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ROMAN

L'origine du mot roman est dans le latin Romani, nom donné d’abord aux habitants de Rome, puis à tous ceux qui parlèrent la langue latine dans l'Empire appelé la Romania ou le Romanum imperium, le monde romain. De ce latin romani sont dérivés, dans la première langue française qui se distingua du latin, les mots romans, au masculin, et romance, au féminin. Romans est devenu roman et, par analogie, romance a fait romane.

On appelle aujourd'hui romanes les langues qui sont nées de la corruption du latin. Leur domaine s'étend sur tout l'occident et une partie de l'orient en Europe ; ainsi qu'en Amérique, dans les pays d'ancienne colonisation française, espagnole et portugaise. Pour Littré, les langues romanes sont les idiomes issus du latin après la chute de l'empire romain. Une interprétation plus ou moins arbitraire a fait appeler romanes les langues parlées et écrites jusqu'à la fin du XIIIème siècle. L'étude des langues romanes est d'une importance considérable pour la connaissance de la formation du langage des différents peuples européens comme conséquence, pour celle de leur histoire et de leurs mœurs. Ces langues montrent le caractère et la persistance des éléments ethniques que la conquête romaine n'a pu étouffer sous son uniformisation.

Depuis un siècle environ, on a appliqué le qualificatif roman à l'art ; l’architecture en particulier, qui, s'est dégagé le premier du classicisme néo-grec. L'étude de l'art roman n'est pas moins intéressante que celle des langues romanes, bien qu'elle révèle moins de caractères ethniques, plus d'influences étrangères. Ces influences sont barbares dans le Nord, orientales dans le Midi. Dans certaines régions rnéditérranéennes, l'art appelé roman est même uniquement d’imitation byzantine.

Nous ne nous occuperons ici que du sens spécial donné au moyen âge aux mots roman et romance. Le premier seul a conservé ce sens ; le second n'est plus employé qu'en musique. La romance est devenue la forme condensée du roman qui jadis était chanté. Il était un ouvrage de poésie ou de prose, écrit en langue romane, c'est-à-dire vulgaire, par opposition aux ouvrages écrits en latin. Son caractère était généralement profane, mais il y avait des romans religieux et il y en avait aussi d'écrits en latin. La marque essentielle du roman était, elle est encore, son genre narratif alimenté par l’invention. Il naquit de la chanson de geste, quand celle-ci, n'étant plus uniquement un chant d'entraînement guerrier, fut devenu tout un poème, une épopée, pour la distraction de la vie de château. Il ne chanta plus alors uniquement les combats et les exploits des héros qui s'y étaient distingués ; il chanta l'amour. Mais cette transformation ne se fit guère avant le XIIème siècle, lorsque le trouvère, compositeur et chanteur, introduisit l'amour courtois dans la poésie qu'il faisait entendre à ses auditeurs. Jusque-là, les romans furent des compositions épiques se rattachant aux chansons de geste : les romans de Brut et de Rom, par Wace, ceux d'Alexandre et l'Enée, par Albéric de Besançon, celui de Troie, par Benoit de Sainte More, le Tristan, de Béroul, etc. Les premiers romans où l'amour se dégagea de la geste guerrière et prit les formes de la galanterie, furent ceux de Chrétien de Troyes (La Charrette, Yvain, Tristan, Perceval, etc.), et les Lais, de Marie de France. Robert de Boron continua (Le Graal, Lancelot, etc.). Cette littérature, dite des « romans bretons », avait à son origine l'épopée celtique de la Table ronde. En même temps qu'il exprimait des sentiments de plus en plus courtois, le roman se faisait allégorique, didactique, satirique (Roman de la Rose, Roman de Renart, etc.). Toute la longue série des Contes pieux se rattache au roman par la narration, la fantaisie de l'invention et aussi le respect dont on commençait à entourer la femme après plus de mille ans de malédiction ecclésiastique. Enfin, le fabliau a été la forme populaire, « gauloise » suivant le mot qui caractérise cette forme, du roman. C'est du vieux fabliau français que sortirent les nouvelles qui firent la célébrité des conteurs Italiens depuis Boccace jusqu'au XVIIIème siècle.

Presque toutes les œuvres romanesques du moyen âge ont été écrites en vers. Lorsque la prose fut introduite dans la littérature, le roman commença à se séparer plus nettement de la poésie polir devenir ce que l'Académie française définit aujourd’hui : « Une histoire feinte, écrite en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt, soit par le développement des passions, soit par la peinture des mœurs, soit par la singularité des aventures » (Dictionnaire de l'A. F. 7ème édition, 1878). Le roman décrit la vie ou ce qui est censé être la vie. Sa première condition, en dehors de toute classification, est la vraisemblance de son invention sinon l'observation du vrai et la reproduction du réel. Il se différencie ainsi du conte dont le caractère est dans le merveilleux et l'invraisemblable. « Ceci n'est pas un conte », dit-on depuis Shakespeare, d'un récit dont on veut affirmer la vérité, tout au moins la vraisemblance. Le roman donne le tableau, l'illusion de la vie, de l'action, des sentiments, par l'adaptation habile, objective ou subjective, idéaliste ou réaliste, d'une vérité qui est, a été ou pourrait être. Il s'empare de tous les sujets : historiques, scientifiques, philosophiques, politiques, sociaux, et les anime, les spiritualise ou les matérialise dans les pensées ou dans les actes de personnages plus ou moins imaginés ou pris sur le vif, exceptionnels ou communs qui sont des caractères, des individualités, des types spéciaux ou simplement « comme tout le monde ». Le roman, par sa nécessité de personnification concrète de l'action et des sentiments, est le gente littéraire le plus voisin du théâtre. Diderot déclarait que tout bon drame devait pouvoir faire un bon roman. La réciproque est aussi vraie.

Le romanesque a toujours hanté l'esprit humain, soit par le merveilleux de la fable et l'héroïsme du mythe, soit par l'observation plus proche et plus directe de la réalité. Le roman ancien est caractérisé par l'aventure et le roman moderne par le sentiment ; mais les deux se trouvent dans les productions antiques, sources inépuisables de toutes les inventions littéraires (Voir Littérature). On s'occupait plus d'action d'éclat que de recherche psychologique aux temps de ces romans fabuleux appelés l'Iliade, l'Odyssée, l'Enéide, la Cyropédie, etc., et la fiction était la marque essentielle des Milésiennes, petits contes gracieux et voluptueux dont on ne connaît plus que ceux de Parthénius de Nicée et de Conon. Il y eut plus de vérité dans quelques productions des érotiques grecs, du IIème au Vème siècle, dans Daphnis et Chloé, le charmant récit de Longus, dans le Satyricon du satirique Pétrone, dans les Métamorphoses, d'Apulée, dont l'Ane d'Or est resté célèbre. Mais le roman ancien fut surtout le récit d'aventures, tel les Amours de Théagène et de Chariclée, d'Héliodore, qu'on imitait encore au XVIIème siècle français. A Rome, le genre tomba vite en décadence ; celle-ci fut marquée par l'adaptation de l’Apollonius de Tyr.

L'imitation de l'antique fut reprise au moyen âge. Elle aida à l'éclosion du roman chevaleresque tiré de l'épopée et elle se prolongea avec ce roman jusqu'au milieu du XVIIème siècle. De plus en plus, la poésie des chansons de geste avait été noyée dans le fatras, indéfiniment allongé, d'une invention grossière et invraisemblable dont les personnages n'étaient que des pantins. L'amour même les rendait ridicules par leur affectation galante. On était loin des Roland, des Tristan, des Lancelot et des compositions naïves de Marie de France. La chevalerie n'était plus qu'une légende héroïque. Cervantès, après Rabelais, lui avait fait de splendides et définitives funérailles avec son Don Quichotte. Le roman versait de plus en plus dans la galanterie de cour et les mœurs de la nouvelle aristocratie des « honnêtes gens » empressés à la curée des faveurs royales. Les Amadis de la littérature espagnole remplacèrent leurs armures par des pourpoints de velours et de soie, les grands coups d'épée par des madrigaux. Ils s'approvisionnèrent de plus en plus, en France, pour prendre les airs sentimentaux et hypocrites des pastorales, des bergeries, des fadasseries bucoliques du Pays de Tendre où les Céladon, les Cyrus, les Polexandre, les Phillis, les Tircis, les Alcidamie, montrèrent une innocence et des vertus d’autant plus édifiantes qu'ils pratiquèrent de plus sales mœurs. Les d'Urfé (l'Astrée), Gomberville (Polexandre, Alcidiane), La Calprenède (Cassandre, Cléopâtre), Mlle de Scudéry (Cyrus, Clélie), Hortense des Jardins (Alcidamie), et cent autres collectionneurs de scandales, écrivaient pour le monde « précieux » ces romans à clefs où la belle société du temps trouvait ses turpitudes poétisées. Les Cathos et les Madelon, « précieuses ridicules », les Philaminte et les Bélise, « femmes savantes », à qui Molière disait :

« Le moindre solécisme en parlant vous irrite,

Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite »

couraient les ruelles en compagnie d' « abbés poudrés, musqués, égrillards, trousseurs de cottes, faiseurs de vers » (Emile Magne). Ces muses dévergondées, après avoir soupiré sentimentalement auprès des niguedouilles aussi ridicules qu'elles, se livraient à des joies plus prosaïques dans les bras de vigoureux mousquetaires qu'elles entretenaient et qui les payaient de coups. Les Jouissances chantées par la belle Hortense des Jardins, dame de Villedieu, étaient rien moins que platoniques, et Tallemant des Réaux aurait pu dire de la plupart de ces « précieuses » ce qu'il disait d’une dame de Champré :

« Je la crois vache assurément,

Et par derrière et par devant ».

D'ailleurs les ébats de corps de garde s'accordaient fort bien avec les attendrissements bucoliques et même avec les amours mystiques. Les Jésuites avaient introduit le roman dans la politique et dans la religion, en même temps que celles-ci dans le roman. Ils avaient fait le roman religieux, « la religion sortie de sa haute sphère générale pour se laisser manier et mouler au plaisir de l'individu » (Michelet). Ils firent de la sensation « le critérium de l'esprit ». Voisinant avec les Amadis et comme eux « éclairés du feu des bûchers » les Rosaires, romans religieux propagés dans les couvents espagnols, puis français, répandirent la galanterie ecclésiastique, particulièrement troublante par les désordres hystériques imités de ceux de Thérèse d'Avila et les « cordicoleries » subséquentes. L'Evangile était mis en romans, et Jésus en beau jeune homme, Céla­don divin, comme les chromos et les plâtres de l'industrie sulpicienne n'ont pas cessé de le représenter, offrait son cœur et le reste à la frénésie des nonnes et des dévotes dont les sens, furieusement allumés, étaient appelés à témoigner des objets spirituels et d'une divinité qui n'était plus sûre que « par le tact ». On sait, par les exemples toujours actuels, jusqu'où peut aller cette sorte de « spiritualité » chez des vierges pieusement surexcitées et chez des ecclésiastiques flamidiennement disposés. Le pieux François de Sales offrait à ses belles pénitentes ses « Astrées spirituelles », Henri IV, qui s'était livré au père Cotton, y était très sensible. Il faisait ses délices des Amadis et, dans ses derniers jours, de l'Astrée. Il y puisait cette exaltation qui rendit si souvent ridicules ses aventures amoureuses et cette complaisance immorale pour les « honnêtes gens » qui, finalement, le firent assassiner.

Le XVIIème siècle, qui fut celui du roman mondain, fut celui des pires vices hérités de la pourriture physique et morale du temps des Valois, le temps où la médecine eut plus que jamais à s'occuper de la contagion syphilitique répandue par les mœurs royales. « Cent escholiers ont pris la vérole avant que d'être arrivés à leur leçon d'Aristote », écrivait Montaigne dans ses Essais. Tartufe arriva ensuite pour souiller le monde entier de sa morale. Les « honnêtes gens » - qu'il ne faut pas confondre avec « l'homme d'honneur » de Rabelais et « l'honnête homme » de Pascal, homme de mœurs franches, affable, poli, et possédant une véritable culture de l'esprit, qu'on nous présente aujourd'hui comme le type ordinaire de ces temps-là -, ces « honnêtes gens, perclus de vices, avaient besoin de ces allégories (celles de leurs romans), et pour s'illusionner sur eux-mêmes que l'on prétendait peindre, et pour témoigner de leurs inaltérables vertus devant la postérité » (E. Magne). Le roman mondain montra la psychologie du temps qui le créa. Il a continué depuis et il est à remarquer qu'il a toujours eu pour but de mettre en évidence des vertus inexistantes dans le monde qu'il a décrit. Il est le même aujourd'hui où il s'efforce de redorer le lustre d'une société bourgeoise en pleine déliquescence.

Au roman mondain du XVIIème siècle (on pourrait annexer la plupart des Mémoires, Lettres, Journaux particuliers, Historiettes, nombreux à cette époque, qui furent les premières « histoires romancées ». Jusqu'au XVIème siècle, les familles nobles, vivant dans leurs châteaux, avaient écrit leurs annales. Lorsqu'elles furent établies à la cour, leurs préoccupations familiales devinrent d'intrigue et de politique, à l'exemple de celles des princes, et l'on ne vit plus que des Mémoires plus ou moins sincères et véridiques, écrits par certains personnages, ou qu'ils faisaient écrire, sur les événements dont ils avaient été acteurs ou témoins. Il en est qui ont une véritable valeur historique, et c'est par eux que les mœurs du temps sont exactement rapportées, mais le plus grand nombre ne sont que du roman. Citons, parmi ceux auxquels on peut ajouter quelque foi, parce qu'ils ne sont pas des apologies de leur époque et qu'ils en font une critique souvent vive, les Mémoires de La Rochefoucauld, de Retz, de Mme de Motteville, de Bussy-Rabutin, de Rapin, etc.; les Lettres de Mme de Sévigné, les Journaux particuliers de Dangeau et autres, les Historiettes de Tallemant des Réaux, et divers récits des commérages et scandales de la cour et de la ville, à l'imitation des Caquets de l'accouchée. Comme l'a dit Michelet, romans et mémoires étaient devenus « l'épopée non épique, l'histoire non historique, descendues l'une et l'autre de la grandeur populaire à la petitesse individuelle ».

Le véritable roman, considéré dans son sens moderne, avait eu déjà, plus ou moins indépendantes de la mode littéraire, plusieurs formes intéressantes et qui, développées, conduiraient peu à peu à celles d'aujourd'hui. Il était plus vrai, plus sincèrement inspiré de l'observation des hommes et des événements, des mœurs et des milieux. Il avait produit au XVIème siècle le Petit Jehan de Saintré, d'A. de la Salle, et les Cent Nouvelles nouvelles. Au XVIème, Rabelais, dans son Gargantua et son Pantagruel, en avait fait une « horrifique » farce, en même temps qu'une véritable somme des connaissances de son époque, une satire audacieuse et une réconfortante « pronostication » des possibilités de la sagesse humaine, si les hommes la voulaient suivre. Dans le même esprit, Despériers avait écrit ses Joyeux devis, et Du Fail ses Propos rustiques et son Eutravel. Marguerite de Navarre avait composé les contes de l’Heptaméron. Le commencement du XVIIème siècle avait vu les Aventures du baron de Feneste, d'A. d'Aubigné. Vers 1650 furent publiés les Etats et empires de la lune et du Soleil, romans d'anticipation scientifique que leur auteur, Cyrano de Bergerac, appela « histoires comiques » et qui font penser par bien des points à J. Verne et à Wells. Ces deux ouvrages étaient surtout des romans d'une hardiesse philosophique et d'un esprit naturiste tels, que toutes les éditions qu'on a tenté d'en répandre jusqu'en 1789 ont été systématiquement supprimées, à l'instigation de la congrégation de l'Index, malgré les coupures qu'y pratiquaient les éditeurs. Il en est résulté, à l'encontre de Cyrano de Bergerac, une méconnaissance de son œuvre qu'entretiennent encore les Histoires de la Littérature, celle de M. Lanson, entre-autres. Cyrano était disciple de Gassendi et ami de Campanella ; la Cité du Soleil de ce dernier paraît avoir inspiré son œuvre.

En 1651 paraissait le Roman comique, de Scarron, imité du genre « picaresque », d'après les picaros types populaires espagnols, mendiants et voleurs, dont Mendoza avait dépeint les mœurs un siècle avant dans son roman Lazarille de Tormes. Le Roman comique tranchait, par son réalisme, avec le roman mondain ; mais plus réaliste encore que Scarron furent Sorel et Furetière. Il est regrettable pour la renommée littéraire de ces deux auteurs qu'ils n'aient pas eu des qualités d'écrivains plus solides, car leurs œuvres méritaient de demeurer par leur caractère. Trente ans avant Boileau et Molière, Sorel avait apporté une réaction nécessaire contre le roman à la mode. Dans son Francion, paru en 1622, il avait montré dans toute leur vérité les bas-fonds sociaux et, en particulier, le monde déjà prostitué des gens de lettres. Dans son Berger extravagant (1627), il avait tourné en dérision la littérature du Pays de Tendre et devancé Molière dans la caricature des « précieux ». De son côté, Furetière, dans son Roman bourgeois (1666) fit une peinture exactement observée des mœurs bourgeoises, mais l'esprit d'un Molière y manquait trop pour en faire l'œuvre fortement satirique que le sujet comportait. La peinture des individus et des mœurs trouva en ce temps-là son expression la plus élevée dans les Caractères de La Bruyère, œuvre d'un véritable romancier.

Ce fut Mme de La Fayette qui donna au XVIIème siècle son chef-d’œuvre dans le roman. La Princesse de Clèves ne fut pas seulement le premier roman d'analyse ; elle apporta un ensemble de qualités qui la mit nettement au-dessus de tout le genre romanesque de l'époque. Ce roman est remarquable autant par le fond que par la forme, par la noblesse des sentiments que par son style, qualités qui sont celles du meilleur classicisme. Le XVIIème siècle vit encore le roman mythologique avec les Amours de Psyché, de La Fontaine, et le roman d'éducation avec le Télémaque, de Fénelon. Enfin, Sandras de Courtilz, auteur des Mémoires de d'Artagnan, commença le roman historique à la façon d'A. Dumas.

Le XVIIIème siècle fut plus simple, plus naturel, sinon plus sincère. Il fut moins soucieux de pompeuse et trop souvent grotesque sublimité. Mme de La Fayette et La Bruyère avaient commencé une évolution du roman de mœurs que Lesage continua par son Gil Blas de Sentillane. Dans le genre picaresque auquel il donna ainsi son chef-d’œuvre, Lesage multiplia l'observation des milieux et des individus les plus divers, vus dans toutes les classes de la société. Si l'éparpillement de l'action dans une foule d'actions secondaires fait que les personnages y sont noyés, les milieux où s'agitent ces personnages sont supérieurement dépeints et il en ressort une psychologie collective qui remplace celle de l'individu. On a reproché à l'œuvre de Lesage d'être peuplée surtout de coquins ; c'est qu'ils étaient plus nombreux que les honnêtes gens dans les milieux que Lesage décrivait, sans souci des convenances d'une hypocrisie qui mettait le masque de l'honnêteté sur le visage des coquins.

Marivaux (Vie de Marianne, le Paysan parvenu, etc.), continua la réforme du roman par une observation plus directe des mœurs. Il donna plus d'importance aux caractères, à la psychologie des individus, et moins à l'action. Il commença le roman moralisateur, mais sans y insister trop, à une époque de scepticisme et de frivolité où les derniers moralistes n'étaient que des tartufes attardés. Il faudrait attendre J.-J. Rousseau pour rendre à la morale un caractère, celui de la nature, qui la mettrait à sa vraie place dans les préoccupations humaines. L'abbé Prévost fit abstraction de toute morale conventionnelle dans sa Manon Lescaut où l'intensité de la passion, exclusive de toute considération, fait de Manon l'égale des plus humaines et des plus vivantes héroïnes de l'amour, à côté d'Yseult, fille de roi, et de la patricienne Juliette. La passion se répandait d'ailleurs dans la littérature avec une expansion qui emportait toutes les convenances, et son déchaînement de plus en plus déclamatoire serait la caractéristique du romantisme (Voir ce mot). Elle fut, en attendant, le mobile du roman philosophique, comme la nature en fut le cadre.

Les philosophes, qui employaient toutes les formes littéraires pour la propagande de leurs idées, ne pouvaient négliger le roman et l'importance qu'il avait prise dans la vie mondaine. Par des conventions nouvelles qu'ils y apportèrent, ils y firent pénétrer leurs conceptions sociales. Ils n’insistèrent pas trop sur le côté de la morale. Le ton de la volupté servit à mieux faire passer la philosophie, et l'on eut ainsi, à des degrés divers d'innocence et de perversion, de sérénité et d'orage, toute la gamme des passions, toutes les couleurs des paysages. Les Lettres persanes, de Montesquieu, commencèrent le genre du roman philosophique en apportant une sorte de détachement aristocratique un objectivisme complet, dans la satire la plus aiguë. Par contre, dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau se mit lui-même avec un subjectivisme qui en fit le centre de toutes les passions et de toutes les sensibilités, multipliées par une imagination impétueuse et un ardent lyrisme. Rousseau fut Saint-Preux comme il fut, dans les Confessions, le « petit » de Mme de Warens. Entre le pondéré Montesquieu et le bouillant Rousseau, le sceptique Voltaire donna ses chefs-d’œuvre au roman philosophique (Zadig, Candide, l'Ingénu). Il érigea au dessus du domaine des sentiments celui de l'esprit et de la raison. De son côté, Diderot renouvela le naturalisme scientifique et philosophique de Rabelais (Jacques le Fataliste, la Religieuse, le Neveu de Rameau).

Le roman du XVIIIème siècle eut encore une assez grande variété de fond et de forme avec les fadeurs champêtres et la fausse innocence de Florian (Galatée, Estelle), les naïvetés idylliques de Bernardin de Saint-Pierre (Paul et Virginie) qui, en même temps que Marmontel (les Incas), mit l'exotisme à la mode. Ce fut aussi la froide évocation de la vie antique par l'abbé Barthélémy (Voyage du jeune Anacharsis). Les romanciers appelés « libertins » firent les peintures les plus licencieuses des mauvaises mœurs du temps. Laclos (Les Liaisons dangereuses), avait des intentions morales. Il voulait rendre service aux mœurs en dévoilant « les moyens qu'emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes ». Crébillon fils (Lettres de la marquise de ..., les Egarements du coeur et de l'esprit, l'Ecumoire, le Sopha) et Louvet de Couvray (le Chevalier de Faublas, eurent des intentions moins édifiantes. Enfin, le cycle se ferma sur le réalisme qui fut appelé « cynique » et « monstrueux » de Restif de la Bretonne (le Pied de Fanchette, la Fille naturelle, le Paysan perverti, Monsieur Nicolas, etc.) esprit véritablement encyclopédique, producteur fécond, que les vertueux gens de plume pillèrent d'autant plus qu'ils le méprisèrent davantage, ce qu'ils appellent le « vice » perdant sa mauvaise odeur quand ils en tirent profit.

Le roman du XVIIIème siècle eut une très grande part d'influence dans l'avènement du romantisme en France. A l'étranger, le romantisme eut des sources plus considérables (Voir Romantisme). Bernardin de Saint-Pierre, disciple candide et incompréhensif de Rousseau, qu'il exagéra en faisant un système fantaisiste et arbitraire de ce qui était raisonnable et naturel chez ce dernier, fut l'inspirateur direct du Chateaubriand des Natchez, d'Atala, de René, des Martyrs et aussi du Génie du Christianisme, toutes œuvres qui terminèrent le XVIIIème siècle plus qu'elles ne commencèrent le XIXème, malgré leurs dates.

Le XIXème siècle a été la grande époque du roman français, époque qui s'est prolongée jusqu'en 1914. Elle est finie depuis la Guerre qui a bouleversé toutes les « valeurs », surtout celles de la pensée, malgré une production plus abondante que jamais. Le roman ne s'attarda pas dans le romantisme comme la peinture, la musique et surtout la poésie. Dès Balzac, dont les nombreuses œuvres composant la Comédie humaine parurent à partir de 1830, il commença à s'en dégager pour s'établir dans la vie réelle. Le roman romantique eut pour principaux auteurs Ch. Nodier, qui traduisit un des premiers le « vague à l'âme » de l'époque dans le Peintre de Salzburg « journal des émotions d'un coeur souffrant », et dans ses Contes, Senancour (0bermann) , Mme de Staël (Delphine, Corinne), B. Constant (Adolphe), A. de Vigny (Servitude et grandeur militaire, Cinq Mars, Stello, Daphné), Th. Gautier (la Jeune France, Mademoiselle de Maupin, dont la préface fut au roman ce que celle de Cromwell fut au théâtre, le Roman de la momie, le Capitaine Fracasse, etc.). George Sand exprima dans le roman le sentimentalisme outrancier de Chateaubriand (Indiana, Lélia, Leone Leon!, Jacques, Mauprat, etc.). Elle le reporta sur le monde ouvrier lorsqu'elle partagea les idées des humanitaires de 1848 (Spiridion, les Compagnons du tour de France, Consuelo, le Meunier d'Angibault, etc.). Mais ses meilleures œuvres sont celles dont elle puisa l'inspiration dans la nature (Jeanne, François le Champi, la Mare au niable, la Petite Fadette, les Maîtres sonneurs, etc.), et dans l'amour (le Marquis de Villemer, les Beaux-Messieurs de Bois-Doré, Mlle de la Quintinie, etc.). Alfred de Musset (Confession d'un enfant du siècle) se dégagea du romantisme, sinon par le fond, du moins par les formes d'un art plus libre. Il fut moins romancier que piète. De même Lamartine (Graziella) romantique dans le fond, eut plus de sérénité classique dans la forme.

Victor Hugo, étroitement romantique dans son théâtre, dépassa les limites arbitraires du genre pour faire du roman, comme de la poésie, une vaste épopée humaine (Han d'Islande, Bug Jargal, Notre-Dame de Paris, les Misérables, les Travailleurs de la mer, l'Homme qui rit, Quatre-vingt-treize). V. Hugo inaugura en France le roman historique que Walter Scott illustra en Angleterre. Le roman donna aux faits de l'histoire la couleur des mœurs du passé mais, de moins en moins scrupuleux, dans le but d’aviver et de rehausser les tons, les romanciers prendraient avec les faits historiques des libertés de plus en plus grandes, au point que le roman historique, ne serait plus que de l'histoire romancée. Avant de subir cette évolution fâcheuse, le roman historique compta de belles œuvres à côté de celles de V. Hugo, entre-autres Cinq Mars, d'A. de Vigny, la Chronique de Charles IX, de Mérimée ; les Chouans, de Balzac, etc. On peut aussi considérer comme des romans historiques, par leurs peintures des mœurs du temps passé et les cadres où elles se déroulent, la plupart des œuvres de Stendhal (le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme, l’Abbesse de Castro), certaines de G. Sand (Maupras, Consuelo), puis Salammbô et Hérodias, de Flaubert, l'Agonie et Byzance, de Jean Lombard, qu'ont imités des contemporains moins scrupuleux dans l’exactitude de leur documentation. Entre temps, Alexandre Dumas était venu avec son armée de « nègres » qui se mirent à fouiller, à dépiauter, à arranger l'histoire pour lui donner la première forme, la forme supérieure si l'on peut dire, de l'histoire romancée, car ses successeurs en feraient un des plus ineptes produits du roman-feuilleton. Si Dumas accommodait l'histoire, du moins le faisait-il en y intéressant le lecteur, en lui en donnant le goût et le désir de la mieux connaitre. Aussi Dumas pouvait-il dire spirituellement que le roman faisait l'histoire moins ennuyeuse. Le succès lui donnait raison, et il était peut-être le seul, a dit un humoriste, qui n'avait pas lu les ouvrages parus sous son nom. Dans le même genre, Paul Féval (les Mystères de Londres, le Fils du Diable, le Bossu, etc.) semble avoir opéré lui-même ; aussi devint-il fou. Il avait eu cependant un secrétaire, E. Gaboriau, qui aggrava le genre en inventant le roman policier (l'Affaire Lerouge, le Crime d'Orcival, etc.).

Balzac établit le pont entre le romantisme et le naturalisme. S'il garda du romantisme une abondance touffue et une invention trop conventionnelle, souvent invraisemblable, il eut un don pénétrant d'observation et de reproduction réaliste qui lui ont fait présenter la société et les hommes de son temps avec une profonde vérité. C'est par ce réalisme que l'œuvre de Balzac demeure toujours vivante. Stendhal fut un observateur encore plus pénétrant, plus avisé, plus froidement scrutateur. Il usa dans le roman des méthodes analytiques de Taine et il y a, dans sa manière de sonder les individus, une sorte de procédé freudien gênant pour ceux chez qui la sincérité est la moindre des qualités. Il fut tenu pour cynique. Quand il fut compris, vers 1880, comme il l’avait lui-même annoncé, ce fut surtout pour servir de drapeau à des prospecteurs d'âmes aux intentions équivoques. Les dandys du décadentisme anarcho-patriotique, tel Maurice Barrès, les domestiques académisés de la faisanderie aristocratique, tel M. Paul Bourget, se prévalurent plus ou moins de Stendhal. Il eut été médiocrement flatté d'une telle descendance. Maurice Barrès (Sous l'œil des Barbares, Un homme libre, le Jardin de Bérénice, l'Ennemi des lois, le Roman de l’Energie nationale, etc.) a été, individuellement et socialement, l'esprit le plus faux de son temps. Son influence sur la prétendue « élite » intellectuelle n'est que le produit du snobisme suscité et entretenu par les bénéficiaires des sophismes immoraux et meurtriers qui mènent de plus en plus le vieux monde vers une justicière culbute. Nous parlerons plus loin de M. Paul Bourget. Aujourd'hui, la progéniture des repus de la guerre, pour qui la littérature est inférieure aux sports et à la noce, rêve d'action et de puissance avec certainement moins de scrupules qu'un Julien Sorel (le Rouge et le Noir).

Mérimée continua la transition entre le romantisme et le réalisme. Plus romantique de forme en ce qu'il fut plus artiste que Balzac et Stendhal, et plus attaché à la formule de l'art pour l'art (voir Romantisme), il fut plus réaliste de fond par la vérité de ses personnages, Colomba et Carmen sont des types de femmes toujours vrais et pas seulement ceux d’une époque ; telles scènes populaires sont, dans la Chronique de Charles IX, comme dans la Jacquerie, d'un pittoresque aussi vivant que s'il eût été noté sur place.

La théorie de l’art pour l'art fut la chaine qui lia Gustave Flaubert au romantisme. Plus romantique en cela que V. Hugo, qu'il accusait presque de démagogie parce qu'il avait écrit les Misérables, Flaubert n'admettait pas la « mission sociale » du poète. Il était d'accord avec Th. Gautier contre les « utilitaires » et il avait horreur de « l'avocasserie » productrice de la blagologie politicienne. Ses préventions à ce sujet n'étaient que trop justifiées. Par contre, lorsqu'il reprochait à V. Hugo de « peindre faussement la société », il la connaissait encore moins que lui, et il écrivait avec une belle naïveté des choses comme ceci : « Où est la fabrique où l'on met à la porte une fille pour avoir un enfant? » Sa critique des Misérables descendait presque an niveau de celle d'E. de Mirecourt, sauf l'hypocrisie ; Flaubert était sincère, mais emporté par ses enthousiasmes d'artiste qui le faisaient « éclater d'intensité intellectuelle ». Il y a lieu d'ajouter, pour caractériser son romantisme, son goût de l'exotisme et celui de l'exceptionnel, de l'ignoble même dont il disait : « L'ignoble me plaît - c'est le snobisme d'en bas - quand il est vrai, il est aussi rare à trouver que celui d'en haut ». Mais il était trop intelligent, trop, sincère et trop droit pour prendre au sérieux le charlatanisme esthétique et sentimental dont tant de faux bonshommes tiraient leur fortune. Ses lettres à Mme Colet sont curieuses à ce sujet ; jamais un homme ne fut plus sincère avec les femmes. Il méprisait la vanité cabotine, car il avait le sentiment du « ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même », et il possédait « l'ironie philosophique » des grands et des forts, de Rabelais et de Montaigne. S'il haïssait le « bourgeois » pour sa sottise, il haïssait encore plus fortement le mauvais artiste, « le gredin qui côtoie toute sa vie le beau sans y jamais débarquer et planter son drapeau ». Ce qu'il appelait sa « déplorable manie de l'analyse » qui l'épuisait, le faisait douter de tout, « même de son doute », joint à sa scrupuleuse franchise devait amener Flaubert à dominer son enthousiasme, à faire abstraction de ses goûts personnels pour observer froidement, scientifiquement, la nature et les hommes et les montrer le plus objectivement et le plus exactement possible. De cette méthode et de sa rigoureuse continuité sortirent l'Education sentimentale et Madame Bovary, modèles du roman naturaliste et chefs-d’œuvre du roman contemporain.

En même temps que Flaubert, un attardé, Fromentin, auteur de Dominique (1863), avait clos harmonieusement la carrière du roman romantique. Il avait équilibré la passion et la raison dans une sereine atmosphère intellectuelle où l’exaltation est apaisée, et le pessimisme sans amertume. Fromentin eut intelligence de ne pas s'irriter contre un monde mal fait quand il comprit qu'il n'était pas un génie, et de se borner à exercer remarquablement des dons d’artiste qui en faisaient à la fois un peintre, un écrivain et un critique originaux. Plus sincèrement et plus véridiquement qu'A. de Musset, il aurait pu dire :

« Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre ».

Le roman naturaliste fut, comme l'art de la même école, le produit de l'évolution sociale plus que de préoccupations esthétiques. Non seulement la Révolution avait apporté un esprit plus largement humain, mais les découvertes scientifiques, le développement du machinisme, les nouvelles conditions du travail industriel avaient engendré des volontés de réalisations qui dressaient l'économie sociale en face de la politique. La réalité s'imposait irrésistiblement au penseur comme à l'ingénieur. La science et la philosophie sociale ne descendaient plus des nuages et ne sortaient plus fumantes des cogitations scolastiques ; elles jaillissaient du fait social, du travail, de la lutte de plus en plus âpre entre les producteurs et les bénéficiaires de la richesse. Ce fait social dominait malgré toutes les résistances. G. Sand lui avait fait une place de plus en plus marquée dans ses dernières œuvres. Il avait déterminé la première forme du roman appelé « populaire », celui d'Eugène Sue (les Mystères de Paris, le Juif errant, les Misères des enfants trouvés, etc.) en concurrence avec le roman historique des A. Dumas, P. Féval, F. Soulié, dans les feuilletons des premiers journaux quotidiens dont ils avaient assuré le succès. V. Hugo avait écrit une véritable épopée populaire avec ses Misérables. Cette œuvre immense où se heurtent dans une mêlée titanesque toutes les passions, tous les rêves et toutes les réalités, les plus purs comme les plus abjects est et demeure, par son humanité, le type du véritable roman social, quelles que soient les conventions qu'on lui oppose. De ce roman social, V. Hugo a jeté l’indestructible base quand il a écrit en tête de son œuvre cette belle préface qui se termine ainsi : « tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles ». Non seulement ils n'étaient pas inutiles, mais ils étaient nécessaires, indispensables, ces livres qui étaient une espérance pour les affamés, une accusation contre les repus.

Un Claude Bernard et un Taine cherchaient à établir scientifiquement et philosophiquement les lois de la vie ; Zola voulut les donner à la littérature et en particulier au roman. Ses théories furent plus ou moins arbitraires comme celles de C. Bernard et de Taine ; son œuvre les a heureusement dépassées et seule elle a valu, comme seule vaut la vie au dessus de tous les systèmes du monde. L'hérédité spéciale de la famille Rougon-Macquart n'est en rien déterminante des faits sociaux ; cette famille est emportée, comme toutes les autres dans le fait collectif de son temps. Zola ne pouvait pas faire, sans manquer à la vérité, que la personnalité de chacun des Rougon-Macquart ne se fondit dans l'anonymat de cette mêlée, c'est-à-dire des êtres généralement médiocres dont il se faisait l’historien, pour se transformer en types représentatifs de leur milieu et de leur temps. La besogne essentielle de Zola, comme du naturalisme, a été de transporter dans la réalité de son époque l'épopée romantique des masses humaines telles qu'elles sont, dépouillées de la déformation littéraire.

Les Goncourt se sont préoccupés davantage de l'individu mais sous son aspect on peut dire plastique. Ils ont plus recherché la précision pathologique que l'exactitude psychologique. Ils ont voulu faire de la « clinique sociale» (L. Tailhade) aussi bien dans leurs études historiques, leur Journal, que dans leurs romans plus propres à leur temps (Renée Mauperin, Germinie, Lacerteux Manette Salomon, la Fille Elisa, Charles Demailly, la Faustin, Sœur Philomène, les Frères Zemganno, etc.). Ce fut chez eux un procédé découlant de cette idée, toute conventionnelle et fausse, que l'art ne peut être réaliste qu'autant qu'il s'applique à des individus et à des milieux inférieurs, plus ou moins grossiers. Le procédé fut exagéré par Huysmans (Marthe histoire d'une fille, les Sœurs Vatard, En ménage, A vau-l'eau), avant qu'il transportât sa recherche du bizarre dans le domaine occultiste et catholique (A rebours, Là-bas ! En route, la Cathédrale, les Foules de Lourdes). Il fut encore plus exagéré par de bas producteurs dont l'œuvre ne fut que de la pornographie sans art.

Les romanciers suivants apportèrent au naturalisme les tempéraments les plus divers. Guy de Maupassant, le plus représentatif du véritable naturalisme (voir ce mot), auteur de Boule de Suif, Une vie, Bel Ami, Mont-Oriol, le Horta, Pierre et Jean, le Champ d'oliviers, la Femme de Paul, Fort comme la mort, et de très nombreux contes non moins remarquables que ses romans par la composition et parle style. Henri Céard (Une belle journée), Léon Hennique (la Dévouée, Elisabeth Couronneau, l'Accident de M. Hébert), Paul Alexis (la Fin de Lucie Pellegrin, le Besoin d'aimer, Vallobra, roman de mœurs politiciennes). Ces quatre écrivains furent avec Zola et Huysmans, les collaborateurs des Soirées de Médan. Ce furent encore, parmi les écrivains naturalistes restés attachés à l'école de Zola ou qui s'en séparèrent avec plus ou moins d'éclat : Lucien Descaves (Sous-Offs, les Emmurés, la Colonne, Philémon Vieux de la Vieille, etc.) ; Gustave Geffroy (l'En­fermé, beau livre sur Blanqui, l'Apprentie, Hermine Gilquin) ; Paul et Victor Margueritte qui écrivirent en collaboration entre-autres trois romans sur la guerre de 1870, puis se séparèrent, Paul allant vers « l'idéalisme nationaliste », Victor défendant, dans la voie contraire, les théories sociales les plus hardies et les plus généreuses pour la liberté de l'individu et pour la paix des peuples (Prostituée, la Femme en chemin, Ton corps est à toi, Non, la Patrie humaine, etc.) ; J. et H. Rosny (Nelle Horn, le Bilatéral, l'Impérieuse bonté, la Vague rouge, etc.) dont le naturalisme est, socialement, plus pondéré ; Paul Adam (Chair molle, Robes rouges, le Mystère des foules, l'Année de Clarisse, la Force, la Bataille d'Ulule, etc.) plus « nietzschéen » mondain que révolté ; Léon Frapié (la Maternelle, la Boite aux gosses, la Proscrite, etc.) ; Henry Fèvre (Galafieu, Pampouille et Dagobert, etc.) ; Michel Corday (Vénus ou les deux risques, les Embrasés, les Maternités consenties, etc.) ; Gaston Chérau (Champi Tortu, la Prison de verre, la Maison de Patrice Perrier, Valentine Pacquault, etc.) qui est un bon observateur de la vie provinciale ; Han Ryner (1e Crime d'obéir, le Sphinx rouge, les Voyages de Psychodore, Prenez-moi tous! etc.) qui mit la philosophie individualiste dans le roman social. Enfin, ceux qui avec Zola, Maupassant et Huys­mans apportèrent. au naturalisme les personnalités les plus caractéristiques : Jules Renard (Poil de Carotte, la Maitresse, Ragote, Histoires naturelles, etc.), et Georges Courteline (Boubouroche, Messieurs les ronds cuir, les Gaietés de l'escadron, etc.).

A la fois romantique et naturaliste, se dresse, magnifique, Léon Cladel qui fut le plus lyrique, le plus ardent poète de la terre et de ses hommes, de la liberté et des travailleurs. Après les Martyrs ridicules, présentes par Baudelaire, où Cladel, railla la paresseuse et vicieuse bohème, ce furent Pierre Patient, le Bouscassié, les Va-nu-pieds, Celui de la Croix aux boeufs, Omp­drailles, Crète-Rouge, Kerkadec, N'a qu'un œil, etc., tous ces types surprenants d'une vie populaire et d'une épopée qui dépasse V. Hugo en vérité réaliste et en ferveur humaine. Puis, posthume, ce fut I.N.R.I, le plus beau poème qui ait été écrit à la gloire de la Commune et de ses défenseurs. Cladel a été leur Homère.

Romantique et naturaliste, a été aussi Jules Vallès, mais plus en marge des deux écoles que Cladel, Hommes et œuvres tout différents. Si Cladel possédait foncièrement l'enthousiasme de la vie populaire, Vallès était dominé par la sainte haine de 1'injustice sociale ; elle entretenait en lui une douloureuse amertume et une ardente révolte. Il les a exprimées avec force dans la trilogie de Jacques Vingtras : l'Enfant, le Bachelier, l'Insurgé, come dans son œuvre de pamphlétaire journaliste.

Octave Mirbeau fut aussi un esprit vivement irrité contre l’injustice sociale. En marge de l'école de Mé­dan, il apporta dans le naturalisme l'esprit individualiste-anarchiste d'une nature extrêmement sensible, en révolte contre cette injustice et contre la sottise cynique de ceux qui y président. Son œuvre, pleine d'ironie, de colère et en même temps d'humanité, est d'autant plus énergique, généreuse, émouvante, qu'il sentait avec plus d'acuité et ne voulait pas désespérer de trouver « la petite flamme de la bonté », même chez le plus corrompu des hommes. Encore plus que contre Zola et contre Anatole France, la confrérie des tartufes s'est acharnée contre lui, et elle continue contre son œuvre dans tous les milieux, même démocratiques pour ne pas dire surtout démocratiques, où l'indépendance de caractère et la générosité de coeur sont considérées comme des tares aristocratiques. Les fausses-couches de la critique dévouée à cette boueuse intellectualité n'ont pas désarmé contre Mirbeau, même après que la maladie l'eut livré sans défense à des « maquilleurs de cadavres » qui l'enterrèrent « patriotiquement », et laissèrent M. Gustave Hervé baver sur sa tombe au nom, dit-il, de « tous les révoltés, de tous les gueux, de tous les traîne-misère, de tous les parias, de tous les opprimés »!... Citons parmi les romans de Mirbeau, tous marqués de son talent profondément personnel : le Calvaire, l'Abbé Jules, Sébastien Roch, le Jardin des Supplices, le Journal d'une femme de chambre, Dingo, etc.).

On doit à des écrivains que Mirbeau influença particulièrement, et surtout à Ch.-L. Philippe, l'expression d'un sentimentalisme à la fois primitif et compliqué, qui s'exprima dans des histoires de simples êtres tout près de nous, et dont la vie et la pensée sont dépouillées des dernières conventions littéraires conservées par le naturalisme. C'est ainsi que Ch.-L. Philippe a écrit : Quatre histoires de pauvre amour, la Bonne Madeleine et la pauvre Marie, la Mère et l'Enfant, Bubu de Montparnasse, le Père Perdrix, Marie Donadieu, Croquignole. Citons dans ce groupe : Lucien Jean (Parmi les hommes) ; Léon Werth (la Maison Blanche, Claoet soldat, Clavel chez les majors, ces deux Clavel sont parmi les romans dits de la guerre les plus vrais et les plus sincères, Yvonne et Pijallet, Pijallet danse, etc.) ; Marguerite Audoux (Marie-Claire).

L'école naturaliste eut une queue dans « l'école naturiste » dont l'avortement est un épisode caractéristique du naufrage opportuniste des « intellectuels » dreyfusards. Adolphe Retté (la Seule nuit, Mémoires de Diogène, etc.), venant de l'anarcho-symbolisme, s'y arrêta quelque temps dans son voyage du Diable à Dieu. Jean Viollis en fut le meilleur romancier (Monsieur le Principal, la Flûte d'un sou, Bonne fille, etc.) quoiqu'aient insinué les boueux de la critique que sa dignité offensait. Après lui Eugène Montfort (la Chanson de Naples, Cécile, la Belle enfant, César Casteldor, etc.) fait tenir à l'école naturiste une place honorable dans le roman naturaliste. Un autre appendice du naturalisme est le « populisme ». Espérons qu'il sera la dernière formule littéraire dressée entre les hommes et la vie.

Le roman a pris un tel développement au XIXème siècle, et les écrivains qui l'ont plus ou moins illustré lui ont apporté des conceptions et donné des aspects si divers, qu'il est impossible, sans arbitraire, de classer tous ces écrivains dans un groupe déterminé. On ne peut qu'indiquer des rapports plus ou moins vagues pour le plus grand nombre d'entre eux.

Dans la première moitié du siècle, Charles de Bernard (la Femme de quarante ans, Gerfaut, l'Innocence d'un forçat, etc.), fut d'esprit et de formes balzaciens. Jules Sandeau (Mademoiselle de la Seiglière, Madeleine, Jean de Thommeray, etc.), d'abord collaborateur de George Sand qui lui prit la moitié de son nom, s'en sépara. Sa distinction académique ne pouvait s'accommoder de l'exubérance romantique de sa compagne. Emile Souvestre (les Derniers Bretons, Un Philosophe sous les toits, etc.), bon peintre des mœurs bretonnes, fut un romancier moral. Pontmartin, pamphlétaire légitimiste, fit des romans « distingués », sans plus (Mémoires d'un notaire, le Fond de la coupe, Entre chien et loup, etc.). Paul de Kock apporta, dès 1813, une verve gaiement réaliste avec l'Enfant de mm femme. Pendant cinquante ans, il alimenta le feuilleton d'une littérature innombrable, amusante, d'un esprit satirique et piquant et qui est injustement dédaignée aujourd'hui. Champfleury, qui publia en 1847 Chien-Caillou, fut appelé le « chef de l'école réaliste ». Il recherchait la réalité, disait-il, avec l'ardeur d'un bûcheron. Il en a plutôt fait un système. Ce fut sa seule gloire car ses nombreux romans sont bien oubliés. Enfin, dans ce premier demi-siècle, Claude Tillier mérite une place à part. Il y apporta une fraîcheur de pensée et un esprit satirique tout populaires qui donnèrent à Mon Oncle Benjamin et à Belle Plante et Cornélius une éternelle jeunesse.

Après 1850, Henry Murger (Scènes de la vie de Bohème, le Pays latin, etc.) mit du réalisme dans un romantisme débraillé tant par le style que par les mœurs. Personne n’écrivit plus mal que lui. Sa bohème, toute de convention, ne visait qu'à épater le bourgeois pour arriver, si possible, à épouser sa fille et ses écus et faire alors du rapin crasseux, du littérateur hyperbolique, un homme « comme il faut », marguillier de sa paroisse, « maire et père de famille » , comme a dit Verlaine. Ce type de bohème a été de tout temps. Il foisonne dans cette cour des miracles qu'on appelle « l'aristocratie républicaine », parmi tant de « pistons de la machine » à qui le bonneteau politicien permit de donner congé à l'anarchie, consolatrice des purotins. Mimi Pinson, dont les chansons entretinrent « l'héroïsme de l'arrière » de 1914 à 1918, et la Muse de G. Charpentier, que couronna l'Institut, sont des enfants de Murger. De la bohème de 1850, plus célèbre par son impécuniosité que par son talent, il faut nettement dégager Gérard de Nerval qui prouva sa sincérité par sa mort, et son talent par une œuvre de véritable artiste et d'écrivain supérieur. Dans le roman, il a écrit : le Rêve et la vie, les Filles de feu, la Bohème galante, etc. qui sont du meilleur impressionnisme romantique.

Ernest Feydeau (Fanny, le Secret du bonheur, la Comtesse de Chalis, etc.) fut un précurseur du naturalisme. Par contre, Octave Feuillet (le Roman d'un jeune homme pauvre, Julie de Trécœur, Monsieur de Camors, etc.) donna le ton de l'idéalisme sirupeux pour les familles bien pensantes. Cependant il les bouscula quelque peu pour l'immoralité de leurs mœurs. Victor Cherbuliez (le Comte Kostia, etc.) écrivit dans le même genre mondain avec quelque excentricité philosophique. Georges Ohnet (les Batailles de la vie) le continua avec des frissons héroïques, en opposant les classes aristocratique et bourgeoise, mais de façon à ce qu'elles s'entendissent toujours sur la question d'argent, et l'on arriva ainsi, dans le bocage fleuri de l'idyllisme bourgeois, à Mme de Coulevain qui croit que les vaches ont été créées pour qu'elle puisse mettre de la crème dans son café! Les Léon de Tinseau et Zénaïde Fleuriot mirent le genre à la portée des humbles, lecteurs de l'Ouvrier et des Veillées des Chaumières, éblouis à l'idée que leurs maîtres avaient tant de vertus. André Theuriet ajouta à cet éblouissement le goût des mœurs rustiques. Ces mœurs furent d'un tout autre ton chez Eugène Le Roy (Jacquou le Croquant, le Moulin de Frau, Mademoiselle de la Ralphie, etc.), écrivain autrement vigoureux et sincèrement populaire, puis, plus tard, chez Louis Pergaud (la Guerre des Boutons, De Goupil à Margot, Mirant chien de chasse, les Rustiques, etc.).

Erckmann-Chatrian écrivirent du bon roman populaire, historique et rustique, avec un esprit nettement anti-guerrier et démocratique (l'Ami Fritz, le Juif polonais, Histoire d'un paysan, Histoire d'un conscrit de 1913, etc.). Ferdinand Fabre montra un naturalisme rude et franc dans ses peintures de mœurs campagnardes et ecclésiastiques (les Courbezon, l'Abbé Tigrane, etc.). Emille Pouvillon fut aussi un romancier des moeurs champêtres (l'Innocent, Chante-Pleure, les Antibel, etc.). Edouard Rod, d'abord naturaliste (Palmyre Veulard, la Femme de Henri Vanneau, etc.), passa à ce qu'il appela « l'intuitivisme » pour écrire des romans moraux (la Sacrifiée, la Vie de Michel Teissier, l'Inutile effort, etc.). Edmond About (Tolla, le Roi des Montagnes, l'Homme à l'oreille cassée, etc.) fit une œuvre pleine de fantaisie et d'esprit. Alphonse Daudet (Lettres de mon moulin, le Petit Chose, Jack, le Nabab, Sapho, Numa Roumestan, Tartarin, etc.) semble avoir subi l'emprise de l'école naturaliste plus qu'il n'était dans son tempérament. Peut-être se serait-il endormi sur le molleton du roman sentimental bourgeois sans la forte influence de Zola et des Goncourt. En bon Provençal qui se forçait pour être morose, il a agréablement doré de soleil et farci de « galéjade » nombre de ses œuvres. Mais le véritable esprit populaire provençal lui échappa ; on le trouve plus exact dans Maurin des Maures, de Jean Aicard, que dans les Turtarin. Pierre Loti fut un impressionniste, à la fois romantique et réaliste, de l'exotisme (Mon frère Yves, Pêcheurs d'Islande, le Spahi, Madame Chrysanthème, etc.). Il y eut enfin deux formes de romans pour la jeunesse qui eurent le plus grand succès : le roman d'aventures à la Mayne Reid, dont Gustave Aimard a été le principal auteur en France, et le roman scientifique dans lequel Jules Verne a anticipé sur des inventions dépassées depuis (navigation sous-marine et aérienne), ou qui sont encore à réaliser (communications interplanétaires et autres). Ces romans ont eu une nombreuse suite d'imitations motivée par leur vogue persistante.

Le romantisme a eu son prolongement dans deux écoles, celles des «  parnassiens » et des « symbolistes » (voir Symbolisme), qui se sont quelque peu mêlées. Barbey d'Aurevilly (Une vieille maitresse, l'Ensorcelée, le Chevalier des Touches, les Diaboliques), fut un dandy du catholicisme et du satanisme. Il a influencé Léon Bloy dans la voie du catholicisme et Huysmans dans celle du satanisme. Les romans de L. Bloy (le Désespéré, la Femme pauvre) sont des pamphlets dont la langue est plus solide que les idées. On ne sait comment faire la part de la sincérité et celle de l'attitude chez ce « mendiant ingrat » si souvent en contradiction avec lui-même. Jean Lorrain (les Buveurs d'âmes, Monsieur de Bougrelon, Monsieur de Phocas, Monsieur Philibert, etc.) fut un autre dandy, celui de la pègre équivoque vivant de la haute et basse prostitution des filles du ruisseau qui s'anoblissent et deviennent des dames pieuses, et des filles nobles qui roulent dans le ruisseau. Il a le premier dépeint, avec une observation aiguë, le monde alors spécial, vers 1900, des maniaques, des intoxiqués, des sadiques, des mouchards, des marlous qui sont arrivés, depuis la guerre dite « régénératrice » de 1914, à former « l'élite dirigeante »!... Elémir Bourges (le Crépuscule des dieux, Sous la hache, les Oiseaux s'envolent et les fleurs tombent), fut le plus magnifique évocateur du rêve dans le roman symboliste. Péladan fut le meilleur romancier du symbolisme. Il lui donna son œuvre la plus significative dans les seize volumes de la Décadence latine. Il fut ensuite plus réaliste dans les Amants de Pise, les Dévotes d'Avignon, etc. Son style est d'un maître écrivain. Rémy de Gourmont (Sixtine, etc.) a été le plus compliqué et le plus nuageux des écrivains de la « vie cérébrale ». Le style de ses romans est étrangement artificiel à côté de celui, si aisé et si clair, de ses Promenades littéraires et philosophiques. Symbolistes et parnassiens écrivirent généralement bien, mieux que les naturalistes, en bons disciples de la forme, tels : Villiers de l'Isle­ Adam (Isis, Tribulat Bonhomet, l'Eve future, Contes cruels, etc.) visionnaire de génie qui promenait l'âme pure d'un Don Quichotte dans une bohème parfois fangeuse où on le pillait en l'insultant ; Pierre Louys (Aphrodite, la Femme et le Pantin, les Aventures du roi Pausole) aussi délicat et spirituel romancier que poète ; Henri de Régnier (la Double maîtresse, la Pécheresse, le Bon plaisir, etc.) qui para le libertinage mondain d'affectation académique.

Plus réalistes que romantiques ont été, ou sont encore, Catulle Mendès (la Maison de la Vieille, Zohar, Gog, etc.), François Coppée (le Coupable), Jean Richepin (la Glu, les Etapes d'un réfractaire, Miarka, etc.), Colette (les Vrilles de la vigne, Claudine, Toby-chien, etc.), Rachilde (les Hors-nature, le Meneur de louves, la Jongleuse, etc.). Entre Paul Hervieu, romancier très supérieur (Peints par eux-mêmes, l'Armature, etc.), et le très inférieur M. Henry Bordeaux, ombre falote du déjà falot M. Paul Bourget, mais que les critiques aspirant à l'Académie flagornent à l'envi, Marcel Prévost, Henri Lavedan, Abel Hermant, René Boylesve et d'autres ont continué sous des aspects divers le roman mondain.

Nous terminerons ces indications sommaires sur le roman français d'avant 1914 par Anatole France et Romain Rolland qui lui ont apporté des notes différentes mais également fortes et dignes de les faire distinguer parmi les romanciers contemporains. Anatole France (le Crime de Sylvestre Bonnard, Thaïs, la Rôtisserie de la reine Pédauque, le Lys rouge, Histoire contemporaine, l'Ile des Pingouins, la Révolte des Anges, les Dieux ont soif, etc.) à qui on peut appliquer plus qu'à tout autre le titre de « parfait magicien des lettres françaises », a donné au roman la note d'un dilettantisme supérieur, inspiré de Renan, et que la question sociale a fortement influencé, mais sans qu'il sorte d'un souriant scepticisme. Il est d'un réalisme que la finesse de l'expression rend encore plus aigu dans l'observation de ses contemporains, de leurs mœurs et de leur pensée ; c'est chez lui qu'on retrouvera la plus exacte notion de ce qu'ils ont eu d'odieux et de ridicule. Il est en même temps d'un idéalisme dont l'éloquence, nourrie de belles lettres, le rattache à la véritable famille humaniste, celle du coeur et de l'esprit. Romain Rolland (Jean Christophe, Colas Breugnon, Pierre et Luce, Clérambault, l'Ame Enchantée), également nourri d'humanisme, possède un idéalisme plus convaincu et une foi plus agissante, plus communicative. Moins parfait dans la forme - certains prétendent même qu'il écrit mal - il est plus chaleureux dans l'expression d'une pensée qui vient profondément de l'âme et non seulement du cerveau. Il est soucieux avant tout de la hauteur spirituelle qui seule fait la vraie joie de l'esprit et commande la véritable discipline sociale. Qu'il lève son verre avec son compère Colas Breugnon, qu'il chante ou pleure avec Beethoven, ou qu'il médite avec Goethe, Tolstoï et Gandhi, il est toujours un vrai fils de Rabelais, un de ces hommes « d'honneur » de la Thélème pour qui « science sans conscience est la ruine de l'âme » et de la société.

Avant de parler du roman dans le temps actuel, voici quelques indications très générales sur ce qu'il a été à l'étranger. Il y a suivi, comme en France, les différents courants littéraires (voir Littérature) et il y a produit des œuvres non moins intéressantes.

En Italie, Boccace fut le plus célèbre des premiers romanciers. Il subit l'influence française dans son Filocolo et ses Contes. L'influence espagnole fit fleurir au XVIème siècle les romans légers de Pascoli, de Caviceo, de Franco, et ceux, moraux, de Selva et de Besozzi. Au XVIIème, les Marini imitèrent d'Urfé et La Calprenède. Le XVIIIème fut sans éclat. Le romantisme, d'essence toute nordique, donna son empreinte au roman italien dans Ultime lettere di Jacopo Ortis, d’Ugo Foscolo, qui est une imitation de Werther, et dans divers romans historiques à la façon de Walter Scott, tels que Promessi Sposi, de Manzoni. Ses successeurs ont assez médiocrement illustré le genre du roman.

L'Espagne et le Portugal s'alimentèrent longtemps des conteurs français, avant de leur rendre très insuffisamment ce qu'ils leur avaient pris dans les imitations boursouflées des Amadis. Il est vrai que Cervantès paya très largement la dette de son pays avec son immortel Don Quichotte. Le genre le plus intrinsèquement espagnol est celui du roman picaresque tel que l'a créé Mendoza. Seule l'Espagne du XVIème siècle pouvait offrir au monde ces contrastes de richesse et de misère, de noblesse et de mendigoterie, d'ascétisme et de luxure. Don Quichotte vengea à la fois la vraie noblesse et la vraie morale, sans que, pour cela, l'immoralité cessa de triompher ; mais elle prit le costume de Tartufe avec la morale de Loyola. Romans galants, pieux, sentimentaux, se succédèrent ensuite dans une fadeur générale qui fut la caractéristique de la littérature espagnole depuis sa décadence, et qui n'a pas cessé bien que les Jésuites aient dû renoncer aux autodafés depuis cent ans.

Le roman anglais, après avoir été soumis aux influences françaises et espagnoles jusqu'au XVIIème siècle, prit alors un caractère original qui le classa à l'avant-garde de la littérature préromantique, à côté de la production poétique et dramatique de Shakespeare. Il inaugura dans le genre des aventures maritimes et dans celui du sentiment dont le Robinson Crusoë, de Daniel Foe et la Paméla de Richardson, furent les chefs-d'œuvre au XVIIIème siècle. Walpole ressuscita un moment le roman de chevalerie. Les caractères nationaux furent dépeints par Maria Edgeworth que continuèrent Walter Scott dans le roman historique, Goldsmith et Dickens dans le roman bourgeois. Peu influencé par le naturalisme, le roman anglais est resté national et Ruydard Kipling est de nos jours le représentant le plus exact des tendances impérialistes anglaises.

En Allemagne, le roman garda longtemps le caractère légendaire des œuvres du moyen-âge. Il resta sous les influences étrangères, chevaleresques, satiriques, picaresques, sentimentales, jusqu'au jour où Wieland, Gœthe et Jean-Paul Richter lui donnèrent un caractère national. Le Wilhelm Meisler, de Gœthe, n'a pas d'équivalent en France dans le roman sentimental et philosophique.

Le roman russe n'exista guère avant Gogol. Il prit depuis cet auteur une importance considérable avec Herzen, Tourgueniev, Dostoïevski, Tolstoï, Gorki. Il s'orienta nettement vers le naturalisme. Il est aujourd'hui l'espoir de la littérature appelée « prolétarienne ».

Enfin, il ne faut pas oublier, d'autant plus qu'ils sont des écrivains de langue française ayant enrichi le roman de plusieurs œuvres remarquables, les écrivains belges parmi lesquels nous citerons Camille Lemonnier, qui appartint au naturalisme (Happe-Chair, les Charniers, le Mâle, les Concubines, Madame Charvet, la Faute de Madame Charvet, la Légende de vie, etc.), Georges Eckhoud (Kermesses, Cycle patibulaire, Escal Vigor, la Nouvelle Carthage, etc.) et Eugène Demolder (la Route d'Emeraude, le Jardinier de la Pompadour). En Suisse, le romancier de langue française le plus célèbre fut Rodolphe Töpffer.

On dit que l'art étant indifférent à toute morale, à tout utilitarisme, l'artiste doit rester en dehors des préoccupations sociales, au-dessus des passions politiques et de la lutte des classes. On ajoute, en ce qui concerne le roman : les plus remarquables et les plus célèbres sont ceux qui ne manifestent aucun esprit de parti. Tout cela peut être vrai, mais si c'est accepté par tous les partis. Or, que voit-on? Alors qu'on oppose ces arguments à ceux qui montrent un esprit vraiment populaire et favorable à un progrès social, on voit des hommes de régression se livrer à la plus active et à la plus sournoise propagande de mensonge et d’excitation antisociale pour la défense des intérêts privilégiés. L'art ne doit pas être humanitaire, laïque, révolutionnaire, parti de gauche, clament les bons apôtres de l'art pour l'art ; mais ils le font guerrier, clérical, patriotique, réactionnaire, parti de droite, tout en niant la souveraineté de sa fonction sociale!

Leur art s'est toujours manifesté dans cette double fonction souveraine qu'ils ont cherché à faire exclusive de tout autre : glorification des turpitudes dirigeantes, glorification de l'ignorance et de la passivité dirigées. Exaltation du crime d'en haut depuis que :

« Le crime heureux fut juste et cessa d'être crime ».

Exaltation de la vertu d'en bas dans la soumission et l'acceptation de tous les abus et toutes les iniquités. Tuer, piller, mentir, forfaire à l'honneur et à la justice, se livrer à la crapule et perdre toute dignité, est grand, héroïque, sublime, suivant les circonstances, si elles profitent aux « ventres solaires », aux « oiseaux sacrés », aux « pistons de la machine ». Ces choses sont les pires excès, les pires hontes, les pires dégradations, si elles sont commises en bas par les «  gens de rien », les « espèces inférieures », les « cochons de payants ». Telles sont la morale sociale et la morale du roman sous leur double aspect militant. Ceux qui crient le plus contre le roman à tendances sociales sont ceux qui en usent le plus comme poison social.

Deux aspects, mais complémentaires, nullement opposés. L'un n'est que sot, bien qu'il soit le plus brillant ; il désarme par sa stupidité. C'est celui de la classe bourgeoise s'adorant elle-même, en extase devant son nombril, barbotant avec ivresse dans l'ordure de son ineptie. C'est le roman mondain qui offre ce spectacle. Il a comme prototype de ses auteurs M. Paul Bourget, ce « cochon triste », comme l'appelait Emile Augier, ce « gâteux précoce », comme l'a qualifié Victor Méric. Pour M. Bourget, avant 1914 l'humanité n'était intéressante qu'à partir de cent mille francs de rentes, environ un million de francs aujourd'hui! L'autre aspect est plus dangereux, plus hypocrite, plus malfaisant. C'est celui du roman qui verse dans l'âme populaire, dans les cerveaux primaires ignorants et crédules, le poison du mensonge, de la résignation, de la soumission à l'esclavage social, celui qui met dans les esprits ces calembraines suivant lesquelles le riche vaut mieux que le pauvre, parce que la richesse est le fruit du travail, de l'honnêteté, qu'elle récompense les gens de bien, les gens bien pensants, et qu'il faut obéir à ces gens que Dieu a choisis pour commander, pour diriger le monde coupable dans les voies de la rédemption. Car Dieu est « un brave homme »! Les impies peuvent le railler, les méchants peuvent se dresser contre ses lois, les « anarchistes » peuvent semer leur haine et leurs sarcasmes ; il vient toujours un moment où il lève sa dextre auguste et intervient, vengeur, terrible, pour punir les impies et les méchants, pulvériser les « anarchistes » et récompenser la vertu. C'est le Deus ex machina qui se manifeste vers le trois centième feuilleton, quand l'auteur ne sait plus quelle couillonnade inventer, dans les romans de ces endormeurs du populaire appelés d'Ennery, Montépin, Richebourg et toute leur séquelle.

Ah! les faux bonshommes de l'art pour l'art, les délicats prenant un air dégoûté devant un utilitarisme qui entretient pourtant grassement leur parasitisme, savent bien que l'art, pas plus que les autres formes de la vie, ne peut être indifférent devant la morale et les conflits sociaux. Ils seraient les premiers navrés, car ils pâtiraient plus que personne, s'ils étaient réduits eux-mêmes à la neutralité qu'ils réclament. Mais ils savent bien, et ils en abusent, que, plus que n’importe quelle littérature, le roman a son influence sur les idées et sur les mœurs, qu'il ne se borne pas à observer et à dépeindre. Il n'est pour cela qu’à voir l'usage qu'on en fait auprès des masses qu’il faut tromper sans cesse pour qu'elles restent serviles ; il n'est qu'à voir à quoi il sert au cinéma ; il n’est qu’à voir la place qu'il a prise dans l'information de presse destinée au « bourrage des crânes », à faire marcher les foules moutonnières et abruties suivant les intérêts des quelques grands coquins maîtres du monde.

Et c'est pour cela que le roman actuel, le roman qui a suivi la « Grande Guerre », est une chose inepte, une chose honteuse, parce qu'il est employé, en haut et en bas, à la pire besogne de sophistication, à cette œuvre d'infection et de mort à laquelle l' humanité se précipite parce qu’il faut, dans l'intérêt des exploiteurs de sa sottise, de son incommensurable imbécillité, « empêcher le déchaînement d'un idéalisme sans fin », comme disaient les criminels qui ont préparé le déchaînement d'une sauvagerie sans fin quand ils ont fait le Traité de Versailles et les suivants.

Emmanuel Berl a montré, dans deux pamphlets peut-être trop verbeux, pas assez en coups de trique comme ceux d'un Gorki, que la pensée et la morale bourgeoises étaient mortes. Elles sont comme le monde dont elles ont été l'expression spirituelle - si ce n’est pas offenser l'esprit que de les appeler ainsi -, elles sont en train de crever avec lui. Dans cette légion de « m'as-tu-lu », de cabotins, - qui vivent du roman actuel, lui faisant faire le trottoir, mendigotant des prix littéraires, dédicaçant leurs œuvres dans des boutiques pour le premier chaland venu, semblant dire eux-mêmes que l’homme n'en aurait pas pour son argent avec la seule matière imprimée, - dans ce monde poseur et grotesque, il y a encore de belles âmes, nous croyons même qu'il y en a beaucoup, mais épouvantées, découragées, incapables de réagir et de remonter un courant qui se déverse de plus en plus en cataractes. Ceux qui, parmi les simples hommes, ne veulent pas croire à l’extinction du l'esprit, à l’affaissement définitif des consciences devant l'argent, devant la violence, devant le fascisme, suivent avec une anxiété profonde ceux qui luttent contre le courant ; mais chaque jour c'en est un de plus, en qui on croyait, qui se laisse emporter. Un sourire d’odalisque officielle, un déjeuner avec un ministre « ami des lettres » qui vous a fait demander la décoration que vous vouliez refuser si on vous l'offrait, un bon contrat avec un libraire ou un journal, des promesses académiques ; et c’est encore un homme à la mer, la mer de la fortune et des honneurs. Ils peuvent après cela se donner l'air de mépriser la belle indépendance d'un Flaubert, d'un Villiers de l'Isle-Adam, d'un Deubel. Ceux-ci avaient une autre fierté, sans parler du talent.

La pagaille est telle, aujourd'hui, dans le monde des « dépositaires de la pensée », l’insanité bourgeoise a tellement réduit l'horizon de l'esprit, que rien ne fait prévoir quelle pourra être la part de la littérature, du roman en particulier, dans l'œuvre de transformation sociale et humaine qui doit sortir des convulsions actuelles. Il y a certes des hommes de talent et des œuvres intéressantes ; tous, qu'ils soient de « droite » ou de « gauche », sont des embaumeurs du vieux cadavre du passé, aucun n'annonce la vie nouvelle. En 1852, Flaubert écrivait : « Je crois que le roman ne fait que de naître, il attend son Homère ». Il attend toujours cet Homère qui sera celui des temps nouveaux. ­


- Edouard ROTHEN