que la police emportait les cadavres hors de la capitale, pour les faire enterrer pêle-mêle dans les champs avoisinants.


Quant à Gapone lui-même, lequel conduisait, entouré de porteurs d’icones et d’images du tsar, une foule immense se dirigeant vers le Palais d’Hiver par la porte de Narva, il ne fut même pas blessé. Aux premiers coups de feu, il fut saisi par des amis, emporté hors des rangs et mis en lieu sûr. On lui coupa ses longs cheveux de pope, on l’habilla en civil et, quelques jours après, il se trouva déjà à l’étranger, hors de toute atteinte. Il lança immédiatement un bref appel aux ouvriers et paysans de toutes les Russies où, en des termes exceptionnellement éloquents et vigoureux, il maudissait, au nom du pouvoir à lui conféré par Dieu, le tsar Romanov et sa dynastie. Il y bénissait d’avance tous ceux qui arriveraient à supprimer le traître. Cet appel fut répandu en très grand nombre à travers le pays.


Quelques mots sur le sort définitif de Gapone sont nécessaires ici même pour clore le chapitre.


Sauvé par des amis, l’ex prêtre se fixa définitivement à l’étranger. Ce furent surtout les socialistes révolutionnaires qui prirent soin de lui. Son avenir ne dépendait maintenant que de lui-même. On mit à sa disposition les moyens nécessaires pour qu’il rompe définitivement avec son passé, pour qu’il complète son instruction – enfin, pour qu’il puisse devenir vraiment un homme d’action d’envergure. Mais Gapone n’était pas de cette trempe. Le feu sacré qui, par hasard, effleura une fois son âme ténébreuse, n’était pour lui qu’un feu d’ambitions et de satisfactions personnelles qui s’éteignit vite. Au lieu de se livrer à un travail d’auto éducation et de préparation à une activité sérieuse, Gapone restait dans l’inactivité, mère de l’ennui. Le lent travail de patience ne lui disait rien. Il rêvait la suite immédiate et glorieuse de son aventure. Or, en Russie, les événements traînaient. La grande révolution ne venait toujours pas. Il s’ennuyait de plus en plus. Bientôt, il chercha l’oubli dans la débauche. Le plus souvent, il passait ses soirées dans des cabarets louches où, à moitié ivre, en compagnie de femmes légères, il pleurait à chaudes larmes ses illusions brisées. La vie à l’étranger le dégoûtait. Le mal du pays le tenaillait. À tout prix, il voulait retourner en Russie. Alors, il conçut l’idée de s’adresser à son gouvernement, de lui demander le pardon et l’autorisation de revenir pour reprendre ses services. Il écrivit à la police secrète. Il renoua les relations avec elle. Ses anciens chefs accueillirent l’offre assez favorablement. Mais, avant tout, ils exigèrent de Gapone une preuve matérielle de son repentir et de sa bonne volonté. Connaissant ses accointances avec des membres influents du parti socialiste révolutionnaire, ils lui demandèrent de leur fournir des indications précises qui leur auraient permis de porter un coup dur au dit parti. Gapone accepta le marché. En attendant, un membre influent du parti et ami intime de Gapone, l’ingénieur Rutenberg, eut vent des nouvelles relations de Gapone avec la police. Il s’en référa au comité central du parti. Le comité le chargea – c’est Rutenberg lui-même qui le raconte dans ses mémoires – de faire son possible pour démasquer Gapone. Rutenberg fut obligé de jouer un rôle. Il finit par obtenir des confidences de Gapone, ce dernier ayant supposé que l’ingénieur trahirait volontiers son parti pour une forte somme d’argent. Gapone lui fit des propositions dans ce sens. Rutenberg feignit d’accepter. Il fut convenu qu’il livrerait à la police, par l’intermédiaire de Gapone, des secrets très importants du parti. On marchanda sur le prix. Ce marchandage – feint et traîné sciemment en longueur par Rutenberg, d’accord avec son parti, mené par Gapone, d’accord avec la police – se termina en Russie, où Gapone put, entre temps, se rendre, de même que Rutenberg. À Saint-Pétersbourg se joua le dernier acte du drame. Aussitôt arrivé, Rutenberg prévint quelques ouvriers, amis fidèles de Gapone – lesquels se refusaient à croire à sa trahison –, qu’il était à même de leur en fournir une preuve incontestable. Il fut convenu que les ouvriers gaponistes assisteraient en cachette au dernier entretien entre Gapone et Rutenberg, entretien où le prix de la soi-disant trahison de Rutenberg devait être définitivement fixé.


Le rendez-vous eut lieu dans une villa déserte, non loin de Saint-Pétersbourg. D’après le plan conçu, les ouvriers cachés dans la pièce contiguë à celle où se passerait l’entretien entre Gapone et Rutenberg, devaient ainsi assister, sans être vus, à cet entretien pour se convaincre du véritable rôle de Gapone et pouvoir, ensuite, le démasquer publiquement. Mais les ouvriers ne purent pas y tenir. Aussitôt convaincus de la trahison de Gapone, ils firent irruption dans la chambre où les deux hommes discutaient ; ils se précipitèrent sur Gapone, le saisirent et, malgré ses supplications, l’exécutèrent brutalement. Ensuite, ils lui passèrent une corde au cou et le suspendirent au plafond. C’est dans cette position que son cadavre fut découvert accidentellement quelque temps après.


Ainsi se termina l’épopée personnelle de Gapone. Quant à l’épopée du mouvement, elle suivit son chemin.


Les événements du 9 janvier eurent une résonance formidable dans le pays entier. Sans parler des villes et des régions industrielles, dans les recoins les plus obscurs, la population apprenait avec une stupéfaction indignée qu’au lieu de prêter l’oreille au peuple venu paisiblement devant le palais pour conter au tsar ses misères, ce dernier donna froidement l’ordre de tirer dessus. Pendant longtemps encore, des paysans délégués par leurs villages se rendaient à Saint-Pétersbourg avec la mission d’apprendre l’exacte vérité. Cette vérité fut bientôt connue partout. C’est à ce moment que la « légende du tsar » cessa de vivre. Un paradoxe historique de plus ! En 1881, les révolutionnaires assassinèrent le tsar pour tuer la légende. Elle survécut. Vingt-quatre ans après, c’est le tsar lui-même qui la tua. Moralement, le tsarisme fut détrôné le 9 janvier 1905. Mais ce qu’il y a vraiment de significatif dans ces événements, c’est qu’il fallut une expérience historique vécue, palpable et de grande envergure pour que le peuple commence à comprendre la véritable nature du tsarisme. Ni la propagande, ni le sacrifice des enthousiastes ne purent, seuls, amener ce résultat.


Quant à la ville de Saint-Pétersbourg, les événements du 9 janvier y eurent pour effet immédiat la généralisation de la grève ouvrière. Celle-ci devint complète. Le 10 janvier au matin, pas une seule usine, pas un chantier de la capitale ne s’anima. Le mouvement de sourde révolte gronda partout. La première grande grève révolutionnaire des travailleurs russes – celle des ouvriers de Saint-Pétersbourg – devint un fait accompli.


Nous touchons ici à un point très important de la Révolution russe : l’origine des soviets. Le lecteur trouvera quelques détails de plus, à ce sujet, au mot soviets. Mais l’essentiel doit être dit ici même.


Dans tout ce qui a paru jusqu’à ce jour sur la Révolution russe – je parle non seulement des études étrangères, mais aussi de la documentation russe –, il existe une lacune qui saute aux yeux d’un lecteur attentif. Personne ne peut encore jamais établir avec précision quand, où et comment fut créé le premier soviet ouvrier. Ce que le lecteur trouvera ici à ce sujet sera donc absolument inédit. (En lisant ce qui suit, on comprendra le pourquoi de cette lacune.)


De même que le mouvement précédent guidé par Gapone, la grève générale des ouvriers de Saint-Pétersbourg surgit spontanément. Elle ne fut déclenchée par aucun parti politique, voire par aucun comité de grève. De leur propre chef, et dans un élan tout à fait libre, les masses ouvrières abandonnèrent les usines et les chantiers. Les partis politiques ne surent même pas profiter de l’occasion de s’emparer du mouvement, à leur habitude. Ils restèrent complètement à l’écart. Cependant, la grave question surgit aussitôt devant les ouvriers : que faire maintenant ? Un jour, cette question fut posée concrètement dans une petite réunion privée à laquelle assistaient une quarantaine d’ouvriers de différentes usines, l’auteur de ces lignes (dont ces ouvriers étaient les élèves) et un avocat, Georges Nossar. Ni les uns ni les autres n’appartenaient à aucun parti politique.


L’auteur de ces lignes, alors un jeune homme de 22 ans, poursuivait depuis deux ans, dans les milieux ouvriers, un travail de pure culture. Et quant à Nossar, il était une connaissance de quelques jours, faite à l’une des réunions gaponistes à laquelle il vint assister. Au cours de cette petite réunion privée, on parla de la nécessité d’organiser un comité – ou plutôt un « conseil » (soviet) – qui serait composé d’ouvriers délégués par différentes usines, et qui prendrait entre ses mains aussi bien la direction de la grève que celle de la suite du mouvement. On exprima même l’idée de nommer ce comité Conseil (soviet) des délégués ouvriers. Les ouvriers décidèrent de mettre cette idée tout de suite en pratique. Dès le lendemain, ils devaient en faire part à leurs camarades d’usine, pour pouvoir désigner des délégués provisoires à ce soviet ouvrier. Mais il fallait quelqu’un qui se chargeât, séance tenante, de la direction de ce soviet. Les ouvriers présents offrirent ce poste à l’auteur de ces lignes. Ne sachant encore rien de la conception anarchiste, ce dernier en possédait néanmoins l’esprit. Il posa aux ouvriers cette question : comment pouvait-il, sans être ouvrier, adhérer à un organisme essentiellement ouvrier, le guider, le mener ? Les ouvriers répondirent que cela n’avait aucune importance, car ils pouvaient toujours introduire dans l’organisme ainsi créé un homme de confiance en lui procurant des papiers d’un ouvrier quelconque. L’auteur de ces lignes refusa catégoriquement, pour sa part, de recourir à un tel procédé, basé sur un mensonge, sur une supercherie. Il estimait, en outre, que les ouvriers devraient mener eux-mêmes leurs affaires, se bornant à être aidés ou conseillés du dehors de leurs organismes par leurs amis intellectuels, sans en faire des maîtres. Les ouvriers firent alors la même offre à Nossar qui accepta. C’est ainsi que, quelques jours après, eut lieu, à Saint-Pétersbourg, la première séance du premier soviet ouvrier russe dont Nossar, muni de faux papiers ouvriers au nom de Khroustaleff, se fit nommer président. Un peu plus tard, ce premier soviet fut complété par un nombre imposant de délégués ouvriers. Pendant quelque temps, il siégeait assez régulièrement dans le local des cours supérieurs du professeur P. Lesgaft. Il publiait périodiquement une feuille d’information ouvrière, sous le titre Les Nouvelles (Izvestia) du Soviet des délégués ouvriers. En même temps, il dirigeait le mouvement ouvrier de la capitale. Le parti social-démocrate finit, tout de même, par réussir à pénétrer dans ce soviet et à s’y emparer d’un poste important. En effet, le politicien social-démocrate Trotski (le futur commissaire bolcheviste) y entra et se fit nommer secrétaire. Plus tard, il remplaça Khroustaleff-Nossar à la présidence du soviet.


On comprend aisément pourquoi les faits cités ici restèrent dans l’ombre. Nossar (le lecteur trouvera ailleurs quelques mots sur son sort personnel) n’en a jamais soufflé mot à personne. Sur les 40 ouvriers au courant des faits, pas un n’eut jamais l’idée de les raconter. Et quant à l’auteur de ces lignes, il n’en a encore parlé nulle part jusqu’à présent.


Pendant un certain laps de temps, le gouvernement ne toucha pas au soviet. Celui-ci siégea assez régulièrement. D’ailleurs, la grève s’étant éteinte d’elle-même, à défaut d’un mouvement de plus vaste envergure, l’activité de ce premier soviet dut se borner bientôt à une œuvre de pure propagande.


Le gouvernement se vit dans l’obligation de fermer momentanément les yeux, car, sa situation devenant de plus en plus difficile, il était forcé d’agir avec la plus grande prudence. La raison principale de cette situation difficile fut l’échec cuisant que l’impérialisme japonais fit subir à l’impérialisme russe. La guerre, commencée avec beaucoup d’orgueil et, en partie, dans le but de réchauffer les sentiments nationaux et monarchistes, était irrémédiablement perdue. L’armée et la flotte furent battues à plate couture. L’opinion publique imputait la défaite ouvertement à l’incapacité, à la pourriture du régime. Non seulement les masses ouvrières, mais tous les milieux de la société furent rapidement gagnés par une colère et un esprit de révolte qui s’aggravaient de jour en jour. L’effet des défaites qui se suivaient sans arrêt fut foudroyant. Bientôt, les passions étaient déchaînées, l’indignation ne connaissait plus de bornes, l’effervescence devenait générale. Étant dans son tort, le gouvernement n’avait qu’à se taire. Les milieux libéraux et révolutionnaires en profitèrent immédiatement pour commencer une campagne violente contre le régime. Sans en demander l’autorisation, la presse et la parole devinrent libres. Ce fut une véritable prise d’assaut des libertés politiques. Les journaux de toutes tendances, même révolutionnaires, paraissaient et se vendaient sans censure, ni contrôle. Le gouvernement, le système entier y étaient vigoureusement critiqués. Les autorités furent contraintes de tolérer tout ceci, comme elles avaient déjà toléré la grève de janvier, les délibérations du soviet, etc. De plus, vers cette époque, quelques démonstrations et même quelques émeutes eurent lieu dans différentes villes, et quelques barricades firent leur apparition à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Les ennemis du gouvernement étaient trop nombreux, trop audacieux et – surtout – ils avaient raison. L’été 1905 apporta, de plus, des troubles assez graves dans l’armée et la flotte. Le pays entier se dressait de plus en plus résolument contre le tsarisme. En plus de sa mauvaise situation morale et de sa défaite dans la guerre russo-japonaise, il manquait au gouvernement le facteur le plus important pour pouvoir combattre ce mouvement : l’argent.


L’inactivité, l’impuissance avouée du gouvernement enhardirent les forces de l’opposition. Dès le début d’octobre, on parla d’une grève générale de tout le pays, comme début d’une révolution décisive. Cette grève du pays entier – grève formidable, unique dans l’histoire du monde – eut lieu vers la mi-octobre. Elle fut moins spontanée que celle de janvier. Envisagée de longue date, préparée d’avance, elle fut organisée par le soviet et surtout de nombreux comités de grève. Usines, chantiers, magasins, banques, administrations et – surtout – chemins de fer, toutes les voies de communication, postes et télégraphes, tout, absolument tout, s’arrêta net. La vie du pays fut suspendue. Le gouvernement perdit pied et céda. Le 17 octobre (1905), le tsar lança un manifeste – le fameux manifeste du 17 octobre – où il disait avoir pris la décision d’octroyer à ses chers sujets toutes les libertés politiques et, de plus, de convoquer le plus rapidement possible la Douma de l’État (genre d’états généraux) pour l’aider dans ses fonctions gouvernementales. Ce fut, enfin, une promesse de constitution. Certains milieux la prirent même au sérieux. Ainsi, un parti « octobriste » (d’octobre) fut créé aussitôt dans le but d’activer la réalisation et de surveiller l’application des réformes modérées annoncées par le manifeste.


Le but immédiat du manifeste fut atteint : la grève cessa, l’élan révolutionnaire fut brisé. Mais il va de soi que les partis révolutionnaires n’eurent aucune confiance dans les promesses. Ils ne virent dans le manifeste qu’une manœuvre politique. Ils commencèrent aussitôt à l’expliquer aux masses ouvrières. D’ailleurs, ces dernières restèrent assez indifférentes. Dix jours après le manifeste eut lieu la première grande émeute des matelots de Cronstadt, à laquelle participa l’auteur de ces lignes, et qui faillit devenir très grave.


Les libertés, prises d’assaut et promises post factum par le manifeste d’octobre, furent supprimées le jour où le gouvernement trouva de l’argent (emprunt français) et aussi la possibilité de terminer la malheureuse guerre d’une façon pas trop humiliante. Ce jour-là, le gouvernement reprit pied. Fin 1905, il interdit de nouveau toute la presse révolutionnaire, rétablit la censure, procéda à des arrestations en masse, liquida toutes les organisations ouvrières ou révolutionnaires qui lui tombèrent sous la main, supprima le soviet, jeta en prison Nossar et Trotski et dépêcha des troupes, à l’effet de châtiments sévères, dans toutes les régions où des troubles sérieux avaient eu lieu. Il ne resta qu’une chose à laquelle le gouvernement n’osa pas toucher : la Douma, dont la convocation était proche.


Ainsi, vers la fin de 1905, la révolution fut définitivement enrayée. Mais, naturellement, la tempête passée avait laissé des traces ineffaçables, aussi bien dans la vie matérielle du pays que dans la mentalité de la population.


Dans le domaine concret, il y avait, tout d’abord, comme nous venons de le dire, la Douma. Momentanément, le gouvernement se vit obligé d’élaborer, pour la Douma, une loi électorale assez large. Le peuple tout entier mettait dans cette institution les plus grands espoirs. Les élections, fixées au printemps de 1906, suscitèrent dans le pays une activité préparatoire fébrile. Tous les partis politiques y prirent part. La situation était assez paradoxale ; car, tandis que les partis de gauche déployaient leur activité ouvertement, légalement, les prisons regorgeaient des membres des mêmes partis, arrêtés lors de la liquidation du mouvement. Ce paradoxe apparent s’explique facilement. En dépit d’une certaine liberté que le gouvernement tsariste dut accorder à ses sujets en vue des élections, ce gouvernement était loin d’interpréter la Douma comme une institution appelée à se dresser contre l’absolutisme ou à le limiter. Selon lui, la Douma ne devait être qu’un organe purement consultatif, appelé simplement à aider les autorités dans leurs tâches difficiles. Tout en étant obligé de tolérer l’agitation électorale des partis de gauche, le gouvernement était décidé d’avance à réagir sans tarder contre toute tentative de la Douma de prendre une attitude frondeuse. Il était donc parfaitement logique que, la Douma n’ayant, à ses yeux, rien de commun avec la révolution, le gouvernement gardât les révolutionnaires en prison.


Un autre fait concret, entièrement nouveau dans la vie russe, fut, précisément, la formation et l’activité légale de différents partis politiques. Comme le lecteur sait, il n’y avait dans le pays, avant les événements de 1905, que deux partis politiques, tous deux clandestins ; c’étaient le parti social-démocrate et le parti socialiste révolutionnaire. Le manifeste du 17 octobre, les quelques libertés admises à sa suite et, surtout, la future campagne électorale pour la Douma, firent naître aussitôt toute une série de partis politiques légaux.


Les monarchistes créèrent l’ « Union du peuple russe ». Les éléments moins farouchement réactionnaires – hauts fonctionnaires, gros industriels, propriétaires, commerçants, agrariens, etc. – se groupèrent autour du « parti octobriste », dont nous avons déjà parlé. Le poids politique de ces deux partis de la droite était insignifiant. Tous les deux faisaient plutôt l’amusement du pays.


La grande majorité des classes aisées et moyennes, ainsi que des intellectuels de marque, s’organisèrent en un grand parti politique du centre dont la droite se rapprochait des octobristes et la gauche accusait des tendances républicaines. Le gros du parti élabora le programme d’un système constitutionnel qui, tout en conservant le monarque, mettait fin à l’absolutisme en limitant sérieusement son pouvoir. Le parti prit le nom de « parti constitutionnel démocrate » (en abrégé : parti ca-det). Ses leaders se recrutèrent surtout parmi les gros bonnets municipaux, les avocats, les personnes exerçant des professions libérales, les gros universitaires. Très influent et bien placé, ce parti déploya, dès son origine, une activité vaste et énergique.


À l’extrême gauche, se trouvaient : le parti social-démocrate, dont l’activité électorale fut à peu près ouverte et légale, malgré son programme nettement républicain et sa tactique révolutionnaire, et, enfin, le parti socialiste révolutionnaire, dont les candidats, afin de pouvoir agir sans entraves, formèrent un parti à part, sous le nom de « parti travailliste », et dont le programme et la tactique différaient peu – le problème agraire à part – de ceux du parti social-démocrate. Il va de soi que ces deux derniers partis représentaient surtout les masses ouvrières et paysannes ainsi que la vaste couche des travailleurs intellectuels.


En dehors de la question politique, le point le plus important dans les programmes de tous les partis se rapportait incontestablement au problème agraire. Une solution efficace de ce dernier s’imposait de toute urgence. En effet, l’augmentation de la population paysanne était si rapide que les lots de terrain concédés aux paysans affranchis par leurs anciens seigneurs, en 1881, déjà insuffisants, se réduisirent en un quart de siècle, par suite d’un morcellement continu, à des lots de famine. L’immense population paysanne attendait de plus en plus impatiemment une solution juste et effective de ce problème. Tous les partis se rendaient compte de son importance capitale. Pour le moment, trois solutions du problème se présentaient, notamment : 1° le parti constitutionnel démocrate proposait l’augmentation des lots par une aliénation d’une bonne partie des grandes propriétés privées ou d’État, aliénation devant être dédommagée graduellement par les paysans, avec l’aide de l’État, conformément à uns estimation officielle et « juste » ; 2° le parti social-démocrate préconisait une aliénation pure et simple des terres indispensables aux paysans, lesquelles terres constitueraient ainsi un fonds national distribuable aux paysans au fur et à mesure des besoins (nationalisation ou municipalisation des terres) ; 3° le parti socialiste révolutionnaire offrait la solution la plus radicale ; à savoir : la confiscation totale de toutes les terres faisant l’objet de propriété privée, la suppression immédiate et complète de toute propriété foncière, la mise à la disposition des collectivités paysannes de toutes les terres (socialisation des terres).


Une note importante est à ajouter à ce qui vient d’être dit. À l’époque de la Révolution de 1905, deux courants d’idées (qui allaient aboutir plus tard à une scission complète) se dessinèrent déjà nettement au sein des deux partis de gauche (socialiste démocrate et socialiste révolutionnaire) : dans l’un comme dans l’autre, se précisa, à côté du courant « officiel », une mentalité réfractaire au programme établi. D’après cette idéologie nouvelle, la révolution qui approchait avait des chances de devenir, dès à présent, une vraie révolution sociale. Les partisans de ce courant, dans les deux partis, insistaient donc sur la nécessité d’abandonner le programme minimum en cours et de le remplacer par un autre, plus révolutionnaire, plus socialiste. Dans le parti social démocrate, ce courant aboutit, déjà en 1903, à la naissance du bolchevisme (voir ce mot) et, plus tard, à la formation du parti communiste (bolcheviste). Et quant au parti socialiste révolutionnaire, il se divisa finalement aussi en deux partis distincts : celui des socialistes révolutionnaires de droite, qui défendait toujours la nécessité de passer, avant tout, par une république démocratique bourgeoise, et celui des socialistes révolutionnaires de gauche, qui prétendait, parallèlement au bolchevisme, que la prochaine révolution devrait être poussée le plus loin possible, notamment jusqu’à la suppression immédiate de l’État capitaliste et l’instauration d’une république sociale. Lors de la révolution de 1905, l’influence pratique de ces deux courants réfractaires était encore insignifiante.

Pour compléter l’exposé de divers courants d’idées, lors de la révolution de 1905, signalons que le parti socialiste révolutionnaire donna naissance, vers la même époque, à un troisième credo social, qui alla jusqu’à l’idée de devoir supprimer, dans la prochaine révolution, non seulement l’État bourgeois, mais tout État, en général, comme institution politique. Ce courant d’idées se rapprochait donc sensiblement de la conception anarchiste, sans toutefois l’adopter en entier. Il est connu en Russie sous le nom de maximalisme (voir ce mot).


Quant aux conceptions anarchistes et syndicalistes, elles étaient, à cette époque, très peu répandues en Russie. Comme déjà dit, quelques groupements libertaires existaient à Saint-Pétersbourg, à Moscou et dans le Midi. C’était tout. Cependant, un groupe anarchiste de Moscou participa très activement aux événements d’octobre et se fit remarquer dans des manifestations révolutionnaires.


Les conséquences morales, les effets psychologiques des événements de 1905 étaient plus importants encore que les réalisations concrètes immédiates. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà signalé, la légende du tsar s’évanouit, l’absolutisme fut moralement détrôné. Ce ne fut pas tout. Car, du même coup, les masses populaires se tournèrent vers les éléments qui, depuis longtemps déjà, combattaient cet absolutisme : vers les milieux intellectuels et avancés, vers les partis politiques, vers les révolutionnaires, en général, etc. Ainsi, un contact solide et vaste s’établit, enfin, entre les milieux avancés et la masse du peuple. Désormais, ce contact ne put que se consolider et s’approfondir. Le « paradoxe russe », dont nous avons parlé plus haut, avait vécu.


Quelques mots sont à dire ici sur le sort personnel de Nossar-Khroustaleff, premier président du premier soviet ouvrier de Saint-Pétersbourg. Arrêté lors de la liquidation du mouvement, il fut condamné à être exilé en Sibérie. Il se sauva et se réfugia à l’étranger. Mais, de même que Gapone, il ne sut pas s’adapter à une nouvelle existence et encore moins se mettre au travail régulier. Certes, il ne mena pas une vie de débauche, il ne commit aucun acte de trahison... Mais il traînait à l’étranger une existence déréglée, misérable, malheureuse. Cela continua jusqu’à la Révolution de 1917. Aussitôt celle-ci éclatée, il se précipita, comme presque tous les émigrés russes, en son pays, et y participa aux luttes révolutionnaires. Ensuite, on l’a perdu de vue. D’après quelques informations, venues d’une source digne de foi, il se dressa finalement contre les bolcheviks et fut fusillé par ces derniers.



VERS LA GRANDE EXPLOSION (1905-19l7). — Les douze années – exactement – qui séparèrent la véritable révolution de son ébauche n’apportèrent rien de saillant au point de vue révolutionnaire. Au contraire, c’est précisément la réaction qui triompha bientôt sur toute la ligne. Le sort de la Douma en fut la manifestation la plus éclatante.


La Douma commença à siéger en avril 1906. Un enthousiasme populaire débordant l’accueillit à sa naissance. Malgré toutes les machinations du gouvernement, elle s’avéra nettement en opposition. Le Parti constitutionnel démocrate la domina par le nombre et la qualité de ses représentants. Le professeur V. Mouromtzeff, un des membres les plus éminents de ce parti, fut élu président de l’Assemblée. Les députés de gauche – sociaux démocrates et socialistes révolutionnaires (« travaillistes ») – y formaient également un bloc imposant. La population entière suivait les travaux de la Douma avec un intérêt passionné. Tous les espoirs volaient vers elle. On en attendait au moins des réformes larges, justes, efficaces.


Mais, dès le premier contact, une hostilité – sourde d’abord, de plus en plus ouverte par la suite – s’établit entre le « parlement » et le gouvernement. Ce dernier entendait traiter la Douma du haut en bas, avec un dédain qu’il ne masquait même pas. Il la tolérait à peine. Il l’admettait difficilement, même à titre d’institution purement consultative. La Douma, elle, cherchait, au contraire, à s’imposer comme une institution législative, constitutionnelle. Les rapports entre l’un et l’autre devenaient de plus en plus tendus. Naturellement, le peuple prenait parti pour la Douma. La situation du gouvernement devenait ridicule et dangereuse. Toutefois, une révolution immédiate n’était pas à craindre. Et puis, le gouvernement comptait sur ses troupes. Il se décida donc bientôt à une mesure énergique. Un beau jour, au lendemain de quelques discussions orageuses avec les représentants du gouvernement, la Douma – la soi-disant « première Douma » – fut dissoute (en été 1906). À part quelques émeutes, dont la plus importante fut celle de Cronstadt (plus sérieuse encore que celle d’octobre 1905), le pays resta tranquille. Quant aux députés eux-mêmes, ils n’osèrent pas résister efficacement. Ils se soumirent à la dissolution et se bornèrent à lancer une note de protestation contre cet acte arbitraire. Pour élaborer cette note, les ex députés – il s’agit surtout des membres du Parti constitutionnel démocrate – se rendirent dans une ville de Finlande, la ville de Vyborg, ce qui fit appeler cette note « l’Appel de Vyborg ». Après quoi, ils se rendirent tranquillement chez eux. Malgré le caractère anodin de leur « révolte », ils furent jugés quelque temps après par un tribunal spécial et condamnés à quelques peines, d’ailleurs légères. Un seul député, jeune paysan du gouvernement de Stavropol, le « travailliste » F. Onipko, ne se résigna pas. Ce fut lui l’animateur de ce second soulèvement de Cronstadt. Saisi sur place, il faillit être passé par les armes. Finalement, il fut jugé et condamné à l’exil en Sibérie. Il se sauva et se réfugia à l’étranger. Il retourna en Russie en 1917.


Aussitôt après la dissolution de la « première Douma », le gouvernement modifia sensiblement la loi électorale et convoqua la « deuxième Douma ». Incomparablement plus modérée et plus médiocre que la première, celle-ci parut, tout de même, encore trop révolutionnaire au gouvernement. Elle fut dissoute à son tour. La loi électorale fut à nouveau remaniée. On arriva à une troisième et, enfin, à une quatrième Douma, laquelle – instrument docile entre les mains du gouvernement – put traîner une existence morne et stérile jusqu’à la révolution de 1917.


En tant que réformes, lois utiles, etc., la Douma n’aboutit à rien. Mais sa présence ne resta pas absolument sans résultats. Les discours critiques de certains députés de l’opposition, l’attitude du tsarisme face aux problèmes brûlants de l’heure, l’impuissance même du « Parlement » à les résoudre, tant que l’absolutisme s’obstinait à rester debout, tous ces faits éclairaient de plus en plus les vastes masses de la population sur la véritable nature du régime.


Deux processus parallèles caractérisent surtout la période en question : d’une part, la dégénérescence accélérée, définitive – on peut vraiment dire la pourriture – du système absolutiste ; et, d’autre part, l’évolution rapide de la conscience des masses.


Les indices incontestables de la décomposition du tsarisme étaient assez connus à l’étranger. L’attitude et le train de vie de la cour impériale étaient de ce genre classique qui, généralement, précède la chute des monarchies. L’incapacité et l’indifférence de Nicolas II, le crétinisme de ses ministres et fonctionnaires, ainsi que leur vilenie, le mysticisme vulgaire qui s’empara du monarque et de sa famille (la fameuse épopée de Raspoutine, etc.), tout cet ensemble de phénomènes n’était un secret pour personne à l’étranger.


Beaucoup moins connus étaient les changements profonds qui s’effectuaient dans la psychologie des masses populaires. Et, cependant, l’état d’âme d’un homme du peuple de l’an 1912 n’avait plus rien de commun avec sa psychologie primitive d’avant 1905. Des couches populaires, tous les jours plus vastes, devenaient nettement anti tsaristes. Seule, la réaction féroce qui interdisait toute organisation ouvrière et, aussi, toute propagande révolutionnaire, empêchait les masses de préciser, de fixer leurs idées.


En attendant, tous les problèmes vitaux restaient en suspens. Le pays se trouvait dans une impasse. Une révolution décisive devenait inévitable. Il ne manquait plus que l’impulsion et les armes. C’est dans ces conditions qu’éclata la guerre de 1914. Elle offrit bientôt aux masses l’impulsion nécessaire et les armes indispensables.



LA GRANDE EXPLOSION ET SES SUITES (1917 À NOS JOURS). — Comme cela se produit habituellement dans les cas analogues, au début de la guerre, le gouvernement russe, lui aussi, réussit à éveiller dans les masses toute la gamme de mauvais instincts, de passions dues à un atavisme animal, de sentiments périmés, aujourd’hui humainement et socialement criminels, tels que le nationalisme, le patriotisme, etc. Comme partout ailleurs, en Russie également, des millions d’hommes furent dupés, désorientés, fascinés et contraints à courir, tel un troupeau de bêtes à l’abattoir, vers les frontières. Les graves problèmes de l’heure furent abandonnés, oubliés. Les quelques premiers « succès » obtenus par les troupes russes réchauffèrent encore davantage « le grand enthousiasme du peuple ».


Mais, assez rapidement, la face des choses changea en Russie. La série des défaites commença et, avec elles, renaquirent bientôt les inquiétudes, les déceptions, le mécontentement. La guerre coûtait terriblement cher, en argent et surtout en hommes. Des millions de vies humaines durent être sacrifiées, sans aucune utilité, sans la moindre compensation. De nouveau, le régime témoigna ouvertement son incapacité, sa faillite, sa pourriture. Et, de plus, certaines défaites, qui coûtèrent, cependant, des monceaux de victimes, restèrent inexplicables, mystérieuses, suspectes. À travers tout le pays, on parla, non seulement des négligences criminelles, d’une incapacité flagrante, mais surtout d’espionnage dans le commandement suprême, de haute trahison à la cour même. On accusait, presque ouvertement, les membres de la famille impériale d’avoir des sympathies pour la cause allemande, d’avoir même des ententes avec l’ennemi. La cour s’inquiétait peu de ces bruits. Quelques mesures prises tardivement ne suffirent pas à les démentir. Dans ces conditions, « l’enthousiasme » du peuple, et aussi celui de l’armée, s’évaporèrent entièrement, déjà en 1916.


Toutefois, ce ne furent pas tant les événements d’ordre purement militaire qui déterminèrent la grande explosion de février 1917. Ce qui désespéra les masses du peuple, ce qui fit déborder la coupe de patience, ce fut surtout la désorganisation complète de la vie économique à l’intérieur du pays. C’est dans ce domaine que l’impuissance du gouvernement tsariste éclata avec une évidence immédiate, palpable. C’est là que ses effets désastreux imposèrent aux masses une action urgente et décisive.


Tous les pays belligérants éprouvèrent vers la même époque de grandes difficultés d’ordre économique et financier résultant de la nécessité de nourrir, d’approvisionner, de soutenir longuement des millions d’hommes sur l’immensité démesurée des fronts, et d’assurer, en même temps, la vie normale à l’intérieur. Partout, cette double tâche exigea une grande tension de forces. Mais, partout – même en Allemagne, où la situation était particulièrement difficile –, elle a été résolue avec plus ou moins de succès. Partout, sauf en Russie, où le gouvernement ne sut rien prévoir, rien prévenir, rien organiser. En janvier 1917, la situation devint intenable. Le chaos économique, la misère de la population travailleuse atteignirent un tel point que les ouvriers de quelques grandes villes – Petrograd, par exemple – commencèrent à manquer, non seulement de viande, de beurre, de sucre, mais même de pain. Cette situation misérable s’aggrava rapidement. Dans le courant du mois de février, en dépit des efforts déployés par la Douma, par les zemstvos, les municipalités, etc., non seulement la population des villes se vit vouée à la famine, mais aussi l’approvisionnement de l’armée devint défectueux. Et, en même temps, la débâcle militaire devenait complète.


Alors, les ouvriers de Petrograd, se sentant solidaires avec le pays entier et se trouvant en extrême agitation depuis plusieurs semaines, déjà, affamés et privés de tous moyens d’existence, ne recevant même plus de pain, descendirent en masse dans les rues de la capitale, manifestèrent et refusèrent net de se disperser. Le premier jour – 25 février 1917, vieux style – cette manifestation resta prudente et inoffensive. En masses compactes, les ouvriers, avec leurs femmes et enfants, remplissaient les rues et criaient : « Du pain ! Du pain ! Nous n’avons rien à manger ! Qu’on nous donne du pain, ou qu’on nous fusille tous !... Nos enfants meurent de faim ! Du pain ! Du pain ! » Le gouvernement dépêcha contre les manifestants des détachements de troupes à cheval. Or, d’abord, il y avait peu de troupes à Petrograd ; ensuite – et ce fut le point capital dans l’affaire –, les soldats, sourire aux lèvres, trottaient prudemment à travers la foule, sans sortir leurs sabres ou leurs fusils, sans écouter le commandement des officiers. Mieux encore : en maints endroits, les soldats fraternisaient avec les ouvriers et allaient même jusqu’à leur remettre leurs fusils. Naturellement, cette conduite des troupes encouragea les masses. Le 26 février au matin, la démonstration tourna nettement en mouvement révolutionnaire. Des cris – « Vive la Révolution ! À bas le tsarisme ! » – retentirent dans la foule dont la conduite devenait d’heure en heure plus menaçante, plus offensive. Bientôt apparurent les premiers drapeaux rouges. Les soldats gardaient toujours la neutralité ou même se mêlaient à la foule, de sorte que le gouvernement ne pouvait plus compter sur ses troupes. Il lança alors contre les rebelles toutes les forces policières de la capitale. Les policiers formèrent en hâte des détachements répressifs. Ils installèrent en plusieurs endroits, sur les toits des maisons, et même sur quelques églises, des mitrailleuses ; et bientôt, ils commencèrent leur offensive générale contre les masses en émeutes. La lutte fut chaude durant toute la journée du 26 février. En beaucoup d’endroits, la police fut délogée, ses agents assassinés, et les mitrailleuses réduites au silence. Mais, ailleurs, les forces policières résistaient avec acharnement. Le tsar, qui se trouvait sur le front, fut prévenu télégraphiquement de la gravité des événements.


L’action décisive se joua le 27 février au matin. Une très grande masse de manifestants, en pleine effervescence, s’étant rassemblée sur la place de la gare Nicolaïevsky, le gouvernement y dépêcha deux régiments de cavalerie, dont il pouvait encore disposer, ainsi que de forts détachements de police à pied et à cheval. Les régiments prirent position d’un côté, et la police de l’autre côté de la place, de sorte que la foule se trouvait entre deux feux. Après les sommations d’usage, l’officier de la police donna l’ordre de charger. Aussitôt, un officier, commandant les régiments de cavalerie, sortit son sabre et, aux cris de « Chargeons la police ! En avant ! », lança les deux régiments contre les forces policières. En un clin d’œil, ces dernières furent culbutées, renversées, écrasées. Entourés d’une foule en délire, les régiments se rendirent aussitôt, drapeaux déployés, au palais de Tauride, où siégeait la Douma, et se mirent entièrement à la disposition de cette dernière.


Les événements qui suivirent sont suffisamment connus. Un gouvernement provisoire, comprenant des membres de la Douma, fut formé et acclamé avec enthousiasme par la population. Le tsar, qui se rendait en hâte vers la capitale par chemin de fer, vit son train s’arrêter à Pskow et fut obligé de signer, séance tenante, son abdication, pour lui-même et son fils Alexis. Le premier acte de la révolution était accompli.


Si nous avons raconté les péripéties de cette révolution de février d’une façon assez détaillée, c’est pour en faire ressortir le point capital que voici : une fois de plus, l’action des masses fut une action spontanée qui couronna logiquement, fatalement, une longue période d’expériences vécues et de préparation morale. Cette action ne fut guidée ni organisée par aucun parti politique. Soutenue par le peuple en armes – l’armée –, elle fut victorieuse.


D’ailleurs, à cause de la répression, toutes les organisations centrales des partis politiques de gauche, ainsi que leurs leaders, se trouvaient, au moment de la révolution, loin de la Russie. Martoff (du Parti social démocrate), Tchernoff (du Parti socialiste révolutionnaire), Trotski , Lénine, Lounatcharsky, Losovsky, etc., tous ces hommes vivaient à l’étranger. Ce ne fut qu’après la révolution de février qu’ils regagnèrent leur pays.


Le « gouvernement provisoire » formé par la Douma, devenue souveraine sur les débris du tsarisme, était, bien entendu, nettement bourgeois et conservateur. Ses membres – prince Lvoff et autres – appartenaient presque tous, politiquement, au Parti constitutionnel, et, socialement, aux classes privilégiées. Pour eux, une fois l’absolutisme par terre, la révolution était virtuellement terminée. Maintenant, il s’agissait de « rétablir l’ordre », d’améliorer peu à peu la situation générale à l’intérieur du pays, ainsi que sur le front, et surtout de préparer tranquillement la convocation de l’Assemblée constituante, laquelle devrait établir les nouvelles lois fondamentales du pays, le nouveau régime politique, le nouveau mode de gouvernement, etc. D’ici là, le peuple n’aura qu’à attendre patiemment, sagement, en bon enfant, les faveurs que ses nouveaux maîtres voudront bien lui octroyer. Ces nouveaux maîtres, le gouvernement provisoire se les représentait, naturellement, comme de bons bourgeois modérés, dont le pouvoir n’aurait rien à envier aux autres pays « civilisés ». Les visées politiques du gouvernement provisoire ne dépassaient guère une bonne monarchie constitutionnelle. À la rigueur, certains de ses membres prévoyaient timidement une république bourgeoise très modérée. Le problème agraire, la question ouvrière, etc., devaient être solutionnés par le futur gouvernement définitif d’après les modèles occidentaux. En fin de compte, le gouvernement provisoire était plus ou moins sûr de pouvoir utiliser la période préparatoire, en l’allongeant au besoin, pour réduire au calme, à la discipline et à l’obéissance les masses populaires, au cas où ces dernières auraient manifesté trop violemment leur désir de dépasser les limites ainsi prévues.


Il est étonnant à quel point les hommes politiques « éprouvés », les érudits, les économistes et les sociologues savants s’étaient trompés dans leurs prévisions et leurs calculs. La réalité des choses leur échappa complètement. Je me rappelle, par exemple, avoir assisté à New York, en avril ou mai 1917, à la conférence d’un honorable professeur qui fit une longue analyse, très « scientifique », de la composition et de l’action probable de la prochaine assemblée constituante russe. J’ai posé au respectable professeur une seule question : que prévoyait-il pour le cas où la Révolution russe se passerait d’une assemblée constituante ? Assez dédaigneusement, assez ironiquement, l’honorable professeur dit, pour toute réponse, que son contradicteur était certainement un anarchiste dont l’hypothèse fantaisiste ne l’intéressait pas. L’avenir démontra bientôt que l’honorable professeur se trompait magistralement. Dans son exposé de deux heures, il n’avait omis d’analyser qu’une seule éventualité : celle, précisément, qui devint réalité quelques mois après !... Qu’il me soit permis d’exprimer, à ce propos, ici même, un avis personnel. En 1917, MM. les politiciens, les écrivains, les professeurs – russes et étrangers – ont, à de très rares exceptions près, dédaigneusement et magistralement omis de prévoir le triomphe du bolchevisme dans la Révolution russe. Aujourd’hui, ce bolchevisme triomphant étant – momentanément et pour un bref délai, historiquement parlant – un fait accompli, beaucoup de ces messieurs veulent bien l’admettre. Je suis absolument sûr qu’avec la même « clairvoyance », le même dédain d’abord, et le même « savoir-faire » ensuite, ces mêmes messieurs manqueront de prévoir à temps, pour l’accepter plus tard, le triomphe – véritable et définitif – de l’anarchisme dans la révolution sociale mondiale.


Le gouvernement provisoire ne se rendait certainement pas compte des multiples éléments qui, infailliblement, devaient se dresser devant lui en obstacles insurmontables.


L’obstacle le plus sérieux fut le caractère même des problèmes que le gouvernement provisoire avait à résoudre.


D’abord, le problème de la guerre. Physiquement et moralement, l’armée russe était à bout. L’état misérable où se trouvait le pays, d’une part, et la révolution, d’autre part, l’ébranlèrent encore plus. Deux solutions se présentaient à l’esprit du gouvernement : soit cesser la guerre, conclure une paix séparée, démobiliser l’armée et se consacrer entièrement aux problèmes intérieurs ; soit faire l’impossible pour maintenir le front, sauvegarder la discipline, faire remonter le moral de l’armée et continuer la guerre, au moins jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante. La première solution était, évidemment, inadmissible pour un gouvernement bourgeois, nationaliste, allié à d’autres belligérants, et considérant comme un déshonneur national la rupture éventuelle de cette alliance. De plus, en tant que gouvernement « provisoire », il était obligé de se tenir strictement à la formule : pas de changement important avant la convocation de l’Assemblée constituante qui aura pleins droits de prendre toute décision. Le gouvernement provisoire adopta donc la seconde solution. Or, dans les conditions présentes, celle-ci était irréalisable. Ce problème se trouvait ainsi fatalement voué à rester en suspens.


Le deuxième problème épineux était le problème agraire. Les paysans – 85 % de la population – aspiraient à la terre. La révolution donna à ces aspirations un nouvel élan irrésistible. Réduites à l’impuissance, exploitées et dupées depuis des siècles, les masses paysannes perdaient patience. Elles ne voulaient rien entendre, rien savoir. Il leur fallait la terre, coûte que coûte, et tout de suite, sans procédure ni cérémonie. Les paysans s’en emparaient même, un peu partout, en en chassant les propriétaires, là où ces derniers ne fuyaient pas d’eux-mêmes. Ils résolvaient ainsi le problème agraire à leur façon et de leur chef, sans attendre les délibérations, les machinations et les décisions du gouvernement ou de la Constituante. L’armée, composée surtout rie paysans, était certainement prête à soutenir cette action directe, Le gouvernement provisoire se vit acculé, soit à s’incliner devant cet état de choses et à l’accepter, soit à résister, c’est-à-dire, lutter contre les paysans en révolte et aussi, presque certainement, contre l’année. Naturellement, il adopta la tactique de la résistance. Mais, celle-ci n’avait aucune chance de succès.


Le problème ouvrier était presque aussi insoluble pour un gouvernement bourgeois que celui des paysans. Les masses ouvrières cherchaient à obtenir dans la révolution le maximum de bien-être et de droits. Or, le gouvernement bourgeois cherchait, naturellement, à réduire ces droits au minimum. Des luttes très graves étaient à prévoir sur ce champ de bataille également.


Le formidable problème économique était, lui aussi, des plus redoutables, ceci d’autant plus qu’il ne souffrirait aucun délai. En pleine guerre, et en pleine révolution, il fallait organiser à nouveau la production, la répartition, l’échange, les finances, etc., ceci dans un pays désorganisé, bouleversé, épuisé.


Il restait, enfin, le problème purement politique qui, dans les conditions données, ne présentait aucune solution plausible. Le gouvernement provisoire se chargeait, bien entendu, de convoquer le plus tôt possible l’Assemblée constituante. Mais, pour mille raisons, cette tâche ne pouvait lui réussir. Et, d’abord, il devait nécessairement redouter cette assemblée. Son désir intime était certainement de reculer autant que possible la convocation de la constituante et de chercher à installer, en attendant, par un coup de main heureux, une monarchie constitutionnelle.


Or, « en attendant », d’autres obstacles, plus redoutables encore que la complexité des problèmes à résoudre, se dressèrent devant lui.


Le principal fut la résurrection des soviets ouvriers, surtout de celui de Petrograd. Il fut remis debout dans les tout premiers jours de la révolution. Certes, à ce moment, les ouvriers y déléguèrent surtout des socialistes modérés (mencheviks et socialistes révolutionnaires de droite). Mais son idéologie et son programme étaient absolument contraires aux projets du gouvernement provisoire ; et, d’autre part, l’influence morale et l’activité du soviet de Petrograd parvinrent rapidement à rivaliser avec celles du gouvernement, au désavantage de ce dernier. Ce soviet forma dans le pays une sorte de second gouvernement avec lequel le « gouvernement provisoire » devait compter. Il va de soi que ce dernier aurait bien voulu faire la guerre au soviet. Mais, entreprendre cette action contre les ouvriers organisés, au lendemain d’une révolution qui proclama hautement la liberté absolue de la parole, de toute organisation et de toute action sociale, était chose impossible. Le gouvernement fut donc obligé de faire bonne mine à mauvais jeu, de tolérer son concurrent et même de flirter avec lui. Ceci d’autant plus qu’il sentait bien la fragilité des sympathies qui montaient vers lui de la masse travailleuse et de l’armée. Il se rendait bien compte qu’au premier conflit social sérieux, ces deux forces décisives se rangeraient infailliblement du côté du soviet. La présence de ce second gouvernement, si gênant, mais avec lequel le gouvernement provisoire était obligé de traiter, représentait, pour ce dernier, un des plus gros obstacles à surmonter.


La critique violente, la propagande vigoureuse de tous les partis socialistes et surtout des éléments d’extrême gauche (socialistes révolutionnaires de gauche, bolcheviques, maximalistes, anarchistes) rendaient cet obstacle encore plus redoutable.


En somme, seule une classe bourgeoise très puissante, fortement organisée et ayant à sa disposition une grande force matérielle (armée, argent, etc.) – et encore dans des conditions générales plus ou moins normales – aurait pu tenter, avec espoir de succès, d’imposer sa volonté et son pouvoir au pays en révolution. Or, une telle bourgeoisie faisait totalement défaut en Russie. Et quant aux conditions générales, elles étaient certainement défavorables à une pareille action.


Pour toutes ces raisons, le « gouvernement provisoire » fut fatalement et immédiatement réduit à une impuissance évidente, ridicule, mortelle. Il louvoyait, il tergiversait, il cherchait à gagner du temps... Et, en attendant, tous les problèmes brûlants restaient en panne. La critique et, ensuite, la lutte contre le gouvernement prenaient tous les jours de l’ampleur. À peine soixante jours après son installation, ce gouvernement dut, sans lutte, céder sa place à un gouvernement dit « de coalition », dont le membre le plus influent fut A. Kerenski, socialiste révolutionnaire très modéré.


Ce gouvernement « coalisé » (social bourgeois), pouvait-il espérer arriver à de meilleurs résultats ? Certes, non, car les conditions de son existence et l’impuissance de son action devaient être fatalement les mêmes que celles du premier gouvernement provisoire. Obligé de s’appuyer sur la bourgeoisie faible et désorientée, forcé de continuer la guerre, impuissant à apporter une solution réelle aux problèmes de l’heure, attaqué vigoureusement par les gauches et se débattant parmi les difficultés de toutes sortes et de toute heure, ce deuxième gouvernement périt sans gloire, de même que le premier, et à peu près dans le même délai, pour céder sa place à un troisième gouvernement, composé presque uniquement des socialistes. C’est à ce moment que A. Kerenski, maître et chef suprême de ce troisième gouvernement, devint, pour quelques mois, une sorte de duce du pays, et que le Parti socialiste révolutionnaire parut devoir l’emporter comme maître de la révolution.


Pourtant, il n’en fut rien...


Les raisons de la chute du gouvernement de Kerenski furent au fond les mêmes qui provoquèrent l’échec des gouvernements précédents. Ce furent surtout : son impuissance lamentable à résoudre les problèmes du moment, l’impossibilité pour les socialistes modérés de cesser la guerre, et leur désir d’arrêter la révolution dans les limites d’un régime bourgeois démocratique.


Mais la situation du gouvernement de Kerenski s’aggrava encore, en raison de quelques nouveaux facteurs :


Primo, le Parti communiste (bolcheviste), ayant rassemblé à cette époque toutes ses forces et possédant un organisme de propagande extrêmement puissant, répandait tous les jours, par mille voix, sa critique substantielle et vigoureuse, ses idées sociales nettement révolutionnaires, et surtout ses promesses de résoudre avec plein succès tous les problèmes de la révolution, s’il arrivait au pouvoir. De plus en plus écouté et suivi par les masses ouvrières et par l’armée, le Parti communiste disposait, déjà en juin, de cadres imposants d’agitateurs, de propagandistes, d’organisateurs et d’hommes d’action. De plus, il avait à sa tête un comité central puissant dirigé par Lénine. Il déploya alors une activité fébrile, farouche, foudroyante, et se sentit bientôt maître de la situation.


Rappelons ici même que la fameuse offensive échouée de Kerenski sur le front allemand en juin 1917, le soulèvement des ouvriers de Petrograd soutenus par des marins de Cronstadt en juillet (soulèvement vaincu par Kerenski, mais qui porta le coup de grâce à sa popularité) et, enfin, l’aventure du général Korniloff, lequel tenta, avec plusieurs régiments du Caucase prélevés sur le front, une marche contre-révolutionnaire sur Petrograd, et contre lequel le gouvernement de Kerenski ne réagit que très mollement et en pure apparence – rappelons que tous ces événements et leurs conséquences achevèrent de détourner les masses ouvrières et l’armée de ce gouvernement, de son chef et, en général, des partis socialistes modérés. Au début du mois d’août, le chemin fut déjà déblayé par une offensive vigoureuse du Parti communiste.


Secundo – et ce fait joua un rôle capital dans l’affaire –, vers la même époque, les bolcheviques réussirent à emporter une victoire écrasante aux nouvelles élections, aussi bien dans les Soviets que dans tous les autres organismes ouvriers (dont nous parlerons un peu plus loin). Les socialistes modérés (mencheviks et socialistes révolutionnaires de droite) cédèrent partout leurs places à des bolcheviques, qui s’emparèrent ainsi définitivement de toute l’action ouvrière et de toute la sympathie de l’armée. Les bonnes positions stratégiques pour l’offensive étaient maintenant entre leurs mains.


Résumons : l’impuissance absolue, évidente, de tous les gouvernements, conservateurs ou modérés, qui se suivirent de février à octobre, à résoudre, dans les conditions données, les problèmes d’une gravité et d’une acuité exceptionnelles, dressés devant le pays par la révolution – telle fut la raison principale pour laquelle ce pays jeta consécutivement par terre, dans le court espace de huit mois, le gouvernement d’allure constitutionnelle, la démocratie nettement bourgeoise, et, enfin, le régime socialiste modéré. La propagande vigoureuse de ceux d’extrême gauche pour la révolution sociale immédiate et intégrale, comme seul moyen de salut, le mot d’ordre de la révolution sociale lancé dans les masses, et aussi d’autres facteurs de moindre importance, contribuèrent à cette marche foudroyante de la révolution. Ainsi, la Révolution russe, déclenchée fin février 1917, comme conséquence naturelle de multiples facteurs variés, brûla rapidement, en raccourci, toutes les étapes d’une révolution politique bourgeoise, démocratique et socialiste modérée. En octobre, le chemin étant déblayé de toutes les entraves, la révolution se plaça, effectivement et définitivement, sur le terrain de la révolution sociale. Et il fut tout à fait logique et naturel qu’après la faillite de tous les gouvernements et partis politiques modérés, les masses laborieuses se tournent vers le dernier parti existant, le seul qui restait debout, le seul qui envisageait sans crainte la révolution sociale, le seul qui promettait, à condition d’arriver au pouvoir, la solution rapide, intégrale et heureuse de tous les problèmes : le Parti communiste (bolcheviste).


Une question s’impose aussitôt. Puisque les anarchistes, comme je l’ai dit plus haut, exerçaient, eux aussi, une influence sur les masses, quelles furent les raisons pour lesquelles ces dernières suivirent de préférence le Parti bolcheviste, au lieu de se pénétrer de l’idée libertaire et de tenter sa réalisation ? La question est, pour les anarchistes, d’une importance considérable. Elle a déjà été traitée plus d’une fois dans la presse libertaire. Mais il me semble que son examen fut toujours incomplet et partial. Jusqu’à présent, ce problème a été étudié surtout par des hommes qui cherchaient à critiquer l’idée ou le mouvement anarchistes, à imputer l’insuccès final de l’une et de l’autre, dans la Révolution russe, à l’insuffisance de l’anarchisme lui-même. C’est pourquoi il est bon de traiter ici cette question d’une façon aussi approfondie que possible.


Selon moi, les raisons fondamentales de la « victoire » du bolchevisme sur l’anarchisme, au cours de la révolution de 1917, furent les suivantes :


1° L’état d’esprit des masses populaires en général.

De même que partout ailleurs, en Russie aussi, l’État et le gouvernement apparaissaient toujours aux masses comme des éléments indispensables, naturels, historiquement donnés une fois pour toutes. Les gens ne se demandaient même pas si l’État, si le gouvernement étaient des institutions utiles, acceptables. Une pareille question ne leur venait jamais à l’esprit ; et si quelqu’un la formulait, il commençait – et, très souvent aussi, il finissait – par ne pas être compris.


2° Ce préjugé étatiste, presque inné, dû à l’ambiance séculaire, était raffermi, ensuite – surtout en Russie où la littérature anarchiste n’existait presque pas, à part quelques brochures et tracts clandestins –, par la presse tout entière, y compris celle des partis socialistes. Il ne faut pas oublier que la jeunesse russe avancée était éduquée à l’aide d’une littérature qui, invariablement, présentait le socialisme sous un jour étatiste. Les marxistes et les antimarxistes se disputaient entre eux, mais pour les uns comme pour les autres, l’État restait la base indiscutable de toute société humaine. Jamais les jeunes générations russes ne se représentaient le socialisme autrement que dans un cadre étatiste. La conception anarchiste leur resta inconnue, à part quelques rares exceptions individuelles, jusqu’aux événements de 1917.


3° Pour les raisons qui viennent d’être exposées, les partis socialistes, y compris les bolcheviques, purent disposer, au début même de la révolution de 1917, de cadres importants de militants – intellectuels et ouvriers – prêts à une vaste action. Les membres des partis socialistes modérés étaient, à ce moment déjà, assez nombreux en Russie, ce qui fut une des raisons pour lesquelles ce socialisme remporta ses succès. Les cadres bolcheviques se trouvaient alors à l’étranger. Mais tous ces hommes regagnèrent rapidement leur pays et se mirent aussitôt à l’œuvre. Par comparaison aux forces bolcheviques qui agissaient ainsi en Russie, dès le début de la révolution, sur une vaste échelle et d’une façon compacte, organisée, serrée, les anarchistes n’étaient qu’une petite poignée insignifiante. Je me souviens que, rentré de l’étranger en Russie et arrivé à Petrograd dans les premiers jours de juillet 1917, j’ai été tout de suite frappé par le nombre considérable d’affiches bolcheviques, annonçant des meetings et des conférences dans tous les coins de la capitale et de la banlieue. J’ai appris aussi que le Parti bolchevique publiait déjà, dans la capitale et ailleurs, des journaux quotidiens à gros succès, et qu’il possédait, un peu partout – dans les usines, dans les administrations, dans l’armée, etc. – des noyaux importants et très influents. Et je constatai, en même temps, avec une amère déception, l’absence totale, à Petrograd, d’un journal anarchiste, ainsi que de toute propagande verbale. Certes, il y existait quelques groupements libertaires, assez actifs, mais très primitifs. Ces « cadres » étaient absolument insuffisants pour pouvoir mener une œuvre de propagande indispensable. Au cinquième mois d’une formidable révolution, aucun journal, aucune propagande anarchiste dans la capitale du pays ! Ceci en face d’une propagande acharnée, verbale et écrite, du Parti bolchevique. Telle a été ma triste constatation. Ce n’est qu’au mois d’août, et avec de très grandes difficultés, que notre petit groupe anarcho-syndicaliste, composé surtout de camarades rentrés de l’étranger, réussit, enfin, à mettre sur pied un journal hebdomadaire : Goloss Trouda (La Voix du Travail). Et quant à la propagande verbale, on ne comptait guère à Petrograd que trois ou quatre camarades capables de la mener.


À Moscou, la situation était meilleure, car il y existait déjà un quotidien libertaire, publié par une assez vaste fédération, sous le titre : Anarchie. Mais, dans le reste du pays, les forces et la propagande libertaires étaient relativement très faibles, et il faut s’étonner que, malgré cette insuffisance, les anarchistes surent gagner, un peu partout, une certaine influence. Lorsque, à ma rentrée en Russie, des camarades voulurent connaître mes premières impressions, je leur dis ceci : « Notre retard est irréparable. C’est comme si nous avions à rattraper à pied un train express qui est à cent kilomètres devant nous, qui file à cent kilomètres à l’heure et qui se trouve en pleine possession des bolcheviques. Nous devons, non seulement rattraper ce train, mais nous y accrocher en pleine marche, y grimper, y combattre les bolcheviques, les en déloger et, enfin, non pas nous emparer du train, mais – ce qui est beaucoup plus difficile – le mettre à la disposition des masses en les aidant à le faire marcher. Il faut un miracle pour que tout cela réussisse. Notre devoir est d’espérer ce miracle et d’y travailler. » J’ajoute que ce miracle faillit se produire au moins deux fois au cours de la révolution : la première, à Cronstadt, lors du soulèvement de 1921 ; la deuxième, en Ukraine, lors du mouvement makhnoviste. Nous en reparlerons plus loin.


4° Je suis d’avis que, malgré l’insuffisance des cadres anarchistes, l’idée eût pu l’emporter si les masses ouvrières russes avaient eu à leur disposition, au moment de la révolution, leurs organismes de classe de vieille date, expérimentés, éprouvés, prêts à agir de leur chef et à mettre en pratique ladite idée. Or, la réalité était tout autre. Les organisations ouvrières ne surgirent qu’au cours de la révolution. Certes, elles prirent aussitôt, numériquement, un élan prodigieux. Rapidement, le pays entier se couvrit d’un vaste réseau de syndicats, de comités d’usines et de soviets (conseils). Mais ces organismes étaient là sans préparation ni stage d’activité préalable, sans expérience acquise, sans idéologie nette, sans initiative indépendante. Ils n’avaient jamais encore vécu des luttes d’idées ou autres. Ils n’avaient aucune tradition historique, aucun savoir-faire, aucune notion immédiate de leur rôle, de leur tâche, de leur véritable mission. L’idée libertaire leur était absolument inconnue. Et le temps était trop court pour que les faibles forces anarchistes pussent les éclairer dans la mesure nécessaire.


Les groupements libertaires comme tels ne peuvent être que des « postes émetteurs » d’idées. Pour que ces dernières soient appliquées à la vie, il faut des « postes récepteurs » : des organismes ouvriers prêts à se saisir de ces idées-ondes et à les mettre à exécution. Si de tels organismes existent, les anarchistes prennent naturellement part à ces réalisations en qualité de simples membres des dits organismes, tout en y apportant leur aide éclairée, leurs conseils, leur exemple, etc. Or, en Russie, ces « postes récepteurs » manquaient totalement, les organisations ouvrières surgies pendant la révolution ne pouvant pas tout de suite l’emplir ce rôle. Les idées anarchistes, tout en étant lancées très énergiquement par quelques « postes émetteurs » – peu nombreux, d’ailleurs – se dispersaient « dans l’air », sans être utilement « captées », donc sans résultats pratiques, voire presque sans résonance effective. Pour que, dans ces conditions, l’idée anarchiste pût se frayer un chemin et l’emporter, il aurait fallu, soit que le bolchevisme n’existât pas ou que les bolcheviques agissent en anarchistes, soit, que la révolution réservât aux libertaires le temps nécessaire qui eût permis aux organismes ouvriers de « capter » l’idée et de devenir aptes à la réaliser, avant d’être accaparés et subjugués par l’État bolchevique. La première éventualité était, évidemment, impossible. Et quant à la seconde, elle ne se produisit pas, les bolcheviques s’étant emparé des organisations ouvrières avant que celles-ci pussent se familiariser avec l’idée anarchiste, résister à leur accaparement et orienter la révolution dans le sens libertaire. Je résume : l’absence de « postes récepteurs », c’est-à-dire d’organismes ouvriers socialement prêts à saisir et à réaliser, dès le début, l’idée anarchiste, et, ensuite, le manque de temps nécessaire pour que de tels « postes récepteurs » se forment, telle fut l’une des raisons principales de la non-réussite de l’anarchisme dans la révolution de 1917.


Il existe une opinion qui jouit de quelque crédit, même parmi les anarchistes. On prétend, notamment, que, vu les conditions données, ces derniers auraient dû, renonçant momentanément à leur négation des partis, de la démagogie, du pouvoir, etc., agir « à la bolchevique », c’est-à-dire former une sorte de parti politique et tâcher de prendre provisoirement le pouvoir. Dans ce cas, dit-on, ils auraient pu « entraîner les masses », l’emporter sur les bolcheviques et saisir le pouvoir « pour organiser ensuite l’anarchie ». Une question de principe, très grave, est posée par cette façon de voir. Sans pouvoir m’y engouffrer ici, je me borne à exposer brièvement mon avis personnel. Je considère ce raisonnement comme fondamentalement et dangereusement faux. Car, même si les anarchistes, dans ce cas, avaient remporté la victoire (ce qui est fort douteux), celle-ci, achetée au prix d’abandon « momentané » du principe fondamental de l’anarchisme, n’aurait jamais pu aboutir au triomphe de ce même principe. Entraînés par la force et la logique des choses, les anarchistes au pouvoir – quel non-sens! – n’auraient abouti qu’à une variété du bolchevisme. Si cela pouvait être autrement, c’est-à-dire, s’il était possible de tuer le pouvoir par le pouvoir, l’anarchisme n’aurait aucune raison d’être. On n’est pas anarchiste parce qu’on veut supprimer le pouvoir au moyen du pouvoir et des « masses entraînées » : on est anarchiste parce qu’on tient pour impossible de supprimer le pouvoir, l’autorité et l’État à l’aide du pouvoir, de l’autorité, de l’État et des « masses entraînées ». Dès qu’on a recours à ces moyens – ne fût-ce que « momentanément » et avec de très bonnes intentions –, on cesse d’être anarchiste, on renonce à l’anarchisme, on se rallie au principe bolchevique. Rien que cette idée de chercher à « entraîner les masses » derrière le « pouvoir » est contraire à l’anarchisme, lequel, justement, ne croit pas aboutir à l’anarchie au moyen des masses entraînées par des hommes au pouvoir.


5° Je citerai encore un fait dont la portée, sans égaler celle des raisons précitées, n’en fut pas moins considérable. Afin de frapper l’esprit des masses, afin de gagner leur confiance et leurs sympathies, le Parti bolchevique lança, par sa presse et par sa parole, des mots d’ordre qu’il emprunta aux anarchistes : « Vive la révolution sociale ! » « À bas la guerre, vive la paix immédiate ! » Et surtout : « La terre aux paysans, les usines aux ouvriers ! » Tels furent ces mots d’ordre fascinants. Les masses laborieuses s’en saisirent vite. Or, dans la bouche ou sous la plume des anarchistes, ces mots d’ordre étaient absolument sincères, car ils correspondaient à des principes adéquats ; tandis que, chez les bolcheviques, ils signifiaient des solutions tout à fait différentes de celles des libertaires.


Ainsi, « révolution sociale » signifiait pour les anarchistes une transformation qui allait se produire en dehors de toute organisation étatiste, de toute activité politique, de tout système gouvernemental, autoritaire. Pour les anarchistes, l’essence même de la révolution sociale était la construction d’une société nouvelle avec des méthodes nouvelles, c’est-à-dire non pas à l’aide de l’État, d’un gouvernement, etc., mais au moyen d’associations libres de toutes sortes, de leurs fédérations, de leur activité naturelle, saine, productive. Or, les bolcheviques prétendaient faire la révolution sociale à l’aide, justement, d’un État omnipotent, d’un gouvernement tout-puissant, d’un pouvoir dictatorial. Tant qu’une révolution n’a pas tué l’État, le gouvernement, la politique, etc., les anarchistes ne la considèrent pas comme une révolution sociale, mais, simplement, comme une révolution politique (qui, bien entendu, peut être plus ou moins assaisonnée d’éléments sociaux). Or, l’arrivée au pouvoir, l’organisation de « leur » gouvernement et de « leur » État suffisent aux « communistes » pour parler d’une révolution sociale. Pour les anarchistes, « révolution sociale » signifiait, donc, la mort de l’État (en même temps que celle du capitalisme) et la naissance d’une société basée sur un autre mode d’organisation sociale. Pour les bolcheviques, « révolution sociale » signifiait, au contraire, la résurrection de l’État, c’est-à-dire la conquête et la réorganisation de l’État appelé, selon eux, à « construire le socialisme ». Les anarchistes tenaient pour impossible de construire le socialisme par l’État. Les bolcheviques prétendaient ne pouvoir le construire autrement que par l’État.


La différence d’interprétation était, on le voit, fondamentale. (Je me rappelle encore ces grandes affiches collées aux murs, un peu partout, au moment de la Révolution d’octobre, annonçant en gros caractères des conférences de Trotski sur l’organisation du pouvoir. « Erreur typique et fatale – disais-je aux camarades : car, s’il s’agit d’une révolution sociale, il faut se préoccuper de l’organisation de la Révolution, et non pas du Pouvoir ! »


L’interprétation de l’appel à la paix immédiate était aussi très différente. Les anarchistes entendaient par là une action directe de vaste envergure exercée par les masses armées elles-mêmes, par dessus la tête des gouvernants, des politiciens, des commandants, des généraux, etc. D’après les anarchistes, ces masses devaient quitter le front et rentrer dans le pays, en proclamant hautement à travers le monde leur refus de se battre stupidement pour les intérêts des capitalistes, leur dégoût de cette boucherie inutile. Les anarchistes étaient d’avis que, précisément, un tel geste – franc, intègre, décisif – aurait produit un effet foudroyant sur les soldats des autres pays et pouvait amener, en fin de compte, la fin de la guerre, peut-être même sa transformation en une révolution mondiale. Les bolcheviques, politiciens et étatistes songeaient, eux, à une paix par la voie diplomatique et politique, en résultat de pourparlers avec les généraux allemands. Comme on le voit, les deux interprétations étaient essentiellement différentes.


La terre aux paysans, les usines aux ouvriers. Les anarchistes entendaient par là que, sans être propriété de qui que ce soit, le sol serait à la disposition de tous ceux qui désireraient le cultiver (sans exploiter personne), de leurs associations et fédérations, et que, de même, les usines, fabriques, mines, machines, etc., devaient être à la disposition de toutes sortes d’associations ouvrières productrices et de leurs vastes fédérations. Or, les bolcheviques entendaient par le même mot d’ordre l’étatisation de tous ces éléments. Pour eux, la terre, les usines, les fabriques, les mines, les machines, les moyens de transport, etc., devaient devenir propriété de l’État, lequel, ensuite, les mettrait à la disposition des travailleurs. Encore une fois, la différence de l’interprétation était fondamentale.


Quant aux masses elles-mêmes, intuitivement, elles interprétaient tous ces mots d’ordre plutôt dans le sens libertaire. Mais, comme déjà dit, la voix anarchiste était relativement si faible que les vastes masses ne l’entendaient pas. Il leur semblait que seuls les bolcheviques osaient lancer et défendre ces beaux et justes principes. Ceci d’autant plus que le Parti bolchevique se proclamait tous les jours et à tous les coins de rue le seul parti luttant pour les intérêts des ouvriers et des paysans : le seul qui, une fois au pouvoir, saurait accomplir la révolution sociale. « Ouvriers et paysans ! Le Parti bolchevique est le seul qui vous défend. Aucun autre parti ne saura vous guider à la victoire. Ouvriers et paysans ! Le Parti bolchevique est votre parti à vous. Il est l’unique parti qui est vraiment vôtre. Aidez-le à prendre le pouvoir, et vous triompherez. » Ce leitmotiv de la propagande bolchevique devint finalement une véritable obsession. Même le parti des socialistes révolutionnaires de gauche –parti politique autrement fort que les petits groupements anarchistes– ne put rivaliser avec les bolcheviques. Pourtant, il était fort à un tel point que les bolcheviques durent compter avec lui et lui offrir, pour quelque temps, des sièges au gouvernement.


D’autre part, les masses ne pouvaient naturellement pas pénétrer toutes les fines différences des interprétations. Il leur était impossible de comprendre toute la portée de ces différences. Et, enfin, les travailleurs russes étaient les moins rompus aux choses de la politique, ils ne pouvaient pas se rendre compte du danger de l’interprétation bolchevique. Je me souviens que, quelque deux ou trois semaines avant la Révolution d’Octobre, prévoyant la victoire du bolchevisme, je faisais des efforts désespérés pour prévenir les travailleurs, tant que cela m’était possible, au moyen de la parole et de la plume, du danger imminent pour la vraie révolution, dans le cas où les masses auraient permis au Parti bolchevique de s’installer solidement au pouvoir. J’avais beau y insister, les masses ne saisissaient pas le danger. Combien de fois on m’objectait ceci : « Camarade, nous te comprenons bien. D’ailleurs, nous ne sommes pas trop confiants. Nous sommes d’accord qu’il nous faut être quelque peu sur nos gardes, ne pas croire aveuglément, conserver au fond une méfiance prudente. Mais, jusqu’à présent, les bolcheviques ne nous ont jamais trahis ; ils marchent carrément avec nous, ils sont nos amis ; ils nous prêtent un bon coup de main et ils affirment qu’une fois au pouvoir, ils pourront faire triompher aisément nos aspirations. Cela nous paraît vrai. Alors, pour quelles raisons les rejetterions-nous ? Aidons-les à conquérir le pouvoir, et nous verrons après. »


J’avais beau répéter qu’une fois organisé et armé, le bolchevisme – ou plutôt l’État bolchevique – serait pour les travailleurs beaucoup plus dangereux et beaucoup plus difficile à supprimer que n’importe quel autre État. On me répondait invariablement ceci : « Camarade, c’est nous, les masses, qui avons renversé le tsarisme. C’est nous qui avons renversé le gouvernement bourgeois. C’est nous encore qui sommes prêts à renverser Kerenski. Eh bien ! Si tu as raison, si les bolcheviques ont le malheur de nous trahir, de ne pas tenir leurs promesses, nous les renverserons comme nous l’avons fait précédemment. Et alors, nous marcherons avec nos amis les anarchistes... »


J’avais beau affirmer de nouveau que, justement, et pour plusieurs raisons, l’État bolchevique serait beaucoup plus difficile à renverser, on ne voulait, on ne pouvait pas le croire. Il ne faut nullement s’en étonner, puisque même dans les pays rompus à la politique, où (comme, par exemple, en France) on en est finalement dégoûté, les masses laborieuses, et même les intellectuels, tout en appelant la révolution, n’arrivent pas à comprendre que l’installation d’un parti politique, soit-il le plus à gauche possible, au pouvoir d’un État, sous quelque étiquette que ce soit, aboutira à la mort de la révolution. Pouvait-il en être autrement dans un pays tel que la Russie, c’est-à-dire, n’ayant jamais fait aucune expérience politique ?


L’idée politique, étatiste, gouvernementale, n’était pas encore disqualifiée dans la Russie de l’an 1917. Présentement, elle ne l’est encore dans aucun autre pays. Il faudra, certainement, pas mal de temps et surtout de multiples expériences historiques pour que les masses, éclairées par notre propagande, saisissent enfin nettement le péril de cette idée. L’absence d’une telle compréhension fut, au fond, la raison primordiale pour laquelle le bolchevisme l’emporta sur l’anarchisme dans la Révolution russe.


Revenons aux faits. À partir du mois de septembre, les événements se précipitent. Les masses sont prêtes à faire une nouvelle révolution. Quelques soulèvements assez importants (à Petrograd, en juillet ; à Kalouga, à Kazan) et d’autres mouvements de masses le prouvent suffisamment.


Le Parti bolchevique se prépare fiévreusement à la grande bataille. Son agitation fait rage. Il organise les cadres ouvriers et militaires. Il organise aussi ses propres cadres et dresse, pour le cas de succès, la liste du nouveau gouvernement, Lénine en tête. Les anarchistes, de leur côté, font tout ce qu’ils peuvent pour soutenir, encourager, éclairer l’action des masses.


Rappelons à ce sujet qu’à part la grande divergence de principes qui séparait les anarchistes des bolcheviques, il existait aussi des dissentiments de détail entre les uns et les autres. Citons-en deux qui faisaient l’objet de discussions passionnées entre les militants des deux tendances.


Le premier concernait le problème ouvrier. Dans ce domaine, les bolcheviques exigeaient – et se préparaient à réaliser – le soi-disant contrôle ouvrier de la production, c’est-à-dire l’ingérence des ouvriers dans la gestion des entreprises. Les anarchistes objectaient que si ce contrôle ne devait pas rester lettre morte, si les organisations ouvrières étaient capables d’exercer un contrôle effectif, alors elles étaient capables aussi d’assurer elles-mêmes toute la production. Dans ce cas, on pourrait éliminer tout de suite l’industrie privée, en la remplaçant par l’industrie collective. En conséquence, les anarchistes rejetaient le mot d’ordre vague, douteux, de « contrôle de la production ». Ils prêchaient l’expropriation – progressive, mais immédiate – de l’industrie privée par des organismes de production collective. Ils appelaient ainsi les masses laborieuses à commencer aussitôt l’édification d’une économie sociale.


À ce propos, je dois souligner ici un point important. Il est absolument faux – j’insiste là-dessus, car cette fausse appréciation, soutenue par des gens ignorants ou de mauvaise foi, est assez répandue –, il est faux, dis-je, qu’au cours de la Révolution russe, les anarchistes ne surent que « détruire » ou « critiquer », sans pouvoir formuler la moindre idée positive, créatrice. Il est faux que les anarchistes ne possédaient pas eux-mêmes et, partant, n’avaient jamais exprimé des idées suffisamment claires sur l’application de leur propre conception. En parcourant la presse libertaire de l’époque – le Goloss Trouda, l’Anarchie, le Nabat, etc. –, on peut voir que toute cette littérature abondait d’exposés nets et pratiques sur le rôle et le fonctionnement des organismes ouvriers, ainsi que sur le mode d’action qui permettrait à ces derniers de remplacer, en liaison avec les paysans, le mécanisme capitaliste et étatiste détruit. Ce ne sont pas les idées claires et pratiques qui firent défaut à l’anarchisme dans la Révolution russe, ce sont, comme déjà dit, les institutions pouvant, dès le début, appliquer ces idées à la vie.


Le second point litigieux était celui de l’assemblée constituante. En continuant la révolution, en la transformant en une révolution sociale, les anarchistes, naturellement, ne voyaient aucune utilité à convoquer cette assemblée – institution essentiellement politique, stérile et encombrante. Les anarchistes cherchaient donc à faire comprendre aux masses travailleuses l’inutilité de la constituante, la nécessité de s’en passer et de la remplacer tout de suite par des organismes économiques et sociaux, en commençant par la révolution sociale. Les bolcheviques, en vrais politiciens, hésitaient à renoncer à la convocation de l’assemblée. Au contraire, cette convocation figurait comme un point important de leur programme. (Derrière les coulisses, ils étaient pourtant d’avis de dissoudre la constituante si, malgré leur prise éventuelle du pouvoir, celle-ci n’avait pas une bonne majorité bolchevique.)


Il est aussi très intéressant de comparer l’attitude des bolcheviques et des anarchistes, à la veille de la Révolution d’Octobre, vis-à-vis des soviets ouvriers. Le lecteur se rappellera qu’à ce moment-là les soviets fonctionnaient dans toutes les villes ou localités importantes et que, partout, les bolchevisants y formaient une majorité écrasante. Le Parti bolchevique comptait accomplir la révolution, d’une part, par l’insurrection de ces soviets qui exigeraient « tout le pouvoir pour eux », et, d’autre part, par l’insurrection militaire qui soutiendrait l’action des soviets. (Les masses ouvrières avaient la mission de soutenir l’une et l’autre.)


En parfait accord avec ce programme, le Parti bolchevique lança le mot d’ordre général de la révolution : « Tout le pouvoir aux soviets ! »


Quant aux anarchistes, ce mot d’ordre leur était suspect, et pour cause. Ils savaient bien que cette formule ne correspondait nullement aux véritables desseins du parti. Ils savaient qu’en fin de compte, celui-ci cherchait le pouvoir politique, bien centralisé, pour lui-même (c’est-à-dire, pour son comité central et, en dernier lieu, pour son chef : Lénine. Ce dernier « dirigeait », d’ailleurs, tous les préparatifs de la prise du pouvoir, aidé par Trotski.) « Tout le pouvoir aux soviets » n’était donc, au fond, qu’une formule creuse, pouvant être remplie plus tard de n’importe quelle matière. C’est pourquoi les anarchistes, tout en étant partisans des soviets ouvriers comme d’une forme d’organisation des masses laborieuses appelée à remplir certaines fonctions dans l’édification de la nouvelle société, n’admettaient pas ladite formule sans réserve. Pour eux, le mot pouvoir rendait toute la formule ambiguë, illogique, démagogique, suspecte.


Voici comment les anarcho-syndicalistes exprimèrent leurs doutes à ce sujet, dans un article paru sous le titre : Est-ce la fin ? dans leur journal hebdomadaire de Petrograd, Goloss Trouda (numéro 11, du 20 octobre 1917), cinq jours avant la Révolution d’Octobre :


« La réalisation éventuelle de la formule Tout le pouvoir aux soviets (ou, plutôt, la prise du pouvoir politique) : est-ce la fin ? Est-ce tout ? Cet acte achèvera-t-il l’œuvre destructive de la révolution ? Déblayera-t-il définitivement la voie pour la grande construction sociale, pour l’élan créateur de la révolution ?


« La victoire des « soviets » – si elle devient un fait accompli – et, une fois de plus, l’ « organisation du pouvoir » qui la suivra, signifieront-elles, effectivement, la victoire du travail, la victoire des forces organisées des travailleurs, le début de la véritable reconstruction socialiste ? Cette victoire et ce nouveau « pouvoir » réussiront-ils à sortir la révolution de l’impasse où elle s’est engagée ? Arriveront-ils à ouvrir de nouveaux horizons créateurs à la révolution, aux masses, à l’humanité ? Vont-ils ouvrir à la révolution le vrai chemin du travail constructif, la bonne route vers la solution effective de tous les problèmes de l’époque ?


« Tout dépendra de l’interprétation que les vainqueurs prêteront au mot d’ordre « pouvoir » et à leur notion d’« organisation du pouvoir ». Tout dépendra de la façon dont la victoire sera utilisée ensuite par les éléments qui tiendront, au lendemain de la victoire, ce soi-disant « pouvoir ».


« Si, par « pouvoir », on veut dire que tout travail créateur et toute activité organisatrice, sur toute l’étendue du pays, passeront aux mains des organismes ouvriers et paysans soutenus par les masses armées ; si l’on comprend, par « pouvoir », le plein droit de ces organismes de se fédérer naturellement et librement, en exerçant cette activité, de commencer la nouvelle construction économique et sociale, de mener la révolution vers de nouveaux horizons de paix, d’égalité économique et de vraie liberté ;


«  Si le mot d’ordre « pouvoir aux soviets » ne signifie pas l’installation de foyers d’un pouvoir politique, foyers subordonnés au centre politique et autoritaire principal de l’État ;


« Si, enfin, le parti politique aspirant au pouvoir et à la domination s’élimine après la victoire et cède vraiment sa place à la libre auto organisation des travailleurs ; si le « pouvoir des soviets » ne devient pas en réalité un pouvoir étatiste d’un nouveau parti politique – alors, et alors seulement, la nouvelle crise pourra devenir la dernière, pourra signifier les débuts d’une ère nouvelle.


« Mais, si l’on veut comprendre par « pouvoir » une activité de centres politiques sous l’hégémonie d’un parti politique, centres dirigés par un foyer politique principal (pouvoir central) ; si la « prise du pouvoir par les soviets » signifie en réalité l’usurpation du pouvoir par un nouveau parti politique dans le but de reconstruire, à l’aide de ce pouvoir, toute la vie économique et sociale du pays, et de résoudre ainsi tous les problèmes compliqués du moment et de l’époque, alors cette nouvelle étape de la révolution ne sera pas, elle non plus, une étape définitive.

 

« En effet, nous ne doutons pas un instant que ce « nouveau pouvoir » ne saura, en aucun cas, non seulement commencer la vraie « reconstruction socialiste », mais même satisfaire les besoins et les intérêts essentiels de la population...


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« Nous ne croyons pas à la possibilité d’accomplir la révolution sociale par le procédé politique qui signifierait que l’œuvre de la reconstruction sociale, que la solution des problèmes si vastes, variés et compliqués de notre temps commenceraient par un acte politique, par la prise du pouvoir, par le haut, par le centre... Qui vivra, verra... »


Le même jour, le « Groupe de propagande anarchosyndicaliste » publiait, dans le Goloss Trouda, la déclaration suivante, où il prenait nettement position vis-à-vis des événements :


« 1° En tant que nous prêtons au mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » un tout autre sens que celui qui, à notre avis, lui est prêté par le Parti social-démocrate bolchevique, appelé par les événements à diriger le mouvement ; en tant que nous ne croyons pas en de vastes perspectives d’une révolution qui débute par un acte politique, notamment par la prise du pouvoir ; en tant que nous apprécions négativement toute action de masses déclenchée pour des buts politiques et sous l’emprise d’un parti politique ; en tant, enfin, que nous concevons d’une toute autre façon, aussi bien le début que le développement ultérieur d’une vraie révolution sociale, nous apprécions le mouvement actuel négativement ;


2° Si, toutefois, l’action des masses se déclenche, alors, comme anarchistes, nous y participerons avec la plus grande énergie. Nous ne pouvons pas nous mettre à l’écart des masses révolutionnaires, même si elles ne suivent pas notre chemin et nos appels, même si nous prévoyons l’échec du mouvement, Nous n’oublions jamais qu’il est impossible de prévoir d’avance aussi bien la direction que l’issue d’un mouvement de masses. Par conséquent, nous considérons comme notre devoir de participer toujours à un tel mouvement, cherchant à lui communiquer notre sens, notre idée, notre vérité. »


La suite des événements est plus ou moins connue. Citons les faits, brièvement.

Le soutien de la flotte de Cronstadt et de la majorité des troupes de Petrograd assuré, la faiblesse extrême du gouvernement de Kerenski constatée, et les sympathies d’une majorité écrasante des masses travailleuses acquises, le comité central du Parti bolchevique fixa l’insurrection définitivement au 25 octobre (7 novembre, nouveau style), jour de la réunion du deuxième congrès panrusse des soviets. Cette insurrection se produisit effectivement à Petrograd, le 25 octobre au soir. Il n’y eut ni actions de masses, ni combats de rues. Abandonné par tout le monde, le « gouvernement provisoire », se cramponnant à des chimères, siégeait au Palais d’Hiver. Ce dernier était défendu par un bataillon « d’élite », un bataillon de femmes et une poignée de jeunes officiers aspirants. Des détachements de troupes acquises aux bolcheviques, soutenus par des bâtiments de la flotte baltique venus de Cronstadt et alignés sur la Neva, face au Palais d’Hiver, cernèrent ce dernier et, après une courte escarmouche, s’en emparèrent. Kerenski réussit à fuir. Les autres membres du gouvernement provisoire furent arrêtés. La circulation normale dans les rues de la capitale, ainsi que l’aspect général de la ville ne furent nullement troublés. Ainsi, à Petrograd, toute l’ « insurrection » ne fut qu’une petite opération militaire menée par le Parti bolchevique qui s’appuyait sur les sympathies de vastes masses travailleuses. Le siège du gouvernement provisoire devenu vide, le comité central du Parti bolchevique s’y installa en vainqueur.


Vers 11 heures du soir de cette fameuse journée du 25 octobre, je me trouvais dans une des rues de Petrograd. Elle était obscure et calme. Au loin, on entendait quelques coups de fusils espacés. Subitement, une auto blindée me dépassa à toute allure. De l’intérieur de la voiture, une main lança un gros paquet de feuilles de papier, lesquelles volèrent en tous sens. Je me baissai et j’en ramassai une. C’était un appel du nouveau gouvernement « aux ouvriers et paysans » russes, leur annonçant la chute du gouvernement de Kerenski et, en bas, la liste du nouveau gouvernement « des commissaires du peuple », Lénine en tête. Un sentiment compliqué de tristesse, de colère, de dégoût et, en même temps, une sorte de satisfaction ironique s’emparèrent de moi. « Ces imbéciles – s’ils ne sont pas, tout simplement, des démagogues imposteurs, pensai-je – doivent s’imaginer qu’ils accomplissent ainsi la révolution sociale ! Eh bien ! Ils vont voir... Et les masses vont prendre une bonne leçon !... »


À Moscou et aussi dans presque toute l’étendue du pays, la prise du pouvoir par le Parti bolchevique ne s’effectua pas avec la même facilité.


Moscou vécut dix jours de combats acharnés. Il y eut beaucoup de victimes, et plusieurs quartiers de la ville furent fortement endommagés par le feu d’artillerie. Dans d’autres villes, également, la victoire fut arrachée de haute lutte. Dans certaines contrées, à l’Est et surtout au Sud, cette victoire ne fut pas définitive. Des mouvements contre-révolutionnaires importants prirent naissance, s’armèrent, se précisèrent et aboutirent à une guerre civile, qui dura jusqu’à la fin de l’année 1921. L’un de ces mouvements, dirigé par le général Denikine (1919), prit les dimensions d’un événement très dangereux pour le pouvoir bolchevique. Partie des profondeurs de l’Ukraine, à l’extrême sud de la Russie, l’armée de Denikine arriva, en été 1919, presque aux portes de Moscou. (Nous verrons plus bas de quelle façon ce danger imminent put être écarté.) Très dangereux, également, fut le mouvement déclenché par le général Wrangel, après celui de Denikine, dans le Sud. Assez menaçant a été, ensuite, le mouvement de l’amiral Koltchak, dans l’Est. Les autres mouvements contre-révolutionnaires furent de moindre importance. Presque tous ces mouvements ont été en partie soutenus et alimentés par des interventions étrangères. En somme, c’est à partir de l’année 1922 seulement que le Parti bolchevique au pouvoir put se sentir définitivement maître de la situation, et entreprendre l’œuvre qu’il a continuée depuis, jusqu’à nos jours.



Approchant de la fin de notre étude, venant de résumer la situation générale, après la victoire définitive de la révolution bolchevique, nous ne nous occuperons plus, dans la dernière partie de notre exposé, de la suite chronologique des événements. Notre tâche sera maintenant de faire ressortir et d’analyser les faits saillants de la période bolchevique de la Révolution russe, afin de pouvoir formuler nettement les appréciations et les conclusions imposées par cette analyse.


Précisons, avant tout, un fait qui n’est pas suffisamment connu. Fidèles à leurs principes, les anarchistes prirent une part très active, souvent décisive, à tous les mouvements de masses, à toutes les luttes que la révolution eut à soutenir contre la réaction. Dans les combats de Moscou, comme partout ailleurs, les anarchistes se battirent dans les premiers rangs et se sacrifièrent entièrement. J’insiste sur ce point, car très souvent, par ignorance ou par mauvaise foi, on reproche aux anarchistes russes de s’être bornés, pendant la révolution, à des discussions et de n’avoir rien fait.


Très original fut, dans la Révolution russe, le sort de l’Assemblée constituante. Comme déjà dit, les anarchistes étaient franchement opposés à la convocation de celle-ci. Les bolcheviques préférèrent faire semblant de la convoquer, décidés d’avance à la dissoudre au cas où sa majorité – chose possible dans l’ambiance générale du moment – ne serait pas bolchevique. La constituante fut donc convoquée en janvier 1918. Malgré les efforts du Parti bolchevique, au pouvoir depuis trois mois déjà, la majorité de l’assemblée s’avéra antibolchevique. Toutefois, et en dépit de l’inutilité flagrante de cette assemblée, dont les travaux se poursuivaient dans une atmosphère d’indifférence générale, le gouvernement bolchevique hésitait à la dissoudre. Il a fallu l’intervention presque fortuite d’un anarchiste pour que l’Assemblée constituante fût dissoute. Le nom de cet anarchiste, un de nos meilleurs camarades (tué par la suite à son poste de chef d’un train blindé, en lutte contre les forces de Denikine) – nom presque toujours faussé, même par les auteurs anarchistes –, est Jélezniakoff (Anatole). Ce camarade, marin de Cronstadt, fut mis par le gouvernement bolcheviste à la tête du détachement de garde au siège de l’Assemblée. Depuis plusieurs jours déjà, les discours interminables, ennuyeux et stériles des leaders des partis politiques à l’Assemblée – discours qui se prolongeaient tard dans la nuit – fatiguaient et ennuyaient le corps de garde obligé, chaque fois, d’attendre la fin et de veiller. Une nuit – les bolcheviques et les socialistes révolutionnaires de gauche ayant quitté la séance après une déclaration menaçante, et les discours allant leur petit train –, Jélezniakoff, à la tête de son détachement, s’approcha du fauteuil présidentiel et dit : «  Fermez la séance, s’il vous plaît, mes hommes sont fatigués. » Décontenancé, indigné, le président (V. Tchernoff, socialiste révolutionnaire de droite) protesta. Jélezniakoff répéta : « Je vous dis que le corps de garde est fatigué. Je vous prie de quitter la salle des séances. » L’Assemblée s’exécuta. Le gouvernement bolchevique profita de cet incident pour publier le lendemain le décret de dissolution de la constituante.


Pour que le lecteur saisisse bien le vrai sens, la véritable portée de certains événements ultérieurs (entre autres, la durée, l’éventualité de succès, et l’échec final des mouvements contre-révolutionnaires), il faut que nous fassions maintenant un résumé de la situation, non plus du point de vue général, mais de celui des principes révolutionnaires et sociaux proclamés par la révolution, ainsi que de leur application pratique.


Au cours des crises et des faillites qui se suivirent jusqu’à la Révolution d’Octobre 1917, deux idées fondamentales –idées révolutionnaires allant loin au-delà du programme minimum socialiste et envisageant une véritable révolution sociale– se précisèrent dans les milieux révolutionnaires et aussi au sein des masses laborieuses.


L’une fut l’idée de construire, sur les ruines de l’État bourgeois, un nouvel « État ouvrier », de constituer un « gouvernement ouvrier et paysan », d’établir la « dictature du prolétariat ».


L’autre fut celle de modifier de fond en comble les bases économiques et sociales de la société sans avoir recours à un État, à un gouvernement, quels qu’ils soient, c’est-à-dire d’atteindre les buts de la révolution sociale et de résoudre les problèmes de l’heure par un effort naturel et libre, économique et social, des travailleurs, au sein de leurs organisations, après avoir renversé le dernier gouvernement.


Afin de coordonner l’action des travailleurs, la première idée supposait la prise du pouvoir politique, l’installation d’un gouvernement dictatorial, et l’organisation d’un nouvel État « prolétarien ». L’autre idée prévoyait l’absence de toute organisation étatique, l’entente fédérative des organismes de classe (syndicats, coopératives, toutes sortes d’associations, etc.), la cohésion naturelle partant d’en bas, la centralisation non pas politique et étatiste, mais économique et technique, selon les besoins réels.


Les deux conceptions envisageaient, entre autres choses, l’existence des soviets (conseils ouvriers), de même que celle de nombreuses autres organisations ouvrières, en tant que cellules de la société nouvelle. Mais, tandis que la première conception y voyait des cellules surtout politiques, la seconde y supposait des organismes économiques et sociaux.


La première idée fut exposée, propagée, défendue par le Parti communiste étatiste (les bolcheviques). Fort bien organisés, de plus en plus nombreux, ayant à leur tête des intellectuels qualifiés, disposant de toute une armée d’agitateurs, de propagandistes, d’écrivains, ne reculant devant aucun moyen, et sachant appliquer très habilement toutes les recettes de la démagogie, ce parti obtint auprès des masses, très rapidement, un succès de plus en plus accentué.


Quant à l’autre conception, elle ne put être défendue ou propagée que par un nombre très restreint de propagandistes libertaires.


Le courant populaire lui-même allait bien au-delà de la conception étatiste des bolcheviques. Les masses marchaient carrément vers la vraie révolution sociale. Mais, fasciné par les mots d’ordre enflammés et par l’activité vigoureuse des bolcheviques, entraînés par leurs promesses de résoudre, au moyen de leur « gouvernement de la dictature du prolétariat », les problèmes latents, le peuple travailleur leur accorda sa confiance et son concours.


La lutte entre les deux idées fut inégale.


Comme nous l’avons vu, les masses laborieuses soutinrent le Parti communiste dans sa lutte pour le pouvoir. Fin octobre 1917, ce parti attaqua le faible gouvernement de Kerenski et le renversa. Le nouveau gouvernement bolchevique s’installa immédiatement sur le trône disponible. Lénine fut son chef. C’est à ce dernier et à son parti qu’incomba désormais la tâche de faire face à tous les problèmes de la révolution.


L’idée étatiste l’emporta. C’est elle qui allait faire ses preuves. Nous verrons tout à l’heure comment elle les a faites.


D’après la thèse libertaire, c’étaient les masses laborieuses elles-mêmes qui devaient, par leur action vaste et puissante, s’appliquer à la solution des problèmes reconstructifs de la révolution sociale. Le rôle des « élites », tel que le concevaient les libertaires, devait se borner à aider les masses, à les enseigner, à les conseiller, à les pousser vers telle ou telle autre initiative, à les soutenir dans leur action, mais surtout à ne pas les diriger gouvernementalement. L’idée fondamentale des libertaires était celle-ci : la solution heureuse des problèmes de la révolution sociale ne pourrait être que l’œuvre collective des millions d’hommes y apportant leurs initiatives, leurs forces, leurs capacités, leurs aptitudes, leurs connaissances vastes, variées et fécondes. Par l’intermédiaire de leurs organismes multiples et variés, et par la fédération de ces organismes, les masses laborieuses devaient, d’après les libertaires, pouvoir effectivement pousser en avant la révolution sociale et arriver à la solution pratique de tous ses problèmes.


La thèse bolchevique était diamétralement opposée. D’après les bolcheviques, c’était l’élite, le gouvernement (dit « ouvrier » et exerçant la soi-disant « dictature du prolétariat ») qui devait s’appliquer à pousser en avant la transformation sociale, à résoudre ses formidables problèmes. Les masses ne devaient qu’aider cette élite, en exécutant ses décisions, ses décrets, ses ordres et ses lois.


En définitive, cc fut un gouvernement d’intellectuels, de doctrinaires marxistes, qui s’installa au pouvoir et commença son action par des décrets et des actes que les masses étaient sommées d’approuver et d’appliquer.


Ce gouvernement fonctionna. L’action étatiste commença.


Tout au début, le gouvernement et son chef, Lénine, faisaient mine d’être de fidèles exécuteurs de la volonté du peuple travailleur ; en tout cas, de devoir justifier devant ce peuple leurs décisions, leurs gestes et leurs actes. (Ainsi, par exemple, Lénine crut nécessaire de justifier la dissolution de la constituante devant l’exécutive des soviets.) Cela a marché assez bien, jusqu’au jour où la volonté du « gouvernement » entra, pour la première fois, en conflit avec celle du « peuple ».

Ce fut à l’occasion de l’offensive allemande, en février 1918.


Au lendemain de la Révolution d’Octobre, l’armée allemande qui opérait contre la Russie resta quelque temps inactive. Le commandement allemand hésitait, attendait les événements, délibérait, menait des pourparlers. Mais, en février 1918, il se décida et déclencha une offensive contre la Russie révolutionnaire. Il fallait prendre position. Toute résistance était impossible, l’armée russe ne pouvant pas combattre. Il fallait trouver une solution adéquate à la situation générale des choses. Cette solution devait, en même temps, résoudre le premier problème de la révolution, celui de la guerre.


La situation ne présentait que deux solutions possibles :


a) abandonner le front ; laisser l’armée allemande s’aventurer dans l’immense pays en pleine révolution ; l’entraîner dans les profondeurs du pays ; l’y isoler, la séparer de sa base d’approvisionnement ; lui faire une guerre de partisans, la démoraliser, la décomposer, etc., en défendant ainsi la révolution sociale ;


b) entrer en pourparlers avec le commandement allemand, lui proposer la paix, traiter et accepter celle-ci, quelle qu’elle fût.


La première solution fut celle de l’immense majorité des organisations ouvrières consultées, ainsi que des socialistes révolutionnaires de gauche, des maximalistes, des anarchistes. On était d’avis que, seule, cette façon d’agir était digne de la révolution sociale ; seule, elle permettait de traiter avec le peuple allemand par dessus la tête de ses généraux ; seule, elle garantissait un élan prodigieux de la révolution en Russie et, peut-être aussi, comme conséquence, un déclenchement de la révolution en Allemagne et ailleurs.



Voici ce qu’écrivait à ce sujet le Goloss Trouda anarchosyndicaliste de Petrograd (n° 27 du 24 février 1918), dans un article intitulé : De l’esprit révolutionnaire : « Nous voici à un tournant décisif de la révolution. Une crise est là qui peut être fatale. L’heure qui sonne est d’une netteté frappante et d’un tragique exceptionnel. La situation est enfin claire. La question est à trancher séance tenante. Dans quelques heures, nous saurons si le gouvernement signe ou non la paix avec l’Allemagne. Tout l’avenir de la Révolution russe, et aussi la suite des événements mondiaux, dépendent de cette journée, de cette minute.


« Les conditions sont posées par l’Allemagne sans ambages ni réserves. D’ores et déjà, on connaît les idées de plusieurs membres « éminents » des partis politiques, et aussi celles des membres du gouvernement. Pas d’unité de vues, nulle part. Désaccord chez les bolcheviques. Désaccord chez les socialistes révolutionnaires de gauche. Désaccord au Conseil des commissaires du peuple. Désaccord au soviet de Petrograd et à l’exécutive. Désaccord dans les masses, dans les fabriques, usines et casernes. L’opinion de la province n’est pas encore suffisamment connue... (Nous l’avons dit plus haut : l’opinion des socialistes révolutionnaires de gauche, et aussi celle des masses travailleuses à Petrograd et en province se précisa par la suite, comme hostile à la signature du traité de paix avec les généraux allemands.) « Le délai de l’ultimatum allemand est de 48 heures. Dans ces conditions, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, la question sera discutée, la décision sera prise en hâte, dans les milieux strictement gouvernementaux. Et c’est ce qui est le plus terrible ...


« Quant à notre propre opinion, nos lecteurs la connaissent. Dès le début, nous étions contre les « pourparlers de paix ». Nous nous dressons aujourd’hui contre la signature du traité. Nous sommes pour l’organisation immédiate et active d’une résistance de corps de partisans. Nous estimons que le télégramme du gouvernement demandant la paix doit être annulé ; le défi doit être accepté, et le sort de la révolution remis directement, franchement, entre les mains des prolétaires du monde entier.


« Lénine insiste sur la signature de la paix. Et, si nos informations sont exactes, une grande majorité finira par le suivre. Le traité sera signé. Seule, la conviction intime de l’invincibilité finale de cette révolution nous permet de ne pas prendre cette éventualité trop au tragique. Mais que cette façon de conclure la paix portera un coup très dur à la révolution en l’infirmant, en la déformant pour longtemps, nous en sommes absolument persuadés.


« Nous connaissons l’argumentation de Lénine, surtout d’après son article De la phase révolutionnaire (Pravda, n° 31). Cette argumentation ne nous a pas convaincus. »


L’auteur fait, ensuite, une critique serrée de cette argumentation de Lénine et lui en oppose une autre, pour terminer, comme suit :


« Nous avons la conviction ferme que l’acceptation de la paix offerte ralentira la révolution, l’abaissera, la rendra pour longtemps débile, anémique, incolore... L’acceptation de la paix fera courber la révolution, la mettra à genoux, lui enlèvera les ailes, l’obligera de ramper... Car l’esprit révolutionnaire, le grand enthousiasme de la lutte, cette envolée magnifique de la grandiose idée de l’affranchissement du monde lui seront enlevés.


« Et – pour le monde – sa lumière s’éteindra. »


La majorité du comité central du Parti communiste russe se prononça d’abord pour la première solution. Mais Lénine, en véritable dictateur, eut peur de cette solution hardie. Il invoqua, au contraire, le danger de mort pour la révolution, en cas de non-acceptation de la paix offerte. Il proclama la nécessité d’un « répit » qui permettrait de créer une armée régulière. Il brava l’opinion des masses et de ses propres camarades, il menaça ces derniers de décliner toute responsabilité et de se retirer, séance tenante, si sa volonté n’était pas exécutée. Les camarades, à leur tour, eurent peur de perdre « le grand chef de la révolution ». Ils cédèrent. La paix fut signée.


Ainsi, pour la première fois, la « dictature du prolétariat » l’emporta sur le prolétariat. Pour la première fois, le pouvoir bolchevique réussit à terroriser les masses, à substituer sa volonté à la leur, à imposer son autorité, à agir de son chef, faisant fi de l’opinion des autres...


La paix de Brest-Litovsk fut imposée au peuple laborieux par le gouvernement bolchevique, lequel réussit à briser la résistance des masses, à obtenir leur obéissance, leur passivité forcée.


Tel fut le résultat du premier différend sérieux entre le nouveau gouvernement et le peuple gouverné. Ce ne fut que le premier pas – le plus difficile. La continuation était beaucoup plus aisée. Ayant une fois enjambé impunément la volonté des masses laborieuses, s’étant une fois emparé de l’initiative de l’action, le nouveau pouvoir lança, pour ainsi dire, un lasso autour de la révolution. Dorénavant, il n’avait plus qu’à continuer de le serrer, pour obliger les masses à se traîner à sa suite, pour leur faire abandonner entre ses mains toute initiative, pour les soumettre entièrement à son autorité et, finalement, pour réduire toute la révolution aux limites d’une dictature.


C’est ce qui arriva, en effet. Car, telle est, fatalement, l’attitude de tout gouvernement. Tel est, fatalement, le chemin de toute révolution qui laisse intact le principe étatiste, politique, gouvernemental. Tôt ou tard, vient le premier désaccord entre les gouvernants et les gouvernés. Ce désaccord vient d’autant plus fatalement qu’un gouvernement, quel qu’il soit, est toujours impuissant à résoudre les problèmes d’une grande révolution et que, malgré cela, tout gouvernement, et toujours, veut avoir raison, veut avoir pour lui l’initiative, la vérité, la responsabilité, l’action... Ce désaccord tourne toujours à l’avantage des gouvernants. Et ensuite, toute initiative passe, avec la même fatalité, à ces gouvernants qui deviennent ainsi les maîtres absolus des millions de gouvernés. Ce fait acquis, les maîtres se cramponnent au pouvoir, en dépit de leur incapacité, de leur insuffisance, de leur malfaisance... Ils se croient, au contraire, seuls porteurs de la vérité. Ils se défendent contre toute opposition ; ils accaparent tout ; ils créent des privilégiés sur lesquels ils s’appuient ; ils organisent les forces capables de les soutenir ; ils répriment toute résistance ; ils persécutent tout ce qui ne veut pas se plier à leur bon plaisir ; ils mentent, ils trompent, ils sévissent, ils tuent...


C’est ce qui arriva, fatalement, à la Révolution russe.


Une fois bien assis au pouvoir, ayant organisé une armée et une police, ayant bâti un nouvel État dit « ouvrier », le gouvernement bolchevique, maître absolu, prit en mains définitivement les destinées futures de la révolution. Peu à peu – au fur et à mesure qu’augmentaient ses forces de coercition et de répression –, le gouvernement étatisa et monopolisa tout, absolument tout, jusqu’à la parole, jusqu’à la pensée.


Ce fut l’État – donc, le gouvernement – qui s’empara de tout le sol, de tout l’ensemble des terres. Il en devint le vrai propriétaire. Les paysans, dans leur masse, furent, petit à petit, transformés en des fermiers d’État.


Ce fut le gouvernement qui s’appropria les usines, les fabriques, les mines, tous les moyens de production, de consommation, de communication, etc.


Ce fut le gouvernement qui usurpa le droit d’initiative, d’organisation technique, d’administration, de direction, dans tous les domaines de l’activité humaine.


Ce fut, enfin, le gouvernement qui devint le maître unique de la presse du pays. Toutes les éditions, toutes les publications en U.R.S.S. – jusqu’aux cartes de visite – sont faites ou, au moins, rigoureusement contrôlées par l’État.


Bref, l’État, le gouvernement devint, finalement, seul détenteur de toutes les vérités ; seul propriétaire de tous les biens, matériels et spirituels ; seul initiateur, organisateur, animateur de toute la vie du pays, dans toutes ses ramifications.


Les 150 millions d’habitants se transformèrent, peu à peu, en simples exécuteurs des ordres gouvernementaux, en simples esclaves du gouvernement et de ses innombrables agents.


Tous les organismes économiques, sociaux ou autres, sans exception, en commençant par les soviets et en finissant par les plus petites cellules, devinrent de simples filiales administratives de l’entreprise étatiste, filiales subordonnées totalement au conseil d’administration central : le gouvernement ; surveillées de près par les agents de ce dernier : la police ; privées de toute ombre d’une indépendance quelconque.


L’histoire authentique et détaillée de cette évolution, achevée il y a à peine deux ou trois ans – histoire formidable, extraordinaire, unique dans le monde –, mériterait, à elle seule, un volume à part. Ici, obligés de condenser, nous n’en avons donné qu’un très bref résumé. Ajoutons-y un seul détail, car, au point de vue chronologique, notre résumé a quelque peu interverti l’ordre des faits.


Une fois au pouvoir, et en possession d’une force armée, le plus facile pour le Parti bolchevique était d’étatiser les organisations ouvrières, les moyens de transport et de communication, la production minière, la grosse industrie, le gros commerce. C’est, en effet, par ce bout que l’étatisation commença.


Le plus difficile fut de s’approprier le sol, de supprimer le fermier privé, d’étatiser l’agriculture. Cette tâche vient d’être accomplie en tout dernier lieu, après des années de luttes acharnées.



Puisque tout ce qui est indispensable pour le travail de l’homme – autrement dit, tout ce qui est capital – appartient en Russie actuelle à l’État, il s’agit, dans ce pays, d’un capitalisme d’État intégral. Le capitalisme d’État, tel est le système politique, économique, financier et social en U.R.S.S., avec toutes ses conséquences logiques dans le domaine moral, spirituel ou autre.


Pour le travailleur, l’essentiel de ce système est ceci : tout travailleur, quel qu’il soit, est, en fin de compte, un salarié de l’État. L’État est son unique patron. Si l’ouvrier rompt son contrat avec ce patron, il ne peut plus travailler nulle part. En conséquence, l’État-patron peut faire avec l’ouvrier tout ce qu’il veut. Et si, pour une raison quelconque, ce dernier est jeté dans la rue, il ne lui reste plus qu’à crever de faim, à moins qu’il ne « se débrouille » comme il peut. Ce n’est pas tout. Le système veut que l’État-patron soit, en même temps, juge, geôlier et bourreau de tout « citoyen », de tout travailleur. L’État lui fournit du travail ; l’État le raye ; l’État le surveille ; l’État l’emploie et le manie à sa fantaisie ; l’État l’éduque ; l’État le juge ; l’État le punit ; l’État l’emprisonne ; l’État le bannit ou l’exécute... Employeur, protecteur, surveillant, éducateur, juge, geôlier, bourreau – tout, absolument tout dans la même personne : celle d’un État formidable, omniprésent, omnipotent...


Comme le lecteur le voit, ce système est bien celui d’un esclavage complet, absolu, du peuple laborieux : esclavage physique et moral. Telle a été l’œuvre accomplie en Russie par le Parti bolchevique, de 1917 à nos jours. Et tel est aujourd’hui le résultat de cette œuvre.


Le Parti bolchevique chercha-t-il ce résultat ? Y mena-t-il sciemment ?


Certainement, non. Indubitablement, ses meilleurs représentants aspiraient à un système qui permettrait la construction du vrai socialisme ouvrant la route vers le communisme intégral. Je tiens à enregistrer ici-même l’aveu qui m’a été fait, il y a quelques années, par un bolchevique russe éminent et sincère, lors d’une discussion serrée, passionnée : « Certainement, dit-il, nous nous sommes égarés et engouffrés là où nous ne voulions pas aller... Mais nous tâcherons d’en sortir, et nous y réussirons... »


On peut être, au contraire, absolument certain qu’ils n’y réussiront pas, qu’ils n’en sortiront jamais. Car la force logique des choses, la psychologie humaine, l’enchaînement des faits matériels, la suite déterminée des causes et des effets sont, en fin de compte, plus puissants que les aspirations des individus.


Le Parti bolchevique chercha à construire le socialisme au moyen d’un État, d’un gouvernement, d’une action politique autoritaire. Il n’aboutit, fatalement, qu’à un capitalisme d’État monstrueux, funeste, meurtrier.


Et plus il sera démontré que les chefs du parti furent sincères, énergiques, capables, favorisés par les circonstances, suivis, aidés par les masses, mieux ressortira la conclusion historique qui se dégage de leur œuvre.


Cette conclusion, la voici : toute tentative d’accomplir la révolution sociale à l’aide d’un État, d’un gouvernement et d’une action politique aboutira fatalement à un capitalisme d’État, le pire des capitalismes.


Telle est la leçon mondiale de la formidable expérience bolchevique, leçon qui confirme pleinement la thèse anarchiste et qui, bientôt, sera à la portée de tous.



Le capitalisme d’État – auquel, d’après le propre aveu des communistes sincères, aboutit le bolchevisme en Russie – donna-t-il, au moins, des résultats appréciables ? Réalisa-t-il quelque progrès ? Pourra-t-il servir de « pont » à la véritable transformation sociale prochaine ? La pourra-t-il faciliter ?


Jusqu’à présent, les grandes prouesses définitives de l’État bolchevique ont été les suivantes :


1° Il sut créer une armée redoutable, sinon encore pour les ennemis extérieurs, du moins pour l’ennemi « intérieur », celui qui refuse de devenir esclave du nouveau capitalisme.


2° Il sut, d’autre part, militariser les propres rangs du parti dirigeant, en formant, avec la jeunesse bolchevique, des corps d’armée spéciaux – sorte de gendarmerie ou de garde nationale. C’est sur ces corps spéciaux que le nouveau gouvernement peut surtout compter. C’est à l’aide de ces corps spéciaux que le gouvernement bolchevique écrasa l’émeute révolutionnaire de Cronstadt, en 1921, et que, lorsqu’il le faut, il noie dans le sang les grèves, les révoltes et les démonstrations multiples dont la presse bolchevique ne souffle mot.


3° Il sut aussi former une police très puissante – ordinaire et surtout secrète –, police qui est, peut-être, la première du monde puisqu’elle réussit, jusqu’à ce jour, à maintenir dans l’obéissance une population subjuguée, trompée, exploitée, affamée. Il sut, surtout, élever le mouchardage à la hauteur d’une grande vertu civique. Tout membre du Parti communiste – voire tout citoyen loyal – est tenu d’aider le Guépéou, à lui signaler les cas suspects, à moucharder, à dénoncer.


4° Il réussit à faire naître et se multiplier avec une rapidité vertigineuse une bureaucratie formidable, incomparable, inégalable ; une bureaucratie qui forme, actuellement, dans le pays une caste privilégiée, « aristocratique », d’un million d’individus environ. Tout est « bureaucratisé » en U.R.S.S. : la production, la répartition, la consommation, les communications, le permis d’exister (un système de passeport sublime), la science, la littérature, l’art, etc. D’autre part, les inégalités sociales y sont prononcées plus que dans n’importe quel autre pays. Les citoyens en général, et les travailleurs en particulier, sont divisés en plusieurs catégories de salariés, de favorisés, de défavorisés, de primés, de privilégiés...


5° Enfin, nous l’avons dit, l’État bolchevique réussit à réduire à l’esclavage complet 150 millions d’hommes, dans le but de les amener un jour – par ce moyen infaillible, paraît-il – à la liberté, à la prospérité ; bref : au bonheur.


Ajoutons que cet État est passé maître hors concours dans l’œuvre de mensonge, de duperie, de mise en scène, de truquage... Sa propagande trompeuse à travers le monde est d’une habileté sans égale. Si la bourgeoisie des autres pays recourt au « bourrage de crâne », le bolchevisme, lui, fait du « super bourrage », tel que, de nos jours encore, des millions de travailleurs dans tous les pays ne savent pas la vérité sur l’U.R.S.S. Livres, brochures, journaux, revues, photos, cinéma, T.S.F., expositions – tous les moyens, les uns plus truqués que les autres, tout étant entre les mains de l’État – sont bons pour la propagande. Les « délégations ouvrières » autorisées de temps en temps à passer quelques semaines en Russie, abominablement dupées (si leurs membres sont sincères), en sont un des moyens. De même, la majorité écrasante de « touristes » ou de visiteurs isolés qui parcourent le pays, sous l’œil vigilant des mouchards, sans connaître la langue russe, sans comprendre quoi que ce soit de ce qui se passe autour d’eux.


Soulignons encore que l’État (le gouvernement) bolchevique s’est emparé, non seulement de tous les biens matériaux et moraux existants, mais – ce qui est peut-être plus grave – il s’est approprié aussi la « Vérité ». Du moins, il se croit l’unique, le vrai détenteur de la vérité tout entière, de quelque domaine qu’elle soit : vérité historique, économique, sociale, scientifique, philosophique ou autre. Dans tous les domaines, sans exception, le gouvernement bolchevique se considère comme absolument infaillible. Lui seul possède la vérité. Lui seul sait où et comment aller. Lui seul est capable de mener à bien la révolution. Et alors, logiquement, fatalement, il prétend que les 150 millions d’hommes qui peuplent le pays doivent, eux aussi, le considérer comme seul détenteur de la vérité, détenteur infaillible, inattaquable, sacré. Et alors, logiquement, inévitablement, tout homme ou tout groupement osant, non pas combattre ce gouvernement, mais simplement douter de son infaillibilité, le critiquer, le contredire, le blâmer en quoi que ce soit, est regardé comme son ennemi et, partant, comme ennemi de la vérité, ennemi de la révolution : « contre-révolutionnaire »... Il s’agit là d’un vrai monopole de l’opinion. Toute opinion autre que celle de l’élite (du gouvernement) est considérée comme hérésie, hérésie dangereuse, inadmissible, criminelle. Et alors, logiquement, immanquablement, c’est le châtiment des hérétiques qui intervient : la prison, l’exil ou le poteau d’exécution. Les syndicalistes et les anarchistes, farouchement persécutés, rien que parce qu’ils osent avoir une opinion indépendante sur la révolution, en savent quelque chose... Et si le lecteur désire avoir des détails et des précisions sur cette répression sauvage, barbare, des révolutionnaires libertaires par l’inquisition sociale bolchevique, il n’a qu’à parcourir la brochure éditée par la « Librairie sociale », en 1923, sous le titre Répression de l’anarchisme en Russie soviétique, ou lire, dans la presse périodique anarchiste, des extraits du Bulletin publié, à des intervalles réguliers, par le Fonds de secours de l’A.I.T. (Association internationale des travailleurs, anarcho-syndicaliste) aux anarchistes et anarcho-syndicalistes emprisonnés ou exilés en Russie.


D’aucuns prétendent que l’une des prouesses du bolchevisme a été l’émancipation de la femme, l’abolition du mariage légal, la reconnaissance du droit à l’avortement. Cette affirmation repose sur l’ignorance complète des faits. Comme le lecteur put le voir au début de cette étude, longtemps avant la révolution de 1917, les milieux intellectuels et ouvriers russes professaient des idées très avancées en cette matière. Dans presque tous les milieux russes, il était entendu que la femme était l’égale de l’homme et pouvait disposer librement de son amour, de son corps. De sorte que tout gouvernement issu d’une révolution était obligé de sanctionner cet état des choses. Il n’y a rien de spécifiquement bolchevique dans cette « prouesse », et le mérite des bolcheviques y est très modeste. D’autre part, le mariage légal n’est nullement supprimé en U.R.S.S. : il est simplifié ou, plutôt, il est devenu un mariage civil, tandis que, avant, le mariage légal en Russie était obligatoirement religieux. On prétend aussi que le bolchevisme a eu raison des préjugés religieux. C’est une erreur dont la source est la même que dans le cas précédent : ignorance des faits concrets. Le gouvernement bolchevique a réussi, par la terreur, à supprimer le culte public de la religion, pas plus. Quant au sentiment religieux, loin de l’avoir extirpé, le bolchevisme, avec ses méthodes et ses résultats, l’a, au contraire, soit rendu plus intense chez les uns, soit simplement transformé chez les autres. Ajoutons que, déjà avant la révolution de 1917, et surtout depuis 1905, le sentiment religieux, dans les masses populaires, se trouvait en plein déclin, ce qui ne manqua pas d’inquiéter sérieusement les popes et les autorités tsaristes. Le bolchevisme réussit plutôt à le raviver. La religion sera tuée non pas par la terreur, mais par la réussite effective de la vraie révolution sociale, avec ses conséquences heureuses.


Je laisse maintenant au lecteur lui-même le soin de répondre à la question posée plus haut, notamment :


Un système tel que je viens de le décrire peut-il mener et aboutir à une transformation sociale, dans le sens de l’affranchissement des travailleurs ? Peut-il favoriser cet affranchissement ? Peut-il sauver l’humanité ? Quant à nous, notre opinion est faite : nous affirmons catégoriquement que le bolchevisme, c’est-à-dire la tentative d’accomplir la révolution sociale à l’aide d’une dictature gouvernementale et d’un État, ne pourra jamais aboutir à autre chose qu’à une réaction sociale épouvantable.


Mais nous sommes obligés de constater encore un fait important : l’impuissance complète de ce système, même en tant que capitalisme d’État. Sans pouvoir entrer ici dans les détails, je dois affirmer, en effet – ceci en pleine connaissance de cause –, que la prétendue « industrialisation » du pays aboutit à quelques érections et constructions impraticables et inutiles ; que le fameux « plan quinquennal » est en train de s’effondrer dans une faillite ahurissante et que la soi-disant « collectivisation » étatiste de l’agriculture n’est autre chose qu’une immense entreprise de servage militarisé, qui ne pourra jamais donner des résultats autres que la famine et la misère générales. J’en reparlerai, d’ailleurs, dans quelques instants.


Beaucoup de gens « de gauche » – même avertis – prétendent qu’il faut se taire sur ces résultats lamentables du bolchevisme, ceci pour plusieurs raisons que voici :


1° « Les bolcheviques ont été historiquement obligés de faire leur révolution. S’ils ne l’avaient pas faite, ç’aurait été la réaction à brève échéance. Par la suite, ils ont fait ce qu’ils ont pu faire dans un pays arriéré, au milieu des difficultés sans nombre. »


Cette opinion est une simple hypothèse, pas plus. Je ne la partage nullement. À mon avis, dans les conditions données, une réaction était impossible en Russie ; et si les bolcheviques, après leur prise du pouvoir, n’avaient pas arrêté et déformé le vrai, le grand élan révolutionnaire, les masses laborieuses, aidées par les éléments intellectuels désintéressés (il y en avait), et surtout par les libertaires, auraient fini par accomplir la révolution sociale intégrale. C’est une hypothèse comme la première. Les événements vécus me la dictent. Il est impossible de savoir laquelle des deux est la juste, car il est impossible de savoir « ce qui se serait passé si les bolcheviques n’existaient pas ». Donc, passons...


2° « Les bolcheviques ont, tout de même, accompli une tâche formidable. Ils ont démontré la possibilité de vaincre le capitalisme, ils ont porté à ce dernier un coup dur, ils ont ébranlé le monde. »


Je ne partage nullement ce point de vue. Ce ne furent pas les bolcheviques, mais les masses anonymes qui accomplirent des tâches formidables. Elles ont commis, ensuite, cette erreur fondamentale de confier les destinées de la révolution au Parti bolchevique, à son gouvernement, à l’État. Les bolcheviques en ont profité – comme tant de politiciens avant eux – pour castrer la vraie révolution. Voilà la vérité. Ayant pris une part active à la révolution, d’abord dans le nord, ensuite dans le sud du pays, je pourrais remplir des centaines de pages pour démontrer, par des faits précis tirés de tous les domaines, la vaillance, la capacité, l’activité extraordinaires des masses, d’une part, et, d’autre part, la défaillance, l’incapacité des bolcheviques et, surtout, la contre activité méthodique, froide, implacable, criminelle, avec laquelle ils brisèrent l’élan des masses. L’écrasement du mouvement dit « makhnoviste » en fournit un exemple frappant, et de vaste envergure. La lecture de l’Histoire du mouvement makhnoviste (par P. Archinoff) fixerait suffisamment tout lecteur impartial. Mais, à part ce grand exemple, combien pourrait-on citer de petits faits quotidiens, banals, puisés au hasard dans les annales de la révolution, faits de moindre importance, mais dont la signification est la même !...


Ce sont les masses du peuple – et non pas les bolcheviques – qui ont prouvé la possibilité de vaincre le capitalisme.


Les bolcheviques n’ont rien « ébranlé », puisque, quinze ans après leur « révolution », c’est toujours la réaction qui règne partout. Pourtant, la Révolution russe aurait pu vraiment « ébranler le monde » si elle avait abouti à un résultat complet et concret. Les bolcheviques l’en ont justement empêché.


Les premières impressions « formidables » sur la révolution bolchevique, impressions qui donnèrent un grand espoir et un bel élan aux travailleurs du monde entier, ne furent qu’une illusion. Comme telle, elle était dangereuse, même à cette époque. Car, un jour ou l’autre, une illusion amène nécessairement non pas le succès, mais la vérité sur l’insuccès, et, ensuite, la désillusion, le découragement, l’indifférence, l’effondrement. C’est ce qui est arrivé déjà, dans une certaine mesure, un peu partout. Continuer à soutenir sciemment cette illusion aujourd’hui, serait aggraver le danger. Car, plus l’illusion dure, plus on insiste à y faire croire, plus la désillusion, le découragement, l’effondrement – qui approchent fatalement – seront désastreux. Il est grand temps, au contraire, de dire toute la vérité, de dévoiler l’illusion, de la reconnaître, de chercher à comprendre les causes de l’échec, de se consacrer – et d’aider les masses – à rechercher la vraie solution. L’attitude courageuse de l’écrivain Panaït Istrati (son œuvre : Vers l’autre flamme), attitude souvent incomprise, parfois blâmée, même flétrie par certains éléments, est pourtant la seule qui soit juste et digne d’un homme et d’un révolutionnaire.


3° « Les bolcheviques sont déjà fortement attaqués et calomniés par la bourgeoisie de tous les pays. En les attaquant à notre tour, nous avons l’air d’être de connivence avec cette dernière, ce qui prête à une confusion fâcheuse. »


Pour moi, la vérité prime tout, car c’est d’elle, c’est de son grand éclat que dépend, en premier lieu, l’issue de la gigantesque lutte engagée. Je me moque pas mal de ce que dit la bourgeoisie. Les raisons et les buts de nos attaques sont diamétralement opposés. Nous n’avons qu’à l’expliquer, au besoin. Tant pis pour ceux qui ne voudraient pas nous comprendre. Ils finiront d’ailleurs par y arriver quand même ; car, tôt ou tard, les bolcheviques se disqualifieront eux-mêmes aux yeux du monde laborieux. Nous serons bien contents, alors, de pouvoir dire que nous avions raison. Car, ce jour-là, notre attitude droite, franche et nette nous attirera des sympathies et des forces indispensables pour la victoire de la véritable révolution sociale.


D’ailleurs – en réalité –, les bolcheviques s’entendent aujourd’hui à merveille avec la bourgeoisie de tous les pays (même avec celle, fasciste, de l’Italie et de l’Allemagne). Ils pactisent avec elle ; ils passent des traités avec elle ; ils font des affaires avec elle ; ils prennent part à ses conférences ; ils lui rendent des visites de politesse ; ils font avec elle l’échange de notes de félicitations et de condoléances, etc. Il est à regretter que les prolétaires de tous les pays ne réfléchissent pas assez à des faits de ce genre. Car cette attitude des bolcheviques mérite bien la réflexion approfondie : elle est une des conséquences fatales de leur erreur et de leur révolution bâtarde. Si la bourgeoisie critique le régime bolchevique dans sa presse, c’est qu’elle ne voudrait tout de même pas de troubles bolcheviques chez elle. Et, naturellement, elle note, elle met à profit les défauts et les échecs lamentables du système. Pour cela, elle n’a même pas besoin de calomnier. Je trouve, au contraire, qu’elle le fait assez mollement, assez paresseusement – pour de multiples raisons, dont je n’ai pas à parler ici. Et quant à l’hostilité du bolchevisme pour le capitalisme, elle est de pure apparence et plutôt d’usage « domestique ». En U.R.S.S., c’est toujours une arme à effet. Au dehors, cette arme s’émousse de plus en plus. Car, en réalité, le bolchevisme n’est qu’une variété du capitalisme. Au fait, les deux capitalismes s’entendent assez bien. Les multiples déclarations des grands seigneurs bolcheviques affirmant que « les deux systèmes économiques peuvent parfaitement coexister et collaborer en étroite amitié », en font foi. Cette attitude du bolchevisme est mille fois plus suggestive, plus effective et plus significative que la coïncidence superficielle et purement accidentelle de notre critique avec celle de la bourgeoisie.


4° « La bourgeoisie cherche surtout à détrôner la Révolution russe (comme telle, en son entier) qui la gêne et lui fait peur. Cette révolution est tout de même un fait formidable. Elle reste aujourd’hui le seul grand espoir des classes exploitées de tous les pays. En l’attaquant, nous ne pouvons arriver qu’à décourager profondément les masses ouvrières, à les détourner de toute révolution. Nous faisons ainsi le jeu de la bourgeoisie, que nous le voulions ou pas. »


D’abord, nous n’attaquons pas la Révolution russe. Tout au contraire, nous attaquons ceux qui ont – momentanément, nous l’espérons – arrêté, déformé, castré cette révolution. Rien n’est plus erroné, plus faux, plus dangereux que de confondre la Révolution russe avec le bolchevisme. Je crois l’avoir suffisamment démontré au cours de mon exposé. Ensuite, si aujourd’hui la bourgeoisie peut, encore et toujours, critiquer cette révolution ; si, d’autre part, les travailleurs arrivent à en être découragés au bout des quinze années qu’elle compte, les seuls responsables en sont les bolcheviques eux-mêmes. Qu’ils s’en prennent donc aussi à eux-mêmes ! Nous n’y sommes pour rien, nous n’y pouvons rien. Enfin, en attaquant le bolchevisme en tant qu’une erreur néfaste, mortelle pour la révolution, nous ne le faisons pas à la légère, ou pour le bon plaisir de critiquer : nous indiquons le fond de l’erreur, nous analysons cette dernière en détail, et nous désignons le moyen de l’éviter à l’avenir. Nous ne poussons donc nullement les travailleurs au découragement ; tout au contraire : nous les en prémunissons. Car, lorsque les masses se seront détournées de la révolution bolchevique – non pas à la suite de nos critiques, mais en raison de son échec, qui éclatera un jour de façon retentissante et décisive –, elles trouveront dans nos idées et dans notre attitude un nouvel encouragement ; elles sauront déjà que cette révolution n’est pas la seule possible ; elles saisiront nettement le fond de l’erreur ; et elles percevront au même instant la lueur de cette « autre flamme » vers laquelle elles tendront alors leurs efforts.


En plus de ce qui vient d’être écrit, il existe une raison suprême pour laquelle toute la vérité sur le bolchevisme doit être affirmée – que dis-je ? – inlassablement, implacablement criée à travers le monde par tous ceux qui la connaissent.


Nous vivons en pleine époque révolutionnaire. Or, même au sein de telles époques, celle-ci est exceptionnelle. En effet, d’après de nombreux indices, le gigantesque bouleversement qui commence sera, cette fois, fondamental, complet, définitif. Il aboutira, en fin de compte, non pas à un simple remaniement partiel des rapports économiques et sociaux – comme ce fut le cas dans les révolutions précédentes –, mais à un changement des bases mêmes de la société humaine. Cette fois, il s’agira, vraisemblablement, non pas d’une nouvelle répartition des privilèges et des biens, laissant intacts l’exploitation des masses et le système de répression politique, mais bien de l’abolition totale de toute exploitation de l’homme par l’homme, et de toute autorité politique. Selon toute probabilité, il s’agira, cette fois, enfin, de l’émancipation intégrale de l’homme.


Cette nouvelle substance de la révolution, sans précédent, exigera de nouveaux procédés, de nouvelles méthodes, toute une nouvelle psychologie – fait qui est souvent oublié, notons-le entre parenthèses, par ceux qui analysent les événements.


Le processus de cet immense changement sera long, laborieux, pénible. Durant une bonne partie du chemin, il y aura des égarements, des erreurs, des défaillances, des culbutes, des arrêts, des reculs... Tous ces accrocs, tous ces trébuchements serviront d’expériences, de leçons. Et c’est à force de ces expériences surtout que les masses apprendront le vrai chemin menant au but.


Mais, pour que les expériences négatives soient utiles, pour qu’elles puissent servir de leçons, pour qu’elles permettent d’atteindre, dans un minimum de temps et avec le minimum de souffrances et de victimes, le succès final, il existe une condition essentielle, indispensable : il faut que tout égarement, toute faute, toute erreur d’importance puissent être rapidement repérés, signalés, reconnus, largement discutés et réparés. Une négligence, une faiblesse à cet égard pourraient avoir des conséquences très graves pour la révolution, pourraient même lui être fatales. Or, cette condition sine qua non en exige une autre, non moins indispensable. En effet, pour qu’une erreur puisse être relevée, discutée et corrigée à temps, il faut qu’elle ne soit pas voilée, cachée, étouffée. Il faut que, dès le début, et durant toute la révolution, toute erreur soit carrément avouée et la vérité hautement affirmée. C’est en partie pour cette raison que la liberté d’opinion, de parole et d’action est si précieuse, et que la dictature est impuissante. Dans la grande révolution sociale – dans cette œuvre immense et compliquée, intéressant des millions d’hommes, œuvre où les erreurs doivent être nombreuses et qui, cependant, devra aboutir non pas à un nouvel égarement, mais au vrai but, au résultat intégral, définitif –, une sincérité absolue, une franchise entière, sont de rigueur. La vérité entière – vérité de partout et de tout instant – doit constamment éclairer le chemin de la révolution sociale, pour que ses erreurs puissent être liquidées et ses expériences négatives utilisées.


Dans les conditions historiques données, dans l’ambiance sociale actuelle, l’égarement politique – État, gouvernement, etc. – est presque fatal, au début de la révolution. Il est d’une gravité extrême. Et il n’y a que nous, les anarchistes, pour le signaler, pour crier au danger.



Revenons au bolchevisme. Incontestablement, il est un fait historique et mondial d’une immense portée. Mais quel est son vrai sens historique ? Quelle est son « utilité » ? Nous affirmons que, justement, le bolchevisme n’est autre chose qu’un égarement politique survenu au début de la révolution sociale mondiale : donc, une expérience négative. Nous estimons que le seul sens historique du bolchevisme est de démontrer aux masses laborieuses de tous les pays, une fois pour toutes et d’une façon palpable, incontestable, définitive, le péril du principe politique, étatiste, gouvernemental, pour la révolution sociale. Nous considérons que la seule « utilité » du bolchevisme est d’avoir donné aux masses de tous les pays, dès les débuts de la révolution sociale, cette leçon pratique, indispensable, leçon d’une vaste envergure, d’une longue durée, et d’un fini parfait : comment il ne faut pas faire la révolution. Jadis, en Russie, la légende du tsar fut tuée, en définitive, par le tsar lui-même : par cette « expérience négative » du 9 janvier 1905 (ce qui permit, ensuite, de faire rapidement, facilement, la révolution anti-tsariste lorsque le bon moment arriva). De même, aujourd’hui, la légende étatiste, la légende de la dictature sera tuée par les étatistes, par les dictateurs eux-mêmes : par cette autre expérience impressionnante, formidable, de la Révolution russe, expérience qui, avec ses résultats négatifs évidents, palpables, déblayera le chemin et préparera le terrain à la rude révolution sociale mondiale. Ainsi, pour que les masses apprennent la bonne méthode, il leur faut une bonne leçon expérimentale. Ces sortes de leçons historiques constituent, sous certaines conditions d’ensemble, leur principale éducation.


Mais, pour que les masses des autres pays puissent, en temps opportun, tirer parti de cette leçon, il est indispensable que toute la vérité sur le bolchevisme – sur sa véritable nature, sur ses actes néfastes, sur ses résultats lamentables, et sur son échec de plus en plus net – soit affirmée sans retard ni ménagements, soit étalée au grand jour, illustrée, expliquée, commentée...



Telle est la raison suprême qui nous oblige de dire sur le bolchevisme toute la vérité, quelque cruelle qu’elle soit pour ceux qui se laissent bercer par des illusions. Nous sommes convaincus que tel est notre devoir sacré.


L’impuissance créatrice, la « trahison » (comme s’exprimèrent jadis les marins de Cronstadt) et le despotisme inouï du gouvernement bolchevique, provoquèrent-ils des réactions dans le pays ?


Certes, oui. Et ceci, dans deux sens diamétralement opposés.


D’une part, comme le lecteur sait, deux mouvements contre-révolutionnaires très vastes et très graves – mouvements qui, à un moment donné, présentèrent une menace extrêmement sérieuse pour le pouvoir bolchevique – s’étaient formés dans le sud, en 1919 et en 1920.


Les premières résistances à la révolution, en 1917 et 1918 – résistances tout à fait locales et assez anodines, malgré leur acharnement –, étaient plus ou moins naturelles : comme toujours, certains éléments purement réactionnaires se dressèrent contre la révolution et tâchèrent de la combattre. Une majorité écrasante des ouvriers, des paysans et de l’armée étant à ce moment pour le nouvel ordre, ces résistances furent rapidement et facilement brisées. Si, par la suite, la révolution avait su se montrer réellement puissante, juste, féconde, si elle avait pu résoudre convenablement ses grands problèmes, tout se serait certainement borné à ces quelques batailles éparses, et la victoire ne serait plus menacée. Mais, comme nous l’avons dit, le bolchevisme défigura et castra la révolution. Il la rendit impuissante, inutilement et stupidement violente, stérile, lugubre. Il désillusionna, il irrita, il dégoûta rapidement de vastes couches de la population. Nous avons déjà vu de quelle façon il jugula les ouvriers. Son action de violence et de terreur étatistes contre les masses paysannes (nous en reparlerons plus bas) aboutit à dresser ces dernières contre lui. N’oublions pas que, dans toutes les révolutions, le gros de la population reste, d’abord, neutre, hésite, attend les premiers résultats. Il est toujours nécessaire qu’une révolution puisse « se justifier » le plus rapidement possible. Sinon, toute cette population neutre se détourne de l’œuvre révolutionnaire, elle lui devient hostile ; elle commence à sympathiser avec les mouvements contre-révolutionnaires, elle les soutient et les rend beaucoup plus dangereux. Telle est surtout la situation lors des bouleversements de grande envergure qui touchent aux intérêts de millions d’hommes, qui modifient profondément les rapports sociaux, et qui se font au moyen de grandes promesses de satisfaction. Cette satisfaction doit venir vite. Dans le cas contraire, la révolution faiblit, et la contre-révolution reçoit des ailes. Ajoutons que beaucoup de ces éléments neutres sont indispensables pour la bonne marche de la révolution, car ils comprennent un grand nombre d’hommes d’ « élite » : des techniciens, des gens du métier, des travailleurs qualifiés de toute espèce, des spécialistes, des intellectuels, etc. Tout ce monde, qui n’est pas précisément hostile à la révolution, se tournerait entièrement vers elle et l’aiderait puissamment, avec enthousiasme, si elle arrivait à inspirer à ces gens une certaine confiance, à leur faire sentir ses capacités, ses vérités, ses perspectives et ses possibilités, ses avantages, sa force, sa justice... Dans le cas contraire, tous ces éléments deviennent franchement ennemis de la révolution, ce qui porte à cette dernière un coup très sensible. Or, il est certain que les masses laborieuses, exerçant elles-mêmes, avec l’aide libre des hommes d’élite déjà révolutionnaires, l’activité libre, sauraient entamer rapidement la vraie solution des problèmes, sauraient arriver à des résultats probants et, partant, sauraient rassurer, enthousiasmer et enrôler les dits éléments. La dictature – impuissante, hautaine, stupide et méchamment violente – n’y arrive pas et les rejette de l’autre côté de la barricade.


Le bolchevisme ne sut nullement « se justifier ». Comme nous l’avons vu, le seul grand problème qu’il réussit à résoudre, tant bien que mal (et encore sous la poussée irrésistible de l’armée elle-même, qui refusait de combattre), fut celui de la guerre. Ce succès – la paix acquise – lui valut la confiance et des sympathies durables de vastes masses populaires. Mais ce fut tout. Son impuissance économique, sociale et créatrice en général, se fit vite sentir. La stérilité de ses moyens d’action – procédés gouvernementaux, absolutisme étatiste, etc. – se révéla presque au lendemain de sa victoire. Les bolcheviques, ainsi que leurs sympathisants, aiment parler de « difficultés terribles » que le gouvernement bolchevique eut à surmonter, après la guerre et la révolution, dans un pays tel que la Russie. C’est en raison de ces difficultés que l’on cherche à justifier certains procédés bolcheviques – entre autres, la politique agraire et le soi-disant « communisme de guerre » des premières années postrévolutionnaires. Or, ayant vécu les événements, j’ai la certitude absolue : 1° que les procédés néfastes du bolchevisme provenaient non pas des difficultés rencontrées, mais de la nature même de la doctrine bolchevique ; 2° que ces difficultés avaient surgi justement parce que le gouvernement se mit, dès le début, à étouffer la libre activité des masses ; et 3° que ces difficultés, si elles avaient existé quand même, auraient été liquidées mille fois plus simplement et plus facilement par la libre action des masses. Plus les difficultés étaient grandes, plus il fallait, justement, recourir à la libre initiative, à l’activité autonome du peuple. Or, nous le savons, le gouvernement bolchevique accapara tout : l’idée, l’initiative, les moyens et l’action. Il s’installa en dictateur (« du prolétariat »). Il subjugua les masses, il étouffa leur élan. Et plus les difficultés étaient grandes, moins il permettait au « prolétariat » d’agir indépendamment. Les autorités bolcheviques ne disparaissaient, en laissant la place libre à l’action du peuple, qu’aux moments où elles étaient prises au dépourvu par une offensive contre-révolutionnaire, donc aux moments d’un danger imminent, d’une panique dans leurs rangs. Maintes fois, et en maints endroits, les masses, abandonnées ainsi à elles-mêmes, sauvèrent la situation. Aussitôt après, les bolcheviques réapparaissaient, avec leur force armée, et reprenaient fièrement leur trône et leur knout. Rien d’étonnant que le bolchevisme ne sût faire face normalement aux difficultés (provoquées en grande partie par lui-même) et qu’il fût acculé au langage des mitrailleuses (ce qui ne fit que souligner son impuissance réelle). Dans les grands bouleversements sociaux, il n’y a pas de milieu ; c’est : soit l’entière et bienfaisante liberté des masses qui, seule, peut l’emporter définitivement (et achever la révolution), soit la néfaste dictature qui s’impose (et qui l’étouffe).


Je pourrais citer nombre de cas typiques qui confirmeraient mes dires. À tout instant, et sur toute l’étendue du pays, les ouvriers des villes voulaient, par exemple, prendre de leur chef certaines mesures pour faire marcher les usines menacées d’arrêt, faute de combustibles ou de matières premières ; ou bien les ouvriers cherchaient des moyens d’assurer et d’organiser l’échange avec la campagne ; ou encore, les organisations ouvrières prenaient une initiative pour faire face à telle ou telle autre difficulté, pour améliorer un service défectueux, pour redresser une situation chancelante, pour réparer des erreurs, pour combler des lacunes, etc. Systématiquement, et partout, les autorités bolcheviques interdisaient aux masses toute action indépendante, tout en étant elles-mêmes, le plus souvent, incapables d’agir utilement et en temps opportun. J’ai cité ailleurs (voir Masses), et dans une autre suite d’idées, un cas qui eut lieu à l’usine anc. Nobel, à Petrograd, où le gouvernement préféra fermer l’usine, plutôt que de permettre aux ouvriers de se procurer les matières indispensables. Il faut multiplier ce cas au moins par mille pour se faire une idée du véritable état de choses.


Voici un autre exemple, tiré d’un domaine différent : en 1918, j’ai travaillé, pendant quelques semaines, à la section de l’instruction publique d’un soviet, dans une petite ville de province. J’étais chargé de faire marcher un organisme spécial, destiné à l’instruction des adultes, dit « culture prolétarienne ». Fidèle à mes principes, j’ai fait mon possible pour éveiller l’initiative de la population laborieuse de la localité ; me bornant à l’intéresser, à l’entraîner et à l’aider. Les résultats dépassèrent toutes mes prévisions. Des dizaines d’hommes, sortis du sein du peuple, s’enthousiasmèrent à la tâche et se mirent à travailler avec une telle ardeur, et aussi avec une telle dextérité, avec une telle richesse d’idées et de réalisations, qu’il ne me restait plus qu’à combiner et à coordonner leurs efforts. Bientôt, la population entière s’intéressa à notre œuvre. Mais... les autorités locales envoyèrent leurs rapports au Centre, à Moscou. On y comprit tout de suite que j’agissais d’après mon libre entendement ; que tous nous œuvrions librement, sans tenir compte des décrets et des ordres de Moscou. Un beau jour, je commençai à recevoir de là-bas, coup sur coup, de gros paquets bourrés de décrets, de règlements, de prescriptions, d’ordres formels... Je fus sommé de m’en tenir strictement aux textes de toute cette paperasserie stupide, à ces ordres impossibles, irréalisables, meurtriers... Après une courte résistance inutile, je dus partir, ne voulant pas me plier, sachant bien que l’exécution des ordres de Moscou allait tuer l’œuvre entreprise.


Je prie le lecteur de noter que je me tenais, très loyalement, à mes devoirs professionnels, sans faire jamais allusion à mes idées anarchistes. Il ne s’agissait là nullement d’une propagande « subversive » quelconque et il n’en fut jamais question. Tout simplement, le Centre n’admettait pas qu’on pût ne pas suivre aveuglément ses prescriptions. Mon successeur, fidèle serviteur de Moscou, appliqua à la lettre les règlements du Centre. Quelques semaines après, tout le monde déserta. L’organisme qui, récemment encore, était plein de vie, devint rapidement un cadavre et disparut. J’ajoute que, quelques mois plus tard, cette entreprise de « culture prolétarienne » échoua lamentablement, sur toute l’étendue du pays. Partout, dans tous les domaines, c’était pareil : on devait se plier aux ordres ou s’écarter. Encore un exemple : le soviet (déjà une filiale du gouvernement) d’une des villes, dans le midi du pays, s’avérant impuissant à résoudre certains problèmes économiques locaux de grande urgence, les ouvriers de quelques usines – en 1918-1919, une pareille tentative était encore possible – demandèrent à la présidence de ce soviet l’autorisation de s’occuper eux-mêmes des dits problèmes, de créer les organismes appropriés, de grouper autour d’eux tous les ouvriers de la ville, et d’agir de leur chef, sous le contrôle du soviet. En résultat, ils furent sévèrement réprimandés et menacés de poursuites pour leur geste « désorganisateur ». Comme le lecteur voit, les soviets locaux agissaient à l’instar des autorités de Moscou. À l’approche de l’hiver, plusieurs villes manquaient de combustibles, les autorités n’ayant pas fait le nécessaire pour s’en approvisionner à temps. Souvent, les ouvriers proposaient d’entrer en relations avec les paysans des environs pour que ces derniers abattent et fournissent du bois. Invariablement, les soviets interdisaient aux ouvriers de le faire en marge des établissements administratifs. Et, invariablement, ces derniers n’arrivaient pas à le faire en temps opportun. Comme résultat : ou les villes restaient sans combustible, ou ce dernier était payé fantastiquement cher, car le travail devenait très pénible et les routes impraticables à partir du mois de septembre. Parfois aussi, on obligeait les paysans à fournir du bois, tout simplement, par ordre militaire. Je pourrais couvrir des dizaines de pages d’exemples de ce genre puisés au petit hasard dans tous les domaines de l’existence. Production, répartition, transports, commerce, etc., partout c’était la même chose : les masses n’avaient aucun droit d’agir de leur propre initiative, et les administrations se trouvaient constamment en faillite. Les villes manquaient de pain, de viande, de lait, de légumes... La campagne manquait de sel, de sucre, de produits industriels... Des vêtements pourrissaient dans les stocks des grandes villes. Et la province n’avait pas de quoi s’habiller... Désordre, chaos, incurie, impuissance partout et en tout...


Le résultat psychologique d’un tel état de choses est facile à comprendre. Peu à peu, les masses se détournèrent du bolchevisme. Le mécontentement grandissait de jour en jour. Ce mécontentement servit de base à de vastes mouvements contre-révolutionnaires et les alimenta. La réaction en profita avec empressement. De grandes campagnes armées prirent pied, ourdies par les classes privilégiées vaincues, soutenues par la bourgeoisie des autres pays, dirigées par des généraux de l’ancien régime.


Le lecteur comprend maintenant pourquoi les soulèvements des années 1919 et 1920 portèrent un caractère autrement sérieux que les résistances spontanées et insignifiantes de 1917-1918. Le premier grand mouvement « blanc », dirigé militairement par le général Dénikine (1919), envahit rapidement toute l’Ukraine et une grande partie de la Russie centrale. À un certain moment, l’armée blanche, battant et refoulant les troupes rouges, atteignit la ville d’Orel, près de Moscou, de sorte que le gouvernement bolchevique s’apprêtait déjà à fuir. La durée et l’éventualité de triomphe de ce mouvement s’expliquent aisément par les sympathies d’une grande partie de la population, par la haine croissante du bolchevisme, bref, par les raisons que nous venons d’analyser. Le second mouvement, celui de Wrangel (1920), trouva une ambiance encore plus favorable et fut, à un moment donné, encore plus dangereux pour les bolcheviques que celui de Dénikine, toujours pour les mêmes raisons.


Toutefois, les deux mouvements échouèrent. Celui de Dénikine s’écroula d’un bloc. Son armée, arrivée « aux portes de Moscou », dut subitement et précipitamment battre en retraite vers le Sud. Là, elle disparut, ensuite, dans une débâcle catastrophique. Ses quelques débris, errant un peu partout, furent peu à peu liquidés par des détachements de l’armée rouge descendus du Nord sur les traces des fugitifs. Détail curieux et significatif : pendant au moins 24 heures, le gouvernement bolchevique à Moscou, pris lui-même de panique, ne voulait pas croire à la retraite des troupes denikiniennes, n’en saisissant pas la raison, ne pouvant pas s’expliquer le fait. (Il eut l’explication exacte beaucoup plus tard.) Se rendant, enfin, à l’évidence, il respira et dépêcha des régiments rouges à la poursuite des blancs. Le mouvement de Dénikine était brisé. Celui de Wrangel, surgi un an plus tard, remporta d’abord, lui aussi, quelques gros succès. Sans être parvenu à atteindre Moscou, il inquiéta, cependant, le gouvernement, peut-être plus encore que le raid de Dénikine ; car la population, de plus en plus dégoûtée du bolchevisme, n’avait nullement l’air de vouloir livrer une résistance sérieuse à ce nouveau mouvement antibolchevique ; et, d’autre part, le gouvernement ne pouvait compter beaucoup sur sa propre armée. Néanmoins, après les succès du début, le mouvement de Wrangel fut ensuite, lui aussi, rapidement liquidé.


Quelles furent donc les raisons de ces revirements presque miraculeux, de cet échec final des campagnes qui avaient commencé avec tant de succès ? Une analyse plus ou moins complète de ces mouvements demanderait des volumes. Je regrette de ne pouvoir les traiter ici autrement que grosso modo. Mais il est absolument nécessaire de leur consacrer quelques lignes, car les vraies causes et les circonstances particulièrement significatives de ces flux et reflux sont, d’une part, peu connues, et, d’autre part, sciemment défigurées par des auteurs intéressés.


En peu de mots, les raisons principales des faillites retentissantes du mouvement « blanc » furent les suivantes :


D’abord, l’attitude maladroite, cynique et provocante des autorités, des chefs et des meneurs du mouvement. À peine vainqueurs, tous ces messieurs s’installaient dans les régions conquises en véritables dictateurs. Menant, le plus souvent, une vie de débauche ; impuissants, eux aussi, à organiser une vie normale ; bouffis d’orgueil, pleins de mépris pour le peuple laborieux, ils faisaient brutalement comprendre à ce dernier qu’ils entendaient bien restaurer l’ancien régime, avec toutes ses beautés. La terreur « blanche » et les représailles sauvages commençaient partout sans délai. Les anciens propriétaires fonciers et industriels, chassés ou partis lors de la révolution, revenaient avec les armées et se hâtaient de rentrer en possession de « leurs biens ». Bref, le système absolutiste et féodal d’autrefois réapparaissait brusquement.


Une pareille attitude provoquait vite chez les masses laborieuses une réaction psychologique inverse. Un autre facteur entrait tout de suite en vigueur. En effet, les masses craignaient le retour du tsarisme et du « pomestchik » beaucoup plus que la continuation du bolchevisme. Avec ce dernier, elles pouvaient, malgré tout, espérer arriver à certaines améliorations, à des perfectionnements et, finalement, à une vie libre et heureuse. Tandis qu’il n’y avait rien à espérer d’un retour du tsarisme. Les paysans, surtout, qui, à cette époque, profitaient, au moins en principe, de l’extension des terres disponibles, s’effrayaient à l’idée de devoir rendre ces terres aux anciens propriétaires.


Ainsi, la révolte contre les « blancs » reprenait au lendemain même de leur victoire. Les masses organisaient vite une résistance acharnée. Et, en fin de compte, des détachements, et même des armées de partisans créées en hâte et soutenues par la population laborieuse tout entière, infligeaient aux « blancs » des défaites écrasantes. À cette époque, la population pouvait encore garder les armes. Plus tard, les autorités bolcheviques l’obligèrent partout à les rendre.


L’armée qui, matériellement, contribua le plus à l’écrasement des forces de Dénikine et de Wrangel fut celle connue sous le nom d’armée « makhnoviste », car elle était commandée par l’anarchiste Nestor Makhno. Combattant au nom d’une société libertaire, obligée de lutter simultanément contre toutes les forces d’oppression, les blanches et les rouges, elle arrêtera notre attention un peu plus loin, lorsque nous parlerons de l’autre résistance au bolchevisme, résistance « de gauche ». Mais, parlant de la réaction « blanche », précisons ici même que la raison qui força Dénikine de lâcher Orel et de battre précipitamment en retraite – raison que le gouvernement bolchevique apprit plus tard – fut justement la défaite décisive infligée par l’armée makhnoviste aux arrière-gardes de Dénikine, près du village Pérégonovka, dans les parages de la petite ville d’Ouman (gouvernement de Kiev). Me trouvant, à ce moment, à l’armée de Makhno, je puis témoigner que le raid fameux de son armée – raid qui suivit cette bataille – coupa en deux les forces de Dénikine, séparant ainsi leur partie avancée de leurs arrière-gardes, de leur base de ravitaillement et de leurs dépôts de munitions. Le lecteur trouvera les détails de cet épisode dans le livre déjà cité : Histoire du mouvement makhnoviste, par P. Archinoff. Quant aux forces de Wrangel, leur défaite décisive par l’armée de Makhno me fut avouée par les bolcheviques eux-mêmes, dans des circonstances assez curieuses. Lors de l’offensive, très dangereuse, de Wrangel, je séjournais en prison bolchevique, à Moscou. De même que Dénikine, Wrangel battait et refoulait l’armée rouge vers le Nord. Makhno qui, à cette époque, se trouvait en état d’hostilités avec les bolcheviques, décida, vu le danger commun, de leur offrir la paix et de leur prêter main-forte contre les blancs. Étant en mauvaise posture, les bolcheviques acceptèrent l’offre et conclurent une entente avec Makhno. Ce dernier se jeta sur l’armée de Wrangel et la battit à plate couture, près d’Orékhov (Ukraine). La bataille terminée, il envoya un télégramme à Lénine (Moscou), déclarant qu’il ne ferait plus un pas en avant si l’on ne mettait pas immédiatement en liberté son ami Tchoubenko et moi.


Ayant encore besoin de Makhno, les bolcheviques m’ont remis en liberté, en m’avouant, à cette occasion, les hautes qualités combatives de l’armée de Makhno et sa victoire brillante sur les forces de Wrangel. (Les détails sur la lutte contre Wrangel sont racontés dans le livre précité.)


Pour terminer avec les réactions de droite, je dois démentir ici même certaines légendes inventées et sciemment répandues par des gens intéressés.


La première est celle de l’intervention étrangère, laquelle, d’après la légende, serait très importante lors des offensives de Dénikine et de Wrangel. C’est surtout par l’importance de cette intervention que les auteurs bolcheviques expliquent la force et les succès des mouvements blancs. Cette affirmation ne correspond pas à la réalité. Elle est très exagérée. De fait, l’intervention étrangère, lors de la Révolution russe, n’a jamais été bien vigoureuse. Une certaine aide, assez modeste, en argent, en munitions et en équipement : ce fut tout. Quant aux détachements de troupes envoyés en Russie, ils ont été toujours de peu d’importance et ne jouèrent dans les événements presque aucun rôle. Ceci se comprend, d’ailleurs, aisément. Les chefs militaires étrangers craignaient fort la « décomposition » de leurs troupes en contact avec le peuple révolutionnaire russe. Les événements démontrèrent que ces craintes étaient assez fondées. En effet, sans parler des détachements anglais, français ou autres qui ne sont, en somme, jamais parvenus à se battre contre les révolutionnaires, même les troupes d’occupation austro-allemandes (après la paix de Brest-Litovsk), assez importantes et protégées par les forces du gouvernement ukrainien de Skoropadsky, furent vite décomposées et débordées par les forces révolutionnaires du pays. À ce propos, je me permets de souligner ici que le sort de l’occupation allemande confirme pleinement la thèse défendue par les anarchistes lors de la paix de Brest-Litovsk. Qui sait quelle serait aujourd’hui la face du monde si, à cette époque, le gouvernement bolchevique, au lieu de traiter avec les impérialistes allemands, avait laissé leurs troupes pénétrer en Russie révolutionnaire, et si les conséquences de cette pénétration avaient été les mêmes que celles qui, plus tard, firent disparaître tous les Dénikine, les Wrangel, les austro-allemands, etc. ?


Non, Lénine et ses camarades ne furent jamais des révolutionnaires. Ils ne furent que des réformistes quelque peu brutaux qui, en vrais réformistes, recoururent toujours à de vieilles méthodes bourgeoises. Ils n’avaient aucune confiance dans la vraie révolution et ne la comprenaient même pas. En confiant à ces bourgeois étatistes réformistes le sort de la révolution, les travailleurs russes révolutionnaires ont commis une erreur fondamentale. Là est une partie de l’explication exacte de tout ce qui s’est passé en Russie, depuis octobre 1917 à nos jours. Nous avons vu quelles furent les véritables raisons de la vigueur des offensives contre-révolutionnaires en Russie.


La seconde légende fort répandue est celle du rôle de l’armée rouge. D’après les « historiens » bolcheviques, ce fut elle qui battit les troupes contre-révolutionnaires, qui écrasa les offensives blanches et remporta toutes les victoires. Rien n’est plus faux. Dans toutes les offensives contre-révolutionnaires importantes, l’armée rouge était battue et fuyait. Ce fut le peuple en révolte et, partiellement, en armes qui battait les blancs. L’armée rouge revenait invariablement après coup (mais en nombre) pour prêter main-forte aux partisans victorieux, pour donner, ensemble avec ceux-ci, le coup de grâce aux armées blanches déjà en déroute, et pour se faire adjuger les lauriers de la victoire.


Je n’ai pas parlé de l’offensive assez importante de l’amiral Koltchak, en Sibérie – offensive soutenue par l’armée tchécoslovaque. En effet, je ne connais pas assez les événements de Sibérie. D’après ce que je sais, indirectement, les raisons générales des premiers succès et de l’échec final de cette offensive furent les mêmes qu’ailleurs. Mais je ne puis l’affirmer avec la même force et précision, n’ayant pas été témoin immédiat de ces événements. Je sais, cependant, d’une façon certaine, que le mouvement des partisans en armes a été aussi très important en Sibérie, et que son rôle dans la défense révolutionnaire fut considérable. Je rappelle au lecteur qu’au moment de l’offensive tchécoslovaque (juin-juillet 1918), afin d’éviter toute complication, l’exécution du tsar Nicolas II et de sa famille, déportés à Ekaterinbourg, fut décidée par le soviet régional et accomplie dans la nuit du 15 au 16 juillet.


Indépendamment de ces réactions de droite, se formèrent aussi, vers la même époque et plus tard, des mouvements allant dans le sens opposé, mouvements révolutionnaires qui combattirent le pouvoir bolchevique au nom de la vraie liberté et des vrais principes de la révolution sociale, bafoués, piétinés par le bolchevisme.


La politique générale néfaste, l’étatisme et le centralisme outrés, la « trahison » et l’impuissance flagrante des bolcheviques provoquèrent, d’abord, des mouvements de révolte et d’opposition dans les rangs mêmes du gouvernement et du parti. C’est ainsi que survinrent, en été 1918, le soulèvement – d’ailleurs purement politique – des socialistes révolutionnaires de gauche et la rupture entre eux et le Parti bolchevique. Ayant participé, jusque-là, au gouvernement, les socialistes révolutionnaires de gauche le quittent, déclarent la guerre aux bolcheviques et tombent bientôt sous les coups de la répression (en même temps que les anarchistes). C’est ainsi, également, que se forme, plus tard, au sein même du Parti bolchevique, la soi-disant « opposition ouvrière », dont les premières manifestations contraignent Lénine à publier son pamphlet connu sur la « maladie infantile du gauchisme », et qui succombe, ensuite, sous les mêmes coups d’une répression farouche. C’est ainsi, enfin, que, sur toute l’étendue du pays, se dessinent, de temps à autre, des mouvements de gauche, vite réprimés par les autorités.


Obligés de condenser, nous ne nous arrêterons ici qu’à deux de ces mouvements, tous les deux importants, significatifs, et tous les deux calomniés par les bolcheviques.


L’un fut le soulèvement de Cronstadt, en mars 1921. Les marins de Cronstadt ont tenu leur parole révolutionnaire donnée en 1917. Devant la carence totale du gouvernement bolchevique, révoltés par sa « trahison », profondément émus par la situation épouvantable du pays, sans issue tant que subsistait la politique du parti au pouvoir, soulevés d’indignation et de colère en apprenant la répression sauvage des troubles ouvriers à Moscou et à Petrograd, ils se soulevèrent, d’ailleurs pacifiquement, en protestant contre la conduite du gouvernement et en formulant des réclamations décisives au nom du salut révolutionnaire. Naturellement, le gouvernement bolchevique ne céda pas. Il attaqua Cronstadt avec des armes et noya le mouvement dans le sang. L’histoire future mettra à jour toutes les péripéties de cette lutte inégale et héroïque au cours de laquelle les bolcheviques se trouvèrent, cependant, à un cheveu du péril. Cette lutte fut terrible. Les révoltés défendirent finalement chaque maison, chaque pouce de terrain. Ils succombèrent sous la force des « junkers rouges » et payèrent cher leur noble geste. Des centaines de cadavres, d’autres centaines de prisonniers assassinés lentement dans les geôles bolcheviques, tel fut le bilan de la révolte. L’atrocité de la répression dépassa toute imagination.


Ce qui nous intéresse ici, c’est, d’abord, la façon écœurante dont cette révolte fut calomniée à travers le monde par le gouvernement bolchevique. On la qualifia effrontément de mutinerie contre-révolutionnaire. Ce fut un mensonge de plus dans tout le système mensonger des bolcheviques. Un jour, l’histoire dégagera et proclamera hautement la vérité entière sur la « Commune de Cronstadt » et sur le rôle de Trotski, le « Galliffet rouge ». Mais je voudrais fournir ici même quelques preuves du caractère révolutionnaire du soulèvement.


1° Au cours de la révolte, le comité révolutionnaire publiait un journal où l’on imprimait tous les appels, déclarations, manifestes, ou autres documents relatifs au mouvement. Il est regrettable que toute cette documentation ne soit pas encore recueillie et publiée en langues étrangères. (Elle existe pourtant en langue russe.) Les ouvriers européens devraient demander au gouvernement bolchevique de le faire. Cette publication serait édifiante. Naturellement, les bolcheviques ne la feront pas, Mais leur refus obstiné serait déjà un aveu concluant. Ayant sous la main quelques-uns de ces documents, je me permettrai de citer, ici, quelques lignes de l’un des premiers appels du comité révolutionnaire de Cronstadt, en date du 2 mars 1921 :


« À la population de la forteresse et de la ville de Cronstadt.


« Camarades et citoyens !


« Notre pays traverse une période difficile. Voici déjà trois ans que la famine, le froid et le chaos économique nous tiennent dans un étau terrible. Le Parti communiste qui gouverne le pays s’est détaché des masses et s’est révélé impuissant à sortir le pays d’un état de débâcle générale. Le parti n’a tenu aucun compte des troubles qui viennent d’avoir lieu à Petrograd et à Moscou, et qui prouvent clairement qu’il a perdu la confiance des masses ouvrières. Il n’a tenu, non plus, aucun compte des réclamations formulées par les ouvriers. Il considère ces réclamations comme des résultats des menées contre-révolutionnaires. Il se trompe profondément. Ces troubles, ces réclamations, c’est la voix du peuple entier, de tous les travailleurs. Tous les ouvriers, tous les marins, tous les soldats rouges voient nettement, aujourd’hui, que, seuls, les efforts communs, seule la volonté commune des travailleurs, pourront donner au pays du pain et du charbon, pourront vêtir et chausser le peuple, pourront sortir la république de l’impasse où elle se trouve. »


Ensuite, l’appel recommande à tous de maintenir partout l’ordre révolutionnaire, d’organiser « sur des bases justes » les nouvelles élections au soviet local et de prendre garde aux menaces du gouvernement. Préalablement, les délégués de toutes les organisations ouvrières, de marins et de soldats, réunis en une assemblée générale, créèrent ce comité révolutionnaire provisoire, chargé de gérer les affaires de la ville et de la forteresse, et de veiller sur leur sécurité.


D’autre part, dans une résolution adoptée la veille par l’assemblée générale des marins, on demandait au gouvernement, entre autres : « La liberté de la parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, pour les anarchistes et pour les partis socialistes de gauche » ; « la liberté des réunions et des organisations professionnelles, ouvrières et paysannes » ; « la mise en liberté de tous les détenus appartenant aux partis socialistes, ainsi que de tous les ouvriers, paysans, soldats et marins emprisonnés en liaison avec des mouvements ouvriers et paysans» ; « le choix d’une commission chargée de réviser les affaires de tous les détenus dans les prisons et les camps de concentration », etc.


2° Le journal qui paraissait à Cronstadt, pendant le mouvement, était rempli de déclarations des membres du Parti communiste, lesquels dévoilaient la faillite révolutionnaire du bolchevisme, rompaient avec le parti et se solidarisaient avec le mouvement. Ces déclarations étaient si nombreuses que, finalement, on dut les grouper, faute de place.


3° Les membres du comité révolutionnaires étaient de simples marins, ouvriers ou paysans de tendance de gauche. Le président du comité, Petritonenko, était un anarchisant.


4° J’ai encore une petite preuve personnelle, mais assez éloquente, de l’orientation révolutionnaire du mouvement de Cronstadt. Étant à ce moment en prison, j’ai su qu’une délégation du comité révolutionnaire était venue à Petrograd dans l’intention d’emmener à Cronstadt notre camarade d’alors, Iartchouk, et moi, tous les deux connus à Cronstadt. Le comité voulait que nous vinssions l’aider dans sa tâche. Il ne savait pas que, tous les deux, nous étions en prison. Il est évident qu’un mouvement contre-révolutionnaire ne songerait jamais à demander le concours des anarchistes.


J’ai cité ici au hasard quelques faits significatifs.


Mais je répète que seule une publication complète de la documentation relative au mouvement pourrait faire éclater toute la tragique vérité. Il existe une excellente brochure sur le soulèvement de Cronstadt, par Alexandre Berkman, assez documentée. Je l’ai lue en anglais. Je ne sais pas si elle existe en français.


Ce qui nous intéresse ensuite, ce sont les conséquences des événements cités.


Lénine n’a rien compris au mouvement de Cronstadt. Il eut peur et proclama, quelques jours après les événements, sa fameuse « nouvelle politique économique» (NEP). Ce dernier octroya une certaine liberté à l’activité économique de la population. Mais le sens même de cette « liberté » fut complètement faussé. Au lieu d’une libre activité créatrice des masses (ce que réclamait Cronstadt), ce fut la « liberté » pour certains individus de faire du commerce et de s’enrichir. On a souvent considéré la NEP comme un recul stratégique permettant de fortifier les positions acquises, comme un genre de « répit économique » analogue au « répit militaire » de l’époque de Brest-Litovsk. C’est possible. En tout cas, la NEP ne changea rien dans l’état général des choses. Elle trompa quelques milliers de naïfs ; elle berça de faux espoirs certaines couches de la population ; elle fit accumuler des montagnes de bêtises à l’étranger. Les quelques années de NEP permirent surtout à l’État d’augmenter, en attendant, ses forces matérielles et militaires, de créer, en silence, son appareil administratif, politique, bureaucratique et néo bourgeois, de se sentir définitivement fort pour serrer tout dans sa poigne de fer. Si l’on veut parler du « recul » dans ce sens, c’est exact. Bientôt, après la mort de Lénine (en 1924) et l’avènement – en résultat de quelques luttes intestines – de Staline, la NEP fut supprimée, les « nepmans » arrêtés, déportés ou fusillés, et l’État, définitivement armé, blindé, bureaucratisé, capitalisé, établit résolument son omnipotence. Toutes ces péripéties n’avaient plus rien de commun avec la révolution sociale et les aspirations des masses travailleuses.


Le second mouvement révolutionnaire antibolchevique, de très vaste envergure, fut celui de l’Ukraine, connu sous le nom de « mouvement makhnoviste », déjà cité au cours de notre exposé. Plusieurs départements, avec une population de 7 millions d’hommes environ, furent plus ou moins englobés dans ce mouvement qui dura de 1918 à 1921 et qui défendit crânement la révolution sociale contre tous ses ennemis, contre tous ses faussaires et fossoyeurs, y compris les bolcheviques.


Il m’est absolument impossible de faire ici une étude, même sommaire, de cette épopée vraiment exceptionnelle dans les annales révolutionnaires. Une pareille étude sommaire ne donnerait rien. Une analyse complète demanderait au moins un volume. Je ne puis que renvoyer, une fois de plus, le lecteur s’y intéressant, au livre de P. Archinoff : Histoire du mouvement makhnoviste. S’il ne l’a pas encore lu, il y trouvera un excellent exposé du mouvement, suffisamment complet. Si, au contraire, il l’a lu, il a une idée exacte des événements.


Ayant pris part personnellement, pendant quelques mois, à ce mouvement, je tiens à formuler ici certaines appréciations et conclusions que j’en ai tirées et que je considère comme importantes pour tout lecteur cherchant à se faire une idée, autant que possible juste et nette, des différentes phases et des divers aspects de la Révolution russe. Et je m’y bornerai.


Le mouvement makhnoviste fut un élan révolutionnaire sublime de vastes masses laborieuses – ouvrières et paysannes –, lesquelles, sous l’influence, d’une part, des événements ukrainiens très particuliers, et, d’autre part, de l’idéologie anarchiste propagée dans le pays par des camarades actifs (surtout par ceux de la Confédération du « Nabat ») et représentée par plusieurs guides du mouvement lui-même (dont Nestor Makhno fut le plus influent), menèrent une lutte désintéressée, héroïque et inégale pour la vraie révolution sociale intégrale, anti étatiste et antiautoritaire, contre toutes les forces qui lui étaient opposées, donc aussi contre les bolcheviques, jusqu’à l’épuisement complet.


Les constatations les plus importantes qu’on peut tirer de cette épopée extraordinaire sont les suivantes :


1° L’idée anarchiste n’est ni une utopie ou une fantaisie, ni un idéal trop lointain, inaccessible aux masses actuelles, réalisable à peine dans des centaines d’années. Quand les circonstances favorables sont là, quand les masses laborieuses ont la possibilité de faire elles-mêmes leur révolution, et quand leur activité libre et consciente est éclairée, secourue, librement guidée par l’idée anarchiste, cette dernière leur devient vite familière et chère. Elles saisissent facilement et rapidement sa profonde vérité ainsi que son essence concrète. Et alors, l’idée s’incarne en un beau mouvement réel, animé d’un élan sublime, capable de toutes les réalisations les plus audacieuses. Ainsi, sous certaines conditions données, les aspirations anarchistes deviennent normalement, naturellement, activité concrète des masses laborieuses.


2° Lorsque les masses accomplissent elles-mêmes leur révolution, elles sont parfaitement capables de résoudre tous ses problèmes, de surmonter toutes ses difficultés et de la mener à bon port. Ni les « difficultés sans nombre », ni les obstacles les plus ardus, ni même l’ « entourage capitaliste », avec ses blocus et ses menaces, ne sont pas bien redoutables pour elles. Il n’y a, alors, qu’une seule force qui peut les écraser : c’est la force brutale des armes. Mais cette force ne prouve rien. Et puis, les masses en vraie révolution vendent cher leur liberté. Et, enfin, face à une vraie révolution, la force armée est une épée à deux tranchants.


3° Pour faire leur vraie révolution, les masses n’ont aucun besoin de partis politiques, d’élites gouvernantes ou dirigeantes, etc. Par rapport à tous ceux qui possèdent de l’instruction, des connaissances techniques, économiques, sociales ou autres, de la culture intellectuelle, des aptitudes spéciales, etc., les masses laborieuses n’ont besoin que de leur aide libre, bénévole, désintéressée. Ce ne sont pas les « élites », mais les millions d’hommes qui, avec leurs intelligences, leurs connaissances, leurs aptitudes et leurs activités variées, fécondes et combinées, sont seuls à même de mener à bien la révolution sociale. Les « élites » n’ont qu’à les aider, et non pas à les gouverner.


4° Faisant leur vraie révolution, les masses laborieuses se débarrassent sans aucune difficulté, et sans aucune contrainte, de tous les préjugés : nationaux, religieux ou autres. Ce n’est pas la contrainte gouvernementale qui tue ces préjugés, mais le libre élan et le succès de la vraie révolution faite par les masses elles-mêmes.


De même que le bolchevisme a pleinement confirmé le côté critique, négatif, de la doctrine anarchiste, l’épopée makhnoviste confirma ses côtés positifs et constructifs.


On a souvent reproché au mouvement makhnoviste sa spontanéité exagérée, le manque de cohésion et, surtout, l’absence, dans son sein, d’une organisation ouvrière syndicale. Il n’y a pas de doute que si le mouvement avait eu le temps et la possibilité matérielle de s’appuyer sur une vaste organisation syndicale révolutionnaire, il aurait gagné beaucoup en ampleur, en profondeur et en vigueur. J’ai déjà dit plus haut que l’absence d’organismes ouvriers expérimentés fut, à mon avis, l’une des raisons de la non-réussite de l’idée anarchiste dans la Révolution russe.


L’existence très agitée du mouvement makhnoviste, les déplacements perpétuels de ses forces vitales, et, enfin, sa courte durée l’empêchèrent de s’occuper de près du problème syndical. D’ailleurs, le mouvement avait, incontestablement et naturellement, ses côtés faibles. Mais, en comparaison avec sa base saine et solide, ces défauts n’avaient pas une importance capitale. Et c’est pourquoi nous ne nous y arrêtons pas ici. L’analyse de ces défauts, très instructive sans aucun doute, devrait avoir sa place dans un ouvrage spécial.


Au lecteur qui voudrait faire une connaissance plus approfondie du mouvement makhnoviste, nous pouvons recommander encore les mémoires de Nestor Makhno lui-même, qu’il a récemment commencés (Mémoires et écrits – 1917-1932, éd. Ivrea, 2010).



Peut-on considérer la Révolution russe de 1917 comme terminée en tant que révolution ? Autrement dit, sa période constructive a-t-elle effectivement commencé, et son avenir, peut-il être conçu comme une évolution logique et positive des fondements jetés aujourd’hui ?


À cette question, je réponds par un non catégorique. Tout ce qui précède explique déjà cette réponse. Mais je voudrais insister, ici, sur deux points d’une importance primordiale :


1° On ne peut pas concevoir la Révolution russe (je parle toujours de la révolution de 1917) comme un événement isolé nationalement ou historiquement. Il est certain qu’elle fait partie d’un immense processus social d’envergure mondiale, quoi vient de commencer et dont elle est, pour ainsi dire, l’introduction. Elle est donc étroitement liée aux événements mondiaux. Elle exerce sur eux une certaine influence. À son tour, son avenir dépend beaucoup de ce qui se passera dans d’autres pays. Or, depuis quelque temps déjà, j’ai la conviction ferme que le monde actuel est entré dans l’époque de la grande et vraie révolution sociale, et qu’il se trouve aujourd’hui au début de la période destructive de cet immense processus. Au cours de cette période, toute la société actuelle, avec tout ce qu’elle porte en elle – économie, politique, régime social, « culture » moderne, mœurs, préjugés, etc. –, doit être détruite de fond en comble, sans quoi la construction de la société nouvelle sera impossible. Une des premières « choses à détruire » est le principe – plutôt le préjugé – politique, autoritaire, étatiste. Pour que ce principe soit détruit, la révolution sociale est historiquement obligée de passer par l’expérience concrète, c’est-à-dire par la tentative de vaincre, d’arriver à la construction nouvelle, au moyen d’un État, d’un parti politique, d’une autorité, d’une dictature. Sans cette expérience négative, l’humanité ne comprendra pas le vrai chemin. Le bolchevisme – étape de la révolution russe et de la révolution mondiale – représente cette expérience négative. Le moyen étatiste et autoritaire l’a acculé à une impasse dont il ne peut plus sortir. Si une expérience pareille s’était produite en pleine évolution florissante du capitalisme mondial, elle aurait abouti certainement à la restauration du régime bourgeois, à une contre-révolution victorieuse. Mais – et c’est là une des preuves de l’agonie du capitalisme et du caractère social-révolutionnaire de notre époque – le capitalisme en déclin est impuissant à produire en Russie la « marche en arrière ». Alors, la Russie « attend ». Maintenue, par la force des armes, dans sa terrible impasse, impuissante à faire le moindre mouvement, soit en arrière, soit en avant, elle attend : d’une part, que les événements mondiaux fassent un grand bond et, par répercussion, la « débloquent », et, d’autre part, que le monde, en faisant ce bond, prenne bonne note de l’erreur fondamentale de la Révolution russe, de son « expérience négative ».


En attendant, cette révolution, à son stade bolchevique actuel, ne peut pas créer, ne peut pas construire. Pour commencer à construire, elle doit être « débloquée » ; elle doit, ensuite, détruire le régime actuel comme un nouvel obstacle – de même qu’elle a détruit les régimes précédents –, donc, elle doit continuer en tant que révolution. Telle est une des raisons de mon « non» catégorique. Deux réserves importantes : il va de soi que, les événements mondiaux pouvant traîner en longueur ou se développer, pour assez longtemps, dans un sens ne touchant pas la Révolution russe, celle-ci pourrait arriver à briser elle-même son obstacle. Et il va de soi, également, que, dans n’importe quel cas, le « déblocage » pourrait produire, momentanément, une réaction « en arrière » en Russie. Vu le sens général de l’époque, ceci ne changerait en rien ni mes appréciations générales, ni l’évolution définitive des événements. Une telle réaction ne serait qu’un épisode passager de la période destructive de l’immense processus social-révolutionnaire, au même titre que le fascisme, l’hitlérisme, etc.


2° Quels sont les fondements sur lesquels le bolchevisme prétend pouvoir dorénavant « construire » ? Il y en a deux : la fameuse « industrialisation » du pays, et la soi-disant « collectivisation » de l’agriculture. La tâche entière devra être accomplie par des étapes régulières de 5 ans, chaque étape étant fixée d’avance par un plan spécial dit « quinquennal ». L’ensemble de ces « plans quinquennaux » est l’expression même de la prétendue « économie dirigée ». Il serait important d’analyser tout cet édifice dictatorial en détail, dans un ouvrage spécial, afin de démontrer nettement sa non-valeur. Ici, je ne puis que souligner l’appréciation donnée plus haut.


L’industrialisation d’un pays ne peut être productive que si elle provient d’une croissance générale naturelle, si elle se trouve en harmonie avec l’ensemble de la vie économique, et si, par conséquent, ses effets et ses résultats peuvent être utilement assimilés, « digérés » par la population. Dans le cas contraire, elle aboutit à des érections, peut-être impressionnantes, mais mortes, inutiles et inutilisables, semblables à ces grandes pyramides d’Égypte érigées par les pharaons. On peut ériger tout ce qu’on veut, lorsqu’on dispose de certains moyens, et surtout d’une main-d’œuvre asservie, maniable à volonté et payable par l’État-patron comme bon lui semble. Le problème ne consiste cependant pas à avoir des érections, mécaniques ou autres, mais à pouvoir en tirer profit. Or, j’affirme catégoriquement, m’appuyant sur des données précises et incontestables, que l’ « industrialisation » bolchevique en Russie aboutit précisément, dans l’écrasante majorité des cas, à toutes sortes de mécanismes, d’installations et de constructions mortes, inutiles et inutilisables. J’affirme que les 80 % de toutes ces érections restent sans vie, ne fonctionnent pas du tout ou fonctionnent très mal. J’affirme que les milliers de machines importées de l’étranger sont, pour la plupart, rapidement mises hors de service, abandonnées, perdues. J’affirme que la main-d’œuvre actuelle en Russie ne sait pas les manier, les utiliser et qu’enfin, la population n’en tire aucun profit.


L’ « industrialisation » en U.R.S.S. n’est pas une prouesse, n’est pas une « réalisation » de « l’État socialiste ». Elle est une entreprise de l’État-patron obligé, après la faillite des méthodes du « communisme de guerre » et, ensuite, de la NEP, de jouer sa dernière carte : bercer ses propres sujets, et aussi les gogos à l’étranger, par la grandeur illusoire de ses projets, dans l’espoir de pouvoir ainsi se maintenir jusqu’aux « temps meilleurs »... L’ « industrialisation » de l’U.R.S.S. n’est qu’un bluff, rien de plus.


La « collectivisation » ? Pour que le lecteur puisse saisir son vrai sens, disons en quelques mots quelle a été, exactement, la « politique paysanne » de la dictature bolchevique, depuis les débuts jusqu’à nos jours.


Comme le lecteur sait, les paysans commencèrent à s’emparer des biens fonciers, en en chassant les propriétaires, déjà avant la Révolution d’Octobre. Le gouvernement bolchevique n’eut qu’à sanctionner cet état de choses. Au début, il ne toucha pas aux paysans, et c’est pour cette raison encore que ceux-ci le soutinrent, lui laissant ainsi le temps nécessaire à consolider son État et son pouvoir. À cette époque, on disait même, surtout à l’étranger, que les paysans gagneraient le plus à la révolution, et que les bolcheviques seraient obligés de s’appuyer, plus tard, sur eux. Cependant, au fur et à mesure que l’État s’affermissait et que, d’autre part, les villes, leurs provisions épuisées, tournaient leurs regards vers la campagne, Lénine resserrait de plus en plus le cercle autour des paysans. Par une série de décrets, il somma ces derniers de remettre la plus grosse partie de leurs récoltes à l’État. Ce fut la période des réquisitions, d’impôts en nature, d’expéditions armées et du « communisme de guerre ». Bientôt, cette « politique » aboutit à des troubles sérieux. Apeuré, Lénine recula et proclama la NEP, qui permettait aux paysans de vendre leurs produits, au lieu de les voir enlevés. Mais, la NEP n’ayant tout de même pas servi à grand chose, Staline dut choisir entre deux solutions : soit élargir la NEP, c’est-à-dire marcher vers la restauration économique et politique du capitalisme privé, soit supprimer la NEP et reprendre l’offensive de l’État contre les paysans. Après avoir tout pesé, sûr de la force et de la sécurité définitive du nouvel État capitaliste, Staline prit cette dernière décision. Il entreprit l’étatisation définitive de l’agriculture, appelée sa « collectivisation ». Les « sovkhoz » (« économies soviétiques » exploitées directement par l’État) et les « kolkhoz » (« économies collectives » exploitées en commun par des paysans) devinrent tous des entreprises directes de l’État. L’État se mit à écraser, à anéantir le paysan resté propriétaire, même moyen ou petit. Par la force de la terreur et des armes, il rentra en possession effective et complète de tout le sol et transforma le paysan, non seulement en son fermier, mais en son serf. Ensuite, il groupa ces serfs en « collectivités » et les obligea à travailler pour lui. La majorité écrasante de la population paysanne se trouve aujourd’hui dans cet état de servage. Et, naturellement, une lutte à outrance, encore sourde, mais déjà effective, des paysans contre leurs nouveaux maîtres, est entamée. Il est certain que les bolcheviques maintiendront leur « politique paysanne » actuelle de plus en plus difficilement. Depuis quelque temps, ils sont déjà de nouveau obligés de recourir largement à la force militaire pour forcer les paysans à se soumettre, à ne pas « saboter », à travailler, à ne pas cacher le blé, etc.


Eh bien ! Nous affirmons qu’une telle « collectivisation » n’est nullement la vraie solution sociale du problème agraire. Nous affirmons que le paysan ne sera gagné à la cause de la révolution sociale que par des moyens n’ayant rien de commun avec ce retour au servage moyenâgeux, retour qui remplace seulement le maître féodal par le maître État.


La « collectivisation » bolchevique est loin d’être une « réalisation » socialiste. Elle est un système de violence inutile, un mécanisme sans âme, sans progrès, sans avenir.


Peut-on « construire » quoi que ce soit sur de telles bases ? Certainement non. Et les résultats du premier « plan quinquennal » le prouvent. En effet, me basant sur des données nettes, sur des faits et sur des chiffres précis, j’affirme que ce plan a fait une faillite lamentable, complète, et qu’aujourd’hui le gouvernement bolchevique se trouve devant la situation la plus tragique qu’il eût jamais à affronter. L’ « industrialisation » n’a abouti à aucun résultat appréciable. La « collectivisation » n’a amené qu’un accroissement de la misère et le retour d’une famine dont l’étendue et la gravité dépassent de beaucoup celles de 1924-1925. Le pays se débat dans une agonie épouvantable. Le pouvoir bolchevique ne se maintient qu’à l’aide d’une terreur policière, d’une tromperie, d’une démagogie inouïes, et d’une violence armée sans précédent. La dictature est acculée à un état de siège, entourée par une population épuisée, écrasée, désarmée, impuissante, mais hostile, prête à se soulever, à se révolter, à bondir sur ses oppresseurs à la moindre possibilité matérielle.


Dans ces conditions, parler d’une révolution terminée, d’une période constructive commencée, et d’une évolution positive des « fondements acquis », ce serait ne rien comprendre – ou plutôt ne rien vouloir comprendre – dans ce qui se passe en Russie actuelle.



CONCLUSIONS. — Ayant déjà tiré de nombreuses conclusions au cours même de mon exposé, je me bornerai ici à les compléter par quelques dernières réflexions qui me paraissent indispensables.


1° Tous ceux qui se demandent comment un pareil régime peut encore tenir ne doivent pas oublier que, outre les raisons que j’ai déjà exposées, il en existe une très importante que voici : le Parti bolchevique compte aujourd’hui environ un million de membres et de sympathisants, qui forment, dans le pays, une couche – on pourrait même dire une classe – privilégiée. L’écrasante majorité de ces hommes sont jeunes, ignorants (donc, faciles à manier), brutaux, fiers, avides et jaloux de leur situation privilégiée, pleins de mépris pour les masses subjuguées et exploitées ; bref, ce sont de véritables « parvenus » et profiteurs du capitalisme étatiste. S’appuyant sur toute la force réunie de l’appareil politique, économique, militaire, policier, technique, scientifique et « moral » (presse, etc.) qui se trouve entièrement entre leurs mains, profitant de l’épuisement et de l’état désorganisé des masses laborieuses, ces nouveaux maîtres pourront se maintenir au pouvoir assez longtemps (à moins de quelque choc brusque dont notre époque est si riche), jusqu’au jour où, d’une part, la « force » de l’ « appareil » tombera trop bas et, d’autre part, la puissance des masses remontera. On raconte qu’au début du bolchevisme, Trotski aurait répondu à quelqu’un qui exprimait des doutes sur la longévité du régime : « 300 000 nobles ont maintenu ce peuple en obéissance, pendant trois siècles ; pourquoi donc 300 000 bolcheviques ne pourraient-ils faire autant ? ». Ce petit colloque n’est, peut-être, qu’une légende. Mais cette légende exprime quelque chose de très concret. D’ailleurs, Mussolini et, tout dernièrement, Hitler l’ont suffisamment prouvé. Les grèves et les révoltes sont assez fréquentes en U.R.S.S. Elles sont impitoyablement réprimées, et le gouvernement n’en souffle pas mot.


2° Ceux qui excusent – et même justifient – le bolchevisme en raison des difficultés qu’il eut à surmonter, et surtout en raison de l’ « entourage capitaliste », ne doivent pas oublier que : a) justement en Russie – vu son étendue, ses richesses immenses, la faiblesse de sa bourgeoisie, etc. –, une vraie révolution, complète, belle, facilement triomphante et humanitaire, était possible malgré l’entourage capitaliste, qui, à notre époque, n’y pourrait rien ; et b) que la carence de la Révolution russe devant cet entourage capitaliste est imputable au bolchevisme lui-même.


3° Le bolchevisme n’est qu’un égarement, une erreur, une étape négative (donc, à surmonter) dans la Révolution russe et aussi dans le développement de la révolution mondiale. Il a sa place historique dans la période destructive et négative – et non pas créatrice et positive – de cette dernière. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le préciser, il y a quelques années (Choses vécues, dans la Revue anarchiste des années 1922-1924), un point important de cette période est la destruction totale de tout ce qui forme, dans la lutte décisive entre le vieux et le nouveau monde, le milieu modéré, vacillant, mou et vague (destruction du socialisme modéré) ; un autre point important est la destruction du principe politique, étatiste, dictatorial dans la révolution sociale (destruction du bolchevisme, après son expérience négative vécue). La révolution sociale ne pourra trouver son vrai chemin qu’après avoir fait table rase aussi bien du socialisme que du bolchevisme, après avoir renoncé à l’un comme à l’autre. C’est en partie le fascisme qui, historiquement, s’en charge et prépare le terrain... non pas au bolchevisme, comme d’aucuns le pensent, mais, en fin de compte, à la vraie révolution sociale. Car le fascisme contribuera puissamment à la destruction définitive du principe étatiste et dictatorial, en dépit de ses aspirations opposées. Et si le bolchevisme – c’est-à-dire le communisme autoritaire – le remplace (ce qui est possible), l’avènement de ce dernier ne sera pas, non plus, décisif ni même durable : ce sera, tout simplement, une expérience négative de plus.


4° Nous pouvons rassembler et résumer ici, en deux mots, quelques déductions de détail parsemées le long de cet exposé :

a) Ce n’est ni une « élite », ni un parti politique, ce ne sont pas Lénine ou Trotski qui ont fait la révolution (interprétation de tous les autoritaires : bourgeois, socialistes et « communistes » qui, psychologiquement, ne peuvent pas concevoir les choses d’une autre façon), mais les vastes masses armées du peuple laborieux des villes et de la campagne. Le Parti bolchevique sut en profiter pour monter an pouvoir ;


b) Après avoir commencé la révolution, les masses ont commis l’erreur fondamentale de confier ses destinées à un Parti politique, à un gouvernement, à une dictature. Cette dictature a temporairement faussé les révolutions russe et mondiale ;


c) Ce ne sont pas les « élites », les « führers » (guides), les partis, les dictateurs qui sauront mener et mèneront la révolution sociale à bon port, mais les millions d’hommes – les masses « océaniques » – acculés à la faire et à savoir la faire, par la marche historique des choses. La « légende de l’élite » devra être et sera détruite au cours de cette révolution ;


d) Les masses sont acculées à la révolution par la destruction et l’expérience historique. La destruction et l’expérience sont aussi les premières éducatrices des masses. Deux conditions doivent s’y ajouter pour que la révolution puisse prendre le bon chemin et passer à la vraie construction : l’existence d’un mouvement ouvrier révolutionnaire indépendant des partis politiques, et une intense propagande libertaire. L’absence totale de celui-là et l’insuffisance de celle-ci furent la raison principale de la non-réussite de l’idée anarchiste et de la « victoire » du bolchevisme dans la Révolution russe ;


e) Le véritable rôle des « élites » est d’aider les masses, de les éclairer, de les enseigner, d’agir dans leur sein, de leur donner l’exemple, mais non pas de les gouverner ;


f) La dictature est toujours la violence publique d’une personne, violence soutenue par une couche privilégiée et fatalement dirigée contre les masses subjuguées et exploitées ;


g) Au cours de la vraie révolution, les masses savent se débarrasser facilement, et sans contrainte, de tous les préjugés inhérents à la société actuelle.


5° La dernière conclusion qui se dégage des faits étudiés, la plus importante, la plus féconde et encourageante, est celle-ci : pour beaucoup de gens, le vrai sens de notre époque est la lutte décisive –  la « lutte finale » – entre le capitalisme (acculé à son dernier rempart : le fascisme) et le bolchevisme (qui, pour ces gens, représente la vraie révolution et l’émancipation). C’est une erreur. Le sens historique profond de notre temps sera d’avoir posé et résolu d’une façon concrète cette question fondamentale : peut-on vaincre le capitalisme, accomplir la révolution sociale et supprimer l’exploitation des masses à l’aide d’un groupe d’hommes – ou d’un homme – qui mènera ces millions d’humains au moyen de la violence politique ? Ou, au contraire, sont-ce ces millions d’humains eux-mêmes qui, par leur action libre et librement coordonnée, pourront seuls atteindre le but ? Qui fera la révolution sociale ? Une élite, un dictateur bolchevique qui tirera « par les cheveux » les masses forcées de lui obéir ? Ou bien les masses libres, conscientes de leur tâche et agissant à l’aide de leurs organisations librement créées ?


Le vrai sens de notre époque n’est pas la lutte entre le capitalisme, d’une part, et le bolchevisme, d’autre part, mais la lutte entre le capitalisme sous toutes ses formes (le « socialisme » autoritaire, ou « bolchevisme », en est une) et le socialisme libre, antiautoritaire.


Le véritable problème de notre époque n’est pas celui d’un choix entre la dictature blanche et la dictature rouge, mais celui d’un choix entre la dictature et la liberté comme levier de la révolution sociale. Et le véritable sens de la Révolution russe est d’avoir posé concrètement, définitivement, et dans toute sa grandeur, ce problème fondamental qui, ainsi, sera résolu pour les masses d’une façon expérimentale.


Je ne doute pas un instant qu’il sera résolu, par les événements qui vont suivre, dans le sens de la liberté.


La destruction continuelle, fatale, catastrophique, acculera les masses à la révolution sociale. L’expérience durable, présente, de la Révolution russe leur permettra d’éviter, en temps opportun, l’erreur bolchevique. Elles ne voudront plus édifier un nouvel État, une nouvelle autorité, un nouveau gouvernement, sur les ruines de l’État capitaliste détruit. Alors, commencera la période vraiment constructive de la révolution sociale, dans l’ambiance d’une liberté d’action des masses laborieuses librement organisées et soutenues dans cette action par les vastes masses tout entières et par les individus. Et c’est alors que sera hautement, mondialement, concrètement et triomphalement confirmée et reconnue l’idée anarchiste. (Lire sur la révolution sociale l’ouvrage connu de Pierre Besnard : Les syndicats ouvriers et la révolution sociale.)


Tout en se rattachant à l’étude de la Révolution russe (d’ailleurs, inséparable de la révolution sociale mondiale), ces conclusions complètent dans une certaine mesure, en l’illustrant et en le concrétisant, l’intéressant aperçu général sur la révolution sociale par Sébastien Faure (voir plus haut).



— VOLINE.



BIBLIOGRAPHIE. — Au cours de mon étude, j’ai déjà cité quelques ouvrages à lire. Naturellement, ce n’est pas suffisant. Toutefois, pour le moment, je ne saurais recommander au lecteur aucune œuvre sur la Révolution russe, digne du sujet. Je lui conseille donc de lire tout ce qu’il pourra trouver, à condition, bien entendu, que le livre et l’auteur soient sérieux. Le sujet est extrêmement vaste et presque inexploré. Chaque ouvrage contiendra donc des faits intéressants et inconnus, et aussi des grains de vérité, sans aucun doute. Mais alors, encore une condition s’impose : celle d’apporter à la lecture de chaque ouvrage assez de sens critique. À cette condition, le lecteur saura, je l’espère, lui-même dégager les choses vraies, les faits définitivement acquis, des affirmations douteuses. Il saura aussi, dans la mesure du possible, formuler quelques déductions et conclusions. S’il continue ses lectures au fur et à mesure de la publication de nouveaux ouvrages, il pourra constamment comparer et contrôler aussi bien les faits que les appréciations.


À titre d’exemples, je dirai quelques mots sur deux ouvrages assez connus, notamment : 1° Les œuvres de Trotski. — Il faut les lire avec une très grande circonspection. En effet, extrêmement subjectives et partiales, pleines de polémiques, de haines et de rancunes, traitant les faits à travers une doctrine préconçue, passant sous silence certaines choses, défigurant certaines autres, ces œuvres ne méritent pas une grande confiance. Mais, en sa qualité d’un des acteurs principaux de l’épopée gouvernementale bolchevique, l’auteur fournit sur certains événements une documentation exceptionnellement intéressante, souvent inédite. — 2° L’An I de la Révolution russe, par Victor Serge. — Ce livre n’est pas mauvais. Il contient beaucoup de faits exacts. Mais, en même temps, il a été écrit assez nonchalamment. Séjournant depuis longtemps en Russie, connaissant la langue, ayant été en relation, non seulement avec presque tous les bolcheviques éminents, mais aussi avec des anarchistes, lui-même ancien anarchiste (aujourd’hui trotskiste en disgrâce et déporté), l’auteur puise, néanmoins, sa documentation uniquement aux sources bolcheviques. Il ne s’est même pas donné la peine de contrôler cette documentation intéressée, partiale, souvent mensongère, de vérifier certains faits à d’autres sources. En résultat, à côté des informations et des appréciations exactes, son œuvre contient beaucoup d’erreurs, d’inexactitudes, d’omissions, et même d’interprétations complètement fausses. Naturellement, ceci diminue de beaucoup sa valeur. La lecture de cet ouvrage exige aussi la plus grande circonspection.


— V.