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SATIRE

Le mot satire (substantif féminin) ne doit pas être confondu avec satyre (substantif des deux genres). Ils sont d'origine et de sens différents.

Les Grecs, puis les Romains, appelèrent Satyre - Satyrus, en latin - un demi-dieu, homme de la nature, habitant des bois, dont les jambes et les pieds étaient ceux d'un bouc. Un sens malveillant ayant été attaché à ce nom, on l'emploie aujourd'hui pour qualifier un homme débauché, brutal, cyniquement entreprenant auprès des femmes. On l'a donné aussi à certains singes, à des insectes et au champignon appelé « phallus ». En Grèce, puis à Rome, on appela satyre, au féminin, une pièce de théâtre dont les personnages étaient des satyres et dont le caractère était simplement amusant, contrastant avec celui de la tragédie et différent de celui de la comédie. (Voir Théâtre.)

Le mot satire, dont nous nous occuperons particulièrement ici, vient du latin satira, ou satura, qui désignait un mélange bariolé, un plat composé de différents mets, la réunion des fruits variés de l'offrande à Cérès. Ce sens primitif se retrouve dans lanx satura, nom donné à un compotier de fruits divers. Par extension, on appela, à Rome, satira, des farces imitées des satyres grecques, de plus en plus mêlées de fantaisie et de raillerie, qui firent de véritables pots pourris scéniques et poétiques. Ainsi fut formé le genre littéraire de la satire, le seul qui soit originalement latin. Quintilien disait : Satira tota nostra est ; « la satire nous appartient toute ».

Lucilius l'inaugura au IIème siècle avant J.-C. ; elle s'est continuée depuis, soit entièrement en vers, soit mêlée de vers et de prose, soit encore entièrement en prose. Ce fut la satire classique de Terrentius Varron, auteur des célèbres satires ménippées, en souvenir du philosophe Ménippe, celle d'Horace, de Sénèque, de Perse, de Lucain, de Martial (inventeur, dit-on, de l'épigramme), de Juvénal, de Pétrone, de Suétone dont la Vie des douze Césars constitue l'envers du plutarquisme dévoué à ces personnages, de Lucien, le seul grec dans cette énumération, et le plus grand rieur de tous, le plus véritablement satirique. Car il faut le constater : la satire ne fut si brillante à Rome que parce que l'esprit romain était incapable de s'illustrer dans un autre genre. La satire fut à Rome la revanche de l'esclavage et non la manifestation de libres esprits. C'est de cette satire romaine à laquelle les puissants laissaient la liberté de s'exprimer, qu'E. Despois a dit assez durement : « La liberté de la satire n'a rien que de très compatible avec la servitude ; c'est la liberté des limiers au moment où on les découple et où on les lâche sur le gibier ». Il y a, de la satire grecque à la satire romaine, la distance qu'il y a de la liberté à l'esclavage.

La véritable satire s'était exprimée bien avant que les Romains en eussent fait un genre littéraire. Elle avait emprunté toutes les formes de l'art, et s'était même exprimée sans art, pour « censurer, tourner en ridicule, les vices, les passions déréglées, les sottises des hommes » (Littré), pour intervenir dans tous les événements et prendre la défense de la liberté de l'esprit contre l'autorité, de la libre humanité contre l'asservissement social. Dès les premiers conflits humains, la satire, c'est-à-dire la raillerie, la moquerie, l'ironie cinglante, le rire vengeur, a dû être l'arme du faible contre le puissant. Elle a été la fronde de David, le glaive de Siegfried, la flèche de Guillaume Tell. Elle est l'aiguille qui pique et fait se dégonfler les outres énormes de la sottise. Elle est le « chétif insecte » qui déclare la guerre au lion. Elle est l'esprit contre la matière ; Ariel contre Caliban. Elle cloue au pilori les faux grands hommes, les pitres malfaisants qui empoisonnent le monde de leur imposture, l'accablent de leurs dogmes et tiennent sous leur puissance les foules fanatiques et abruties. Elle arrache leur masque aux Jupiters de théâtre, aux Mercures de tripot, aux Jurions de lupanar, aux Césars de carton. Elle met à nu leur viduité intellectuelle, leur indigence sentimentale, leur laideur physique, leur saleté morale. Elle révèle les tares secrètes des Hercules et des Apollons de tréteaux, la lâcheté de leur héroïsme statufié, l'infamie de leur gloire perpétuée par les « Patries reconnaissantes », l'aliénation de leur jugement. Elle montre le gâtisme maître du monde, la débauche législatrice de la vertu, la friponnerie dirigeant les affaires, la forfaiture distribuant la justice, le proxénétisme patronnant les bonnes moeœurs. Elle sème le rire, vengeur de la solennelle imbécillité pontifiante. C'est elle qui souffle dans les roseaux que Midas a des oreilles d'âne. Elle est nécessaire à l'humanité contre les fausses « élites » qui ne doivent leur prééminence qu'à leur insanité. Elle est la justice immanente qui remet en place le monde à l'envers où le coquin triomphe. Le malheur est que cette justice immanente vient trop souvent trop tard, quand le coquin est mort dans la gloire et le profit de ses turpitudes.

M. Brunetière (Grande Encyclopédie) nous paraît avoir exactement caractérisé la satire lorsque, la séparant de la comédie, il a dit qu'elle est une forme du lyrisme, c'est-à-dire de la façon de sentir et de l'expression particulières à l'individu. Elle est la forme indignée ou ironique de ce lyrisme, comme l'ode est celle de son enthousiasme et l'élégie celle de sa tristesse. Tous les genres de l'art et de la littérature qui ont pour but de représenter la vie, les moeœurs, les caractères, peuvent être satiriques ; mais ils ne le sont que si l'auteur ne se borne pas à une représentation impersonnelle de son sujet, qu'il y mêle une attaque, une critique, une raillerie, une intention morale, réformatrice. L'auteur comique montre la société et les hommes sans même chercher, parfois, à provoquer le rire et sans intention morale ou sociale. Il n'est qu'un artiste. Le satiriste, au contraire, prend parti, avant toute chose ; la raison de son œoeuvre, son but, est d'exprimer son indignation ou sa raillerie, de réformer le monde, de corriger les hommes. Il n'est pas toujours un artiste ; il est toujours un partisan, un militant, un moraliste. Il se jette dans la bataille que l'auteur comique se borne à observer et à dépeindre. Il arrive cependant que sans avoir d'intention sociale ou morale l'artiste fait œoeuvre satirique par la simple peinture d'une réalité haïssable, honteuse, blâmable par elle-même. C'est par là que la satire trouve un appui très important dans l'art naturaliste. Les artistes et les poètes les plus grands ne sont pas ceux qui ont édifié les chefs-d'œoeuvre de « l'art pour l'art », se contentant, en tant qu'hommes, de paître dans le gras pâturage du mensonge social où les « mauvais bergers » et les chiens de l'Ordre contiennent les moutons dociles ; ce sont ceux qui ont brandi le fouet de la satire pour cingler les « mauvais bergers », les chiens et les moutons eux-mêmes. Il n'est pas d'époque où l'esprit vigilant de la satire n'ait dressé contre le crime sa protestation indignée et, contre la sottise, son ironie vengeresse. « La satire combat contre les oppresseurs », a dit Taine. Le rire moqueur est l'antidote de l'imbécillité pontifiante.

La fable du Lion et le Moucheron, comme toutes les fables auxquelles les La Fontaine ont donné la forme classique moderne, les contes, les légendes satiriques, remontent, avec toute la littérature, dans la nuit des temps, aux premiers vagissements de la pensée humaine. (Voir Littérature.) Ils nous viennent des époques préhistoriques où hommes et bêtes s'identifiaient, et les bêtes ont probablement appris aux hommes à railler comme elles leur ont appris tant d'autres choses. La satire est peinte sur les parois des cavernes, elle est gravée dans la pierre et le bronze millénaires avec tout ce dont ils ont voulu conserver la mémoire.

Bien avant que le romain Lucilius fit de la satire un genre littéraire académique, Archiloque de Paros lui avait donné son expression la plus véhémente et inventé, pour cela le « vers iambique » qu'Horace appelait « l'arme de la rage ». Le nom d'Archiloque fit l'adjectif archiloquien qui qualifia pour les Grecs ce qui était furieux et mordant. Trois siècles après Archiloque, cinq siècles avant J.-C., Aristophane, créateur dramatique qui fut l'Homère du théâtre antique, apporta à la scène la satire universelle, rugueuse, cynique, cinglante, avant que la satyre l'eût réduite à un amusement rassurant pour les gens « comme il faut », respectueux des maîtres et des dieux. Et Lucien vint, à la fin des temps académiques, jeter le rire vengeur de la pensée grecque, de sa lumière, de sa splendeur, bannies du monde par le triomphe de la lourde soldatesque romaine, avant-garde de la sombre et sanglante tyrannie de la Croix abrutisseuse du genre humain.

La vie publique avait fourni son aliment à la satire dans l'antiquité. Dès les premiers temps chrétiens, ce fut l'Eglise, dominatrice de plus en plus indigne, qui lui procura son élément le plus important et le plus inépuisable. Contre cette satire qui l'avait assaillie dès sa fondation, l'Eglise n'eut et ne put avoir jamais d'autre recours que ceux de la fourberie et de la violence. L'Eglise n'avait que quelques années d'existence lorsque l'apôtre Barnabé écrivait déjà, prophétiquement : « Elle entrera dans la voie oblique, dans le sentier de la mort éternelle et des supplices ; les maux qui perdent les âmes apparaîtront ; l'idolâtrie, l'audace, l'orgueil, l'hypocrisie, la duplicité du cœoeur, l'adultère, l'inceste, le vol, l'apostasie, la magie, l'avarice, le meurtre, seront le partage de ses ministres ; ils deviendront des corrupteurs de l'ouvrage de Dieu, les courtisans des rois, les adorateurs des riches et les oppresseurs des pauvres ». Les « hérésies », si nombreuses dans les premiers siècles, furent le résultat de la critique exercée par une satire plus ou moins grave ou gouailleuse contre les insanités annoncées par Barnabé. Il n'est pas de Pères de l'Eglise qui n'ait dénoncé avec plus ou moins d'indignation et de véhémence les agissements des boutiquiers ecclésiastiques. Saint Jérôme, le plus remarquable des écrivains du christianisme, fut aussi le censeur le plus énergique des vices des chrétiens de son temps. Il fut un terrible satirique. Lorsque les mœoeurs dépravées du clergé obligèrent les empereurs romains à édicter l'interdiction pour les prêtres d'aller dans les maisons des veuves ou des filles seules et de recevoir, à titre de donation ou par testament, les biens de leurs pénitentes, Jérôme disait : « Je n'ose pas me plaindre de la loi, car mon âme est profondément attristée d'être obligé de convenir que nous l'avons méritée et que la religion, perdue par la convoitise insatiable de nos prêtres, a forcé les princes à nous appliquer un remède aussi violent ». Jérôme écrivait à Eustochie contre « les hypocrites qui briguent la prêtrise ou le diaconat pour voir les femmes plus librement ». Il ajoutait : « Des évêques mêmes, sous prétexte de donner leur bénédiction, étendent la main pour recevoir de l'argent, deviennent esclaves de celles qui les paient, et leur rendent avec assiduité les services les plus bas et les plus indignes, pour s'emparer de leurs héritages ». Naturellement Jérôme, comme Jean Chrysostome et nombre d'autres, fut calomnié et persécuté par ceux qu'il dénonça, et il dut quitter Rome.

On ferait une immense bibliothèque de tous les écrits satiriques contre l'Eglise, depuis ceux des Pères jusqu'à ceux des journaux anticléricaux d'aujourd'hui. Et ce ne serait pas ces derniers qui seraient les plus violents. Depuis longtemps, l'Eglise a été jugée et flétrie, bien jugée et bien flétrie, par les siens eux-mêmes : papes, princes, clercs et bedeaux de tous les degrés qui, nourris dans le sérail, en connaissaient les détours mieux que personne. L'indignation et la colère de Dante et de Pétrarque n'ont pas été plus accusatrices et plus flétrissantes que celles de Jérôme dont, malgré ce, l'Eglise a fait un saint en se l'annexant astucieusement.

La littérature du moyen âge, qui fut didactique au point que certains contestent encore son esprit satirique, trouva l'élément principal de sa satire dans le monde religieux. Avant que l'imprimerie répandît la satire écrite, l'orale s'exprima surtout dans la prédication religieuse dont la forme changea complètement lorsque, à partir du XIIème siècle, les Abélard apportèrent en chaire ces critiques des moeœurs ecclésiastiques que les saint Bernard n'exprimaient que par écrit. Au XIIIème siècle, les sermons furent envahis par le langage macaronique, mélange de latin et de langue vulgaire, que Folengo colporterait en Italie et, qu'après Gilles d'Orléans, les Olivier Maillard emploieraient pour se faire comprendre du peuple de France. Avec ce langage, la plus audacieuse satire envahit les églises. Dante protestait, indigné ; mais Boccace en prenait son parti ironiquement et écrivait dans la conclusion du Décaméron : « Considérant que les sermons faits par les prédicateurs pour reprendre le peuple de ses péchés sont le plus souvent aujourd'hui pleins de gausseries, de railleries et de brocards, j'ai cru que les mêmes choses ne seraient pas mal séantes en mes contes que j'ai écrits pour chasser la mélancolie des dames ». Dante était le dernier représentant de cette satire enflammée, vengeresse, inspirée du premier christianisme implacable dans sa foi. Boccace préludait au scepticisme ironique, joyeux, des papes eux-mêmes qui écrivaient contre l'existence de Dieu, scepticisme qui se gausserait de l'Inquisition et de Tartufe et s'exercerait avec une verve aussi éclatante que dépourvue de frein. En même temps, la chaire serait la tribune la plus furieuse. Plus violents que personne, les moines y prêcheraient même le tyrannicide. Gens d'église, ils étaient les « oiseaux sacrés » même contre l'Eglise. Les rois eux-mêmes n'osaient les toucher, et Maillard répondait hardiment à un messager de Louis XI qui le menaçait de le faire jeter à la rivière : « Va dire à ton maître que j'irai plus vite en paradis par eau que lui avec ses chevaux de poste ». On ne touche pas davantage aujourd'hui, dans la République laïque, aux « oiseaux sacrés » qui prêchent l'assassinat. Le 25 mars 1912, le Père Janvier, à l'église Notre-Dame, appela ses ouailles au « massacre des hérétiques ». Il le fit impunément. Qu'un laïque parle ou écrive contre l'Eglise et sa séquelle, même sans montrer un aussi sauvage fanatisme ; la République et ses « lois scélérates » ne le rateront pas. Un récent procès de l'Emancipation de La Mayenne l'a démontré, parmi tant d'autres. Le crime de lèse-religion se retrouve inscrit dans la jurisprudence républicaine laïque, en attendant qu'il le soit de nouveau dans le code.

La simonie (voir ce mot) et le commerce des indulgences, les mœoeurs dépravées de la cour et du clergé paillardant avec le Diable, excitèrent particulièrement la faconde des Menot, des Messier, des Maillard, des Jacques Legrand, des Guillaume Pépin, des Jehan Petit, tous gens d'église. Rabelais n'aurait pu être aussi violent impunément ; Des Périers, Servet et d'autres payèrent de leur vie une audace bien moins grande. Cet esprit satirique anticlérical produisit, parmi des milliers d'ouvrages : en France, les Sérées, de Bouchet, le Cymbalum Mundi, de Des Périers, le Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville ; en Allemagne, la Nef des fous, de Brandt, l'Eloge de la folie, d'Erasme, les Epistoloeœ obscurorum vivorum, d'Ulrich de Hutten, les prédications de Murner contre tous les clergés catholiques ou protestants, les productions des « moines bouffons » et des « espiègles » allemands. Tous, avec d'innombrables pamphlets, préparèrent et firent triompher la Réforme. Cet esprit atteignit jusqu'au sombre Savonarole qui le mit au service de la révolution démocratique qu'il prêchait en Italie. Même chez ceux qui réprouvaient les licences du langage macaronique, chez les saint Bonaventure, saint Bernard, Nicolas de Clémangis, Gerson, Pierre d'Ailly, graves docteurs qui voulaient réformer noblement l'Eglise, la satire était terriblement accusatrice contre le monde clérical. Clémangis écrivit le De Corrupto Ecclesia statu ; on a dit qu'un pape en mourut de douleur !

Pour la plupart des oeœuvres du moyen âge, la question a été posée, avons-nous dit, à savoir si elles appartiennent à la satire. La réponse n'est pas douteuse pour les oeœuvres qui ne sont pas purement didactiques. Il est d'ailleurs à remarquer que, pendant longtemps, les genres ne furent pas nettement tranchés entre ce qu'on a appelé la littérature chevaleresque et la littérature bourgeoise. La séparation vint de la distinction grandissante des classes sociales. La satire dut aider puissamment à la réforme des moeœurs dites « chevaleresques », à la réprobation de l'inhumaine hostilité de l'Eglise contre la femme et à la formation de l'amour courtois. De même, aux protestations contre les seigneurs, les moines, les sergents, toutes les engeances de rafle-pécune et de perce-boyaux qui pillaient et maltraitaient le pauvre monde. Le Roman de la Rose, dont on conteste l'esprit satirique, est à ce sujet caractéristique. Pour le Roman de Renard, « épopée des animaux », son esprit satirique est encore moins contestable. Il est de la fable, dit-on. Oui, mais de la fable étonnamment proche de la vérité humaine, d'une vérité si crue, si peu reluisante, qu'on l'a mise sur le compte des animaux pour pouvoir critiquer avec plus de liberté. Peut-on nier la satire des Fables de La Fontaine et leur intention sociale et morale ?

Une remarque est à faire ici. C'est que l'esprit satirique a un caractère particulier chez chaque peuple. Il est essentiellement son expression foncière, demeurée à l'abri des influences étrangères. Les peuples peuvent subir, successivement ou alternativement, les influences les plus diverses ainsi qu'on l'a vu si souvent en littérature ; leur esprit critique, né de leur façon particulière de sentir, leur rire, le ton de leur raillerie leur demeurent strictement personnels. C'est ainsi qu'on discute toujours sur l'intention satirique de Cervantès écrivant Don Quichotte. La satire de Shakespeare, toute dans la forme de « l'humour » anglais, échappe encore plus aux étrangers, alors qu'ils éprouvent toute la puissance dramatique et poétique de son œoeuvre. C'est le caractère populaire de l'esprit satirique qui l'a fait si vivant sous la croûte scolastique du moyen âge. Il a débordé dans toutes les formes, littéraires et artistiques, religieuses et politiques, pour se mêler, bien plus étroitement qu'aujourd'hui, à la vie sociale. Il est monté de la terre dans le fableau, du pavé des villes dans le roman et le théâtre ; il semble descendu du ciel par les flèches et les tours des cathédrales et des beffrois, par les voix de la chaire. Au-dessous d'un certain degré de la hiérarchie ecclésiastique, le clerc était plus du peuple que d'église. Il n'était pas encore sous la tutelle de la discipline perende de cadaver ; il avait femme, enfants, famille, il dansait avec eux jusque dans l'église où il participait aux joyeusetés populaires les moins édifiantes, comme les Fêtes des fous, la Messe de l'Ane, parodies du culte, dont il était le principal animateur.

La satire, au moyen âge, forme une immense littérature dans celle de ce temps-là. Elle la domine et il est nécessaire de la connaître pour savoir ce que fut réellement l'esprit de cette époque. La place nous faisant défaut, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer pour cette connaissance à l'ouvrage de C. Lenient : La satire en France au moyen âge. Trouvères et troubadours dénonçaient l'avidité du clergé, la sodomie qu'il pratiquait. Jean de Vitry constatait, devant les scandales de la sodomie monacale, que celui qui entretenait publiquement une ou plusieurs concubines était un homme exemplaire. Le pape Innocent III lui-même disait de ses cardinaux, évêques et autres pieux personnages : « Ils ne connaissent d'autre Dieu que l'argent, ils ont une bourse à la place du coeœur ». Dans sa Bible, Guyot de Provins s'exprimait violemment contre la fourberie, la paresse, la gloutonnerie, les débauches cléricales. Les sirventes des troubadours furent une protestation véhémente contre la Guerre des Albigeois. L'oeœuvre la plus remarquable de la satire de la société féodale et religieuse est le Roman de la Rose, dans la seconde partie dont Jean de Meung est l'auteur. Des esprits « distingués » affectent de nos jours de dédaigner cette Œoeuvre « incompréhensible et ennuyeuse ». Avec juste raison, R. de Gourmont a observé que le Roman de la Rose connut pendant deux siècles un succès ininterrompu auprès d'un « large parti d'esprits libres, amoureux de la vie et de la beauté », et d'un « public singulièrement intelligent et délicat ». On retrouverait difficilement un tel parti et un tel public aujourd'hui. Rutebeuf, dans sa défense de l'Université contre les moines, le roi et le pape, Villon, dans ses Testaments, Olivier Basselin et ses compagnons, dans leurs chansons contre les « goddams » du temps de la Guerre de Cent ans qui venaient bousculer les tables autour desquelles ils buvaient joyeusement, firent aussi Œoeuvre satirique.

Entre le moyen âge et les temps modernes, deux oeœuvres dominent de très haut cette époque de formation de l'esprit critique et mettent la satire au-dessus de toute autre littérature. Ce sont l'Enfer, de Dante, et le Gargantua et Pantagruel, de Rabelais. L'une a apporté, au crépuscule du moyen âge, la condamnation hautaine, impitoyable, formulée avec une puissance d'accent qui n'a d'égale que la passion magnifique de son inspiration, de la société féodale et de son oeœuvre d'écrasement de la vie, d'étouffement de la pensée. L'autre a fait entendre à l'aurore des temps modernes les aspirations d'un monde nouveau, la voix fraternelle de la sagesse, appuyée sur la science « nourricière du monde » et la conscience, contre l'ignorance, la superstition et la violence. Sous la forme joyeuse de la raillerie énorme, truculente, parfois scatologique que la prudence imposait à qui ne voulait pas être brûlé vif, Rabelais a exprimé la protestation anticipée, et non moins énergique, de la nouvelle espérance humaine contre toutes les forces qui cherchaient à entraver sa marche vers la vie, la lumière et la liberté. Et Rabelais est allé si loin au fond des choses et dans le lointain de l'avenir que depuis quatre cents ans sa satire est toujours actuelle, qu'elle est toujours redoutée, et qu'on ne cesse pas d'amoindrir la portée de son Œoeuvre au lieu de la mettre en évidence. Dernièrement, encore, la plus récente critique affectait de ne voir dans la « dive bouteille » en quoi « toute science est enclose », que le flacon des joyeux buveurs. (Larousse mensuel, mai 1933.) Qui donc dira aujourd'hui, dans une presse de plus en plus farcie d'imposture, que la « dive bouteille » de Rabelais est celle de cette sagesse que les hommes n'ont toujours pas su trouver ? « Science sans conscience est la perte de l'âme », disait-il. Après quatre cents ans de progrès scientifique et de développement intellectuel, le savant Langevin fait aujourd'hui cette constatation : « Le problème actuel est, en réalité, un problème de justice et non pas de technique. Il vient de ce que les nouveaux moyens d'action se sont développés trop vite dans un monde mal préparé pour les recevoir, et parce qu'au lieu de profiter à tous les hommes, ils ont été exploités surtout par des égoïsmes, individuels ou collectifs, et cela par suite d'un développement insuffisant de la justice sociale, d'une part, et de la justice internationale d'autre part ». (Vu, 1er mars 1933.) Là où Rabelais disait : conscience, le savant Langevin dit : justice. Or, c'est la même chose. Là où il y a conscience, il y a justice, et là où il y a justice, il y a conscience. Mais il n'y a pas plus justice aujourd'hui qu'il n'y avait conscience au temps de Rabelais, et la satire gargantuine et pantagruéline est toujours d'actualité. Car le monde est toujours la proie des va-t-en-guerre, des chats fourrés, des papimanes, des sorbonistes, des taupetiers, des gourmandeurs, des apedeftes, et l'on a vu se multiplier la malfaisance des Picrochole, des Toucquedillon, des Trinquamelle, des Grippeminaud, des Bridoye, des Papegaut, des Holoferme, des Janotus, tous odieux ou ridicules, « oiseaux sacrés » dévorateurs sinistres de la substance du monde, « vieux tousseux » abrutisseurs qui « abâtardissent les bons et nobles esprits et corrompent toute fleur de jeunesse ».

C'est ainsi que du bouillonnement des esprits étouffés durant douze siècles, sortirent d'abord les deux œoeuvres les plus considérables de la satire, celle de Dante et celle de Rabelais, et que commença la formidable éruption des trois autres siècles qui firent la Réforme, la Révolution française et le XIXème siècle.

Si l'on ignore trop, dans la littérature française, Jean de Meung et Rabelais, on oublie trop aussi, dans la littérature allemande, les « espiègleries » de l'époque appelée « sensualiste » au XVIème siècle. On voit généralement la littérature allemande dans l'idéale poésie des Minnesänger, dans leur solennité et dans leur formalisme trop souvent ridicule. On refuserait volontiers à la « lourdeur » allemande la possibilité du rire satirique comme on refuse la grâce et la légèreté à sa musique. « L' honneur national » français est, paraît-il, engagé dans ce débat ! On ne voit pas assez ce que l'esprit allemand a apporté, dans son interprétation de la réalité, de vérité et de vie, et dans la satire, de fantaisie, de gaieté, de vivacité, de raillerie et d'imagination. Le mot français espiègle vient de l'allemand Eulenspiegel (le miroir des hiboux, l'Espiègle), qui est le type le plus populaire dans la littérature d'Allemagne. Il a Panurge pour frère français. C'est lui qui a porté les plus rudes coups aux romans chevaleresques en montrant dans leurs héros de véritables chevaliers d'industrie, des « gentilshommes fripons » ne craignant pas de se compromettre dans des aventures dignes des vulgaires escrocs d'aujourd'hui. Jamais satire ne cingla plus profondément, parce qu'elle fut vraie, la superbe seigneuriale que dans les narrations de Hans de Schweinichen. Jamais aussi satire ne fut plus agressive et violente, jamais farce ne fut plus amusante, contre les gens d'église que celles de ces « espiègles » qui créèrent les types du moine Rush, du curé du Calemberg dont le nom semble avoir produit les mots français : calembour et calembredaine, et du curé Ameis. Cette satire, moins savante, était plus à la portée du peuple que celle des Brandt, Erasme, Reuchlin, Ulrich de Hutten. Luther portait à l'Eglise des coups non moins profonds que ceux des savants occupés à la grande querelle née des exploits de Pfeffercorn (Grain de Poivre), grotesque juif converti parce qu'il n'avait pas réussi à se faire prendre pour le messie par ses coreligionnaires, et qui avait entrepris de faire brûler les livres des juifs et ceux-ci en même temps ! C'est dans cette querelle, pour la défense de Reuchlin, qu'Ulrich de Hutten lança ses Epistoloe. Aujourd'hui on voit l'odieux Hitler renouveler les sottises de Grain de Poivre ! L'esprit satirique allemand fut étouffé par la terreur et les misères des deux siècles qui suivirent la sinistre Guerre de Trente ans. L'esprit de Till Eulenspiegel se transmit timidement au XVIIème siècle à ce Simplicissimus, dont le descendant vient de capituler devant Hitler. Il fut plus hardi dans le pré-romantisme et le romantisme, dans Jean-Paul Richter en particulier.

Le temps de la Renaissance vit refleurir la satire littéraire avec Clément Marot, inventeur du coq à l'âne, Du Bellay, auteur du Poète courtisan, Ronsard qui écrivit les Discours sur les misères de ce temps. Ils firent intentionnellement Œoeuvre satirique, mais la littérature fut dominante chez eux. Avec D'Aubigné, la satire fut plus ardente et combative. Dans ses Tragiques, il mit au pilori le règne d'Henri III , et dans la Confession de Sancy, il voua au mépris public les consciences élastiques d'Henri IV et de ses amis qui changeaient de religion suivant leurs intérêts. A cette satire littéraire et combative, Henri Estienne apporta son Apologie pour Hérodote, Pasquier, le Livre des recherches, Régnier de la Planche, le Livre des marchands et l'Etat de la France sous François II. Pierre Viret avait préludé aux pamphlets des guerres de religion par ses Satyres chrétiennes de la cuisine papale. Ces pamphlets se multiplièrent, s'élevant aux hauteurs lyriques de la Satire Ménippée ou s'abaissant jusqu'aux libelles les plus fangeux et les plus violents. Auprès de ces derniers, les homélies pâteuses et trop richement rimées d'un Duverdier, seigneur de Vauprivas, contre la corruption du siècle, n'étaient que de la guimauve.

Il fallait alors plus de courage pour dire la vérité dans la satire littéraire que pour provoquer à l'assassinat dans le libelle ordurier. Les grands redoutaient la première ; ils s'amusaient du second, même quand il levait le poignard sur un Henri de Guise ou un Henri III. Marot écrivait :

« L'oisiveté des moines et cagots, Je la dirais ... mais garde les fagots ! Et des abus dont l'Eglise est fourrée, J'en parlerais ... mais garde la bourrée ! »

Marot dut s'exiler pour échapper aux moines et cagots. Etienne Dolet, auteur du Second enfer, fut brùlé vif. Berquin fut étranglé puis brûlé. Bonnaventure Des Périers dut se percer de son épée pour échapper au bûcher. Ramus fut assassiné. Rabelais faillit plusieurs fois être victime des papimanes enragés contre lui. François Ier, dit le « protecteur des lettres », alla même jusqu'à faire fouetter un pauvre diable d'abbé Couche « qui gagnait sa vie à jouer de cabaret en cabaret de petites farces contre la cour qu'avait tolérées le bon Louis XII ». Michelet a raconté cela en ajoutant ironiquement : « Paris comprit alors ce qu'était un roi gentilhomme ». Paris le comprit encore mieux lorsque le roi gentilhomme s'entoura du parti des « honnêtes gens », le parti des tartufes, des ruffians des affaires que soutinrent les Diane de Poitiers, puis les Catherine de Médicis, « maquerelles royales ».

La satire de combat, où la violence ne bannissait pas toujours l'esprit, se continua par les Mazarinades de la Fronde. Elle ne se manifesta plus, ensuite, que par des pièces isolées, pamphlets ou libelles, comme les pièces satiriques réunies sous le titre : Tableau du gouvernement de Richelieu, Mazarin, Fouquet et Colbert, où on lit entre autres :

« La corde de Fouquet est maintenant à vendre Nous avons de quoi l'employer. Colbert, Mazarin, Berrier, Sainte Hélène, Pussort, Poncet, le chancelier ; Voilà bien des voleurs à pendre, Voilà bien des fous à lier. »

La satire philosophique et religieuse, inspirée par la Réforme, eut ses derniers échos dans les Provinciales de Pascal, et divers écrits jansénistes. La polémique religieuse devenant plus calme, perdit de plus en plus l'esprit satirique pour prendre le ton académique et soporifique des Bossuet et des Fléchier.

Les traditions de la satire littéraire antique, ressuscitées par la Pléiade, furent reprises par Mathurin Régnier qui fut un des plus grands poètes français. Estimant que « souvent la colère engendre de bon vers », il usa de la satire en lui donnant un caractère épicurien et libertin. Se vantant de ne pas « sucrer sa moutarde », il dit leur fait aux courtisans, aux poètes galants, à tous les sots qui estimaient plus qu'un honnête homme

« Un gros âne pourvu de mille écus de rentes. »

Il fut dédaigné de l'académisme naissant et aussi de Boileau qui lui fut souvent inférieur. Boileau, plus grave, plus circonspect et plus académique en sa qualité de « législateur du Parnasse », commença cette satire des moeœurs et des hommes à laquelle Molière, La Fontaine, puis La Bruyère donnèrent toute sa profondeur. Ecrite dans une prose admirablement sobre et précise, la satire de La Bruyère (Les Caractères), dépouillée de toutes fioritures littéraires, atteignit plus directement son but. Elle commença admirablement, à côté de toutes les protestations contre les misères indicibles d'un temps que des flagorneurs ont appelé le « Grand Sîècle », l'œoeuvre critique du XVIIIème siècle qui fit à la satire une si grande place.

La satire du XVIIIème siècle fut burlesque avec le Diable boiteux, de Le Sage, politique en même temps que mondaine avec les Lettres persanes, de Montesquieu, philosophique avec les Contes, de Diderot, et l'oeŒuvre nombreuse de Voltaire. Dans tous les genres, elle atteignit profondément les institutions et les moeœurs. Parny, à la fin du siècle, parodia la Bible dans sa Guerre des Dieux. La satire qui porta le plus fut celle de Beaumarchais au théâtre. On prête à Louis XVI ce mot prononcé après la représentation du Mariage de Figaro : « Mais, c'est la révolution ! ». C'était, en effet, la révolution du serviteur qui avait plus de vertus que le maître, mais qui avait toujours tort parce qu'il n'était pas le maître. La satire n'était plus ardente et fanatique comme au XVIème siècle ; elle était raisonneuse et sceptique. Elle n'en frappait que plus fort les esprits nonchalants qui semblaient prendre leur parti de l'écroulement du monde. La Régence avait eu sa Ménippée avec les Philippiques de Lagrange-Chancel. Le prince Philippe d'Orléans en était demeuré définitivement flétri devant l'histoire, plus que les Jésuites qui firent la Saint Barthélémy.

A côté de la grande satire, la multitude des faiseurs de libelles et d'épigrammes poursuivait sa besogne de termite, creusant ses sapes souterraines dans l'édifice social devenu le sépulcre blanchi d'une royauté épuisée par sa stupidité et d'une noblesse pourrie par ses vices. Les lettres de cachet, qui occupaient tout un ministère, ne pouvaient faire taire les satiristes et les empêcher de montrer, avec une véhémence toujours accrue, « les vertus allant à pied et le vice à cheval ». La satire classique ne fut plus représentée, à la fin de cette époque, et bien faiblement, que par Gilbert, auteur du Siècle et du Dix-huitième siècle, où l'invective dépasse la valeur poétique. Il est fâcheux pour l'œoeuvre de Gilbert qu'elle ait été trop personnelle et subventionnée par la cour et l'archevêque de Paris contre les Encyclopédistes.

En Angleterre, la satire de Shakespeare eut la fantaisie, sinon la portée sociale, de celle de Rabelais. Son Falstaff est le type de l'humour anglais comme Don Quichotte est celui de la chevalerie espagnole. Hall, qui avait revendiqué à la fin du XVIème siècle le titre de premier poète satirique anglais, avait été une sorte de Juvénal, mais plus par la forme que par le fond. Les temps difficiles de la tyrannie des Stuarts, qui avaient supprimé la liberté de la presse vers la fin du XVIIème siècle, virent les Satires de Rochester, violentes et d'une grande crudité de langage contre les princes, leurs maîtresses et leurs courtisans. Moins violente et plus littéraire fut à la même époque l'oeuvre de Druden, entre autres son Absalon et Achitophel contre les partisans de Monmouth. Le même siècle avait vu le grave Milton se faire satiriste dans sa Défense du peuple anglais (1651). L'Angleterre eut son grand écrivain satirique dans Swift (1667-1745). Son œoeuvre très variée est généralement d'un esprit pessimiste. L'invective y est féroce et d'une ironie parfois désespérée, comme dans la Proposition pour empêcher les enfants des pauvres d'être à charge en en faisant un article d'alimentation. Les ouvrages de Swift les plus connus sont le Conte du tonneau et les Voyages de Gulliver. Par le premier, il se rattacha aux polémistes religieux allemands de la Réforme, et il devança les romantiques dans la satire du faux savoir et de la cuistrerie pontifiante. Il eut une grande influence sur les romantiques anglais et allemands. Dans le même siècle, Pope, auteur de diverses satires, parmi lesquelles la Dunciade ou Guerre des sots, fut trop préoccupé par ses querelles particulières. Son oeuvre a souvent le caractère du libelle. Au XIXème siècle, Byron fut un satirique brillant en politique et en art. Il écrivit Bardes anglais et critiques écossais pour défendre son Œoeuvre poétique, la Vision du jugement, contre Southey, la Valse, contre cette danse. L'esprit satirique est répandu dans toute son oeœuvre, notamment dans Don Juan qui le brouilla définitivement avec la haute société anglaise, « fille de l'intérêt qui ne peut être corrigée par la raison » (Stendhal). Il est regrettable que les propres préjugés aristocratiques de Byron et l'affectation de son dandysme aient si souvent contredit et diminué la portée de sa satire.

En Allemagne, après la grande période de combat philosophique et social du XVIème siècle, Joachim Rachel fut, au XVIIème, le premier satirique classique. Il fut un Régnier allemand par sa franchise et la vigueur de son style. La satire fut continuée, au XVIIIème siècle, par Hagedorn, par Liscow qui s'attaqua plus aux personnes qu'aux moeurs, par Rabener qui s'en prit aux petits hobereaux, aux bourgeois, aux pédants, et par Wieland, pâle imitateur d'Horace. Signalons encore, dans la période romantique allemande, la satire de Jean-Paul Richter, vrai rabelaisien qui railla avec une verve étincelante les Jonatus, cuistres applicateurs de la scolastique gothique, notamment dans le Voyage du professeur Fülbel et dans la Vie de Maria Wutz. On lit, entre autres, dans ce deuxième ouvrage, ceci : « Dans les anciens couvents, la science était une punition ; seuls les coupables devaient apprendre les psaumes latins ou copier les auteurs ; dans les bonnes écoles un peu indigentes, on ne néglige pas cette punition, et un peu de science, à faible dose, y passe pour un moyen inoffensif de corriger et de mortifier les pauvres élèves ». Jean-Paul fit aussi de la satire anti-militariste et anti-guerrière, renouvelant la vieille satire paysanne du Métayer Helmbrecht contre le parasitisme de la soldatesque grossière et pillarde. Citons encore les Xénies, épigrammes à la façon de Martial, que Goeœthe et Schiller écrivirent contre les littérateurs de leur temps et qui jetèrent une perturbation que Goeœthe compara à celle causée par « les renards en feu lancés dans le camp des Philistins ». De la satire allemande au XIXème siècle, mentionnons celle de Louis Bœoerne, traducteur des Paroles d'un croyant, de Lamennais, qui dut se réfugier en France à cause de ses idées libérales ; il écrivit les Tableaux de Paris et les Lettres de Paris. Enfin, Henri Heine, réfugié aussi en France à la suite de la publication de ses Reisebilder, de 1826 à 1830. Aristocrate et romantique d'esprit, en même temps poète de la Révolution, Heine attaqua toutes les formes d'asservissement social, mais il recula devant les conséquences populaires de la liberté. Son ironie aiguë s'exerça contre les hommes et les moeurs, avec une sorte de mécontentement de lui-même. Il vécut à Paris de 1831 à 1856, année de sa mort.

En Italie, Dante et Boccace paraissent avoir épuisé la sève satirique. Il semble que cette sève eût dû être plus vivace dans ce pays où les luttes politiques furent plus ardentes que partout ailleurs. Elle se résorba au théâtre, dans la comédie dont les personnages qui ont illustré les tréteaux de la Foire, furent à la fois des flagorneurs et des pitres. Le pays qui produisit les Concini, les Mazarin, les Alberoni fut fécond en faquins de toutes sortes qui fournirent les types d'Arlequin, Scapin, Pantalon, Cassandre, etc... (voir Théâtre). Plus sérieusement, la comédie satirique avait inauguré le théâtre italien avec la Calandria, de Bibbiena, puis la Mandragore, de Machiavel. L'Arioste, au début du XVIème siècle, cultiva la satire en poète-artiste. Son Roland furieux est burlesque plus que satirique. Alamanni, Bentivoglio, dans le même siècle, puis Alfieri au XVIIIème, suivirent les voies de l'Arioste. Alfieri, écrivain classique, manquait trop de combativité pour que la satire fût pour lui autre chose qu'un passe-temps littéraire. Salvator Rosa lui donna plus de vigueur en attaquant les mauvais artistes, les méchants poètes, les despotes et le pape. La satire la plus violente et qui eut souvent le caractère de l'assassinat, fut celle de l'Aretin. Véritable « faisan », ruffian de plume et d'épée, superbe d'arrogance mais aussi lâchement plat devant qui lui résistait, ou le payait, il fut exactement le produit de son époque de corruption.

En Espagne, la satire a eu pour auteurs Jean Ruiz et Lopez de Ayala, au XIVème siècle, Juan de Mena, imitateur de Dante, au XVème. Durant la grande période littéraire espagnole (XVIème et XVIIème siècles) et après Cervantès, elle a été à peu près abandonnée littérairement pour la peinture des moeurs picaresques. Le gongorisme et l'hypocrisie pieuse la refoulèrent dans la production populaire. Citons comme caractéristique de cette production, en raison des circonstances politiques qui l'accompagnèrent, la chanson Tragâla, que le peuple chanta à l'occasion des évènements de 1812 obligeant la royauté espagnole à accepter une Constitution libérale :

« Avale-la, avale-la, servile, Cette Constitution que tu n'aimes pas ! .... Il est passé le temps Où l'on grillait comme le saumon La chair humaine ! »

Mais, deux ans après, grâce au concours de l'armée française et après sa « glorieuse victoire » du Trocadéro, la Révolution était vaincue en Espagne, comme elle l'avait été en France, et l'Inquisition recommençait à griller comme du saumon la chair humaine !

Terminons ces rapides indications sur la satire à l'étranger en citant, pour la Russie, Nicolas Gogol, ses Ames mortes et son Revizor.

En France, au XIXème siècle, l'œoeuvre de la satire a été considérable dans tous les genres. Il est peu de penseurs, de réformateurs sociaux, de poètes et d'artistes, qui ne l'aient employée. Elle va des lettres de B. Constant à celles de Proudhon, de Bakounine, de Marx, des pamphlets de P. L. Courier, de Cormenin, de Tillier, de Veuillot, à ceux de Vallès, de Zo d'Axa, de Tailhade, des Epitres et Satires de M. J. Chénier, de Viennet, aux Jambes d'A. Barbier, aux Chansons de Béranger, à la Némésis de Barthélémy et Méry, aux Châtiments de Victor Hugo, des comédies d'E. Augier à celles de Becque, de Mirbeau, de Courteline, de Tristan Bernard, des vaudevilles de Désaugiers aux farces chatnoiresques, des opérettes d'Offenbach à celles de Claude Terrasse, du feu Figaro de la Restauration, accaparé depuis par les affairistes et les Jésuites (voir Presse), au si vivant et si libre Canard Enchaîné, de la caricature des « Girouettes » de Œ1815 à celle des « Gavés » de la République en 1933. Ses personnages sont Tête de lard (Louis XVIII), Mercadet, Vautour, Giboyer, Pipelet, Mayeux, Gavroche, Vireloque, Rodin, Robert Macaire et Bertrand, Monsieur Prudhomme, Badinguet, Foutriquet, Gamelle, Lechat, et Monsieur Leygues, dont « l'élégance progressiste », suivant le mot d'O. Mirbeau, incarne si bien, depuis cinquante ans, la sénilité républicaine. Puis les Tout-en-Or de la curée de 1914, les « pots de viniers », les « requins », les « topazes », les « nervis », les « resquilleurs », les « flaougnards », les « ruffians, les « trublions ». les « mercantis », les « grues », les « poules », les « barbones » et tous les « barbeaux », tous les squales, tous les barbillons qui nagent dans les « milieux » spéciaux du marécage social : politiciens, boursicotiers, banqueroutiers, maîtres-chanteurs, mouchards, « l'élite du rebut et le rebut de l'élite », a dit M. Michel-Georges Michel. Et, planant sur tout cela, le synthétisant, l'indécente bedaine, le crâne en pain de sucre du Père Ubu, incarnation solaire, symbolique, funambulesque, malodorante, du Muflisme Souverain. Flaubert n'avait pas seulement annoncé le muflisme ; il avait vu ses personnages dans ces petits bourgeois aux ventres de crapauds enflés et aux cervelles étroites d'électeurs à qui il a fait chanter :

« Nos grands pères étaient bêtes, Nos pères l'ont été plus, Nous le sommes davantage, Nos enfants le seront encore plus. »

Encore plus que le pamphlet et le libelle, la caricature est, par les arts du dessin, la forme militante, agressive de la satire. Sa portée est supérieure en ce qu'elle s'incruste dans l'esprit par l'image, le trait, la couleur qui frappent instantanément et forcent à la réflexion. Relativement peu répandue jusqu'au XIXème siècle, à cause des difficultés de reproduction, elle a pris, avec le développement des arts graphiques, une importance et une influence considérables qui ont dépassé celles de la satire littéraire. Elle a abondé cependant au moyen âge, et depuis, comme illustration de cette satire dans les monuments de l'architecture, notamment les cathédrales. L'image satirique est dans la pierre sculptée, dans le bois taillé, dans les enluminures des vitraux, des livres d'heures, des manuscrits. Elle y a des traits particulièrement incisifs, et telles images de papes, de rois, ont flétri encore plus puissamment ces personnages que la véhémence d'un Dante. Aucun grand du monde n'échappa à la caricature des Danses des morts, notamment de celle d'Holbein qui illustra aussi l'Eloge de la folie, d'Erasme. Breughel le Vieux avait, avant Holbein, caricaturé dans sa peinture les mœoeurs et les types de son temps. Les Songes drôlatiques furent les premières illustrations de l'Œoeuvre de Rabelais. Callot et Puget ont buriné et sculpté des aspects caractéristiques de la misère de leur temps, des mendiants et des bagnards. Ils sont, par les types qu'ils ont représentés et par leur puissance, des précurseurs de Daumier. Dans le même esprit, l'Angleterre a eu Hogarth. Goya a été, en Espagne, aussi puissant mais plus romantique et fantastique. G. Doré montra la plus grande fantaisie et non moins de force dans ses illustrations de l'Enfer, de Gargantua et de Don Quichotte.

P.-L. Courier a signalé l'usage de la caricature qui était fait contre le peuple au temps de la Restauration. Avec cette délicatesse spéciale aux aristocraties de parvenus, les anciens valets d'écuries devenus princes et barons de l'Empire, associés à leurs anciens maîtres émigrés revenus comme des rats affamés dans les fourgons des Alliés, faisaient railler par de bas mercenaires de la plume et du crayon le peuple qu'ils avaient dupé. Mais l'esprit populaire prenait d'éclatantes revanches qui vengeaient la vérité et la justice bafouées, si elles ne les établissaient pas. La caricature satirique, qui ne se borne pas à amuser par la déformation des images et l'exagération des défauts, mais qui a une intention critique et morale, poursuivant la vilaine conscience sous le vilain visage, montrant les travers des mœurs dans les « gueules de travers », cette caricature fut magnifique d'audace et de génie au XIXème siècle. Elle eut à la fois son Dante, son Cervantès et son Rabelais dans Daumier. Autour de lui, une foule d'artistes exercèrent leur verve satirique, moqueuse, vengeresse. Louis-Philippe, qui inspira à Daumier son Gargantua, le « roi-parapluie », le roi à la tête en poire répandu par la Caricature de Ch. Philippon et qui fit la joie du monde entier, ce roi, « symbole de la royauté juste-milieu » (Larousse), fut le plus bafoué de tous les polichinelles souverains, ainsi que son digne acolyte, le « bourgeois », qui demeure sous les traits impérissables du Joseph Prudhomme d'Henri Monnier. Traviès, Grandville, Gavarni, Cham, Charlet, Devéria, André Gill et cent autres furent intarissables durant de longues années. André Gill s'en prit spécialement à Courbet, puis à Gambetta et aux premiers ventres solaires de la IIIème République. Cham fut particulièrement odieux contre la Commune, parmi toute une bande de chacals de la plume et du crayon. Faustin s'attaqua surtout aux Trochu, Ducrot et autres badernes aussi peu reluisantes du siège de Paris. Nous recommandons la lecture, dans le Dictionnaire Larousse, de l'article sur la Caricature, le journal de Philippon. Avec lui, une centaine de journaux, depuis la Silhouette, de Balzac, (1829) jusqu'au Canard Enchaîné d'aujourd'hui, représentent un siècle de caricature, vivante, hardie, émouvante, et qui, plus d'une fois, aida à soulever les pavés des rues. Les « charlatans », marchands de pâte à rasoir et de coricide, que Frison et Jacques avaient montrés faisant leurs boniments sur les places publiques, étaient de bien innocents banquistes auprès des charlatans politiciens dont Daumier a étalé la sinistre lèpre dans son Ventre législatif. Dans les trente dernières années du XIXème siècle, et depuis, la caricature satiriste a été brillamment représentée par Caran d'Ache, Toulouse Lautrec, Léandre, Willette, Steinlen, Hermann-Paul, et tous les dessinateurs de l'Assiette au beurre, au début du XXème siècle. Puis Forain, spirituel avant qu'à l'occasion de l'affaire Dreyfus il fût passé, suivant son expression, « au parti des c ... » ! Depaquit, à la fois tendre et féroce, Grandjouan et Delannoy dont les condamnations demeureront une flétrissure pour les gouvernements Clémenceau, Laforgue, H-P. Gassier dont les Empapahoutés sont l'illustration la plus spirituelle des imbécillités de la guerre de 1914.

La parodie est une forme du burlesque. Tous deux sont de la satire, quand leur but est de critiquer, pour attirer l'attention sur une erreur, un travers quelconque, en soulignant ce qu'ils ont de ridicule. Mais le plus souvent, le but de la parodie n'est que d'amuser par une imitation bouffonne, un grossissement caricatural, et celui du burlesque, de faire rire par un comique exagéré et trivial. Il faut une tournure d'esprit particulière pour pratiquer le burlesque, et ses auteurs sont peu nombreux. Scarron, auteur de l'Enéide travestie, est le plus remarquable, avec certains de ses contemporains, comme Cyrano de Bergerac dont le burlesque se mêle à des conceptions philosophiques audacieuses et à des anticipations scientifiques curieuses, telle celle de l'invention du gramophone. Le burlesque fut la première forme de la comédie italienne (voir Théâtre). La parodie est plus ancienne et plus répandue. Les Grecs s'en servirent dans le genre appelé aujourd'hui héroï-comique qui exprime, dans un langage pompeux, des sentiments vulgaires et montre comme des héros des personnages ridicules. On n'a pas cessé de la voir au théâtre, depuis Aristophane, et en France, depuis la formation du théâtre classique, au XVIIème siècle. Le Chapelain décoiffé, parodie du Cid par Racine et Boileau, vengea Corneille de Chapelain et de ses autres détracteurs. La parodie trouva un élément inépuisable dans les invraisemblances et le ton trop souvent héroï-comique du théâtre classique, de même que dans les exagérations fougueuses du romantisme ; elle montra leurs ridicules. Quand elle n'a pas un but de critique, de véritable satire, la parodie est le plus souvent d'esprit bas, envieux, jaloux, comme celui du mauvais pamphlet et du libelle. Elle contribue à faire perdre le goût du beau, à faire confondre ce dernier avec le vulgaire, l'art avec ses imitations et toutes les camelotes de ses contrefaçons. Ainsi, le cinéma est la parodie du théâtre (voir Spectacle) et le public y apprend à ne connaître les chefs-d'œoeuvre littéraires et dramatiques que par d'infâmes adaptations opérées par de malpropres tripatouilleurs (voir Tripatouillage). La parodie avilit d'abord le goût, puis le caractère de celui qui s'y plaît. C'est un amusement d'eunuque incapable d'avoir une pensée forte, et d'esclave indifférent devant la dégradation de l'esprit.

L'épigramme est une petite pièce de vers où l'intention satirique est exprimée par un trait d'esprit qui la domine. Boileau en a dit :

« L'épigramme plus libre, en son tour plus borné, N'est souvent qu'un bon mot de deux rimes orné. »

Il en est resté de piquantes de l'antiquité, mais pour nous, son époque fut surtout le XVIIIème siècle où toutes les préoccupations trouvaient en elle leur forme et leur exutoire. On en écrivait à tout propos. Elles composaient entre autres ce répertoire « d'agréables ordures qui plaisaient infiniment à la cour » (Bachaumont) et que Voisenon, en particulier, alimentait de ses « petits vers polissons ». Mais nombreuses étaient les épigrammes qui atteignaient à la vraie satire, faisaient réfléchir et préparaient la Révolution autant que les traités philosophiques. Plus d'un auteur d'épigrammes alla méditer à la Bastille sur l'inconvénient d'avoir trop d'esprit.

Tant que les hommes penseront - ce à quoi ils semblent de plus en plus renoncer - la satire existera. Si elle est parfois une plante vénéneuse poussée sur le fumier social, elle est surtout le souffle pur qui vient du large de la pensée pour assainir l'air empuanti par le mensonge et répandre la vérité, la justice et la révolte. Sans elle, l'esprit critique, impuissant devant le lourd monument de la sottise, aurait été depuis longtemps écrasé. A cette sottise brutale, stupide de l'enivrement d'une force qui ne veut pas raisonner, la satire dit avec un sourire ironique le mot de Thémistocle : « Frappe, mais écoute ! ». Elle est la réaction de l'intelligence irritée par la cuistrerie, de la sensibilité violentée par la goujaterie, de la bonté mise en fureur par la méchanceté. C'est la satire de Flaubert, de Baudelaire, de Villiers de l'Isle Adam, de Mirbeau, de Tailhade, contre la sottise « au front de taureau ».

« Frappe, mais écoute ! » Nous sommes au temps où la satire doit le crier plus que jamais, alors que la brutalité sportive, la sauvagerie militariste, la duplicité politicienne emportent de plus en plus les hommes pour les empêcher de penser et les conduire aux dictatures. Les cavernes ont de nouveau lâché leurs fauves sur le monde : que l'esprit se réveille.

- Edouard ROTHEN.