Accueil


SALUT (ARMÉE DU)


L'Armée du Salut est aujourd'hui une des institutions les plus en honneur dans le monde bien pensant et dirigeant. La presse publie ses communiqués et entonne ses louanges et elle jouit d'une réputation si bien établie (?) que, dans les milieux avertis et même dans les journaux qui se targuent de dire à leurs lecteurs la vérité, toute la vérité, on impose le silence aux reporters assez hardis pour oser s'y attaquer (Lectures du Soir, n° du 10 septembre 1932). Récemment, le « Commissaire » qui préside à ses destinées en France, M. Albin Peyrou-Roussel a été fait chevalier de la Légion d'honneur, et par M. Herriot, s'il vous plaît. M. Albin Peyron-Roussel est le fils d'un grand négociant de Nîmes, ancien président de la Chambre de commerce de Montpellier, protestant zélé, venu assez tard au Salutisme. M. Albin Peyron-Roussel épousa la fille du pasteur Napoléon Roussel, décédé récemment, qui eut des démêlés avec les autorités sous le second Empire. Ceci simplement pour situer le milieu où se recrutent les dirigeants de cette organisation qui fait beaucoup de publicité autour de ses oeuvres sociales, que des membres du gouvernement républicain et laïque honorent volontiers de leur présence aux jours d'inauguration.

Il y a un demi-siècle, lorsque les chapeaux 1830 des premières salutistes apparurent sur les boulevards, l'accueil fut loin de ressembler aux honneurs d'aujourd'hui. La fille aînée du fondateur de l'Armée du Salut, Miss Catherine Booth - plus connue sous le nom de la Maréchale - venait de débarquer à Paris, suivie d'un certain nombre de disciples enthousiastes et elle avait édifié son quartier général, non pas comme aujourd'hui, rue de Rome, ou naguère rue Auber, mais quai Valmy, mal éclairé alors, et plus mal fréquenté encore. Des réunions s'y tenaient chaque soir et chaque dimanche après-midi. Les costauds de la Courtille et du Combat s'amusaient fort de cette prédication intensive, de ces costumes bizarres, de ce journal En avant ! colporté dans les bouges et les assommoirs par des fillettes aux yeux candides dont l'accent trahissait la nationalité. Invités à assister aux réunions, les gars de la Villette obtempéraient, mais qui pourrait décrire le chahut dont était témoin la salle du quai Valmy, chahut homérique, inénarrable, où les imitations de cris d'oiseaux se mêlaient aux « aoh yes » et aux Interjections les plus grossières. Malgré la patience à toute épreuve des orateurs salutistes, ce chahut dégénérait parfois en des rixes qu'aucune intervention policière n'arrivait à calmer. Dans les rues, on poursuivait parfois à coups de pierre les vendeuses de l'En avant! dont le populaire ne pouvait supporter le fameux chapeau 1830 et l'accoutrement sans grâce (pas plus ridicule, après tout, que le costume des ordres féminins religieux).

L'obstination véhémente des apôtres salutistes, en majorité anglais, provoqua un tel scandale que le préfet de police d'alors - qui n'était autre que M. Andrieux - fit appeler la Maréchale et l'informa que si le tumulte ne cessait pas, il interdirait de par son pouvoir discrétionnaire le port du chapeau des salutistes du beau sexe ou tout au moins des S garnissant le col des uniformes ou du ruban rouge qui porte en lettres dorées l'appellation: « Armée du Salut ». Aujourd'hui, M. Chiappe assiste aux cérémonies d'inauguration d'asiles ou de restaurants populaires créés par les salutistes, Comment expliquer le revirement toujours croissant des gouvernants vis-à-vis de l'Armée du Salut ? C'est qu'il faut distinguer deux phases bien distinctes dans l'histoire de cette puissante organisation religieuse.

En 1865, un pasteur de Londres, encore jeune, et déjà nanti d'une certaine réputation, William BOOTH, qui exerçait son ministère dans les quartiers populaires de Londres, se séparait de l'église méthodiste, ne jugeant pas cette organisation assez combative. Il créa, dans l'est de Londres, une oeuvre d'évangélisation qu'il appela « Christian Mission ». dont le but était de s'occuper de l'état spirituel des classes misérables de Whitechapel et des districts environnants. William Booth, organisateur de grande envergure et prédicateur de talent, ne rencontrait - bien qu'aidé par une femme supérieure et pieuse, sa compagne Catherine Booth, - qu'un succès relatif, lorsqu'il eut, en 1878, l'idée géniale de rompre avec la façon traditionnelle dont on présentait. le christianisme au bas peuple et de transformer sa mission en une organisation militaire, avec des grades, des uniformes et des règlements, sans faire de différence entre les hommes et les femmes. J'ai dit que William et Catherine Booth rompirent avec la prédication évangélique traditionnelle; en effet, ce ne fut plus uniquement dans des salles destinées à cet effet qu'Ils annoncèrent « la bonne nouvelle du Salut » , mais partout où ils avaient accès ou trouvaient une occasion : sous une tente, dans un cabaret, au fond d'une cave, sous une arche de viaduc, sous un hangar, dans un magasin ou un atelier abandonné, des salutistes s'installèrent qui lurent un verset du Nouveau Testament, le commentèrent à la bonne franquette, chantèrent des cantiques sur l'air de chansons il la mode, accompa­gnant les refrains, les chœurs, les soli et les duos d'instruments qui n'avaient que de lointains rapports avec l'orgue ou l'harmonium - cornets, trombones, saxhorns de toute taille, tambourins, caisses, etc. - et racontèrent comment leur conversion avait transformé leur vie. Tel ivrogne incorrigible était devenu un ardent abstinent ; tel qui battait sa femme comme plâtre, s'était mué en un agneau ; tel autre, pilier de prison, s'était transformé en un honnête homme, qui serait mort de faim plutôt que de toucher un sou ne lui appartenant pas. Cette prédication éveilla l'attention, la curiosité et, il faut bien ajouter, l'hostilité. Les mauvais garçons de l'est de Londres poursuivaient de leurs sarcasmes, de leurs injures et de leurs cailloux les défilés des salutistes, couvraient leurs chants de leurs hurlements, dispersaient brutalement leurs fanfares, rendaient impossibles leurs réunions, à l'intérieur des salles ou en plein air. Ce fut l'époque héroïque de l'Armée du Salut, celle où, pour narguer sa pauvreté apostolique, on promenait en avant et en arrière de ses cortèges, des placards portant comme inscription les mots « The Starcation Army » (L'armée de la famine), ridiculisant ainsi son appellation officielle de The Salvation. Army.

L'Armée du Salut n'avait pas seulement contre elle la lie des quartiers populaires où elle opérait ; les églises établies persécutaient les salutistes, que leurs ministres accusaient de caricaturer la vraie religion avec leurs drapeaux sur lesquels se détachaient en lettres flamboyantes la devise « Blood and Fire » (Sang et feu), leurs costumes et leurs commandements militaires, leurs extravagances verbales ou musicales, leurs convertis sortis de la populace. Il faut dire aussi que la nouvelle organisation ne se confinait plus à Londres ; elle rayonnait à travers toute l'Angleterre, elle s'installait aux Etats-Unis, elle débarquait dans les autres pays protestants ! Dans les protestations et les critiques des autres sectes religieuses, il se glissait de la jalousie et de I'envie. Parfois assez basse. De leur côté, les autorités civiles en voulaient aux soldats de William Booth de provoquer le tumulte, d'entretenir le désordre.

« Certains officiers » zélés, comme les Pierre et les Paul du Christianisme primitif, résistèrent

« en face » aux magistrats. On en jeta en prison, peu de temps il est vrai. En Suisse même, ce pays où cent sectes trouvent un abri, le salutisme engendra des troubles ; le vieux château de Chillon hospitalisa quelques semaines une officière, la « capitaine » Stirling - d'origine écossaise, si nous nous souvenons bien. De leur côté, les salutistes ne se laissaient pas faire. C'est ainsi qu'ils brisèrent les scellés posés par ordre du Grand Conseil sur les portes de leur salle de réunion, à Neuchâtel.

Voilà tracée, à grands traits, la première phase de l'histoire de l'Armée du Salut, jusqu'à la mort de Catherine Booth en 1890. A ce moment-là, on commençait déjà à s'accoutumer aux originalités de cette organisation et ses excentricités s'intégraient dans le train-train quotidien de la vie des pays protestants. Mais William Booth ne s'intéressait pas seulement à l'âme des pécheurs. Il se préoccupait de leur situation temporelle ; à sa manière, il se souciait de leurs misères sociales. En cette même année 1890, il lança un livre : In darkest Engtand and the way out (Dans l'Angleterre la plus ténébreuse et le moyen d'en sortir), qui fit plus pour sa renommée que toute sa prédication évangélique. C'est qu'en Angleterre - dans les périodes de prospérité comme dans les époques de crise - il a toujours existé une nombreuse classe déshéritée et des bas-fonds (Slums) : The submerged tenth : le « dixième submergé », Si l'exposé de William Booth était palpitant, le remède proposé était simpliste. Il consistait à procurer du travail aux inoccupés, grâce à l'intervention des classes riches, mandatant des institutions de relèvement économique ou moral, telle l'organisation qu'il dirigeait. Dès ce livre paru, multipliant ses œuvres sociales (maisons de relèvement pour filles perdues, asiles de nuit, restaurants et hôtels populaires, bureaux de placement, fabriques, ateliers, colonies agricoles, tant dans la métropole que dans ses dépendances, etc.), l'Armée du Salut va s'efforcer sinon de supprimer le paupérisme, tout au moins d'atténuer la misère sociale. Partant de ce principe que celui qui a recours à son assistance doit, par son travail, récupérer la dépense qu'il occasionne, l'Armée du Salut se défend de faire l'aumône, elle consent une avance à rembourser sur le travail qu'elle fournit.

Les Œuvres sociales prendront désormais une telle, importance dans l'organisation créée par le Général Booth - maintenant répandue dans toutes les parties du monde blanc, jaune, noir, éditant des journaux, des tracts, des brochures en de nombreuses langues - qu'elles viseront à reléguer au second plan l'œuvre spirituelle. Les classes aisées et les gouvernants, voyant dans l'Armée du Salut un nouveau moyen d'apaiser les exigences de ceux que la faim et les privations prennent à la gorge, lui accorderont leur appui pratique. C'est pourquoi Williarn Booth trouva cent mille livres sterling à la suite de la publication de son livre ; c'est pourquoi l'Armée trouve des réponses à ses appels quand elle sollicite des fonds pour édifier quelque « palais» qu'elle présente comme un extincteur de paupérisme : les classes dirigeantes savent fort bien qu'assagie, pacifique, absorbée par son activité à la fois religieuse et humanitaire, l'Armée du Salut enseigne la résignation à l'ordre social actuel et que ses représentants officiels, parce que la vie de leur œuvre en dépend, s'attacheront à éteindre toute étincelle de révolte qui couverait encore dans le cerveau du sans-travail ou du sans-logis qui vient frapper à la porte de l'une quel­ conque de ses institutions.

Les Eglises se sont réconciliées avec l'Armée du Salut ; elle n'est plus dangereuse pour l'ordre établi et cela explique pourquoi Edouard VII reçut William Booth quelque temps avant la mort de celui-ci (1912).

Nous avons fait allusion à la constitution militaire de l'Armée du Salut, qui présente une ressemblance marquée avec celle de certains ordres religieux catholiques. si bien que, se rattachant au protestantisme orthodoxe quant au dogme, elle s'apparente au catholicisme quant à l'importance qu'elle attache aux œuvres et à sa. hiérarchie. Au sommet, un chef suprême dénommé général (le titre Maréchale porté par Miss Catherine Booth - plus tard Mme Booth-Clibborn - n'était qu'une dénomination destinée à frapper l'esprit public), aidé par un chef d'état-major, contrôle l'activité de l'Armée du Salut dans le monde entier et ses ordres ne souffrent aucune contradiction. Au-dessous du général et du chef d'état-major qui surveille l'exécution de ses décisions, un quartier général comprenant de nombreux départements et occupant un personnel très important. Ce quartier général, situé à Londres, est Ie centre de l'administration de l'Armée. A partir du Général, s'échelonne une hiérarchie de grades : des Commissaires, placés à la tête des services les plus importants ou envoyés dans les différents pays où est installée l'Armée, pour les diriger. Des colonels, des lieutenants-colonels, des brigadiers, parmi lesquels se recrutent les secrétaires généraux des commissaires, etc. ; des majors, des capitaines d'état-major, des adjudants, des enseignes qui dirigent les provinces, les divisions, les districts, les sections, entre lesquels sont partagées les contrées où opère l'Armée ; un état-major subalterne auquel sont aussi confiés des missions temporaires et des services de second ordre. Au-dessous, la foule des « capitaines » et des « lieutenants » en charge des postes (ou localités consistant en un ou plusieurs villages, en une ville ou partie d'une ville), ou encore dirigeant des œuvres sociales de toutes sortes, ou enfin aidant dans leurs besognes les officiers des grades supérieurs. Il va sans dire que, comme la prédication, tous les grades sont accessibles aux femmes autant qu'aux hommes. Cette égalité des deux sexes, surtout dans la prédication, fut une des raisons qui, à l'origine, souleva l'opinion religieuse contre l'Armée du Salut.


Tous ces officiers se consacrent entièrement à l'œuvre de l'Armée, à laquelle ils doivent un minimum de travail quotidien de neuf heures. Selon l'état des finances de leur organisation dans les différents pays où elle opère, ils reçoivent un salaire qui leur permet de vivre mais pas plus, D'ailleurs, en entrant, ils s'engagent à ne faire aucune réclamation contre l'Armée du Salut ou contre qui que ce soit s'ils ne reçoivent aucun salaire. comprenant qu'aucune solde ne leur est garantie. (Il convient de rappeler qu'un ami leur ayant fait une rente viagère, William et Catherine Booth n'eurent point à recourir aux fonds de l'Année du Salut pour leur entretien personnel.) Ils renoncent à l'usage des boisons alcooliques et du tabac, au port de toute bijouterie, On ne saurait contester la foi, la conviction souvent naïve des officiers inférieurs, dépourvus en général de tout sens critique. Leur sincérité ne saurait être mise en doute, pions qu'ils sont sur un vaste échiquier où ils accomplissent une œuvre qui les dépasse. Dans certains pays orientaux comme les Indes, la Chine, le Japon, etc., les officiers, même européens, se vêtent comme les indigènes et s'astreignent à leur nourriture. Notons, en passant, que, pour le moment, la Russie soviétique ne tolère pas chez elle l'Armée du Salut.

Mais il n'y a pas que les officiers et les officières. Il y a des « soldats » et des « soldates » dont l'activité multiple est contrôlée par des officiers locaux ou sous­ officiers : sergents-majors, sergents, caporaux, trésoriers, secrétaires, etc. qui continuent à travailler au bureau, à ['atelier, à l'usine. Ils sont la masse, le gros de l'Armée, recrutés en général dans les milieux les plus humbles, attirés par les allures bizarres ou la renommée de l'organisation. Ils sont les « venus à Jésus », les « convertis ». qui se sont découverts un jour l'âme «  noire », « remplie de péchés » et que le sang de l'agneau a « lavés ». Ce sont eux qui vendent dans les rues et à la terrasse des cafés le War Cry, le Cri de Guerre, l'En avant, constituent les fanfares, parlent aux prostituées, catéchisent les ivrognes et les débauchés, rendent « témoignage » dans les réunions publiques, c'est-à-dire racontent comment le Seigneur s'est « révélé » à eux, versent la dîme ou font les différentes collectes qui permettent à l'œuvre de subsister.


Un beau jour, les plus jeunes d'entre eux se sentent appelés à leur tour à se consacrer entièrement « à Dieu dans les rangs de l'Armée ». Le quartier général de leur pays examine leur candidature, soumise au préalable au chef du poste dont ils dépendent. Si l'examen est favorable, ils entrent en une espèce de séminaire dénommé «école militaire », à titre de «cadets » ou «cadettes », où ils séjournent peu de mois, au cours desquels on juge de leurs aptitudes aux fonctions d'officiers. S'ils sont agréés, promus au grade de cadet-lieutenant ou de lieutenant, ils s'en vont à leur destin, très souvent pour débuter dans quelque poste lointain dont le « capitaine » a perdu de son enthousiasme primitif, où les réunions sont peu fréquentées, où l'on a peine à boucler le budget, dans quelque Œuvre sociale ingrate, peut-être dans quelque obscure besogne bureaucratique, etc ... Une sélection s'opère : les plus aptes, les mieux doués, comme partout, gravissent plus ou moins lentement les échelons qui mènent aux paliers supérieurs de la hiérarchie.

Quant à ceux qui ne sont pas reçus on les ajourne le plus souvent, parfois on les refuse définitivement. Dans l'un ou l'autre cas, ils rentrent dans le rang, à moins qu'ils ne quittent l'organisation.

Un grand nombre d'officiers eux-mêmes - et non des moindres - ont quitté l'Armée du Salut. Les uns parce qu'ils n'ont pas pu s'accommoder, en fin de compte, de la dictature du Quartier Général ; les autres parce qu'ils avaient perdu la foi ou qu'ils étaient en désaccord avec les doctrines prêchées par l'Armée; certains démissionnèrent enfin, parce qu'ils comprirent que l'organisation à laquelle ils appartenaient constituait une force redoutable de conservation sociale et morale, et que cela seul justifiait la considération dont elle jouit parmi les classes nanties des biens de ce monde. Parmi ceux qui se rebellèrent contre l'absolutisme du sommet, rappelons deux des enfants du Général Ballington-Booth, qui créa l'Armée des Volontaires aux Etats-Unis, et la Maréchale (Mme Booth­ Clibborn), qui finit par entreprendre une œuvre d'évangélisation à son compte. D'ailleurs, si, à la mort de William Booth, on accepta la clause des Ordres et Règlements qui laisse au général la désignation de son successeur, en I'occurence, son fils aîné Bramwell Booth ; en revanche, lorsque celui-ci fut près de sa fin, il y a deux ans, un conseil de Commissaires le destitua contre sa volonté et, sans se soucier de son opinion, nomma Général à sa place un des leurs : le Commissaire Higgins. Cette substitution, qui reléguait à l'arrière-plan la dynastie des Booth, ne s'accomplit pas sans des scènes qui n'offraient rien d'évangélique.

Comme toute congrégation religieuse qui se respecte, surtout quand elle est organisée militairement, l'Armée du Salut possède ses Monita Secreta, sous la forme d'Ordres et Règlements pour les officiers. C'est un document peu connu, bien que, originairement, édité en anglais, il ait été traduit en plusieurs langues. A la vérité, il n'a rien de secret, puisque les officiers qui démissionnent de l'Armée ou en sont exclus peuvent le conserver. Une fois acquis, il demeure leur propriété. Ce volume définit ce que doivent être l'officier et son activité. C'est un véritable manuel de vie pratique qui vise à faire de celui qui le prend à cœur un «parfait» salutiste : il embrasse toutes les circonstances de la vie publique et privée de l'officier, lui indique comment résoudre les difficultés qu'il peut rencontrer dans sa carrière, lui inculque une profonde confiance en l'organisation à laquelle il a promis de se consacrer jusqu'à la fin de ses jours. L'Armée du Salut doit devenir, pour l'officier, une société mise à part par Dieu dans la grande société humaine, et il n'est rien dans le monde qu'on puisse placer au-dessus de son intérêt. Aussi, avant d'accomplir un acte, l'officier devra-t-il se demander s'il est ou non dans l'intérêt de l'Armée, s'il lui portera ou non préjudice de quelque manière que ce soit.

Sans doute, l'officier doit être un saint, c'est-à-dire être délivré de toute manifestation extérieure du péché, y compris l'esprit de légèreté ; sans doute il doit être convaincu qu'il est un instrument choisi par Dieu pour le relèvement et le salut des pécheurs ; mais cela ne doit pas lui faire perdre de vue les intérêts pratiques de l'Armée : il doit être en même temps «vrai soldat» et « homme d'affaires »,

Parmi les choses dont l'officier doit être convaincu, notons l'obéissance, qui est « un des principes essentiels de tout gouvernement » (O. et R., I, II, 7. Ed. 1892) ; le plan de Dieu qui a toujours été de « gouverner les hommes par I'entremise des individus » (O. et R., II, I, 2) ; la vraie discipline qui comprend : «  a) l'habitude pour tous d'obéir sans discuter ; b) la découverte de ceux qui sont désobéissants ; c.) la réhabilitation de ceux qui ont pu être accusés faussement ; d) le repentir et le relèvement de ceux qui ont enfreint les règlements ; e) la punition des coupables »  (O. et R., III, IV, 1) ; le but légitime de la peine disciplinaire qui est : «  a) d'empêcher la personne de recommencer; b) d'empêcher les autres de suivre son exemple; c) d'amener le coupable au repentir et au relèvement » (Id,).

Les officiers de l'Armée du Salut peuvent se marier, mais aucun d'eux ne peut contracter ou rompre des fiançailles sans l'assentiment de l'officier supérieur qui dirige la partie de territoire où il exerce ses fonctions. Les Ordres et Règlements fournissent toutes sortes de conseils sur le type de femme qui doit faire une bonne épouse salutiste. D'une façon générale, il faut trois ans de service actif, pour que l'officier de l'un ou l'autre sexe puisse convoler en justes noces,

Pour en finir avec les « Ordres et Règlements », ils constituent, en général, un manuel de morale .religieuse et civique d'une telle orthodoxie, qu'aucune morale bourgeoise ne saurait en prendre ombrage.

Avant de conclure, notons encore que l'Armée du Salut fait un grand usage du chant : elle a compris la suggestion de la voix humaine modulée d'une certaine façon et quel parti on peut en tirer, accompagnée ou non de chants, pour jeter le trouble dans l'esprit. Combien de ceux qui sont venus au «banc des pénitents » ne l'ont fait qu'hypnotisés par un refrain, un chœur, une mélodie répétée à satiété, jusqu'à ce qu'ils aient perdu toute faculté de contrôle sur leur sensibilité.

L'Armée du Salut, conçue et hiérarchisée comme elle l'est, aurait pu jouer dans les pays protestants un rôle analogue à celui de la compagnie de Jésus dans les pays catholiques. Mais son recrutement s'opère dans des milieux en général déshérités au point de vue intellectuel. D'autre part, la mentalité des peuples protestants répugne il la mise en uniforme de la religion.

Les masses populaires profondes deviennent complètement indifférentes à la question du salut spirituel, et, quant à ce que leur offre l'armée, au point de vue temporel, elles n'y aperçoivent rien de libérateur. Cette organisation ne condamne aucunement le salariat comme système; au contraire, les Ordres et Règlements recommandent la soumission et la docilité à l'égard des employeurs. Enfin, le peu de culture du troupeau salutiste lui interdit de jouer un rôle politique quelconque.

Alliance de religion et de philanthropie, tout ce à quoi peut viser l'Armée du Salut, c'est de servir de tampon entre les possédants et les dépossédés dont, en les secourant, elle retarde l'explosion de colère. C'est parce qu'elle est une fabrique à résignés que les riches l'assistent de leurs biens, que les gouvernants la protègent et que les philanthropes se pâment devant l'os qu'elle jette aux affamés.

Dans le mouvement qui entraîne le monde vers une conception et une pratique de la vie qui ignore toute religion révélée, qui considère la philanthropie comme un frein social, aucun avenir n'est réservé à l'Armée du Salut.


- AD HOC.