SAGESSE
Le mot sagesse a quelques significations un
peu folles, celles par exemple que Littré classe 2° et 3°. « 2° La
connaissance inspirée des choses divines et humaines. » Bossuet qui,
d’une langue éloquente, lèche les pieds puissants, nous apprend que
Michel Le Tellier, grand artisan de la Révocation de l’Edit de Nantes,
possédait « cette sagesse qui vient d’en haut, qui descend du père des
lumières et qui fait marcher les hommes dans les sentiers de la Justice
». Plaisante sagesse, ou odieuse, et odieuse ou plaisante justice qui,
étant infinie en Dieu, doit, d’après le même Bossuet, s’exercer « à la
fin par un supplice infini et éternel ». La troisième signification
enregistrée par Littré, greffier des usages successifs, n’est pas moins
étourdissante. Cette Sagesse-là (avec une majuscule, S. V. P.) c’est le
très lui-même Verbe et, quand on songe qu’au rêve du Quatrième
Evangile, il s’est fait homme, on l’appelle : La Sagesse incarnée. Mais
cette chasteté qu’on nomme sagesse « en parlant des femmes » est-elle
beaucoup moins déraisonnable, ou même cette docilité endormie qui vaut
aux petits enfants "le prix de sagesse" et aux grands bébés les prix et
les fauteuils académiques ?...
Le terme sagesse a pourtant une signification que j’aime. I1 désigne la
prudence persuasive des anciens par opposition avec le tyrannique et
absurde dogmatisme des théologiens modernes, de ceux même qui se
croient philosophes et indépendants ; Pour mon livreLa Sagesse qui rit,
j’avais rédigé cette bande : A bas les morales, vive la Sagesse ! Oui,
je méprise quiconque prétend imposer une morale, fausse science de la
Vie : mais j’aime ceux qui ont connu et pratiqué la sagesse, art
souriant et individualiste de la conduite.
Nulle part ne se rencontre une science du désirable. Toute discipline
du désirable ne peut être qu’un art et garde la grâce d’être diverse
avec les divers artistes. Désintéressée au point d’ignorer tout effort
téléologique, la science cherche la vérité, non la beauté, ce qui est
au réel, non ce que j’aimerais.
Devant les morales qui se prétendent scientifiques et universelles, qui
osent affirmer et qui osent ordonner, rions et gaussons-nous en
immoralistes. Mais nous pouvons considérer d’un œil fraternel et
parfois admiratif les sagesses qui conseillent fraternellement et qui
harmonisent.
Quand nous aimons ou admirons un artiste, nous ne lui faisons pas
l’injure et nous ne faisons pas à nous-même le tort de l’imiter. Les
seuls conseils que nous donnent notre amour et notre admiration pour
ceux qui se sont exprimés, c’est de nous chercher et de nous réaliser
nous-mêmes.
Et, comme nous aimons des poètes très différents, comme nous ne voulons
sacrifier ni La Fontaine ou Paul Verlaine à Victor Hugo, ni Victor Hugo
à Racine ou à Vigny, nous admirons dans leurs émouvantes divergences,
Diogène et Cléanthe, Jésus et Epicure. Nous les aimons d’être aussi
différents que Shakespeare ou Molière, que Marivaux ou Calderon.
Et nous ne voyons pas ici, comme dans la science, un progrès qui nous
engage à écouter le plus récent de préférence aux plus anciens.
Archimède sait moins de vérités physiques que M. Branly ou même que le
plus vulgaire de nos licenciés ès-sciences. Tolstoï n’est pas plus
avancé que François d’Assise ; l’individualisme d’Ibsen n’est pas plus
complet que celui de Diogène ; la vérité d’Elisée Reclus ou de
Sébastien Faure s’exprime en un langage plus voisin de notre langage,
mais n’est pas, par elle-même, plus instructive et libératrice que
celle chantée par Cléanthe ou précitée par Dion Bouche d’Or.
La morale se veut absolue, comme la religion ou comme le prétendu
immoralisme du Surhomme. Leurs impératifs, pour parler allemand, se
prétendent catégoriques.
Or il ne saurait y avoir - pour conserver le vocabulaire kantien - que
des impératifs hypothétiques. L’hypothèse reste inexprimée quand on
suppose que je veux la réaliser. Parce que le médecin suppose que je
veux guérir et que j’ai confiance en lui, il appelle tyranniquement «
ordonnances » ses conseils.
Impératif catégorique, devoir : mots grotesques. A qui est-ce que je
dois le prétendu devoir ? Où est le créancier dont je serais le
débiteur ? A moi seul, à mon bonheur, à ma beauté, à mon harmonie je
puis faire tel ou tel sacrifice.
Mais mon rêve de bonheur et d’harmonie ne peut que me conseiller et me
persuader. Et tout autre but que mon bonheur, si je ne suis pas fou, me
touche moins et a moins d’autorité sur moi.
Quel autre but, d’ailleurs ? Le bonheur d’autrui. Je puis lui attribuer
une valeur égale à celle que j’accorde au mien. La sympathie ne saurait
aller au-delà et i1 n’y a aucune raison raisonnable pour que je me
préfère qui que ce soit. Or je sais que je peux pour autrui moins que
pour moi, que je risque de me tromper pour lui plus que pour moi. Les
conseils qui le concernent sont plus hypothétiques que ceux qui me
concernent : ils s’appuient et chancellent sur un monde de suppositions.
Des fins plus générales que le bonheur d’un homme ? Il y en a ; mais ma
puissance s’y dilue vite, ou mon intelligence. Je ne réussis guère mes
volontés générales et je me pardonne parce que, sachant encore ce que
je veux ou plutôt ce que je voudrais, je ne sais plus ce que je fais.
D’ailleurs, si universelle qu’on suppose une fin, dès que, comme un
généreux canal d’irrigation, elle ne se divise pas en bras nombreux et
en biens individuels, elle devient chimère et grimace.
La morale, la religion, le nietschéisme, tout ce qui est mensonge est
condamné à ordonner. Les mensonges théologiques, patriotiques ou la
volonté de puissance exigent toujours - et le conseil n’y saurait
suffire - des sacrifices humains. Parfois les bûchers de Moloch, de
l’Inquisition ou de l’Oeta deviennent internes. Même alors, ils me
commandent de brûler un homme : moi-même. Pour me purifier, paraît-il,
ou pour m’apprendre à me surmonter. Eh bien, non, ce n’est jamais à
moi-même, à un moi réel et concret que j’offre l’étrange sacrifice.
C’est toujours à quelque « dieu inconnu ». Quelque nom qu’il porte,
Tu-Dois et Dieu personnel ou Je-veux et Surhomme, c’est un fantôme ; et
c’est un aveugle ; et c’est un dément. C’est un des sous-hommes qu’il
me faut mater en moi.
La sagesse veut l’homme complet et harmonieux. L’harmonie ne s’obtient
ni par des amputations, ni par des ordres, ni par des brutalités. La
sagesse sourit et conseille.
HAN RYNER.