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RUSE n. f.

On a reproché à certains théoriciens individualistes anarchistes d'admettre la ruse au nombre des quelques moyens de défense dont l'anarchiste peut encore disposer au sein de la société. Je ne puis m’empêcher de sourire quand je vois récuser l'emploi de la ruse comme arme de préservation individuelle. Mais, sans la ruse, il y a beau temps que l’autorité nous aurait annihilés et que l'ambiance nous aurait absorbés! Pour subsister - c'est-à-dire pour conserver, prolonger, amplifier, extérioriser sa vie, l'anarchiste, l'en-dehors ne peut, sous peine de suicide, récuser aucun moyen de lutte, la ruse y compris - aucun moyen, dis-je, sauf l'emploi de l'autorité. Et cela sous peine de se trouver en état d’infériorité à l'égard du milieu social, lequel tend toujours à empiéter sur ce qu’il est et sur ce qu'il a.

Qui ne ruse pas ? L'ouvrier qui se garde bien de dévoiler ses idées à son patron ; le patron qui dérobe les siennes à son ouvrier ; l'afficheur de placards séditieux qui les colle de nuit sur les murs des édifices publics ; le distributeur de factums subversifs, qui prend bien soin qu'on ne l'aperçoive pas quand il les dépose dans les boîtes aux lettres. Et pourquoi dédaignerais-je l'usage de la ruse? Pourquoi laisserais-je connaître le fond de ma pensée à mon adversaire? Pourquoi me livrerais-je au premier venu? Où ai-je dit que je vivais dans une maison de verre? Je veux d'abord : vivre pour vivre. Je ne suis pas comptable au milieu autoritaire de mes gestes ou de mes pensées. Je ne campe pas dans ce milieu en ami. Je donne à la société capitaliste le moins possible de moi-même. Car je n'ai point demandé à naître, et en me mettant au monde, on a exercé à mon égard un acte d'autorité irréparable, qui exclut toute possibilité de contrat bilatéral.

Et qu'est-ce que la société? J'ai déjà répondu à cette question et je me servirai des mêmes termes : « La société - disais-je - si je ne m'abuse, ce sont les usines, les prisons, les casernes, les habitations ouvrières, les taudis, les maisons de prostitution, les assommoirs, les tripots, les magasins de luxe. La société! Mais ce sont les élus, les électeurs, les juges, les gendarmes, les propriétaires, les exploiteurs, les exploités, tout ce qui peut vivre (sans produire ou créer) aux dépens d'autrui et tout ce qui laisse autrui (sans créer ou produire) vivre à ses dépens ».

Et je devrais des comptes à cette société-là? Je devrais me placer en état d'infériorité à son égard en m'interdisant l'emploi d'une des armes qui me permettent de résister le plus efficacement à ses empiètements sur ce que je suis et sur ce que j'ai? Et cela, au moment même où force nous est de reconnaître qu'elle a la vie plus dure que nous l'imaginions, cette bougresse de société mourante!

Mais, tout ceci exposé, pour l'individualiste anarchiste, la ruse comme tous les autres moyens de préservation individuelle, demeure un moyen de défense, non un procédé d'adaptation. La ruse lui permet de continuer à vivre au milieu de la société, non de s'y adapter. Je ne nie pas qu'il faille une volonté ferme pour user de ruse à l'égard du milieu archiste - lorsqu'il s'avère hostile et refuse tout arrangement - et pour refuser de s'y adapter. Mais si vous ne possédez pas la force de caractère nécessaire, le tempérament assez trempé pour résister à l'adaptation du milieu, vous n'êtes pas fait pour concevoir l'anarchisme comme une vie et une activité ; retournez à l’archisme que vous avez vomi : là est votre place.


- E. ARMAND