SABOTAGE
n. m.
Selon le Dictionnaire Larousse, ce mot se rapporte simplement à la
fabrication de sabots. Ce n’est pour lui qu’un nom masculin. Apprendre
lesabotage, c’est apprendre le métier de sabotier. - C’est aussi
l’opération qui consiste à entailler obliquement les traverses sur les
voies de chemins de fer, pour y fixer les coussinets ou les rails. -
Pourtant, ce Dictionnaire indique encore que « sabotage, c’est l’action
d’exécuter un travail vite et mal. - Imprimerie : acte malhonnête du
typographe qui, volontairement, introduit des erreurs dans la.
composition ou détériore le matériel d’imprimerie qui lui est confié ».
Cette dernière définition du sabotage n’est pas la nôtre. Il n’est pas
admissible qu’un ouvrier s’en prenne sans raison à son travail ou au
matériel. Quand un travail est ainsi compris, c’est que l’ouvrier est
un mauvais ouvrier qui n’aime pas son métier, qui n’a pas l’amour du
travail qui rend- ou devrait rendre - l’homme fier et libre... Et puis,
pourquoi citer l’imprimerie comme exemple et le typographe comme type
de saboteur, alors qu’il y a tant d’autres métiers où le travail est
plus sérieux et le matériel plus précieux ? Le saboteur du Larousse est
un pauvre d’esprit ou un sournois mécontent qui se venge.
Ainsi, en peu de lignes, le Dictionnaire Larousse dit tout ce qu’il
peut dire du sabotage. En quelques mots, il effleure cependant ce qui
peut, ici, nous intéresser. Mais il est nécessaire de préciser, de
mettre au point, la forme d’Action Directe que, dans notre théorie du
Syndicalisme révolutionnaire, nous avons propagée, sous le nom de
sabotage.
C’est justement parce que les ennemis de la classe ouvrière organisée
n’ont cessé de dénaturer ou de ridiculiser le sens, l’action, le but du
sabotage, qu’il a paru indispensable aux militants syndicalistes de
l’expliquer, par la parole et par la plume, à chaque occasion.
Selon le Dictionnaire Larousse, le sabotage est simplement l’action
d’exécuter un travail vite et mal. Le saboteur n’est autre que
l’ouvrier, l’employé, le salarié qui, volontairement, exécute vite et
mal un travail.
Voilà qui est clair et bref.
Mais ce bon Dictionnaire Larousse, à la portée de tous, n’agit pas
inconsciemment en s’abstenant d’approfondir un peu l’action du sabotage
et en oubliant volontairement de développer toute la valeur que nous
lui attribuons dans la lutte quotidienne de revendication et de
défensive des exploités contre leurs exploiteurs. Tâchons donc, ici,
d’y suppléer.
D’une brochure, déjà vieille (1908), mais quand même d’actualité sur ce
sujet, nous croyons bon d’extraire ceci :
L’Action Directe comporte aussi le sabotage. - Que n’a-t-on pas dit et
écrit sur le sabotage ? En ces derniers temps, la presse bien pensante
s’est appliquée à en dénaturer le sens. Heureusement, divers écrits des
militants syndicalistes ou leurs déclarations devant les tribunaux ont
rétabli le sens exact du sabotage ouvrier, qui ne doit pas être
confondu avec le sabotage patronal.
Chez le patron, le « sabotage » s’attaque au public, par la
falsification des denrées, la fraude des vins, du beurre, du lait, des
farines, etc., la mauvaise qualité des matières premières et matériaux
nécessaires aux travaux d’utilité publique. I1 faudrait un volume pour
énumérer les vols, les escroqueries, les fraudes, les malfaçons dues à
la crapulerie et à la rapacité des patrons et des entrepreneurs. De
nombreux procès récents, de graves affaires de marchandage, des
tripotages honteux ont montré combien peu les exploiteurs et les
commerçants ont le souci de la santé du public et de son intérêt. Au
point de vue militaire, les mêmes crimes des gros fournisseurs ont
montré quel était le patriotisme de ces marchands. Ce qu’on ne sait
pas, c’est le nombre de scandales étouffés par la seule puissance du
jour : l’argent.
Le « sabotage » ouvrier, contre lequel les journaux ont saboté le
jugement du public, contre lequel les juges ont saboté la justice et
l’équité, est tout autre.
Il consiste d’abord, pour l’ouvrier, à donner son travail pour le prix
qu’on le paie : à mauvaise paie, mauvais travail. L’ouvrier pratique
assez naturellement ce système. On pourrait même dire qu’il est des
travailleurs qui le pratiquent inconsciemment, d’instinct. C’est sans
doute ce qui explique la mauvaise qualité et le bon marché de certains
produits. On dit couramment d’un mauvais produit, vendu très bon marché
: c’est du travail qui sort des prisons.
Mais le « sabotage » est parfois praticable d’une façon assez
paradoxale. Par exemple, un employé de commerce, un garçon de magasin
est un employé fidèle s’il soutient bien l’intérêt de son patron ; et
souvent cet intérêt consiste à tromper, à voler le client. Pour
saboter, cet employé n’aurait qu’à donner la mesure exacte au lieu de
se tromper de mesure aux dépens du client et à l’avantage du patron,
comme il fait d’habitude. Une demoiselle de magasin n’aurait qu’à
vendre un mètre exact d’étoffe ou de ruban, au lieu d’en donner, comme
à l’ordinaire 90 ou 95 centimètres pour un mètre. Ainsi, pour certains
ouvriers, il leur suffirait d’être honnêtes avec le consommateur,
scrupuleux avec le client, pour saboter l’intérêt patronal et n’être
pas complice de ses vols.
Ils sabotent, et ils ont raison, ceux qui, ayant fabriqué un mauvais
produit, dangereux à la consommation, en préviennent les consommateurs.
Ils sabotent, et ils ont raison, ceux qui versent aux consommateurs la
véritable boisson demandée au lieu de la boisson frelatée sur laquelle
il y a gain de cent pour cent. Ils sabotent aussi, et ils ont raison,
ceux qui, comme nos camarades boulangers, défendent leur pain et leur
salaire, en sachant rendre inutilisables, en temps de grève, le four ou
le pétrin où le patron escomptait les remplacer par des jaunes ou par
des soldats. Ils sabotent enfin, et ils ont raison, ceux qui, pour un
motif louable de solidarité ouvrière, coupent les fils télégraphiques
et téléphoniques, éteignent les lumières, suppriment toutes
communications, entravent tous transports et font, par ces moyens,
capituler exploiteurs et gouvernants. Ce genre de sabotage est aussi de
l’action directe superbement efficace contre les ennemis des ouvriers.
Le « sabotage » intelligent de l’ouvrier s’attaque en général à
l’intérêt direct de l’exploiteur. Il est de bonne guerre ; il est
défensif ; il est une revanche. Le « sabotage » patronal s’attaque
seulement à l’intérêt du public, sans distinction. Il est toujours
nuisible et bien souvent criminel, puisqu’il attente à la santé, à la
sécurité, à la vie du public. La confusion n’est pas possible.
Le sabotage est donc de l’action directe, puisqu’il s’attaque au patron
sans l’intermédiaire de personne Le « sabotage » est l’action directe
qui peut s’exercer dans les moments de paix relative entre le Patronat
et le Salariat, comme en temps de grève ou de conflit. (Extrait de l’A.
B. C. syndicaliste.)
Voilà donc une définition du sabotage qui correspond assez bien à ce
que l’ouvrier comprend lorsqu’il s’agit pour lui de protester ou de se
défendre de la manière la meilleure qui soit à sa portée et qui, loin
d’être néfaste à une collectivité quelconque, la protège aux dépens des
intérêts du patronat.
On pourrait citer encore bien des exemples de sabotage. Ainsi, lors
d’une grève des Inscrits maritimes, les grévistes firent acte de
sabotage intelligent en dénonçant par affiches le sabotage scélérat des
Compagnies Maritimes. Ces affiches prévenaient les voyageurs que tel
bateau était dangereux à prendre vu le mauvais état de la chaudière
(dûment constaté), ou des machines, ou du foyer ; que tel autre
pouvait, en cours de navigation, s’arrêter subitement du fait,
incontestable, que l’arbre-couche de la machine était fêlé et devait
fatalement briser, d’un instant à l’autre, en plein service et, par
conséquent, immobiliser le bateau en pleine mer. Il est bon de
remarquer ceci : les inscrits qualifiés saboteurs prévenaient les
voyageurs du risque couru par eux en se livrant avec confiance à
l’impéritie des Compagnies Maritimes. Celles-ci, par rapacité
criminelle, restaient muettes sur le danger qu’elles connaissaient,
mais elles faisaient payer très cher, et d’avance, le voyage.
Toutefois, elles ne payaient qu’après le voyage les hommes d’équipage
du bateau et ne versaient jamais d’appointements à l’avance. Ce calcul
intéressé des Compagnies est le même pour toutes. Ces administrations
n’admettraient pas que fût qualifiée de sabotage leur malhonnête façon
d’agir. Clientèle ou usagers des Compagnies de transports n’ont jamais
protesté contre un tel système. Quant à l’État, il n’intervient jamais
contre les Compagnies ; les poursuites sont pour les exploités de ces
Compagnies, lorsqu’ils dénoncent leurs crimes. Les forces policières de
provocation et de répression sont employées avec empressement contre
les grévistes revendiquant sécurité, mieux-être, respect de leur
dignité de travailleurs. L’État intervient toujours aussi, pour
plaindre des mêmes discours les naufragés et pour « renflouer » ces
pauvres Compagnies de navigation toujours en déficit. Ce genre de
sabotage capitaliste et de sabotagegouvernemental n’a jamais fait
verser autant d’encre que le simple fait d’un prétendu sabotage
ouvrier, dénaturé sciemment par une presse servile et intéressée.
Celle-ci sait toujours rendre criminel l’acte de sabotage. Elle excelle
àsaboter les faits. Le sabotage de l’opinion publique est, pour le
journalisme contemporain, au service du capitalisme, un devoir
professionnel. Il y a donc sabotage et sabotage. - C. Q. F. D.
N’oublions pas encore de constater qu’il y a des lois et décrets qui
surgissent presque toujours après de retentissantes protestations du
parlement, de l’opinion et de la grande presse, au lendemain d’une
catastrophe. Mais ces lois et décrets sont toujours inappliqués ou
inapplicables et, le sabotage continue contre la vie des mineurs, des
employés de chemins de fer, des inscrits maritimes et de tous les
travailleurs qui risquent sans cesse la mort pour gagner leur vie et
enrichir les exploiteurs de toutes catégories : ceux qui entreprennent,
administrent, aussi bien que ceux qui profitent en ne faisant rien que
palper les dividendes et en jouir toute leur vie.
Il y a différentes sortes de sabotages. Aussi nous ne prétendons pas
les énumérer complètement et parfaitement. Nous n’y arriverions pas.
Qu’on imagine un avocat (sabotant sa jolie profession libérale en ne
défendant jamais que ce qu’il croit juste et noble de défendre ; un
juge, saboteur de la justice, refusant de reconnaître et de déclarer
non coupable l’accusé volant pour manger, s’il a faim, étant sans
ressource ; un saboteur policier secourant un vieillard au lieu de le
molester en l’emmenant au poste pour flagrant délit de vagabondage ou
de mendicité ; un prêttre laissant dormir et se chauffer dans son
église un miséreux grelottant et rompu de fatigue ; un restaurateur
n’appelant pas la police pour empoigner un affamé qui s’est restauré
pour plus qu’il ne peut payer ; un gendarme n’inquiétant pas, sur la
route, un maraudeur qui se sauve ou un trimardeur qui se cache ; un
médecin donnant ses soins et n’ordonnant pas une copieuse fourniture de
pharmacie ; un gradé n’insultant pas un inférieur ; un patron payant
convenablement ses ouvriers ; un contremaître ne jouant pas, à l’usine
ou sur le chantier, à l’adjudant Flic ou au mouchard, vis-à-vis de ses
anciens compagnons ; un gardien de prison ayant de la pitié au lieu de
la brutalité envers les détenus, etc., etc. Enfin, oui, imaginez tous
ces saboteurs de l’ordre bourgeois dans l’exercice de leurs fonctions ;
ne croyez-vous pas qu’il y aurait vraiment danger pour la .Société
bourgeoise en présence de ce paradoxalsabotage difficile à concevoir et
pourtant possible ?... Pourquoi pas ?...
Eh ! oui ; possible, puisque nous avons bien des saboteurs du
journalisme, en ce qu’ils osent dire sur tous les événements,
politiques et sociaux tout ce qu’ils pensent, si subversive que soit
leur opinion ! - Eh ! oui ; possible, puisqu’il se trouve, en conseil
de guerre, des officiers saboteurs de l’imbécillité militariste pour
acquitter de braves jeunes gens trop fiers pour supporter la discipline
et respecter les bourreaux galonnés ; il en est aussi de ses saboteurs
qui, dans l’armée, commencent à comprendre, à admettre l’objection de
conscience et s’inclineront demain devant les héros qui se refusent à
porter une arme, à toucher un engin qui donne la mort à des êtres
humains. - Voilà du sabotage conscient.
Ne désespérons pas de voir des saboteurs non seulement conscients, mais
aussi organisés, pour se refuser collectivement à tout ce qui peut
servir la Guerre et rendre plus facile la Paix. Qui sait même, s’il ne
se trouvera pas des saboteurs héroïques pour saboter énergiquement la
Guerre et les Guerriers, pour saboter surtout ceux qui la veulent pour
les autres et ceux qui la font par sauvagerie, inconscience ou lâcheté
; pour saboter enfin, ceux qui en sont la cause, les organisateurs, ou
les profiteurs ! Ce sabotage ne nous semble pas du tout déplacé et nous
dirions même qu’il est d’extrême urgence à l’époque trouble où nous
vivons.
Ce n’est pas saboter la raison humaine que de croire à un monde
renouvelé par la bonne volonté et la cohésion dans l’effort des
meilleurs parmi les hommes qui pensent, travaillent, s’élèvent et
rêvent de l’affranchissement intégral de l’individu par une
transformation sociale, favorable au règne de l’Entente entre tous et
de la Liberté pour tous.
Le « sabotage » s’apparente à cet autre mot, moins connu peut-être,
mais qu’il est intéressant de ne pas ignorer : c’est le mot Boycottage.
Voici, d’abord, ce qu’en dit le Dictionnaire Larousse :
« Boycottage (rad. boycotter) n. m. Mise en interdit des propriétés ou
des fermiers irlandais qui n’obéissent pas aux injonctions de la Ligue
agraire.
— « encycl. Vers 1880, un capitaine anglais, nommé James
Boycott, gérant des propriétés que le comte Erne possédait dans le
comté de Mayo (Irlande), fit preuve d’une telle dureté à l’égard des
fermiers placés sous ses ordres qu’il s’en fit exécrer. Ils
s’entendirent pour le mettre en quarantaine. Tout Irlandais dut lui
refuser son travail ; il fut même interdit de lui acheter ou de lui
vendre un objet quelconque, surtout des vivres. Le pacte fut fidèlement
observé. Malgré l’intervention du gouvernement qui lui envoya une
garde, et l’aide des dissidents de l’Ulster qui rentrèrent ses
récoltes, Boycott fut obligé de quitter le pays.
Le nom de boycottage fut, depuis lors, appliqué aux excommunications du
même genre, qui furent lancées, pour la plupart, par les associations
secrètes irlandaises, notamment par la Ligue agraire. »
Le mot « boycottage » signifie donc : mettre en quarantaine, frapper
d’interdit ; l’usage s’en étendit un peu partout. Lesabotage et le
boycottage sont devenus deux formes de l’action directe, de défensive
surtout. Déjà, en 1897, la question vint au congrès des Bourses du
Travail de France, qui se tint à Toulouse. Un rapport sur le boycottage
et le sabotage y fut discuté et des résolutions adoptées.
Les congrès ouvriers, constatant l’inefficacité relative des grèves
partielles où s’épuisaient les forces et les ressources de résistance
du prolétariat cherchaient donc des moyens de lutte plus efficaces.
Voici ce qu’on lisait à l’époque, dans les publications ouvrières :
« L’homme qui a donné son nom au boycottage est mort tout récemment. Le
capitaine Boycott était le middleman de lord Erne, un des grands
propriétaires du comté de Mayo, en Irlande. Le middleman est l’homme
qui afferme, en bloc, au propriétaire foncier, une étendue plus ou
moins considérable de terres, pour la sous-louer en détail à d’autres
fermiers ou la faire cultiver par des ouvriers ruraux. Le capitaine
Boycott se fit particulièrement détester par son oppression. Les
tenanciers étaient incapables d’acquitter leurs fermages, en ce comté
de Mayo où il était le maître et où, coup sur coup, pendant plusieurs
années,, les récoltes avaient été dévastées par les intempéries. Malgré
cela, il fit valoir ses droits de propriétaire.
« On n’a point oublié cette dramatique époque. Les soldats anglais,
requis par le middleman, pénétraient dans la chaumière du fermier
insolvable, saisissant le misérable mobilier, expulsant les habitants ;
puis, pour que ces malheureux, dépourvus d’asile, ne cédassent pas à la
tentation de réintégrer celui-ci, même vide, les soldats enlevaient le
toit de la maison et les châssis des fenêtres. Il ne restait plus que
les quatre murs de pierres.
« La haine des Irlandais contre le capitaine Boycott fut telle qu’on le
mit à l’index dans le pays tout entier. La Ligue agraire décida de lui
infliger la quarantaine. C’était l’inauguration d’un nouveau système de
lutte. Défense fut faite à tout Irlandais de fournir au capitaine
Boycott, non seulement du travail, mais aussi des vivres. Pendant
plusieurs semaines il vécut seul dans sa. maison, ne trouvant ni
ouvrier, ni laboureur, ne pouvant rien acheter, même à prix d’or. S’il
n’avait pas eu de provisions, il serait littéralement mort de faim.
Enfin, il dut quitter la place et partir pour l’Angleterre.
« Les landlords ne tardèrent pas, à leur tour, à employer contre les
malheureux Irlandais la méthode de combat que ceux-ci avaient employée
contre le capitaine Boycott. Ils menaçaient les ouvriers de réduction
de salaire, de privation de travail ; ils menaçaient les commerçants de
leur retirer la clientèle de leurs fermiers ; enfin, ils allaient
jusqu’à menacer les pauvres de ne plus donner d’aumônes. - (Telle fut
l’origine du Boycottage).
« Ainsi « popularisé », le boycottage traversa la mer.
« A Berlin, en 1894, les brasseurs, cédant à la pression
gouvernementale, refusèrent leurs, salles de réunions aux socialistes.
Les brasseurs furent boycottés et si rigoureusement, qu’au bout de
quelques mois ils durent se soumettre. - A Berlin, encore, la compagnie
des chemins de fer circulaires, s’étant aperçue que le public fermait
lui-même les portières des wagons, sup- prima les deux cents employés à
qui, jusqu’alors, était confiée cette tâche. Aussitôt, les socialistes
intervinrent, firent comprendre au public qu’il devait désormais
s’abstenir de fermer les portières et obtinrent ainsi que la compagnie
reprenne son personnel.
« A Londres, en 1893, les employés de magasins exigèrent de leurs
patrons la fermeture des magasins un après-midi par semaine, pour
compenser l’après-midi du samedi pendant lequel ils travaillaient,
tandis que les ouvriers chômaient. C’est par le boycottage qu’ils
forcèrent la main aux patrons ; les magasins qui refusèrent
d’obtempérer aux désirs de leurs employés furent mis à l’index. Les
employés allèrent plus loin. Ils n’hésitèrent pas, pour obtenir gain de
cause, à recourir aux procédés révolutionnaires. Un jour, entre autres,
ils entrèrent chez un marchand de jambons et lancèrent dans la rue
toutes les victuailles. Les boycotteurs triomphèrent et, depuis cette
époque, les magasins ferment leurs portes une fois par semaine entre 3
et 5 heures de l’après-midi. »
Telle fut l’origine du système.
En France, il y aurait trop à citer pour montrer l’efficacité du
boycottage sous toutes ses formes, tant légales querévolutionnaires.
Eh ! oui, légales, car il est des règles et des méthodes qu’il
suffirait de mettre en application pour paralyser les rouages les plus
importants de la vie sociale. Il est des lois et décrets qui, s’ils
étaient strictement respectés, bouleverseraient toute l’administration.
Le Boycottage et le Sabotage figuraient donc, en une seule question, à
l’ordre du jour du Congrès de Toulouse (1897). La Commission chargée de
l’examiner rédigea des conclusions et un rapport fut présenté où nous
glanons ces passages intéressants :
« ... La Commission vous demande de prendre en considération les
propositions qu’elle vous soumet. Elle est convaincue qu’après mûre
réflexion vous pratiquerez le boycottage, chaque fois que vous en
trouverez l’occasion, et elle est convaincue aussi que, s’il est mis en
vigueur avec énergie, les résultats qu’en retirera la classe ouvrière
vous encourageront à persévérer dans cette voie.
« Nous avons examiné de quelle façon peut se pratiquer le boycottage.
Qui pouvons-nous boycotter ? Est-ce l’industriel, le fabricant ? Contre
lui le boycottage reste inégal ; ses capitaux le mettent a l’abri de
nos tentatives. L’industriel n’a que de rares rapports avec le public ;
pour la diffusion de ses produits, il s’adresse aux commerçants qui, en
général, sont des conservateurs de la société actuelle... Donc,
laissons pour l’instant l’industriel de côté, nous réservant de dire
bientôt comment l’atteindre. Parions du commerçant avec lequel nous
sommes directement en contact et que nous pouvons boycotter.
« II y a quelques semaines, a Toulouse, une petite tentative de
boycottage a été faite contre les magasins qui refusaient de fermer le
dimanche ; par affiches, les camarades toulousains engageaient le
public à ne rien acheter le dimanche. « Ce que les employés toulousains
ont fait en petit, nous vous invitons à le faire en grand. Que chaque
fois que besoin sera, quand le commerçant voudra réduire les salaires,
augmenter les heures de travail, ou quand le travailleur, désireux
d’être moins tenu, de gagner plus, imposera ses conditions au
commerçant ; qu’alors, avec toute l’activité, dont nous pouvons
disposer, son magasin soit mis à l’index ; que, par tous les moyens
dont l’initiative des travailleurs croira bon d’user, le public soit
invité à ne rien acheter chez lui, jusqu’au jour où il aura donné
entière satisfaction à ses employés.
« Ainsi ont fait nos camarades d’Angleterre et d’Allemagne qui, dans
maintes circonstances, ont remporté la victoire.
« Quant aux industriels, le boycottage les atteint difficilement. Par
contre, le fonctionnement de la société capitaliste leur permet
normalement un sabotage qui, sous forme de boycottage spécial
(consistant en baisse de salaire, augmentation d’heures de travail ou
chômage partiel, ainsi que renvois brutaux) leur permet, répétons-nous,
contre leurs ouvriers un boycottage meurtrier. Nulle contrainte ne
s’oppose aux fantaisies malfaisantes du patronat qui boycotte même la
conscience ouvrière en mettant à l’index les travailleurs osant
revendiquer leurs droits, les empêchant ainsi, non seulement de
propager les idées d’émancipation qui les animent mais même de vivre...
Que de militants ont dû quitter les lieux où ils vivaient en famille,
pour chercher du travail en d’autres lieux, loin du pays natal, parfois
et plus souvent en d’autres régions, tout au moins quand ils en
trouvaient. Car il est des régions industrielles où l’ouvrier n’est
embauché que s’il a des papiers et certificats indemnes de tous
reproches patronaux ou s’il fait partie de certaines organisations
cléricales, patriotiques ou très bourgeoisement sociales.
« Cela existe en certaines villes du Nord, malgré des municipalités
socialistes. Cela existe un peu partout, si la force syndicale n’y a
pas mis le holà. Si la politique a pu y semer la division ouvrière, le
règne du bon plaisir patronal n’a plus de limite ; il crée des grèves,
les suscite, selon ses besoins. La masse ouvrière croit lutter
d’elle-même, alors qu’elle est menée selon les intérêts patronaux. La.
grève ainsi partie cesse ou dure et, de toute façon, épuise par la
misère le travailleur qui fnit par se rendre, à discrétion et rentre
vaincu, affamé, aux conditions que dicte le patron.
« Bien différente est la grève accompagnée du boycottage consciemment
exercé par les gréviste et le sabotage intelligemment pratiqué contre
l’intérêt direct du patron.
« Par quels moyens résister au boycottage patronal et arrêter
l’expansion de l’œuvre réactionnaire et sinistre dont certains
capitalistes, dans certaines villes, donnent l’exemple à leurs
confrères ?
« Ici, votre Commission - disait le rapport - croit que le boycottage,
que nous pourrions tenter contre les exploiteurs en question ne
donnerait que des déceptions. Aussi vous propose-t-elle de le compléter
par une tactique de même essence que nous qualifierons de sabotage.
« Cette tactique, comme le boycottage, nous vient d’Angleterre où elle
a rendu de grands services dans la lutte que les travailleurs
soutiennent contre les patrons. Elle est connue là-bas sous le nom de
Go Canny. »
A ce propos, nous croyons utile de vous citer l’appel lancé
dernièrement par l’Union internationale des Chargeurs de navires, qui a
son siège à Londres : Qu’est-ce que Go Canny ? C’est un mot court et
commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers,
au lieu de la grève.
Si deux Ecossais marchent ensemble et que l’un coure trop vite, l’autre
lui dit : « Go Canny » ; ce qui veut dire : « Marche doucement, à ton
aise. »
Si quelqu’un veut acheter un chapeau qui vaut cinq francs, il doit
payer cinq francs. Mais s’il ne veut en payer que quatre, eh ! bien, il
en aura un de qualité inférieure. Et ainsi de suite pour toute
marchandise.
Si une ménagère veut acheter une pièce de bœuf qui vaut trois francs et
qu’elle n’offre que deux francs, alors on lui offre une autre pièce
inférieure à celle qu’elle désirait. Le bœuf est aussi une marchandise
en vente sur le marché. Or, l’on ne peut avoir même marchandise pour un
prix inférieur à celui convenu pour une qualité supérieure. Eh ! bien,
les patrons déclarent que le travail, l’habileté et l’adresse sont des
marchandises en vente sur le marché tout comme le vêtement et la
nourriture.
— « Parfait, répondons-nous, nous vous prenons au mot, comme
le chapelier vend ses chapeaux, comme le boucher vend sa viande, nous
vendrons aux patrons notre travail, notre habileté, notre adresse. Pour
de mauvais prix, ils vendent de la mauvaise marchandise, nous en ferons
autant.
« Les patrons n’ont pas droit à compter sur notre charité. S’ils
refusent même de discuter nos demandes, eh ! bien, nous pouvons mettre
en pratique le Go Canny, la tactique de : travaillons doucement, en
attendant qu’on nous écoute. »
Voilà clairement défini le Go Canny, le Sabotage : à mauvaise paye,
mauvais travail.
Cette ligne de conduite, employée par nos camarades anglais, nous la
croyons applicable en France, car notre situation sociale est identique
à celle de nos frères, les travailleurs d’Angleterre.
Il nous reste à définir sous quelle forme doit se pratiquer le
sabotage. Nous savons tous que l’exploiteur choisit habituellement,
pour augmenter notre servitude, le moment où il nous est le plus
difficile de résister à ses empiétements par la grève partielle, seul
moyen employé jusqu’à ce jour. Les résultats n’ont pas toujours été ce
qu’on en espérait. Sans négliger le moyen de lutte qu’est la grève, il
faut employer encore d’autres méthodes, avec ou sans la grève.
Faute de pouvoir se mettre en grève, les travailleurs frappés subissent
les exigences du capitaliste.
Avec le sabotage, il en est tout autrement. La résistance est possible.
Les exploités ne sont plus à la merci complète de l’exploiteur, ils ont
le moyen d’affirmer leur virilité et de prouver à l’oppresseur qu’ils
sont des hommes. Ils ont en mains l’arme défensive qui peut devenir
l’arme offensive suivant les circonstances et la façon de s’en servir.
D’ailleurs, le sabotage n’est pas si nouveau qu’on pense : depuis
toujours, les travailleurs l’ont pratiqué individuellement, quoique
sans méthode. Il ne fut pas souvent sans efficacité. Il inspira dans le
camp des profiteurs de l’exploitation une crainte salutaire qui n’a
fait que croître lorsque s’est affirmée la puissance du sabotage
collectif. Donc, d’instinct, les travailleurs ont su ralentir leur
production quand le patron a augmenté ses exigences. Avec plus ou moins
de conscience, les ouvriers ont appliqué la formule : à mauvaise paye,
mauvais travail.
Le Patronat a cru parer à cette tactique défensive des esclaves de
l’usine et du chantier en substituant la méthode fameuse du travail aux
pièces ou à la tâche à celui du travail à la journée. Il a pu
s’apercevoir que son intérêt moins lésé sur laquantité le devenait
beaucoup plus sur la qualité. Si, par exemple, c’était le contraire,
c’est-à-dire si le patron substituait autravail aux pièces le travail à
la journée croyant asservir l’ouvrier, celui-ci, naturellement,
employait aussi la méthode contraire pour aboutir au même résultat.
Qu’on ne vienne pas dire que ceux-là étaient de mauvais ouvriers qui
agissaient ainsi, car, nous affirmons que c’étaient les plus habiles,
les plus intelligents et par conséquent les plus conscients de leur
valeur. Le mauvais ouvrier est l’éternel saboteur et ne peut être autre
chose et le patron le sait ; d’ailleurs, Celui-là n’a de valeur que par
la collectivité dont il fait partie, car individuellement, il ne compte
guère. Il a tout intérêt à suivre les plus audacieux pour ne pas être
employé à de malpropres besognes pour conserver sa place.
Le sabotage s’adapte à toutes les sortes de travaux ; il se pratique
dans tous les métiers et se modernise parallèlement aux progrès dans la
production. Il devient redoutable avec le perfectionnement du
machinisme. On ne peut tout dire ici sur l’application du sabotage ;
mais les années 1900 à 1914, en France, ont amplement démontré la
puissance redoutée du Syndicalisme révolutionnaire incitant à l’Action
Directe du Prolétariat conscient et organisé, en vue de s’affranchir
par lui-même de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le rapport
fourni au Congrès ouvrier de Toulouse (1897) Se terminait ainsi :
« Le sabotage peut et doit être pratiqué pour le travail aux pièces en
s’attachant à donner moins de soin au travail, tout en fournissant la
quantité pour ne pas amoindrir le salaire. Le patron pris ainsi, sera
dans l’alternative d’accorder les revendications faites par ses
ouvriers ou de perdre sa clientèle. S’il est intelligent, il remettra
l’outillage dont il est possesseur aux seuls producteurs qui sauront
l’utiliser au mieux sans le saboter. »
Mais ce serait le commencement de la fin du patronat et de
l’exploitation. N’y comptons pas.
Le sabotage dans les usines, dans la production centralisée, sur les
chantiers, dans les grandes entreprises, peut s’exercer avec
discernement et intelligence sur l’outillage et les forces motrices
sans le moindre danger pour le public et seulement au détriment du
capitalisme. On se souvient encore de l’émotion produite dans le monde
bourgeois quand le secrétaire du Syndicat des Chemins de Fer, il y a
trente-trois ans, déclara qu’un employé, un chauffeur, un mécanicien
des chemins de fer pouvait, avec dix centimes d’un certain ingrédient,
paralyser complètement, pour longtemps, une locomotive ou plusieurs.
« Avec le boycottage, et avec son frère siamois, le sabotage, les
travailleurs ont une arme de résistance efficace, qui, en attendant
qu’ils soient assez puissants pour s’émanciper intégralement, leur
permettra de tenir tête à l’exploitation dont ils sont victimes. Il
faut que les capitalistes le sachent : les travailleurs ne respecteront
la machine que le jour où elle sera devenue pour eux une amie qui
abrège le travail, au lieu d’être comme aujourd’hui, l’ennemie, la
voleuse de pain, la tueuse de travailleurs. »
On pourrait faire ici l’apologie du sabotage et du boycottage en ne
citant que nos souvenirs.
Il y eut, en France, à Paris surtout, des événements de sabotage qui
furent, les uns comiques, les autres tragiques ou menaçant de l’être.
Ce que furent certaines journées et certaines nuits n’était pas sans
nous faire espérer beaucoup pour la Révolution sociale et pour rendre
impossible la guerre.
Les ordres du jour de nos Congrès ouvriers d’avant 1914, nous
présageaient des triomphes qui n’ont été que des déceptions amères et
cruelles sur lesquelles nous aimons mieux ne pas insister pour nous
éviter de saboter les espoirs nouveaux qui nous animent encore,
tellement sont indéracinables nos convictions révolutionnaires,
tellement est inaltérable l’idéal anarchiste au cœur et à l’esprit de
l’homme sincère et modeste qui croit à l’avenir de Liberté et d’Entente
des homme de bonne Volonté entre eux.
Georges Yvetot