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SCANDALE n. m.

L'étymologie du mot scandale est un terme grec qui signifie piège. Les théologiens désignent par ce nom les discours, les actes, les mauvais exemples qui sont pour l'homme une occasion de tomber dans l'erreur, une incitation à commettre des fautes. Plus communément on considère comme scandaleux les faits qui froissent les sentiments professés - sinon toujours éprouvés - par la généralité des membres d'une société, faits qui provoquent des démonstrations d'inquiétude, de répulsion, d'indignation.

Ceux qui, avec Durkheim, admettent que « l'ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d'une même société forme un système déterminé qui a sa vie propre » que l'on peut appeler « conscience collective ou commune », possédant « des caractères spécifiques qui en font une réalité distincte », ceux-là diront que le scandale est une atteinte à la conscience collective. Toutefois, cette conscience commune, qui n'est l'attribut d'aucun sujet réel, est un concept trop vague, pour que nous l'admettions sans réserve, autrement que comme une expression permettant d'abréger le discours. Plutôt qu'aux sentiments de la moyenne des citoyens, cette expression correspond au maximum de discipline morale qu'une minorité dirigeante peut leur faire accepter sans provoquer de leur part de trop vives réactions.

Le scandale se produit d'autant plus couramment, il est d'autant plus intense, que la cohésion du groupe humain repose davantage sur l'instinct grégaire que sur l'adhésion conditionnée d'individus jaloux de leur autonomie. Ce n'est pas à dire que la personnalité gagne à s'abstraire du milieu social. Bien au contraire, une puissante individualité est particulièrement sensible à l'évolution de ce milieu. Novatrice elle-même, les idées neuves ne la scandalisent pas ; la raison les lui fait accepter ou rejeter sans susciter chez elle des mouvements passionnels. L'homme est donc d'autant plus enclin à se scandaliser qu'il a aliéné aux mains d'une collectivité une plus grande part de sa personnalité. S'il ne lui cède rien, il est lui-même objet de scandale. Comme l'a dit un philosophe contemporain, G. Belot : « Le scandale dernier, le scandale limite, c'est l'existence même, en face de la collectivité, de l'irréductible ferment de différenciation qu'est l'individu ». L'individu indépendant est un être d'exception. Celui que nous coudoyons tous les jours n'est libre ni de ses actes, ni même de ses pensées, qui doivent rester en harmonie avec les coutumes et les préjugés du groupe. Conscience et réactions d'une collectivité n'ont, nous l'avons dit, qu'un caractère symbolique ; sentiments, émotions, mouvements sont des impressions et des manières d'être personnelles. Si la faculté de les éprouver est inégalement départie aux membres de la société, elle ne s'exerce que par l'intermédiaire de personnes concrètes qui traduisent l'opinion dominante. Etudier les conséquences du phénomène scandaleux revient, en définitive, à examiner ce qu'elles sont chez un sujet individuel dont la mentalité est façonnée par le groupe auquel il est incorporé.

Les effets du scandale rentrent dans la catégorie des émotions. Les excitations physiques ou psychiques qui lui donnent naissance doivent être au-dessus d'un minimum qui correspond à la perception. Une fois ce seuil de la perception franchi, l'émotion qui résulte du scandale, qui en donne la mesure, s'étend sur une vaste plage qui se refuse aux délimitations précises. Superficielle au début, l'émotion n'a le plus souvent que des effets passagers ; dans la zone moyenne elle agit énergiquement sur la personnalité qu'elle finit par ébranler et désagréger lorsqu'elle la secoue dans ses profondeurs.

Il faut encore distinguer, parmi les atteintes aux opinions régnantes, celles qui sont accidentelles, de celles qui sont persistantes ou souvent répétées. Le premier effet de la contradiction est de consolider l'opinion combattue. « Il arrive parfois qu'en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau en péché, loin de les convertir. C'est pourquoi ceux qui possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence. » (A. France.) Quand elle s'adresse à un certain nombre d'individus, imbus des mêmes principes, la contradiction inopinée « tourne en scandale ». L'opposition de chacun se renforce de celle de ses compagnons et motive des protestations véhémentes qui attestent la solidarité du groupe et affermissent les croyances dont l'autorité est récusée.

Le renforcement de l'esprit de conservation est encore plus accentué lorsque, dépassant la simple contradiction au sein d'un cercle étroit, l'atteinte subite aux règles traditionnelles prend d'emblée les proportions du scandale d'intensité moyenne. Parce que les sentiments offensés « se retrouvent dans toutes les consciences, l'infraction commise soulève chez tous ceux qui en sont témoins ou qui en savent l'existence, une même indignation. Tout le monde est atteint, par conséquent tout le monde se raidit contre l'attaque ... Il n'y a qu'à voir ce qui se produit, surtout dans une petite ville, quand quelque scandale moral vient d'être commis. On s'arrête dans la rue, on se retrouve aux endroits convenus pour parler de l'événement et on s'indigne en commun. De toutes ces impressions similaires qui s'échangent, de toutes les colères qui s'expriment, se dégage une colère unique, plus ou moins déterminée, suivant les cas, qui est celle de tout le monde sans être celle de personne en particulier. C'est la colère publique ». (Durkheim). Puis bientôt l'émotion se calme, la vie habituelle reprend son cours, les vieux errements sortent de l'épreuve confirmés.

Il en est tout autrement lorsqu'il s'agit d'atteintes moyennes et même minimes, prolongées, multipliées, ou fréquemment répétées. Au lieu de provoquer la répulsion, le scandale finit alors par prendre un attrait particulier. « Ici, il ne s'agit plus de l'attrait directement exercé par ce que l'on considère comme mauvais ou comme défendu, il s'agit du plaisir que l'on prend au fait même du scandale, de l'intérêt que l'on ressent à constater cet accroc à la conscience sociale, à assister au débat dramatique, tantôt plutôt comique, tantôt vraiment tragique, entre ceux qui ont transgressé la règle et ceux qui la défendent. » (G. Belot). Si nous nous rapportons à l'une des définitions du scandale qui l'envisage comme cause de diminution de foi, nous apercevons un paradoxe dans cette attirance du fait scandaleux. Alors que « toute foi cherche ce qui peut la confirmer, évite ou méconnaît tout ce qui la contredirait ou l'infirmerait ... , dans la recherche du scandale, il semble que nous allons au-devant du risque, que nous nous exposons plus ou moins volontairement au danger ... pour nous croire en droit d'affirmer, nous essayons d'abord de nier et presque de nous renier nous-mêmes » (G. B.).

Il arrive que l'épreuve tourne contre celui qui la tente qui souvent finit par perdre ses anciennes convictions, sans trouver une base suffisante pour en asseoir de nouvelles. Et si l'on considère l'effet d'ensemble, il n'y a plus seulement fléchissement de la personnalité, mais désagrégation de la société, corruption des moeurs. Pourquoi n'agirais-je pas aussi comme ceux qui ont donné l'exemple du mépris des conventions, surtout s'ils en ont tiré quelque profit matériel ? Et cela principalement lorsqu'il s'agit de médiocres délits, de légères dérogations à la morale, dont la répétition accoutume à la licence sans trop compromettre le lien social. Une suggestion lente, progressive, consciente cependant, diminue la confiance dans les normes usuelles, dérègle le comportement individuel et rend d'abord plus indécises les réactions collectives.

Dès que, sans devenir excessive, la violence du scandale s'accroît, ces réactions tendent à retrouver leur vigueur. Ceux qui sont fortement et obstinément scandalisés cherchent à détruire les causes, et souvent même les responsables, des attentats à la légalité. Mais « même vainqueurs, peuvent-ils sortir indemnes du conflit ? A être témoins, et témoins irrités, donc attentifs et « esveillés » de façons de sentir, de croire et d'agir opposées aux leurs, n'auront-ils pas vu leur esprit envahi par une foule de représentations qui tendront à l'acte à leur tour ? Ne seront-ils pas, dans quelque mesure, devenus autres, et semblables à ceux qu'ils ont d'abord réprouvés ?.. Voilà le second aspect du scandale et peut-être le plus important et le plus intéressant au point de vue moral et social » (G. B). « Un conflit peut surgir, et il existe toujours virtuellement, entre l'affirmation spontanée et la négation réfléchie. Celle-ci « loge son ennemi avec elle », puisqu'elle exige en principe, la présence de son objet dans l'esprit » (G. B.).

Et l'ennemi poursuit son cheminement à l'insu même de ceux qui le logent dans leur cerveau, dont l'attention est distraite, la défiance écartée par les besognes de la vie quotidienne. Dans les périodes de détente il reparaît sous la forme de suggestion, d'obsession même. Chose remarquable, chaque fois que le fait scandaleux initial se reproduit, ils résistent d'autant plus énergiquement que l'ennemi a un caractère plus agressif et qu'eux-mêmes sont plus atteints dans leur moral et plus près de rendre les armes. Ils affectent d'être d'autant plus fermes que leur volonté est plus chancelante.

Qu'un acte délictueux soit commis dans la rue : vol, voies de fait, qui s'attroupe ? Qui se passionne ? Qui injurie et frappe le coupable présumé ? Le riche bourgeois qui passe ? Non. C'est le pauvre hère mal assuré du lendemain. Est-ce à des sentiments généreux, à la pitié qu'obéit le premier ? Bien plutôt à l'indifférence : il ne se sent pas menacé dans ses biens ; sa fortune le garantit de la déchéance. Le second cède-t-il à quelque penchant cruel, à une sauvagerie native ? Non, il a peur, et l'origine de sa peur, c'est l'instabilité de sa condition, la perspective de la détresse qui le menace et le portera peut-être, un jour, aux actes qui le scandalisent maintenant. C'est au cauchemar qui l'obsède, au spectre de l'être déchu latent en lui qu'il montre le poing.

Nul n'a mieux mis en relief l'emprise et la progression du scandale qu'Anatole France, dans « Thaïs ». Après une jeunesse dissipée, Paphnuce s'est converti au christianisme. « Depuis dix ans qu'il s'était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait dans les baumes de la pénitence ». Or, un jour, dans sa retraite, « il lui souvint d'avoir vu jadis au théâtre d'Alexandrie une comédienne d'une grande beauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux, et ne craignait pas de se livrer à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d'habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles ... Après quelques heures de méditation, l'image de Thaïs lui apparut avec une extrême netteté ». « Pénétré de douleur à la pensée qu'il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale » il dit « j'irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec le secours de Dieu, je la convertirai ». Chacun sait que la pensée de ce scandale ne cesse plus de hanter l'esprit du moine et comment il parvient à réaliser son dessein, comment il résiste à toutes les tentations, et que les violences des débauchés ou des marchands exploitant le vice, les objurgations ou les railleries de ses anciens amis ne font que renforcer sa volonté.

Cependant, si le scandale a pris fin, son souvenir continue à obséder Paphnuce, l'interprétation de ses manifestations subit seule quelques changements. « L'image de Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point parce qu'il pensait encore qu'elle venait de Dieu et que c'était l'image d'une sainte ». Mais cette transfiguration n'est que passagère et bientôt c'est le fantôme lubrique de la courtisane qui occupe les rêveries et les songes du possédé. « Il ne lui restait plus de doutes : l'image de Thaïs était une image impure ». Dès lors, malgré les macérations, les dures épreuves auxquelles se soumet le malheureux, il ne tarde pas à succomber : « Fou, fou que j'étais de n'avoir pas possédé Thaïs quand il en était temps encore ! Fou d'avoir cru qu'il y avait au monde autre chose qu'elle ! O démence ! J'ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a vu Thaïs ».

Et le scandale produit des effets analogues lorsque au lieu d'exploiter le domaine de l'instinct, il s'attaque à la pensée religieuse. Lorsqu'au banquet de Cotta vient s'asseoir Marcus l'arien, Paphnuce pâlit d'épouvante. Mais aussitôt il se reprend, si choquants que soient les propos de l'hérétique, ils n'ébranlent pas sa foi, il n'y répond même pas, il persévère « dans son silence sublime ». Pourtant, les affirmations scandaleuses qui, tout d'abord, n'ont fait que consolider 1'orthodoxie de l'anachorète, poursuivent obscurément leur travail dans son esprit et, plus tard, lorsque, dans sa détresse, il invoque le Sauveur, sa prière est une profession d'arianisme et une voix intérieure lui crie : « Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l'hérétique. Paphnuce est arien ».

Nous verrons tout à l'heure l'explication de cette chute et de ce reniement.

Si tels sont les effets du scandale, on peut se demander s'il ne peut être un puissant auxiliaire de la propagande, un moyen à employer pour retourner l'opinion d'une société. Dans une certaine mesure, sans doute ; mais moins étendue qu'on ne le supposerait. Nos tendances sont innées. Jusqu'à quel point peuvent-elles subir l'influence des événements dont le milieu social est le théâtre ? « Le milieu n'est pas un agent de formation à proprement parler, mais bien de réalisation : il permet aux localisations germinales de déployer leurs propriétés morphogénétiques propres, mais il ne leur en confère pas de nouvelles. Néanmoins, bien que réduit à ces proportions modestes, son influence ne doit pas être sous-évaluée » (Brachet). A la naissance, l'être est doté des caractères généraux de l'espèce et de ceux de la lignée à laquelle il appartient. « Mais l'épanouissement de ces caractères dépend, lui aussi, des conditions extérieures du développement, qui n'atteignent jamais l'idéal complet ». « L'éducation sera donc capable de faire donner aux potentialités psychiques et morales du cerveau d'un individu tout ce qu'elles peuvent, mais elle pourra aussi leur faire donner moins, les enrayer et laisser dans l'ombre des défauts et des qualités, qui autrement dirigés se seraient peut-être mis à l'avant-plan » (Brachet).

L'homme, au cours de son existence, est incorporé à différents groupes qui lui imposent leur discipline, qui favorisent certaines de ses dispositions, en refrènent d'autres, sans pourtant les abolir. De là ces combats intérieurs, ces renversements d'attitude. Penchants érotiques et penchants mystiques coexistent dans l'âme de Paphnuce. Vivant dans une société dissolue, les premiers gouvernent sa jeunesse. Après sa conversion, les seconds prennent le dessus. Mais lorsqu'il fait un retour sur lui-même, revit son passé, non pas même un scandale présent, mais le rappel d'un scandale ravive en lui la passion assoupie. Avant d'être chrétien, il a été païen, élève des philosophes, et les propos de Marcus « qu'on nommait le Platon des chrétiens » trouvent en lui des voies toutes tracées pour réveiller des idées qui sommeillaient. Sa vie reflète à la fois l'opposition de deux civilisations et celle des deux tendances qui coexistent en lui.

Durant les périodes de stabilité, la loi ou la coutume réprime toutes les tendances qui pourraient compromettre l'équilibre social. « Mais la tendance, les aspirations ainsi réprimées n'en sont pas moins vivaces au fond de la personnalité ou de la collectivité, et prêtes à se manifester à la première occasion ». L'homme « se sent arrêté par il ne sait quoi.... C'est souvent un incident fortuit qui vient lui dénoncer ce véritable sentiment, son désir, sa tendance, son aspiration, masquées jusque-là par une répression latente, inconsciente... Mais que surviennent des circonstances qui se prêtent à la réalisation de ces tendances cachées, et, à partir de ce moment, elles se renforcent, leur répression devient consciente, et il cherche lui-même les moyens de s'en libérer » (Dr P. Sollier).

Le scandale est précisément un de ces incidents qui fournissent l'occasion de cette libération subite ou progressive d'une tendance chez ceux qui en sont déjà imbus. Le scandale produit l'effet d'un révélateur. Dans une société qui se croyait homogène il se produit une disjonction des éléments. La révélation d'aspirations jusqu'alors contenues produit un effet de surprise chez ceux mêmes qui ne les ressentent pas ; ils en mesurent la puissance et leur foi est ébranlée ; si le groupe adverse est entreprenant, ils sont prêts à capituler. Ils réfrèneront à leur tour leurs tendances particulières, jusqu'au jour où quelque circonstance favorable permettra à celle-ci un nouvel essor. Ainsi se succèdent réformes et réactions.

Il arrive pourtant que la réaction soit immédiate ; c'est le cas du scandale extrême que nous avons laissé de côté. Ce ne sont plus seulement quelques privilèges injustifiables, quelques coutumes désuètes qui sont attaquées mais tout l'ensemble des institutions qui est menacé d'un bouleversement. Si les bases d'un nouvel ordre social ne sont pas immédiatement proposées, si l'avenir est abandonné aux fluctuations d'opinions insuffisamment éclairées, l'instinct individuel de conservation domine tout autre sentiment, l'affolement général fait obstacle à l'instauration d'un ordre nouveau.

Cependant « comme la religion l'ordre aura ses fanatiques. Les sociétés modernes offrent cette particularité, qu'elles sont d'une grande douceur quand leur principe n'est pas en danger, mais qu'elles deviennent impitoyables si on leur inspire des doutes sur les conditions de leur durée. La société qui a eu peur est comme l'homme qui a eu peur : elle n'a plus toute sa valeur morale. Les moyens qu'employa la société catholique au XIIIème et au XVIème siècle pour défendre son existence menacée, la société moderne les emploiera, sous des formes plus expéditives et moins cruelles, mais non moins terribles » (E. Renan). « Des dictateurs d'aventure » se chargeront d'une telle besogne, si les gouvernements traditionnels la jugent indigne d'eux. Ainsi le scandale, dont l'efficacité comme moyen de propagande est indiscutable, est, par contre, un instrument d'un maniement délicat, dangereux même lorsqu'il est porté à l'extrême. Il est plus prudent de ne pas le provoquer, mais de mettre uniquement en relief ceux qui se produisent spontanément dans nos sociétés modernes. Ils sont assez fréquents pour fournir l'occasion de combattre toutes les routines, tous les préjugés, tous les abus, pour inspirer à tous ceux qui en souffrent et voudraient édifier une société meilleure le désir de mettre de l'ordre dans leurs idées et d'unir leurs forces.

Si c'est le sentiment qui provoque la critique des institutions et la révolte contre elles, c'est à la raison, plutôt qu'à la passion qu'il faut faire appel pour leur faire produire des effets durables. L'émotion consécutive au scandale, comme nous l'avons signalé, n'imprime une nouvelle orientation spirituelle qu'à ceux que leur innéité prédisposait à l'adopter. Chez les réfractaires dont la mentalité n'est pas modifiée, les arguments logiques sans les convaincre, rabattent l'assurance et, à un antagonisme actif, substituent de simples regrets du passé.

La recherche du scandale présente d'autres dangers. Des professionnels sans conviction peuvent la choisir comme carrière, et, ce qui est plus néfaste encore, des gens de bonne foi peuvent en abuser. Il est inutile d'insister sur l'effet démoralisant des manoeuvres des provocateurs ou des beaux gestes des fantaisistes. La réprobation qui devait ne s'attaquer qu'à leur personne, finit par rejaillir sur les idées dont ils se faisaient les propagandistes.

Ceux qui, sans arrière pensée, sont portés à l'outrance, sortent, en général des rangs de la jeunesse bourgeoise. Jusqu'à une époque assez rapprochée et, dans une certaine mesure encore maintenant, l'éducation bourgeoise est basée sur la contrainte : contrainte dans la tenue, dans le langage et même dans les distractions. L'établissement d'instruction, surtout s'il s'agit d'un internat, impose une discipline assez rigoureuse. Aussi, lorsque l'adolescent accède à l'enseignement supérieur, qui souvent l'éloigne de sa famille, et toujours lui laisse une certaine liberté, il s'empresse d'en user et même d'en abuser. Suivant ses tendances propres, souvent au hasard des camaraderies, il s'agrège à un groupe, et la générosité du caractère, la fougue naturelle à cet âge le conduisent à adopter de confiance les principes qui ont présidé à la formation du groupe, à en observer les rites, à les exagérer. Si le clan est révolutionnaire, il sera au nombre des plus ardents, des plus audacieux dans l'action (sans qu'il se l'avoue à lui-même, il sent bien qu'il a une position de repli).

Une fois en possession d'une situation, dans l'administration, dans l'industrie ou toute autre profession libérale, le jeune bourgeois en voie d'émancipation est arrêté par de nombreux obstacles. Les uns viennent du dehors, réglementations administratives ou patronales, esprit de corps, action des parents directs ou par alliance. « D'autres viennent de notre constitution même, qui comporte des tendances contradictoires. Nous puisons alors dans les règles constituant les obstacles du premier ordre les raisons de favoriser tantôt les unes, tantôt les autres » (Sollier).

La plupart subissent passivement ces nouvelles contraintes et deviennent indifférents à toute action sociale. D'autres, surtout des littérateurs en quête de renommée ou d'honneurs académiques, se rangent de nouveau sous la houlette de leurs anciens pasteurs, et sont les adversaires les plus acharnés des doctrines qui les avaient séduits un instant. Ces déviations doivent nous mettre en garde contre les excès de parole, les manifestations tapageuses qui tendent à provoquer le scandale et aboutissent à détourner la classe ouvrière de l'oeuvre indispensable d'organisation syndicale, coopérative et également civique.

L'idée fait lentement son chemin, mais elle tient solidement le terrain conquis. Pour qu'elle s'implante dans le cerveau, il faut à la fois l'aide patiente d'un initiateur et un effort personnel, ce qui tient à l'écart les versatiles et les impulsifs, qui portent le désordre dans le mouvement social.

- G. GOUJON.