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RURALES (ECOLES)

Soit dans la presse pédagogique, soit dans la presse politique, nous avons eu l'occasion de lire de nombreux articles consacrés à l'école rurale. La première constatation qui s'impose, c'est qu'il n'y a pas « l'école rurale » mais des écoles rurales, diverses comme les milieux ruraux eux-mêmes.

Pays de plaine et de grande culture où dominent les féodaux de l'agriculture, où la plupart des paysans travaillent la terre des autres et régions plus accidentées ou de petite ou moyenne culture s'opposent. Dans les premiers, le milieu n'est généralement pas favorable à l'école, à l'école laïque surtout, et c'est là, en général, que la fréquentation scolaire laisse le plus à désirer.

Différentes dans l'espace, les écoles rurales ne le sont pas moins dans le temps. Si nous nous reportons à quarante ou cinquante ans en arrière, dans un de ces milieux de petite ou moyenne culture, nous nous trouvons déjà en présence de la cause principale de l'exode rural : il ne fait pas bon vivre à la campagne pour les petits propriétaires dont de nombreuses terres sont hypothéquées, ni pour les petits fermiers qui paient difficilement leurs fermages. Les uns et les autres sont souvent les victimes de la misère des temps et de l'usure. Sans doute, les prêteurs d'argent ne peuvent dépasser un certain taux, mais les emprunteurs que le besoin presse signent volontiers un billet dont le montant majoré permet de tourner la loi.

Petit propriétaire et petit fermier voudraient, au prix de quelques peines de plus, arracher leur fille ou leur fils à cette misère. Si l'enfant présente quelques dispositions pour l'étude, « on le poussera ». L'instituteur voisin - ou l'institutrice - conseille de le faire : pour une très modique rémunération, il le gardera à l'école le soir et, trois ou quatre ans après avoir obtenu son certificat d'études, l'enfant pourra entrer à l'Ecole Normale où les études sont gratuites.

Le futur instituteur rural commence donc ses études dans un milieu rural. Ce milieu, il ne le quitte que pour passer trois ans à l'Ecole Normale primaire et un an au régiment. Encore ne le quitte-t-il pas tout à fait : il y a les vacances pendant lesquelles il abandonne l'étude pour aider aux travaux de la moisson. Des années passent, la guerre vient, la culture paie et paie bien, les petits propriétaires et les fermiers ne songent plus à « pousser » leurs enfants. Du reste, malgré les bourses, qui ne profitent pas à tous, on ne devient pas si aisément instituteur et institutrice, et ça coûte beaucoup plus cher pour le devenir. D'abord, les secrétariats de mairie demandent aux instituteurs un travail toujours croissant. Ensuite, les programmes pour le concours d'entrée à l'Ecole Normale primaire sont chargés et surchargés. Les maîtres des petites écoles rurales à une seule classe ne peuvent plus, pour ces deux raisons, continuer de préparer à l'Ecole Normale. Il faut mettre les futurs candidats en pension dans des cours complémentaires ou dans des écoles primaires supérieures, à moins que l'on n'habite la ville. En définitive, si les petits propriétaires et les petits fermiers ruraux ne veulent plus que leurs enfants deviennent des instituteurs, leurs ouvriers ne le peuvent pas encore. Pour toutes ces raisons, les Ecoles Normales primaires cessent à peu près complètement de recruter leurs élèves dans les milieux ruraux. Ces élèves, ­- enfants de petits commerçants d'instituteurs, d'employés -, urbains pour la plupart vont se trouver dépaysés à la campagne. La plupart ont hâte d'en partir et en attendant un nouveau poste, ils s'empressent de fuir le « trou » les jeudis et les dimanches. Pour les ruraux, ils sont des étrangers. Ils le sont d'autant plus qu'ils abandonnent les secrétariats de mairie, généralement mal payés et qui exigent de plus en plus de temps. Ces secrétariats de mairie avaient l'avantage de rapprocher les instituteurs des populations rurales, de leur permettre de rendre mille petits services dont on leur savait plus ou moins gré, suivant les milieux.

Non seulement les instituteurs des écoles rurales cessent peu à peu d’être des ruraux, mais encore ils perdent peu à peu la considération que leur valait leur savoir. Ce savoir, leurs aînés le prouvaient en rédigeant des baux, en arpentant et bornant des terrains, etc... Maintenant, ce sont là travaux secondaires, les machines ont pénétré à la campagne et, lorsqu'il s'agit de réparer ces machines, un mécanicien ou même un simple forgeron est souvent plus capable qu'un instituteur.

Il faut bien avouer aussi que le savoir que l'on acquiert à l'école n'a plus autant de valeur aux yeux des populations rurales. Le certificat d'études, plus difficile à obtenir aujourd'hui qu’autrefois, est cependant moins apprécié. Cela tient tout à la fois au peu d'utilité que présentent une partie des connaissances scolaires et à une évolution accélérée qui nécessiterait moins de connaissances, mais plus d'aptitudes à apprendre et à s'adapter.

L'école rurale d'hier - et c'est un reproche que 1'on peut adresser également à l'école urbaine -, a négligé l'éducation, c'est-à-dire la formation des esprits, des cœurs et des caractères, au profit de l'enseignement. Sans doute, l'un et l'autre sont nécessaires et l'éducation est tout à la fois moins appréciée et plus difficile à donner. Il n'en est pas moins vrai qu'elle a une importance primordiale. Dans notre milieu rural, il est un fait frappant : ce ne sont pas les individus les plus instruits qui ont le mieux réussi dans la vie. S'ils n'ont pas réussi, ce n'est pas à cause de leur instruction, mais par suite de manque d'initiative, de volonté, d’alcoolisme, etc. ; et l'on ne saurait équitablement juger l'école et l'utilité de l’instruction qu'on y donne sans tenir compte du fait que ces défauts d'éducation sont, avant tout, d'origine familiale. Il n’en est pas moins vrai qu'ils jettent un certain discrédit sur l’école et il est certain aussi qu’elle l’a quelque peu mérité.

Si l'école rurale veut être plus favorablement appréciée, si elle veut jouer le rôle éducatif et social qu’elle pourrait jouer, il faut qu'elle s'adapte à son temps et à son milieu.

Lorsque je dis qu'il faut que l'école s’adapte à son temps et à son milieu, je n'en veux point faire - elle l'est déjà beaucoup trop - une force conservatrice. Ce milieu n'est pas quelque chose de statique, de mort ; c'est un organisme vivant, évoluant, progressant, parfois malgré lui.

Le rôle de l'instituteur rural consiste d’abord à donner à ses élèves un idéal, mieux encore : à les aider à se former un idéal individuel et social.

Il consiste ensuite à développer leur propre puissance. Il faut qu'il cultive en eux une certaine faculté d’adaptation et de compréhension de leur milieu social. Qu'on ne voie pas là un effort conservateur : on n'adapte les autres qu'en s'adaptant soi-même dans une certaine mesure, et cette adaptation, cette compréhension du présent ne sont que des moyens. Le but n’est ni en arrière, ni sur place, il est devant et c’est aux enfants devenus hommes qu'il appartiendra de le déterminer en tenant compte de cet élan vers le progrès, vers l'idéal que nous devrions leur donner.

Les augures officiels, et l'Union des Grands Intérêts Economiques, n'ont pas manqué de faire appel aux instituteurs ruraux pour combattre la désertion des campagnes. On s'est efforcé de leur prouver qu’ils disposaient de nombreux moyens d’action efficaces. La réalité est différente. Dans notre propre milieu, nous voyons d'un côté de gros fermiers que l'après-guerre a gâtés. Ils ont pris des habitudes de bien-être, de luxe qu'ils ne veulent pas abandonner et en des temps devenus plus difficiles, ils rognent non plus sur le superflu, mais sur les salaires de leurs ouvriers. Non seulement sur le montant du salaire journalier, mais encore sur le nombre de jours de travail : des fossés restent, de ci, de là, à nettoyer ; ailleurs, des ronces envahissent les champs, mille autres travaux utiles pourraient être faits pendant la saison mauvaise, alors que des ouvriers chôment une partie du temps.

Il n'en est point ainsi partout sans doute (les milieux ruraux sont si divers), mais là où l'égoïsme ne diminue pas le travail de l'ouvrier des champs, les machines agricoles se chargent de le faire. La désertion des campagnes a des causes économiques qui ne disparaîtront pas de sitôt.

La forte natalité qui a suivi la guerre baisse, les écoles rurales verront diminuer leurs effectifs. Sans doute, la diminution du nombre des élèves qui résultera de ce fait sera-t-elle compensée en partie par une prolongation de la scolarité. Pas suffisamment cependant pour qu'il n'en soit pas supprimé un certain nombre dont les effectifs seront devenus trop faibles.

La prolongation de la scolarité aura d'autres conséquences. Pendant la saison des foins et des récoltes, les grands élèves seront dispensés de fréquenter l'école. Il en résultera que ces élèves seront des travailleurs et des écoliers. L'école deviendra pour eux un milieu dont on est à demi sorti et dont on désire sortir tout à fait, à moins qu'elle ne sache évoluer, en rattachant son enseignement aux intérêts de ses grands élèves.

D'autres changements surviendront ; mais nous pensons que tous contribueront à une meilleure adaptation de l'école au milieu.


- C. DELAUNAY