SEIZE
(le manifeste des)
Sous cette appellation, on a désigné, dans le mouvement anarchiste, une
déclaration datée du 28 février 1916, qui fut publiée pour la première
fois dans le quotidien syndicaliste La Bataille, le 14 avril 1916. Le
n°16 des publications de La Révolte et des Temps Nouveaux, du 15
octobre 1922, a reproduit in-extenso la dite déclaration, signée de
quinze noms seulement ; cela provient de ce que Husseindey, le seizième
signataire supposé, n’était, en réalité, que la localité (Algérie)
habitée par l’un des signataires : Orfila. Ainsi, le trop fameux
Manifeste des Seize aurait du se dénommer, à plus juste titre, le
Manifeste des Quinze. Mais ce serait commettre une nouvelle erreur de
ne voir, en cette déclaration, qu’une adhésion de quinze anarchistes.
Les événements de l’époque firent que, lorsque cette déclaration fut
communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades
seulement approuvèrent le texte, pressé que l’on était de le publier ;
dans le numéro du 14 avril 1916 de La Libre Fédération, périodique
communiste-anarchiste, paraissant à Lausanne, une bonne centaine
d’adhésions nouvelles venaient s’ajouter aux précédentes ; elles
émanaient de camarades français, italiens (les plus nombreux),
quelques-uns de Suisse, d’Angleterre, de Belgique et du Portugal.
Certaines étaient suivies de ces deux mots curieux : « Aux Armées » ;
une même, dont l’adresse était : 7, rue de la Halle, au Havre, était
illisible.
Telle est l’histoire de cette déclaration appelée à soulever des
polémiques violentes et à faire surgir des antagonismes qui, en 1933,
persistent. Pour mieux situer ce Manifeste dans le cadre de l’évolution
sociale du début du XXè siècle, on peut s’autoriser à le comparer, sur
des plans différents, au Manifeste des 93 intellectuels allemands, qui,
lui aussi, donna naissance à de nombreux commentaires, et dire que le
premier fut au mouvement anarchiste ce que le second fut au monde «
intellectuel ».
Le Manifeste des Seize - nous continuerons à le désigner ainsi - eut
une répercussion considérable, qui se manifesta d’une façon véhémente
dans toute l’action du mouvement anarchiste d’après-guerre. L’oubli est
loin de s’en être emparé, pour l’envelopper d’indifférence, ou le
remiser au musée des erreurs de doctrine ou de tactique envers un
idéal. J’ignore si les générations de demain lui attribueront encore la
même importance ; quoi qu’il en soit, et on le contestera
difficilement, ce fut pour le mouvement anarchiste, une manifestation
fort regrettable. Elle fut cause de divisions et de fractionnements
dont le mouvement tout entier dut subir les contre-coups.
Le mouvement anarchiste, avant 1914-, était loin de rallier des masses
organisées et disciplinées comme celles des partis politiques et des
organisations ouvrières. Si des défections se produisirent parmi les
adeptes de l’idéal anarchiste, on doit reconnaître en toute bonne foi
que, proportionnellement, elles furent cependant minimes. Et l’on peut
affirmer, sans prétention aucune, que l’idéal anarchiste reste ce qu’il
n’a cessé d’être, sans être affaibli par des compétitions dont la
variabilité est incompatible, et pour le moins contestable, avec la
défense de son idéologie et de ses principes.
Dès le début de la guerre, quelques militants anarchistes, réfugiés en
Angleterre, poursuivaient leur propagande dansFreedom, le journal
anarchiste-communiste de Londres, fondé en 1886 par Kropotkine et
Charlotte M. Wilson. Les trente-neuf années d’existence de ce journal
en faisaient le doyen de la presse anarchiste du monde entier. Dans les
numéros d’octobre, de novembre et de décembre 1914, une controverse
animée s’engagea au sujet de la guerre. On y trouva une contribution
pro-guerriste de Kropotkine, Tcherkesoff et Jean Grave d’une part, et
celle des anti-guerristes : Malatesta et une grande partie des
anarchistes anglais d’autre part. Kropotkine n’admettait guère que l’on
pût avoir une idée opposée à celle défendue par les pro-guerristes et,
logique avec lui-même, il mettait en exécution un point de vue jadis
exprimé : qu’en cas de conflit entre la France et l’Allemagne, il
prendrait position pour la France, qu’il trouvait plus évoluée et dont
il craignait que la défaite n’entraînât une réaction internationale.
A quelques amis, lors d’un passage à Paris, en 1913, je pense,
Kropotkine avait déclaré : « Et la guerre ? J’ai dit, lors d’un
précédent passage à Paris, à un moment où il était, question de guerre
aussi, que je regrettais d’avoir 62 ans et de ne pouvoir prendre un
fusil pour défendre la France dans le cas où elle serait envahie ou
menacée d’invasion par l’Allemagne. Je n’ai pas changé d’opinion sur ce
point. Je n’admets pas qu’un pays soit violenté par un autre, et je
défendrai la France contre n’importe quel pays d’ailleurs : Russie,
Angleterre, Japon, aussi bien que contre l’Allemagne. » C’était là une
profession de foi francophile doublée d’un romantisme révolutionnaire
qui, si elle cadrait peu avec les écrits de l’auteur de « La Conquête
du Pain » et des « Paroles d’un Révolté », pouvait s’harmoniser avec
celui de « La Grande Révolution ». Mais, en ce cas, que devenait la
fameuse « insurrection en cas de guerre », prônée par le mouvement
anarchiste révolutionnaire ? Cette polémique entre les
interventionnistes et les anti-guerristes provoqua bientôt une rupture
dans le groupe de Freedom. Et, dépassant la mesure que se doit de
garder une controverse courtoise, Tcherkesoff « alla même jusqu’à
injurier grossièrement Keell en personne, parce que ce militant
refusait de céder aux injonctions de la demi-douzaine (tout au plus) de
Kropotkiniens qui voulaient mettre le journal au service de la guerre
». Pour dissiper la mauvaise impression produite par cette rupture
violente, les anarchistes réfugiés à Londres, à cette époque, et, les
camarades anglais éditèrent en langue anglaise, française et allemande,
un manifeste signé par trente-six camarades, intitulé : «
L’Internationale Anarchiste et la Guerre ».
Voici le texte de ce Manifeste :
« L’Europe en feu, une dizaine de millions d’hommes aux prises, dans la
plus effroyable boucherie qu’ait jamais enregistrée l’histoire, des
millions de femmes et d’enfants en larmes, la vie économique,
intellectuelle et morale de sept grands peuples, brutalement suspendue,
la menace, chaque jour plus grave, de complications nouvelles, tel est,
depuis sept mois, le pénible, angoissant et odieux spectacle que nous
offre le monde civilisé. Mais, spectacle attendu, au moins par les
anarchistes, car pour eux, il n’a jamais fait et il ne fait aucun doute
- les terribles événements d’aujourd’hui fortifient cette assurance, -
que la guerre est en permanente gestation dans l’organisme social
actuel et que le conflit armé restreint ou généralisé, colonial ou
européen est la conséquence naturelle et l’aboutissement nécessaire et
fatal d’un régime qui a pour base l’inégalité économique des citoyens,
repose sur l’antagonisme sauvage des intérêts et place le monde du
travail sous l’étroite et douloureuse dépendance d’une minorité de
parasites, détenteurs à la fois du pouvoir politique et de la puissance
économique.
La guerre était inévitable ; d’où qu’elle vînt, elle devait éclater. Ce
n’est pas en vain que depuis un demi-siècle, on prépare fiévreusement
les plus formidables armements et que l’on accroît tous les jours
davantage les budget de la mort. A perfectionner constamment le
matériel de guerre, à tendre continûment tous les esprits et toutes les
volontés vers la meilleure organisation de la machine militaire, on ne
travaille pas à la paix. Aussi est-il naïf et puéril, après avoir
multiplié les causes et les occasions de conflits, de chercher à
établir les responsabilités de tel ou tel gouvernement. Il n’y a pas de
distinction possible entre les guerres offensives et les guerres
défensives. Dans le conflit actuel, les gouvernements de Berlin et de
Vienne se sont justifiés avec des documents non moins authentiques que
les gouvernements de Paris, de Londres, de Pétrograd ; c’est à qui de
ceux-ci ou de ceux-là produira les documents les plus indiscutables et
les plus décisifs pour établir sa bonne foi, et se présenter comme
l’immaculé défenseur du droit et de la liberté, le champion de la
civilisation.
La civilisation ? Qui donc la représente, en ce moment ? Est-ce l’État
allemand, avec son militarisme formidable et si puissant, qu’il a
étouffé toute velléité de révolte ? Est-ce l’État russe, dont le knout,
le gibet et la Sibérie sont les seuls moyens de persuasion ? Est-ce
l’État français, avec Biribi, les sanglantes conquêtes du Tonkin, de
Madagascar, du Maroc, avec le recrutement forcé des troupes noires ? La
France qui retient dans ses prisons, depuis des années, des camarades
coupables seulement d’avoir parlé et écrit contre la guerre ? Est-ce
l’Angleterre qui exploite, divise, affame et opprime les populations de
son immense empire colonial ? Non. Aucun des belligérants n’a le droit
de se réclamer de la civilisation, comme aucun n’a le droit de se
déclarer en état de légitime défense.
La vérité, c’est que la cause des guerres, de celle qui ensanglante
actuellement les plaines de l’Europe, comme de toutes celles qui l’ont
précédée, réside uniquement dans l’existence de l’État, qui est la
forme politique du privilège. L’État est né de la force militaire ; il
s’est développé en se servant de la force militaire ; et c’est encore
sur la force militaire qu’il doit logiquement s’appuyer pour maintenir
sa toute puissance. Quelle que soit la forme qu’il revête, l’État n’est
que l’oppression organisée au profit d’une minorité de privilégiés. Le
conflit actuel illustre cela de façon frappante : toutes les formes de
l’État se trouvent engagées dans la guerre présente : l’absolutisme
avec la Russie, l’absolutisme mitigé de parlementarisme avec
l’Allemagne, l’État régnant sur des peuples de races bien différentes
avec l’Autriche, le régime démocratique constitutionnel avec
l’Angleterre, et le régime démocratique républicain avec la France.
Le malheur des peuples qui, pourtant, étaient tous profondément
attachés à la paix, est d’avoir eu confiance en l’État, avec ses
diplomates intrigants, en la démocratie et les partis politiques (même
d’opposition, comme le socialisme parlementaire) pour éviter la guerre.
Cette confiance a été trompée à dessein, et elle continue à l’être,
lorsque les gouvernements, avec l’aide de toute leur presse, persuadent
leurs peuples respectifs que cette guerre est une guerre de libération.
Nous sommes résolument contre toute guerre entre peuples ; et, dans les
pays neutres, comme l’Italie, où les gouvernants prétendent jeter
encore de nouveaux peuples dans la fournaise guerrière, nos camarades
se sont opposés, s’opposent, et s’opposeront toujours à la guerre, avec
la dernière énergie. Le rôle des anarchistes, quels que soient
l’endroit ou la situation dans lesquels ils se trouvent, dans la
tragédie actuelle, est de continuer à proclamer qu’il n’y a qu’une
seule guerre de libération : celle qui, dans tous les pays, est menée
par les opprimés contre les oppresseurs, par les exploités contre les
exploiteurs. Notre rôle, c’est d’appeler les esclaves à la révolte,
contre leurs maîtres. La propagande et l’action anarchistes doivent
s’appliquer avec persévérance à affaiblir et à désagréger les divers
États, à cultiver l’esprit de révolte, et à faire naître le
mécontentement dans les peuples et dans les armées.
A tous les soldats de tous les pays, qui ont la foi de combattre pour
la justice et la liberté, nous devons expliquer que leur héroïsme et
leur vaillance ne serviront qu’à perpétuer la haine, la tyrannie et la
misère. Aux ouvriers de l’usine, il. faut rappeler que les fusils
qu’ils ont maintenant entre les mains, ont été employés contre eux dans
les jours de grève et de légitime révolte et qu’ensuite, ils serviront
encore contre eux, pour les obliger à subir l’exploitation patronale.
Aux paysans, montrer qu’après la guerre, il faudra encore une fois se
courber sous le joug, continuer à cultiver la terre de leurs seigneurs
et nourrir les riches. A tous les parias, qu’ils ne doivent pas lâcher
leurs armes avant d’avoir réglé leurs comptes avec leurs oppresseurs,
avant d’avoir pris la terre et l’usine pour eux. Aux mères, compagnes
et filles, victimes d’un surcroît de misère et de privations, montrons
quels sont les vrais responsables de leurs douleurs et du massacre de
leurs pères, fils et maris.
Nous devons profiter de tous les mouvements de révolte, de tous les
mécontentements, pour fomenter l’insurrection, pour organiser 1a
révolution, de laquelle nous attendons la fin de toutes les iniquités
sociales. Pas de découragement - même devant une calamité comme la
guerre actuelle. C’est dans des périodes aussi troublées où des
milliers d’hommes donnent héroïquement leur vie pour une idée, qu’il
faut que nous montrions à ces hommes la générosité, la grandeur et la,
beauté de l’idéal anarchiste ; la justice sociale réalisée par
l’organisation libre des producteurs ; la guerre et le militarisme à
jamais supprimés ; la liberté entière conquise par la destruction
totale de l’État et de ses organismes de coercition. Vive l’Anarchie ! »
Londres, février 1915. - Léonard d’Abbot, Alexandre Berckman, L.
Bertoni, L. Bersani, G. Bernard, A. Bernado, G. Barrett, E. Boudot, A.
Gazitta, Joseph J. Cohen, Henri Combes, Nestor Ciek van Diepen, F.-W.
Dunn, Ch. Frigerio, Emma Goldman, V. Garcia, Hippolyte Havel, T.-H.
Keell, Harry Kelly, J. Lemarie, E. Malatesta, A. Marquez, F.
Domela-Nieuwenhuis, Noël Paravich, E. Recchioni, G. Rijnders, I.
Rochtchine, A. Savioli, A. Schapiro, William Shatoff, V.-J.-C.
Schermerhorn, G. Trombetti, P. Vallina, G. Vignati, L.-G. Wolf, S.
Yanovsky.
Tandis que se déroulaient les douloureux événements qui, depuis août
1914, ensanglantaient le monde entier, faisant de lui un immense et
horrifiant charnier, vers le début de l’année 1916, au moment même où
il était question de paix, certains anarchistes éprouvèrent le besoin
urgent d’affirmer leur position dans le conflit guerrier qui mettait
aux prises tous les peuples d’Europe et d’Amérique.
De là est née cette déclaration qui, dans les milieux révolutionnaires
et plus particulièrement chez les anarchistes, devait prendre le nom de
« Manifeste des Seize ». Son promoteur était Jean Grave, théoricien
anarchiste-communiste bien connu, auteur d’ouvrages doctrinaux, dont
les principaux sont « La Société Mourante et l’Anarchie », « Réformes
et Révolution », « La Société future », etc...
Voici le texte de la déclaration des Seize :
« De divers côtés, des voix s’élèvent, pour demander la paix immédiate.
« Assez de sang- versé, assez de destruction », dit-on, « il est temps
d’en finir d’une façon ou d’une autre ». Plus que personne, et depuis
bien longtemps, nous avons été, dans nos journaux, contre toute guerre
d’agression entre les peuples et contre le militarisme, de quelque
casque impérial ou républicain il s’affuble. Aussi serions-nous
enchantés de voir les conditions de paix discutées - si cela se pouvait
- par les travailleurs européens, réunis en un congrès international.
D’autant plus que le peuple allemand s’est laissé tromper en août 1914,
et s’il a cru réellement qu’on le mobilisait pour la défense de son
territoire, il a eu le temps de s’apercevoir qu’on l’avait trompé pour
le lancer dans une guerre de conquêtes.
En effet, les travailleurs allemands, du moins dans leurs groupements
plus ou moins avancés, doivent comprendre maintenant que les plans
d’invasion de la France, de la Belgique, de la Russie, avaient été
préparés de longue date et que, si cette guerre n’a pas éclaté en 1875,
en 1880, en 1911, ou en 1913, c’est que les rapports internationaux ne
se présentaient pas alors sous un aspect aussi favorable et que les
préparatifs militaires n’étaient pas assez complets pour promettre la
victoire à l’Allemagne (lignes stratégiques à compléter, canal de Kiel
à élargir, les grands canons de siège à perfectionner). Et maintenant,
après vingt mois de guerre et de pertes effroyables, ils devraient bien
s’apercevoir que les conquêtes faites par l’armée allemande ne pourront
être maintenues. D’autant plus qu’il faudra reconnaître ce principe
(déjà reconnu par la France en 1859, après la défaite de l’Autriche)
que c’est la population de chaque territoire qui doit exprimer si elle
consent ou non à être annexée.
Si les travailleurs allemands commencent à comprendre la situation
comme nous la comprenons, et comme la comprend déjà une faible minorité
de leurs sociaux-démocrates, - et s’ils peuvent se faire écouter par
leurs gouvernants - il pourrait y avoir un terrain d’entente pour un
commencement de discussion concernant la paix. Mais alors ils devraient
déclarer qu’ils se refusent absolument à faire des annexions, ou à les
approuver ; qu’ils renoncent à la prétention de prélever des «
contributions » sur les nations envahies, qu’ils reconnaissent le
devoir de l’État allemand de réparer, autant que possible, les dégâts
matériels causés par les envahisseurs chez leurs voisins, et qu’ils ne
prétendent pas leur imposer des conditions de sujétion économique, sous
le nom. de traités commerciaux. Malheureusement, on ne voit pas,
jusqu’à présent, des symptômes du réveil, dans ce sens, du peuple
allemand.
On a parlé de la conférence de Zimmerwald, mais il a manqué à cette
conférence l’essentiel : la représentation des travailleurs allemands.
On a aussi fait beaucoup de cas de quelques rixes qui ont eu lieu en
Allemagne, à la suite de la cherté des vivres. Mais on oublie que de
pareilles rixes ont toujours eu lieu pendant les grandes guerres, sans
en influencer la durée. Aussi, toutes les dispositions prises, en ce
moment, par le gouvernement allemand, prouvent-elles qu’il se prépare à
de nouvelles agressions au retour du printemps. Mais comme il sait
aussi qu’au printemps les Alliée lui opposeront de nouvelles armées,
équipées d’un nouvel outillage, et d’une artillerie bien plus puissante
qu’auparavant, il travaille aussi à semer la discorde au sein des
populations alliées. Et il emploie, dans ce but, un moyen aussi vieux
que la guerre elle-même : celui de répandre le bruit d’une paix
prochaine, à laquelle il n’y aurait, chez les adversaires, que les
militaires et les fournisseurs des armées pour s’y opposer. C’est à
quoi s’est appliqué Bülow, avec ses secrétaires, pendant son dernier
séjour en Suisse.
Mais à quelles conditions suggère-t-il de conclure la paix ?
La Neue Zuercher Zeitung croit savoir et le journal officiel, la
Norddeutsche Zeitung, ne la contredit pas - que la plupart de la
Belgique serait évacuée, rnais à condition de donner des gages de ne
pas répéter ce qu’elle a. fait en août 1914, lorsqu’elle s’opposa au
passage des troupes allemandes. Quels seraient ces gages ? Les mines de
charbon belges ? Le Congo ? On ne le dit pas. Mais on demande déjà une
forte contribution annuelle. Le territoire conquis en France serait
restitué, ainsi que la partie de la Lorraine où on parle français.
Mais, en échange, la France transférerait à l’État allemand tous les
emprunts russes, dont la valeur se monte à dix-huit milliards.
Autrement dit, une contribution de dix-huit milliards, qu’auraient à
rembourser les travailleurs agricoles et industriels français, puisque
ce sont eux qui paient les impôts. Dix-huit milliards, pour racheter
dix départements, que, par leur travail, ils avaient rendus si riches
et si opulents, et qu’on leur rendra ruinés et dévastés...
Quant à savoir ce que l’on pense en Allemagne des conditions de la
paix, un fait est certain : la presse bourgeoise prépare la nation à
l’idée de l’annexion pure et simple de la Belgique et des départements
du Nord de la France. Et, il n’y a pas, en Allemagne, de force capable
de s’y opposer. Les travailleurs, qui auraient dû élever leur voix
contre les conquêtes, ne le font pas. Les ouvriers syndiqués, se
laissent entraîner par la fièvre impérialiste, et le parti
social-démocrate, trop faible pour influencer les décisions du
gouvernement concernant la paix, même s’il représentait une masse
compacte - se trouve divisé, sur cette question, en deux partis
hostiles, et la majorité du parti marche avec le gouvernement. L’Empire
allemand, sachant que ses armées sont, depuis dix-huit mois, à 90
kilomètres de Paris, et soutenu par le peuple allemand dans ses rêves
de conquêtes nouvelles, ne voit pas pourquoi il ne profiterait pas des
conquêtes déjà faites. Il se croit capable de dicter des conditions de
paix qui lui permettraient d’employer les nouveaux milliards de
contribution à de nouveaux armements, afin d’attaquer la France quand
bon lui semblera, lui enlever ses colonies, ainsi que d’autres
provinces, et de ne plus avoir à craindre sa résistance.
Parler de paix en ce moment, c’est faire précisément le jeu du parti
ministériel allemand, de Bülow et de ses agents.
Pour notre part, nous nous refusons absolument à partager les illusions
de quelques-uns de nos camarades, concernant les dispositions
pacifiques de ceux qui dirigent les destinées de l’Allemagne. Nous
préférons regarder le danger en face et chercher ce qu’il y a à faire
pour y parer. Ignorer ce danger, serait l’augmenter.
En notre profonde conscience, l’agression allemande était une menace -
mise à exécution - non seulement contre nos espoirs d’émancipation,
mais contre toute l’évolution humaine. C’est pourquoi nous,
anarchistes, nous antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous,
partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous
nous sommes rangés du côté de la résistance et nous n’avons pas cru
devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. Nous ne
croyons pas nécessaire d’insister que nous aurions préféré voir cette
population prendre, en ses propres mains, le soin de sa défense. Ceci
ayant été impossible, il n’y avait qu’à subir ce qui ne pouvait être
changé. Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la
population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice
et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux
projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question
de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous
n’oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons
l’union des peuples, la disparition des frontières. Et c’est parce que
nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple
allemand, que nous pensons qu’il faut résister à un agresseur qui
représente l’anéantissement de tous nos espoirs d’affranchissement.
Parler de paix tant que le parti qui, pendant quarante-cinq ans, a fait
de l’Europe un vaste camp retranché, est à même de dicter ses
conditions, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse
commettre. Résister et faire échouer ses plans, c’est préparer la voie
à la population allemande restée saine et lui donner les moyens de se
débarrasser de ce parti. Que nos camarades allemands comprennent que
c’est la seule issue avantageuse aux deux côtés et nous sommes prêts à
collaborer avec eux. » - 28 février 1916. »
Pressés par les événements de publier cette déclaration, lorsqu’elle
fut communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades
seulement, dont les noms suivent, en avaient approuvé le texte :
Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Pierre
Kropotkine, A. Laisant, F. Le Lève (Lorient), Charles Malato, Jules
Moineau. (Liège), Ant. Orfila (Husseindey, Algérie), M. Pierrot, Paul
Reclus, Richard (Algérie), Ichikawa (Japon), W. Tcherkesoff.
Dès le mois d’avril 1916, afin de contrecarrer l’impression que venait
de produire cette déclaration dans les milieux d’ avant-garde et pour
se situer vis-à-vis de ceux qui venaient d’adhérer à la Guerre du Droit
en signant la déclaration dite des Seize, des militants réfugiés à
Londres publièrent une protestation intitulée : « Déclaration
anarchiste » et signée par le Groupe International Anarchiste,
désavouant les Seize.
Cette déclaration était la suivante :
« Voici bientôt deux ans que s’est abattu sur l’Europe le plus terrible
fléau qu’ait enregistré l’histoire, sans qu’aucune action efficace soit
venue entraver sa marche. Oublieux des déclarations de naguère, la
plupart des chefs des partis les plus avancés, y compris la plupart-des
dirigeants des organisations ouvrières - les uns par lâcheté, les
autres par manque de conviction, d’autres encore par intérêt - se sont
laissé absorber par la propagande patriotique, militariste et
guerriste, qui, dans chaque nation belligérante, s’est développée avec
une intensité que suffisent à expliquer la situation et la nature de la
période que nous traversons. Quant au peuple, dans sa grande masse,
dont la mentalité est faite par l’école, l’église, le régiment, la
presse, c’est-à-dire ignorant et crédule, dépourvu d’initiative, dressé
à l’obéissance et résigné à subir la volonté des maîtres qu’il se
donne, depuis celle du législateur, jusqu’à celle du secrétaire de
syndicat, il a, sous la poussée des bergers d’en haut et d’en bas
réconciliés dans la plus sinistre des besognes, marché sans rébellion à
l’abattoir, entraînant, par la force de son inertie même les meilleurs
parmi lui, qui n’évitaient la mort au poteau d’exécution qu’en risquant
la mort sur le champ de carnage.
Toutefois, dès les premiers jours, dès avant la déclaration de guerre
même, les anarchistes de tous les pays, belligérants ou neutres, sauf
quelques rares exceptions, en nombre si infime, qu’on pouvait les
considérer comme négligeables, prenaient nettement parti contre la
guerre. Dès le début, certains des nôtres, héros et martyrs qu’on
connaîtra plus tard, ont choisi d’être fusillés, plutôt que de
participer à la tuerie ; d’autres expient dans les geôles impérialistes
ou républicaines, le crime d’avoir protesté et tenté d’éveiller
l’esprit du peuple.
Avant la fin de l’année 1914, les anarchistes lançaient un manifeste
qui avait recueilli l’adhésion de camarades du monde entier, et que
reproduisirent nos organes dans les pays où ils existaient encore. Ce
manifeste montrait que la responsabilité de l’actuelle tragédie
incombait à tous les gouvernants sans exception, et aux grands
capitalistes, dont ils sont les mandataires, et que l’organisation
capitaliste et la base autoritaire de la société sont les causes
déterminantes de toute guerre. Et il venait dissiper l’équivoque créé
par l’attitude de ces quelques « anarchistes guerristes », plus
bruyants que nombreux, d’autant plus bruyants que, servant la cause du
plus fort, leur ennemi d’hier, notre ennemi de toujours, l’État, il
leur était permis, à, eux seuls, de s’exprimer ouvertement, librement.
Des mois passèrent, une année et demie s’écoula et ces renégats
continuaient paisiblement, loin des tranchées, à exciter au meurtre
stupide, et répugnant, lorsque, le mois dernier, un mouvement en faveur
de la paix commençant à se préciser, les plus notoires d’entre eux,
jugèrent devoir accomplir un acte retentissant, à la fois dans le
dessein de contrecarrer cette tendance à imposer aux gouvernants la
cessation des hostilités, et pour que l’on pût croire, et faire croire,
que les anarchistes s’étaient ralliés à l’idée et au fait de la guerre.
Nous voulons parler de cette Déclaration publiée à Paris, dans La
Bataille du 14 mars, signée de Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean
Grave, Jacques Guérin, Hussein Bey, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F.
Le Levé, Charles Malato, Jules Moineaux, Ant. Orfila, M. Pierrot, Paul
Reclus, Richard, S. Shikawa, W. Tcherkesoff, et à laquelle a applaudi,
naturellement, la presse réactionnaire.
II nous serait facile d’ironiser à propos de ces camarades d’hier,
voire de nous indigner du rôle joué par eux, que l’âge, ou leur
situation particulière, ou encore leur résidence, met à l’abri du
fléau, et qui, cependant, avec une inconscience ou une cruauté que même
certains conservateurs de l’ordre social actuel n’ont pas, osent
écrire, alors que de tous côtés se sent la lassitude et pointe
l’aspiration vers la paix, osent écrire, disons-nous, que « parler de
paix à l’heure présente, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on
puisse commettre » et qui tranchent : « Avec ceux qui luttent, nous
estimons qu’il ne peut être question de paix ». Or, nous savons, et ils
n’ignorent pas non plus, ce que pensent « ceux qui luttent ». Nous
savons ce que désirent « ceux qui vont mourir » pour mieux dire ; tout
en ne nous dissimulant pas que les causes qui engendrent leur
faiblesse, les entraîneront peut-être à mourir sans qu’ils aient tenté
le geste qui les sauverait. Nous, nous laissons ces camarades d’hier à
leurs nouvelles amours.
Mais, ce que nous voulons, ce à quoi nous tenons essentiellement, c’est
protester contre la tentative qu’ils font, d’englober, dans l’orbite de
leurs pauvres spéculations néo-étatistes, le mouvement anarchiste
mondial et la philosophie anarchiste elle-même ; c’est protester contre
leur essai de solidariser avec leur geste, aux yeux du public non
éclairé, l’ensemble des anarchistes restée fidèles à un passé qu’ils
n’ont aucune raison de renier, et qui croient, plus que jamais, à la
vérité de leurs idées.
Les anarchistes n’ont pas de leaders, c’est-à-dire pas de meneurs. Au
surplus, ce que nous venons affirmer ici, ce n’est pas seulement que
ces seize signataires sont l’exception, et que nous sommes le nombre,
ce qui n’a qu’une importance relative, mais bien que leur geste et
leurs affirmations ne peuvent en rien se rattacher à notre doctrine
dont ils sont, au contraire, la. négation absolue.
Ce n’est pas ici le lieu de détailler, phrase par-phrase, cette
Déclaration, pour analyser et critiquer chacune de ses affirmations.
D’ailleurs elle est connue.
Qu’y trouve-t-on ? Toutes les niaiseries nationalistes que noue lisons,
depuis près de deux années, dans une presse prostituée, toutes les
naïvetés patriotiques dont ils se gaussaient jadis, tous les clichés de
politique extérieure avec lesquels les gouvernements endorment les
peuples. Les voila dénonçant un impérialisme qu’ils ne découvrent
maintenant que chez leurs adversaires. Comme s’ils étaient dans le
secret des ministères, des chancelleries et, des états-majors, ils
jonglent avec les chiffres d’indemnité, évaluent les forces militaires
et refont, eux aussi, ces ex-contempteurs de l’idée de patrie, la carte
du monde sur la base du « droit des peuples », et du « principe des
nationalités »... Puis, ayant jugé dangereux de parler de paix, tant
qu’on n’a pas, pour employer la formule d’usage, écrasé le seul
militarisme prussien, ils préfèrent regarder le danger en face, loin
des balles. Si nous considérons synthétiquement, plutôt, les idées
qu’exprime leur Déclaration, nous constatons qu’il n’y a aucune
différence entre la thèse qui y est soutenue, et le thème habituel des
partis d’autorité groupés, dans chaque nation belligérante, en « Union
Sacrée ». Eux aussi, ces anarchistes repentis, sont entrés dans 1’ «
Union Sacrée », pour la défense des fameuses « libertés acquises », et
ils ne trouvent rien de mieux, pour sauvegarder cette prétendue liberté
des peuples, dont ils se font les champions, que d’obliger l’individu à
se faire assassin et à se faire assassiner pour le compte et au
bénéfice de l’État. En réalité, cette Déclaration n’est pas l’oeuvre
d’anarchistes. Elle fut écrite, par des étatistes qui l’ignorent, mais
par des étatistes. Et rien, par cette œuvre inutilement opportuniste,
ne différencie plus ces ex-camarades des politiciens, des moralistes et
des philosophes de gouvernement, à la lutte contre lesquels ils avaient
voué leur vie.
Collaborer avec un État, avec un gouvernement, dans sa lutte, fût-elle
même dépourvue de violence sanguinaire, contre un autre État, contre un
autre gouvernement, choisir entre deux modes d’esclavage, qui ne sont
que superficiellement différents, cette différence superficielle étant
le résultat de l’adaptation des moyens de gouvernement à l’état
d’Evolution auquel est parvenu le peuple qui y est soumis, voilà,
certes, qui n’est pas anarchiste. A plus forte raison, lorsque cette
lutte revêt l’aspect particulièrement ignoble de la guerre. Ce qui a
toujours différencié l’anarchiste des autres éléments sociaux dispersés
dans les divers partis politiques, dans les diverses écoles
philosophiques ou sociologiques, c’est la répudiation de l’État,
faisceau de tous les instruments de domination, centre de toute
tyrannie ; l’État qui est, par sa destination, l’ennemi de l’individu,,
pour le triomphe de qui l’anarchisme a toujours combattu, et dont il
est fait si bon marché dans la période actuelle, par les défenseurs du
« Droit » également situés, ne l’oublions pas, de chaque côté de la
frontière. En s’incorporant à lui, volontairement, les signataires de
la Déclaration ont, en même temps, renié l’anarchisme.
Nous autres, qui avons conscience d’être demeurés dans la ligne droite
d’un anarchisme dont la vérité ne peut avoir changé du fait de cette
guerre, guerre prévue depuis longtemps, et qui n’est que la
manifestation suprême de ces maux que sont l’État et le Capitalisme,
nous tenons à nous désolidariser d’avec ces ex-camarades, qui ont
abandonné leurs idées, nos idées, dans une circonstance où, plus que
jamais, il était nécessaire de les proclamer haut et ferme.
Producteurs de la richesse sociale, prolétaires manuels et
intellectuels, hommes de mentalité affranchie, nous sommes, de fait et
de volonté, des « sans patrie ». D’ailleurs, patrie, n’est que le nom
poétique de l’État. N’ayant rien a défendre, pas même des « libertés
acquises » que ne saurait nous donner l’État, nous répudions
l’hypocrite distinguo des guerres offensives et des guerres défensives.
Nous ne connaissons que des guerres faites entre gouvernants, entre
capitalistes, au prix de la vie, de la douleur et de la misère de leurs
sujets. La guerre actuelle en est l’exemple frappant. Tant que les
peuples ne voudront pas procéder à l’instauration d’une société
libertaire et communiste, la paix ne sera que la trêve employée a
préparer la guerre suivante, la guerre entre peuples étant en puissance
dans les principes d’autorité et de propriété. Le seul moyen de mettre
fin à la guerre, de prévenir toute guerre, c’est la révolution
expropriatrice, la guerre sociale, la seule à laquelle nous puissions,
anarchistes, donner notre vie. Et ce que n’ont pu dire les seize à la
fin de leur Déclaration, nous le crions : Vive l’Anarchie !... - le
groupe anarchiste international de londres. (Avril 1916.) »
D’autre part, dans un numéro de Freedom (avril 1916), Malatesta
protesta personnellement contre les affirmations des Seize. Voici son
article, intitulé :
« Anarchistes partisans du Gouvernement » :
« Un manifeste vient de paraître, signé par Kropotkine, Grave, Malato
et une douzaine d’autres vieux camarades, dans lequel, se faisant
l’écho des gouvernements de l’Entente, qui demandent la lutte à
outrance et jusqu’à l’écrasement de l’Allemagne, ils ont pris position
contre l’idée d’une « paix prématurée ». La presse capitaliste publie,
avec une naturelle satisfaction, des extraits du manifeste, et annonce
que c’est le travail des « dirigeants du mouvement anarchiste
international ». Les anarchistes, presque tous restés fidèles à leurs
convictions, se doivent de protester contre l’essai d’impliquer
l’anarchisme dans la continuation d’une féroce boucherie, qui n’a
jamais promis de bénéfice à la cause de la Justice et de la Liberté et
qui, maintenant, se montre absolument stérile et sans résultat, même du
point de vue des gouvernants, quel que soit le côté de la barricade
qu’ils occupent.
La bonne foi et les bonnes intentions de ceux qui ont signé le
Manifeste sont en dehors de toute question. Mais, si pénible qu’il soit
d’incommoder de vieux amis qui ont rendu tant de services à la cause
qui, dans le passé, nous fut commune, on ne peut, - au point de vue de
la sincérité, et dans l’intérêt de notre mouvement d’émancipation -
omettre de se séparer de camarades qui se considèrent capables de
réconcilier les idées anarchistes et la collaboration avec les
gouvernements et la classe capitaliste de certains pays, dans leur
lutte contre les capitalistes et les gouvernants de certains autres
pays.
Durant la guerre actuelle, nous avons vu des républicains se plaçant au
service des rois, des socialistes faisant cause commune avec la classe
dirigeante, des travaillistes servant les intérêts des capitalistes ;
mais, en réalité, tous ces gens sont, a des degrés variables, des
conservateurs, croyant en la mission de l’État, et leur hésitation peut
se comprendre quand l’unique remède réside dans la destruction de
chaque entrave gouvernementale et le déchaînement de la Révolution
Sociale. Mais cette hésitation est incompréhensible dans le cas des
anarchistes. Nous prétendons que l’État est incapable de tout bien.
Tant au point de vue international qu’au point de vue des relations
individuelles, il ne peut combattre l’agression qu’en se faisant
lui-même l’agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu’en organisant et
en commettant de plus grands crimes encore. Même dans l’hypothèse - qui
est loin d’être la vérité - que l’Allemagne serait seule responsable de
la présente guerre, il est prouvé que si l’on s’en tient aux méthodes
gouvernementales, on ne peut résister a l’Allemagne, qu’en supprimant
toute liberté et. en ressuscitant la, puissance de toute les forces de
la réaction.
Sauf la Révolution populaire, il n’y a pas d’autre voie de résistance à
la menace d’une armée disciplinée, qu’en ayant une armée plus forte et
plus disciplinée, de sorte que les plus rigides antimilitaristes, s’ils
ne sont anarchistes, et s’ils sont effrayés de la destruction de
l’État, sont inévitablement, conduits a devenir d’ardents militaristes.
En fait, dans l’espoir problématique d’écraser le militarisme prussien,
ils ont renoncé à tout l’esprit et, à toutes les traditions de la
liberté, ils ont prussianisé l’Angleterre et la France ; ils se sont
soumis au tsarisme ; ils ont restauré le prestige du trône chancelant
d’Italie.
Des anarchistes peuvent-ils, un seul instant, accepter cet état de
choses, sans renoncer a tout droit de s’intituler anarchistes ? Quant à
moi, même la domination étrangère imposée par la force et menant à la
révolte, est préférable a l’oppression intérieure acceptée humblement,
presque avec reconnaissance, dans l’espoir que, par ce moyen, nous
serons préservés d’un plus grand mal. I1 est vain de prétendre, comme
le font les rédacteurs et signataires du Manifeste en question, que
leur position est déterminée par des événements exceptionnels et que,
la guerre une fois terminée, chacun retournera, dans son camp et
combattra pour son propre idéal. Car, s’il est nécessaire, actuellement
de travailler en harmonie avec le gouvernement et le capitalisme, pour
se défendre contre « la menace germanique », ceci sera aussi nécessaire
après que pendant la guerre. Quelque grande que puisse être la défaite
de l’armée allemande - s’il est vrai qu’elle sera battue - il ne sera
jamais possible d’empêcher les patriotes allemands de songer à la
revanche et de la préparer ; et les patriotes des autres contrées, très
raisonnablement, de leur propre point de vue, désireront se tenir
prêts, de façon à ne plus être pris au dépourvu. Ceci signifie que le
militarisme prussien deviendra une institution permanente et régulière
dans tous les pays. Que diront alors les prétendus anarchistes qui,
actuellement, désirent la victoire d’une des alliances en guerre ?
S’intitulant antimilitaristes, iront-ils prêcher le désarmement, le
refus du service militaire, et le sabotage de la défense nationale,
uniquement pour devenir, au premier soupçon de guerre, des sergents
recruteurs pour les gouvernements qu’ils auront essayé de désarmer et
de paralyser ?
On dit que ces choses prendront fin, quand le peuple allemand se sera
débarrassé de ses tyrans et aura cessé d’être une menace pour l’Europe,
par la destruction du militarisme dans sa patrie. Mais si cela est, les
allemands qui pensent, à bon droit, que la domination anglaise et
française (pour ne pas parler de la Russie tsariste) ne sera pas plus
agréable aux allemands que la domination germanique aux français et aux
anglais, désireront d’abord attendre que les russes et les autres
détruisent leur propre militarisme et voudront, entre temps, continuer
à accroître leur armée. Et alors ? Pendant combien de temps faudra-t-il
ajourner la Révolution ? Et l’Anarchie ? Devons-nous attendre
éternellement que les autres commencent ?
La ligne de conduite des anarchistes est clairement indiquée par
l’implacable logique de leurs aspirations.
La guerre aurait dû être empêchée par la Révolution, ou, du moins, en
la faisant craindre par les gouvernements. La. force ou l’habileté
nécessaires ont fait défaut. La paix doit être imposée par la
Révolution, ou, du moins, en essayant de la faire. Actuellement, la
force et l’habileté manquent.
Eh bien ! Il n’y a qu’un remède : faire mieux a l’avenir. Plus que
jamais nous devons éviter tout compromis, approfondir l’abîme entre les
capitalistes et les esclaves salariés, entre les gouvernants et les
gouvernés ; prêcher l’expropriation de la propriété privée, et la
destruction de l’État, qui sont les seuls moyens pour garantir la
fraternité entre les peuples, et la Justice et la Liberté pour tous. Et
nous devons nous préparer à accomplir ces choses. Entre temps, il me
semble criminel de faire quoi que ce soit qui tende a prolonger la
guerre qui assassine des hommes, détruit les richesses et, empêche la
résurrection de la lutte pour l’émancipation. I1 me semble que prêcher
« la guerre jusqu’au bout », c’est faire, en vérité, le jeu des
gouvernants allemands qui trompent leurs sujets et enflamment leur
ardeur à la lutte en les persuadant que leurs adversaires désirent
écraser et asservir le peuple germanique.
Actuellement, comme toujours, que ceci soit notre devise : « A bas les
capitalistes et les gouvernements, tous les capitalistes et tous les
gouvernements ! ». Et, vivent les peuples, tous les peuples !...
Errico Malatesta. »
Un peu partout, c’est-à-dire dans les pays où le mouvement anarchiste
comptait un certain nombre de militants, des protestations - la plupart
indignées et violentes, - s’élevèrent contre la position prise par les
signataires du Manifeste des Seize. En France, dès le mois d’octobre
1914, Sébastien Faure prit nettement, et sans attendre, position contre
la guerre. Il publia un manifeste ayant pour titre : « Vers la Paix ».
Il en publia un autre, intitulé : « La trêve des Peuples », en juillet
1915. Tirés à un grand nombre d’exemplaires, ces tracts antiguerriers
furent répandus et distribués jusque sur le front des armées. En mars
1916, c’est par Sébastien Faure et quelques autres anarchistes que fut
fondé le premier journal qui, en pleine guerre, se prononça ouvertement
contre la continuation des hostilités et réclama énergiquement la
cessation immédiate de l’état de guerre. Ce journal, hebdomadaire : «
Ce qu’il faut dire » (tel était son titre), était administré, dirigé et
rédigé par Sébastien Faure, secondé par un grand nombre de
collaborateurs et d’amis, entre autres Trivier, Mauricius et Génold.
Dès le premier numéro de « Ce qu’il faut dire », Sébastien
Faure tenta de publier une réplique vigoureuse et véhémente au
Manifeste des Seize. Mais la censure en empêcha la publication sous la
menace de l’interdiction définitive du journal. Pas une ligne de cette
réplique, - sorte de contre-manifeste revêtu d’un nombre respectable de
signatures - ne put être publiée. Il va de soi que, tandis que la
presse tout entière avait offert l’hospitalité de ses colonnes au
Manifeste des Seize, aucun journal n’avait voulu accueillir cette
réplique, ni même en souffler mot. De leur côté, Pierre Martin, Lecoin,
Ruff et quelques autres compagnons publièrent clandestinement des
numéros spéciaux du journal Le Libertaire, ainsi que des tracts, dans
lesquels ces anarchistes, restés irréductiblement fidèles à la pensée
et à l’action libertaires, vitupéraient la guerre et s’élevaient avec
violence contre l’attitude des anarchistes auteurs ou signataires dit
Manifeste des Seize.
Ce qui s’est passé en France s’est produit - plus ou moins fortement -
dans les autres pays. Mais, ici comme là, Gouvernement, chefs
militaires, censeurs et journalistes firent leur possible - et ce
possible fut presque illimité - pour étouffer la voix anarchiste
clamant, seule ou a peu près seule, sa haine de la guerre et exigeant
le retour à la Paix.
Ces choses doivent être consignées ici, non seulement parce qu’elles
sont conformes a la vérité, mais encore parce qu’elles infligent un
démenti catégorique aux partis politique et aux organisations ouvrières
qui se disent d’avant-garde, révolutionnaires et pacifistes, et qui,
lors de la guerre infâme de 1914-1918, ayant failli - tel le parti
socialiste et le syndicalisme - au mandat dont ils étaient investis,
s’essaient a justifier leur trahison par l’attitude des rédacteurs
duManifeste des Seize, qu’ils étendent collectivement, bien à tort on
le voit, aux milieux anarchistes.
La guerre prit fin, et il semblait qu’une fois le conflit terminé, les
choses se seraient tassées comme on dit, que la reconnaissance d’une
erreur momentanée aurait mis un terme aux animosités nées à la suite
d’articles et de mises au point publiées dès la parution de la
Déclaration. Mais il y a des vanités et des entêtements que ne peut
désarmer aucune considération.
En effet, Jean Grave, dans La Bataille Syndicaliste, où il publiait
assez régulièrement ses papiers, écrivait, dans le numéro 358, dans un
article intitulé : « De quel côté se trouve l’incohérence ? » : « Si
les anarchistes avaient été en nombre suffisant dans le refus de se
laisser mobiliser, pour troubler la défense, c’est contre eux que se
serait tournée la colère populaire ; la population, ne voulant voir en
eux que des agents de l’agresseur, aurait applaudi à leur exécution.
Et, dans le conflit, de l’issue duquel dépend le sort de l’humanité, je
suis, en ma profonde conscience, forcé de dire qu’ils n’auraient eu que
le traitement qu’ils méritaient. » Avouez qu’il y a là un abîme entre
ces pensées et celles qu’il écrivit jadis dans « La Société Mourante et
l’Anarchie », où il s’exprimait de la sorte : « Mais, pourtant, si vous
avez commis l’imprudence de revêtir l’uniforme et qu’un jour vous vous
trouviez dans cette situation de ne pouvoir vous contenir sous
l’indignation... n’insultez ni ne frappez vos supérieurs... crevez-leur
la peau, vous n’en paierez pas davantage. » Et encore : « II n’y a pas
de patrie pour l’homme vraiment digne de ce nom ou, du moins, il n’y en
a qu’une ; c’est celle où il lutte pour le bon droit, celle où il vit,
où il ’a ses affections, mais elle peut s’étendre à toute la terre...
Quant à vos patries de convention, les travailleurs n’y ont aucun
intérêt, ils n’ont rien a y défendre. » De quel côté se trouve
l’incohérence ? Le lecteur en jugera.
Sans doute, la guerre terminée, il valait mieux s’expliquer une bonne
fois, prendre chacun ses responsabilités, se situer, ce qui fut fait,
et ainsi rebondissait le problème de l’attitude des anarchistes en cas
de guerre, qu’avait soulevé le Manifeste des Seize. Si, encore, cette
polémique s’était déroulée en toute loyauté et à l’ombre de la
tolérance réciproque, elle aurait pu aider à reconstruire l’entente.
Mais chacun s’en donna à cœur joie, et l’on assista à un beau lavage de
linge sale, le tout agrémenté d’épithètes plus ou moins désobligeantes,
voire même parfois perfides. L’abîme s’ouvrait sans espoir de
réconciliation, séparant à tout jamais des camarades, qui avaient
donné, les uns comme les autres, dans des sphères différentes, avec
leur tempérament, leurs connaissances et leur travail, toute une vie à
un idéal commun.
Les signataires du Manifeste des Seize, tenus moralement à se situer,
voulurent « remettre ça » et jusqu’au bout défendre ce que des
circonstances exceptionnelles les avaient déterminés à signer.
Jean Grave, le promoteur de la Déclaration fut le premier à en reparler
et, défendant son point de vue, il récidiva dans sa façon de voir, en
un exposé précis et net, qui ne permettait point de se faire la moindre
illusion, sur la façon dont il concevait cette question. Voici un écrit
de Jean Grave, daté de Robinson, du 26 septembre 1922, où, répondant à
un blessé de guerre qui lui reprochait, d’après ouï-dire, d’avoir renié
ses convictions, il s’explique et tente de justifier son attitude :
Un dernier mot : « Vous me demandez de vous donner les raisons qui. ont
motivé mon attitude pendant la guerre ? Pendant les cinq ans qu’elle a
duré, je n’ai fait que celà dans « La. Bataille ». Vous devez
comprendre que je ne puis passer mon temps à recommencer. J’ai bien
d’autres chiens à peigner. « A mes camarades » n’est pas un essai de
justification de ma conduite comme vous le traduisez, mais une réponse
à certains imbéciles qui s’étaient fait l’écho de calomnies contre moi.
Il y a là, une différence.
« D’autre part, j’ai la conviction que, contrairement à ce que vous
affirmez si arbitrairement, je n’ai jamais donné de démenti à aucune de
mes convictions, de n’avoir jamais agi autrement qu’en anarchiste.
Jusqu’à la déclaration de la guerre, moi et mes camarades, nous avons
combattu le militarisme, les armements absurdes, les mesures imbéciles
qui ne pouvaient avoir qu’une issue : la guerre monstrueuse qu’il
fallait éviter à tout prix. Oui, jusqu’au bout nous avons essayé de
faire comprendre à la population qu’elle n’avait rien à gagner à la
guerre, mais, au contraire tout à y perdre. Sans aucune vanité, mes
camarades et moi, nous pouvons nous vanter d’avoir mené cette campagne
mieux que qui ce soit, même de ceux qui ont tant l’air de faire les
dégoûtés aujourd’hui.
Si nous avions été écoutés, la guerre aurait été rendue impossible. Le
seul tort que nous eûmes fut de toujours discuter au point de vue
abstrait, de ne pas avoir su envisager les cas particuliers, et, aussi
d’avoir raisonné comme si les anarchistes devaient être maîtres des
événements. Or, ce qui est vrai. au point de vue abstrait, ne l’est pas
toujours en certains cas particuliers. C’est ce que vinrent nous
démontrer les faits, lorsque nous nous trouvâmes en face d’eux. La
victoire du militarisme aurait été, pour un siècle au moins, la mort de
toute idée d’émancipation par toute l’Europe, un recul certain de
l’évolution humaine, Cela, pour moi et mes co-signataires, était
indéniable. Que pour justifier leur façon de voir, d’aucuns le nient ne
supprime pas le fait.
Au point de vue abstrait, on peut encore affirmer, sans beaucoup se
tromper que, au point de vue de la liberté absolue, un gouvernement
vaut l’autre. Dans la pratique cependant, il faut bien admettre que
sous certains gouvernements, au prix de quelques mois de prison, de
quelques tracasseries, la propagande de nos idées est possible, tandis
qu’elle est peut-être rendue impossible sous d’autres. Sous prétexte
que nous ne voulons aucun gouvernement, faut-il en conclure que s’il se
présentait une tentative de nous imposer un régime comme celui du
tsarisme par exemple, les anarchistes devraient se croiser les bras et
laisser faire ?
Certains extrémistes seront pour l’affirmative. Mais leur opinion ne
prouvera qu’une chose : qu’ils sont des imbéciles. On ne parvient à
augmenter la somme de liberté dont on jouit, qu’à condition de savoir
défendre celles qu’on possède déjà. C’était ce que signifiait la
victoire du pangermanisme. C’est très bien de ne pas vouloir se battre
; mais si un butor vous tombe dessus, allez-vous tendre le dos ? Cela
est bon pour un Tolstoïen, mais les révolutionnaires, que je sache,
n’ont jamais prêché la non-résistance au mal.
Nous avions tenté de rendre la guerre impossible. Nous n’avions pas été
écoutés. La guerre avait fondu sur nous. Des régions entières étaient
livrées a l’envahisseur, qui fusillait, pillait, volait, maltraitait
les populations ; j’aurais voulu y voir ces partisans de la
non-résistance... S’ils persistent à me dire qu’en agissant ainsi, ils
agissaient en anarchistes, en révolutionnaires, je leur réponds qu’ils
agissaient en Jean-foutre.
II serait temps d’en finir avec ces façons aristocratiques de certains
anarchistes, de se croire bien au-dessus du reste de la population. I1
est faux que l’on puisse se détacher d’elle, se désintéresser de ce qui
lui arrive. Ce qui la frappe nous frappe, ce qui. l’avilit nous avilit.
Et si tout l’égoïsme des non-résistants ne frappe pas tout d’abord,
c’est que ce raisonnement - resté, du reste, purement théorique - était
tenu loin des régions ou les populations étaient molestées par
l’envahisseur.
.................................................................................................................
Vous me demandez quelle serait ma conduite, si une nouvelle guerre se
produisait ? Et vous, quelle serait la vôtre ? Vous n’en savez rien, ni
moi non plus. En principe, avant comme après, je suis contre tous les
militarismes, contre toutes les guerres. ; si elle était encore
possible, je suis convaincu que nos tristes gouvernants s’emploient de
leur mieux à l’amener. Heureusement, a mon avis du moins, la dernière a
été assez atroce pour que les peuples en soient purgés une bonne fois
pour toutes, et que, malgré l’imbécillité des gouvernants, elle soit
impossible. Mais si la menace plane encore une fois sur nos têtes, si
nos gouvernants agissent si criminellement, à qui la faute ?Au
lendemain de la guerre, si quelqu’un avait le droit de parler et avait,
quelque chance d’être écouté, s’ils avaient su parler fermement,
c’étaient ceux qui avaient combattu, qui avaient risqué leur vie, leur
santé. On leur avait dit que c’était pour la fin des militarismes, pour
la fin des guerres qu’ils se battaient. Pourquoi n’ont-ils pas su
exiger la réalisation des promesses faites, alors que la foule était
encore pleine de leurs louanges ?
Qu’ont-ils fait pour que la somme d’efforts qu’ils avaient dépensée, ne
le fût pas en pure perte ? Rien. Une fois la guerre finie, chacun est
rentré chez soi, et n’a pensé qu’à rester tranquille. Ah si ! On a
formé des associations d’anciens combattants. Les uns sont
nationalistes, réactionnaires, n’en parlons pas. D’autres sont «
avancées », on a fait de la déclamation, du socialisme littéraire, du
révolutionnarisme verbal, rien de pratique. Pendant cela, le monde
politique tripote, vole, ruine, affame la population, pour le plus
grand profit des mercantis. Qui s’en préoccupe ? Qu’il y ait des
excuses, qui en doute ? Il y a l’ignorance, il y a la fatigue, les
chefs de familles, les difficultés de l’existence. Il y a, surtout, que
la guerre a accompli son œuvre de démoralisation. Seulement, tout cela
ne justifie pas ceux qui ne surent pas mieux faire que de venir aboyer
aux talons de ceux qui ne firent qu’agir selon leur conscience, et
surtout voir plus clair que ceux qui ferment les yeux devant les faits,
pour s’enfermer dans les formules et les dogmes. »
A côté de Jean Grave, quatorze principaux signataires avaient à se
prononcer, vu que la question venait d’être soulevée à nouveau. Parmi
eux, plusieurs étaient morts : Kropotkine, Guérin, Laisant,
Tcherkesoff. Voici ce qu’écrivait Paul Reclus, l’un des signataires de
la Déclaration, en juillet 1928, sous le titre : « Dans la Mêlée » :
« C’est en février 1916 que parut une déclaration, au bas de laquelle
figurait mon nom, parmi quinze signataires, alors dispersés en France,
en Algérie et en Angleterre. Les circonstances ne se prêtaient guère à
un échange de vues sur les termes qu’il convenait d’employer. Ma
signature voulait simplement dire : « En juillet 1914, j’ai pris parti
sans hésitation ; Je suis entré dans la « mêlée ». C’est une façon de
parler ; j’avais alors 56 ans ; chassé de Belgique par l’invasion, j’ai
trouvé du travail n’importe où, et finalement dans l’industrie
travaillant pour la guerre. Et il est délicat, les pieds sur les
chenêts, de parler à ceux qui ont les pieds dans le sang. J’avais de
chers amis au premier rang. Entre eux, ma pensée se porte toujours sur
R. L., bon parmi les bons, courageux parmi les courageux, clairvoyant
parmi, les clairvoyants. I1 fut tué au début de 1918. Je n’ai jamais
rien écrit, ni pensé que je ne lui eusse dit : « J’ai confiance que des
dévouements surgiront et lutteront partout et toujours ».
La guerre, par sa prolongation, a déclenché la révolution russe puis,
ultérieurement, a provoqué la disparition de deux empereurs de la scène
du monde ; en exposant mes sentiments de juillet 1914, je n’ai pourtant
pas à faire entrer ces événements en ligne de compte. Alors, c’est
inconditionnellement que ma décision fut prise et je n’ai pas à me
glorifier de ses conséquences heureuses que je n’avais pas espérées.
Mon sentiment dominant a été, l’insurrection contre le militarisme ;
toutes les vingt nations de l’Europe étaient, armées jusqu’aux dents,
mais c’est un fait que l’armée allemande donnait le ton. Elle était la
perfection des perfections, et les vingt, armées des alentours
obéissaient implicitement au grand état-major de Berlin ; toutes les
initiatives prises par De Molkte se répercutaient immédiatement dans
vingt sens. La propagande antimilitariste, faite ça et là, en France,
en Italie, en Suisse, n’éveillait aucun écho en Allemagne et ne pesait
pas un fétu, comparée au colosse qui grandissait, sans cesse. Non
seulement l’armée perfectionnait son organisation scientifique, mais
partout, dans l’industrie, dans le commerce, dans la science, se
plaçait un caporal auprès de quatre hommes, et cette hiérarchisation
trouvait des admirateurs de plus en plus nombreux, aux quatre coins du
globe. C’est contre cette caporalisation générale que je me suis
insurgé.
Évidemment, nous nous sommes trouvés du même côté de la barricade que
les patriotes et que le tzar... et après ? Dans quelles circonstances
antérieures les révolutionnaires « purs » ont-ils marché sans l’aide
des gens d’idées toutes différentes ? J’ai vu la Commune. Combien
nombreux étaient ceux que guidait un idéal social à côté de ceux qui
avaient pris les armes par indignation patriotique contre le
gouvernement de la « défense nationale » ? Combien de Varlin pour
combien de Rossel ? Et, trente ans plus tard, pourquoi les anarchistes
se sont-ils exposés aux coups, pour prêter main forte aux
Scheurer-Kestner, aux Clemenceau et aux Zola, en faveur d’un bourgeois
emprisonné ? Jamais, avant 1914, je n’avais entendu dire qu’il fallait
réserver son action au cas où nous, anarchistes, serions les seuls à
vouloir arracher une concession aux adversaires ; et même, au moment
critique, aucun camarade, que je sache, n’a fait entendre sa voix dans
ce sens. Mon sentiment est exactement contraire ; un conflit quelconque
surgit-il, la moindre idée humaine est-elle en jeu ; y a-t-il une
infime chance qu’il en jaillisse un atome de progrès, il n’y a pas à
reculer devant l’énormité de la tâche. Il faut se jeter de toutes ses
forces au secours de la fraction qui représente la conception la plus
élevée. Je m’élève contre la prétention que sans nous, les forces en
jeu feront jaillir le Bien de l’excès du Mal, autrement dit
qu’inéluctablement le bien viendra tout seul. Naturellement, tout
dépend de l’idée que l’on se fait du progrès ; j’admets parfaitement
que, vu de Sirius, un peu plus ou un peu moins de souffrance sur terre
importe fort peu, qu’il est indifférent que tel peuple vive sous une
dictature, tel autre sous une oligarchie de capitalistes, et tel autre
sous la botte de militaires parlant une autre langue ; que les prisons
soient plus ou moins pleines, que la misère soit plus ou moins
profonde. Mais moi, je suis d’un autre avis, je crois au bénéfice des
petites améliorations arrachées aux dirigeants, en attendant les grands
progrès. Et, de 1914 à 1928, je vois un changement heureux dans la
situation générale.
Qu’avons-nous donc gagné ? Que c’est nous, la France, qui, maintenant,
sommes la nation militariste de l’Europe : le militarisme est entre nos
mains. Ce n’est plus une idole lointaine et inaccessible, elle dépend
aujourd’hui de notre action directe. Certes, le sentiment public ne
s’est pas encore mis en mouvement à cet égard, mais reconnaissons du
moins que l’opinion n’est pas militariste par principe ; ce n’est plus
qu’une question d’opportunité pour la majorité des français. Je
n’accorde pas aux militaristes une génération de survivance. C’est un
signe des temps que les nations Scandinaves discutent de la suppression
pure et simple de leur armée.
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Revenons à la guerre de 1914. La responsabilité de son déclenchement ne
repose pas sur les épaules d’un seul homme, ni d’un demi-quarteron de
gouvernants, ni sur le capitalisme seul qui s’accommodait fort bien
d’une paix armée. La responsabilité de la guerre repose sur 1a notion
mystique de l’honneur de l’armée, et ceci est bien mort maintenant. Les
empereurs y croyaient et cela ne leur a pas porté bonheur ; les
militaires français en étaient moins imbus (après l’affaire Dreyfus) et
les événements leur ont enseigné une modestie supplémentaire. Oui, les
signataires de la Déclaration de 1916 se sont trouvés avoir d’étranges
alliés ; mais, regardant en moi-même, je puis dire que les sentiments «
patriotiques » ne jouèrent aucun rôle dans ma détermination. Je ne
discute pas la légitimité de ces sentiments, mais ayant vécu plus de 25
ans de ma vie en divers pays étrangers, et cela sans souffrances
particulières, je puis dire que ma patrie est partout où se trouvent
des hommes de cœur et d’intelligence, des camarades et des amis.
En opposition aux idées exprimées ici, celles des Tolstoïens sont
absolument logiques et aucune critique ne peut leur être adressée non
plus qu’aux bourgeois pacifistes, qui ignorent ou nient la question
sociale. Comme eux, je sais que la violence n’est jamais une solution ;
la violence contre les personnes, s’entend, car le renversement brutal
des institutions, que tout le inonde reconnaît être surannées n’en sera
pas moins indispensable, et il n’y a pas deux genres de violence, une
violence hideuse, la guerre, une violence joyeuse, la révolution. Elles
ne se séparent point, toujours hideuses, parfois inévitables. Elles se
confondent souvent : 1789-92 a amené 1793-94 ; au contraire, 1870 a eu
la Commune pour suite ; 1914 a eu pour conséquence 1917 en Russie et
les situations révolutionnaires de 1920, en différente pays.
Frapper pour se défendre, c’est tout de même frapper. L’évolution
consiste à savoir pourquoi on se bat, à savoir où il faut frapper et ce
qu’il faut faire après avoir frappé. »
Philippe Richard, ne voulant point user trop sa plume ou noircir trop
de papier, se contentait d’écrire :
D’accord avec les déclarations ci-dessus exprimées ». (I1 s’agissait
des déclarations de Paul Reclus.) Tandis que Charles Malato, dans une
courte lettre adressée à Paul Reclus, déclarait toujours siennes les
idées exprimées dans l’article de son correspondant. Profitant en
quelque sorte d’un compte rendu resté sur le marbre, d’un ouvrage de
l’écrivain français Julien Benda, « La Trahison des Clercs », M.
Pierrot trouva le moyen de montrer pourquoi il a été un des signataires
du Manifeste des Seize :
« ...II ne s’agit pas de rester neutres. Mais la lutte sociale ne doit
pas nous aveugler et nous faire perdre de vue le but, qui est la
suppression des classes, et la libération de l’humanité tout entière.
Les anarchistes reprochent aux bolchevistes, non d’avoir abattu
l’autorité, mais de l’avoir restaurée à leur profit. Toute dictature
est intolérable.
Pendant la guerre de 1914, le point de vue vraiment humain n’avait rien
de commun avec le point de vue de Romain Rolland, car le point de vue
humain est non pas de rester neutres, mais de savoir prendre parti. Ce
n’était pas non plus le point de vue marxiste, qui fut de nier la
valeur morale et de s’enfermer dans le fanatisme étroit des intérêts
matériels. Bon nombre d’anarchistes ont rejoint les marxistes, oubliant
que le plus humain est le point de vue moral et que le progrès humain
est dans le sens de la liberté.
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L’esprit de corps, l’esprit de classe, le nationalisme naissent d’une
réaction contre le sentiment d’infériorité qui apparaît aux hommes
comme un sentiment insupportable. Ceux-ci reportent la supériorité qui
leur manque individuellement, sur le groupe dont ils font partie ; le
nationalisme consiste à considérer sa propre patrie comme beaucoup
au-dessus des autres, même quand elle a tort. Si une morale semblable
scelle et cimente les intérêts du groupe, c’est au dépend de
l’évolution humaine, car elle aboutit à l’égoïsme et à l’esprit de
domination. Toute atteinte à la supériorité de l’individu ou du groupe,
autrement dit : toute mise en état d’infériorité est considérée comme
un crime, comme un sacrilège. L’offense ne saurait se compenser par
l’équité. Elle réclame la mise en infériorité de l’adversaire,
autrement dit : son humiliation. La vengeance est un sentiment de
satisfaction, qui s’exerce par des représailles. Même en dehors de
toute réaction à une offense quelconque, en dehors de tout esprit de
vengeance, un parti, quel qu’il soit, tend vers la domination. S’il a
des intérêts à défendre, il aspire à la dictature. Peu à peu, l’idéal
passe au second plan. Le parti n’agit plus que pour le triomphe,
c’est-à-dire pour hisser ses chefs au pouvoir, et pour caser ses
parasites.
Certains anarchistes s’imaginent détenir la vérité. Ils l’enchâssent
dans une formule simpliste, et ils prétendent l’imposer aux autres. Ils
deviennent les propres esclaves de leurs formules fossilisées, et font
figure de fanatiques... L’amélioration morale sera de refouler l’esprit
de vengeance, et la passion de domination. Domination exprime mieux que
le mot « autorité » le principe contre lequel s’élève toute la morale
anarchiste.
La réponse de Christian Cornélissen devait soulever cette question plus
précise et plus nette : les devoirs des révolutionnaires et la guerre
de 1914-1918. C’est sous ce titre, d’ailleurs, que, en août 1928, il
s’expliquait :
« ...Comme révolutionnaires et internationalistes, nous n’avions pas le
droit de croiser nos bras, et de laisser écraser la République
Française, et la Démocratie occidentale, par les hobereaux prussiens.
Nous noue sommes appelés des révolutionnaires, et comme tels nous
avions le devoir, non seulement de défendre l’Avenir contre le Présent,
mais aussi de défendre les acquisitions du Présent contre le Passé. Il
n’y avait doute chez aucun de nous, internationalistes, que la
civilisation européenne et mondiale subirait une régression de plus
d’un siècle, et reviendrait à l’ancien régime de 1789, si l’Allemagne
remportait la victoire. La France écrasée, l’Allemagne impérialiste
aurait commencé la guerre sous-marine contre l’Angleterre. Puis c’eût
été le tour des États-Unis : les Américaine l’ont bien compris. Ce
n’était même pas l’empereur Guillaume II qui dirigeait la guerre
déclenchée par lui : c’était la caste des hobereaux militaristes, qui
rêvait d’une hégémonie allemande dans l’Europe et dans le monde entier.
Certes, nous assistons maintenant aussi à une réaction sociale.
Notamment dans les pays vainqueurs. Comment aurait-il pu en être
autrement, après une guerre mondiale, qui dura quatre ans ? Cependant,
vingt-six dynasties balayées d’un seul coup en Allemagne, l’Autriche
délivrée de son empereur, de même que la Russie de son régime
autocratique, constituent autant de progrès indéniables pour
l’humanité. A ces progrès politiques, il faut ajouter les réformes
agraires, le morcellement des grandes propriétés seigneuriales, dans
tous les pays de l’Europe centrale et orientale, aussi bien en
Allemagne et en Autriche, que dans les Balkans et en Russie. La guerre
mondiale a même eu ses répercussions jusque sur la révolution chinoise.
D’autre part, la réaction politique et sociale en Angleterre, en France
et aux États-Unis, est certainement moins forte qu’elle aurait été dans
le monde entier, après une victoire de l’ancien régime. Cette réaction
est la plus efficace en Italie. Dans tous les cas, même si une nouvelle
guerre éclatait, l’extrême gauche du mouvement ouvrier ne pourrait pas,
à mon avis, agir autrement que les révolutionnaires internationalistes
ont agi en 1916. Ils devront avoir, devant les yeux, les grandes voies
de la civilisation humaine et ne pourront pas rester dans l’inactivité.
« Mais cette guerre n’est pas la nôtre, c’est une guerre capitaliste »,
m’a-t-on objecté dans les réunions houleuses en Hollande, et un de mes
contradicteurs ajoutait : « Si c’était la révolution sociale, ou si
l’issue de la guerre pouvait servir à la révolution sociale, nous
prendrions naturellement parti. » D’abord, on ne saurait se débarrasser
d’un fléau mondial comme la guerre de 1914-1918, avec quelques mots sur
le « capitalisme ». Cette guerre pour la, domination des peuples et des
races a eu d’autres racines encore que la seule rapacité des
industriels et des financiers, de tous ceux qui ont fait fortune avec
le malheur des autres. On pourrait douter, ai-je répondu a, mes
contradicteurs, que des camarades qui n’auraient pas su défendre les
acquisitions de la grande révolution, de 1789 et de celles de 1830 et
de 1848, défendront mieux, dans l’avenir, la révolution sociale, contre
les forces du capitalisme actuel. Dans une période de révolution
mondiale, les faibles pourront aussi chausser leurs « pantoufles » en
se déclarant « contre toute violence ».
Je ne formulerais aucun reproche contre nos camarades,
non-interventionnistes, si nous étions des partisans de la
non-résistance, des Tolstoïens. Mais notre antimilitarisme n’est pas
qu’un seul parmi les principes de l’extrême-gauche des pays
occidentaux. C’est un principe secondaire, et si, demain, ce principe
se heurte à un autre prédominant ; si, demain, tout le progrès de la
civilisation se trouve en jeu - comme il l’a été en 1914-1918, - il est
bien possible que les camarades, alors, devront oublier leur haine de
la guerre, devant la nécessité de défendre les acquisitions de la
civilisation. Car, en somme, les peuples, de même que les classes
sociales ont la civilisation qu’ils méritent, et ceux qui ne savent pas
se défendre, déclinent inévitablement. C’est une loi de la Nature que
l’homme ne peut se permettre d’oublier. »
Loin d’apaiser le conflit, ces mises au point soulevèrent, dans la
presse anarchiste internationale, de vives polémiques, dont certaines
dégénérèrent en véritables pugilats épistolaires.
Descarsins, prenant part au débat, adressait à la revue mensuelle «
Plus Loin », n° 43, d’octobre 1928, une lettre dans laquelle il situe,
le problème sur un plan plus général :
« ...Allons-nous admettre, comme un point de tactique anarchiste, que
nous devions, dans toute guerre, intervenir en nous rangeant sous la
bannière de l’un des belligérants ? En suivant les camarades de Plus
Loin dans leur raisonnement, telle devrait pourtant être notre
attitude, puisque, inévitablement, il se présentera dans tout conflit
de gouvernement à gouvernement l’un de ceux-ci qui aura moins tort que
l’autre, qui sera moins impérialiste, ou plus révolutionnaire, etc.,
etc. Il reste à savoir, alors, quel bénéfice les peuples peuvent tirer
d’une guerre quelconque - et j’entends par la le peuple qui crève de la
guerre - ou même quel bien peut en tirer le mouvement ouvrier et
révolutionnaire mondial, ou encore quel profit en acquiert la,
civilisation. Non pas la civilisation mythique, mais la civilisation
qui se traduit par un bien-être des masses dépossédées, et un progrès
moral chez les individus.
Je pense, plus fortement que jamais, que les Seize se sont trompés, et
que, non seulement tout anarchiste, mais tout homme pensant, ne peut
donner son assentiment, et moins encore sa collaboration, à un conflit
de gouvernement a gouvernement... La cause essentielle de la régression
du mouvement anarchiste, de la perte sensible d’influence de nos idées,
réside dans la signature du manifeste, qui, en quelque sorte, séparait
les adeptes des maîtres, décapitait le mouvement de ses chefs
spirituels, qui ont eu, en 1914, une attitude qui contredisait leur
vie, leurs actes, leur propagande, leurs écrits, toute leur œuvre
anarchiste d’antan. Et, sans conducteurs spirituels, la propagation de
nos idées ira de plus en plus vers la décadence ; la démagogie se fera
une place de plus en plus grande..., et, au bout de cela, il y a le
néant. Un résultat que n’avaient point prévu les signataires du
manifeste. Et une régression des idées de liberté n’est point
précisément un progrès de la civilisation.
En posant la question du Manifeste, c’est dans ce sens que j’espérais
la voir résoudre... Expliquer une attitude, ce n’est déjà plus la
revendiquer. Et si l’on ne revendique pas le Manifeste, n’est-ce pas
parce qu’il est « irrevendicable », parce que l’on s’est trompé ? Si ce
grand pas était franchi dans les faits, comme je suis persuadé qu’il
l’est dans les esprits, nous pourrions assister à un essor nouveau, à
une régénération du principe anarchiste... et anti-guerrier. »
Pierrot répondit à Descarsins par une longue explication qui mérite de
retenir toute l’attention des anarchistes, car elle combat la thèse de
l’égoïsme sacré :
« ...Nous prenons le droit de nous intéresser à tout déni de justice, à
tout acte de violence exercé contre un faible - pour crier notre
protestation et pour agir, si nous pouvons. Nous prenons le droit
d’agir contre l’iniquité commise envers un traîneur de sabre, un
officier de l’armée bourgeoise. Nous avons été dreyfusards et le
serions encore, si c’était à refaire. Alors, si nous avons pris le
droit d’intervenir autrefois, dans un conflit entre galonnés, sans en
être autrement diminués, - au contraire - pourquoi n’aurions-nous pas
le droit de prendre parti dans un conflit entre gouvernements, mais où
le progrès humain, les notions de justice et les acquisitions dans le
domaine de la liberté morale sont en cause ? Lorsque progrès moral,
justice et liberté sont en jeu, il n’y a plus de classe ni d’entité
gouvernementale qui tiennent, l’intérêt de l’idéal humain domine tout.
Tant pis pour ceux qui ont trop peur d’être dupes et qui se confinent
dans la méfiance. La méfiance est un sentiment assez bas qui ne peut
aboutir qu’à l’impuissance et à la stérilité. En fait, il est l’apanage
de ceux qui se sentent trop faibles ou trop peureux pour agir.
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Descarsins dit que notre attitude en 1914 a été en contradiction avec
notre vie, etc... Sans doute, l’étonnerai-je beaucoup en répondant
qu’il n’y a pas eu de contradiction, et que nous avons été
anti-patriotes et anti-militaristes, avant, pendant et après la guerre.
Mais il faut entendre que nous avons pris parti contre la menace du
militarisme prussien tout-puissant, dont le triomphe eût renforcé, dans
la France vaincue, un militarisme réactionnaire, et que notre adhésion
à la défense commune n’a jamais eu en vue ni exaltation du militarisme
français, ni impérialisme, ni domination, ni orgueil national, ni
représailles à exercer, ni humiliation à imposer. Avant la guerre, nous
avons fait, en France, la propagande la plus active contre les
incendiaires nationalistes, contre les préjugés patriotiques, contre la
mascarade des retraites militaires. Nous savions qu’en Allemagne et
ailleurs, nos camarades, moins nombreux, mais aussi actifs, faisaient
la même propagande antimilitariste. Nous nous rendions compte que, dans
l’Empire allemand, les idées démocratiques et révolutionnaires
faisaient du progrès, malgré la gêne venant de l’armature féodale de
l’État. Nous espérions qu’avec le temps, la poussée démocratique et
révolutionnaire, encore bien faible, deviendrait assez forte pour
empêcher les militaires de pouvoir a leur gré, déclencher la guerre.
Notre résistance à l’invasion menée par le clan féodal et militaire
allemand n’a jamais comporté la haine du peuple allemand, ni le dessein
de son asservissement. Je n’ai jamais eu, personnellement, l’idée
d’aller éventrer Nettlau sur l’autel de la patrie. J’ai continué,
pendant la guerre, a répandre autour de moi des idées de fraternité
universelle, et de compréhension des adversaires, fondées sur le simple
bon sens. Le danger passé, nous reprenons, sans aucune honte, sans
remords, notre propagande qui me semble, à moi, sans hiatus, parce que
ma pensée n’a subi aucune déviation.
J’avoue, dus-je indigner Descarsins, que je reprendrai la même attitude
contre une invasion conduite par Mussolini, sans haine aucune contre
les Italiens. Mais, puisque je suis hostile aux royalistes français,
pourquoi accepterais-je la loi des fascistes, simplement parce que les
fascistes sont des étrangers ? Et pourtant le fascisme est beaucoup
moins dangereux, beaucoup moins puissant que le grand état-major
allemand. Sa victoire aurait des effets bien moindres ; à tout le
moins, elle provoquerait, en France, le retour triomphal de l’esprit
chauvin et réactionnaire. Mais, moi, je ne prétends pas imposer mon
opinion à Descarsins.
Pourrais-je dire que je respire mieux depuis la guerre, que j’ai
davantage confiance dans une évolution pacifique des peuples, depuis
que l’Europe ne traîne plus comme un boulet, les empires d’Allemagne,
d’Autriche et de Russie ? I1 y a bien le fascisme et quelques autres
dictatures. Ils sont d’importance secondaire, ils sont surtout
désagréables pour leurs propres peuples. Le plus fort, le fascisme
italien, n’a pas d’argent, et il ne peut donc rien faire , il va à la
faillite financière. Toutefois, les voisins devront se garder des
soubresauts de la bête au moment de son agonie.
Qu’importe que le mouvement anarchiste actuel retourne au néant... Les
idées d’émancipation et de liberté reprendront sous une autre forme et
sous une autre appellation. Avec les tenants actuels du mouvement, ces
idées sont en train de se fossiliser dans des formules négatives : à
bas la morale, à bas la famille (il existait même, avant la guerre, une
secte d’anarchistes scientifiques, composée de demi-fous qui niaient
les sentiments et proclamaient : à bas l’amour, a bas la guerre, à bas
la politique, à bas la propriété, à bas la société ! etc...), tout cela
en bloc, sans considérer aucune contingence, de peur de se tromper ou
d’être trompé. En réalité, les anarchistes soi-disant affranchis, sont
esclaves de principes absolus. Ils ont fini par enfermer la doctrine
dans un petit cercle d’idées simplistes, qui donnent, à quelques-uns
d’entre eux, l’illusion de tout savoir et le sentiment d’une immense
supériorité. »
Ichikava (Japon), dans une lettre adressée a la rédaction de « Plus
Loin », marque son re-acquiescement au Manifeste, en ces termes . « Je
suis tout à fait d’accord avec vous. Je trouve surtout la mentalité du
militariste japonais tout à fait changée depuis la guerre européenne,
c’est-à-dire depuis la débâcle du militarisme allemand. Oui, le Japon
militariste est démocratisé, parce qu’il a senti que le militarisme
ancien ne peut plus résister contre le grand mouvement populaire
démocratique ». Les événements récents qui ont mis aux prises la Chine
et le Japon ont montré combien l’absence de jugement était grande, chez
ce signataire. Et l’on s’étonne de le voir donner à un mouvement ou à
des individualités des directives sinon des conseils.
Parmi les camarades qui se mêlèrent aux débats rouverts sur le
Manifeste des Seize, Luigi Fabbri, théoricien anarchiste italien,
auteur de « Dictature et Révolution », publia, dans « La Protesta »,
quotidien anarchiste de Buenos-Ayres, une série d’articles dans
lesquels il exposait l’attitude des anarchistes devant un nouveau
danger de conflagration.
En voici les principaux passages :
« Au début de la guerre précédente, et pendant sa durée, il nous fut
donné d’assister, non seulement à la déroute, dans tous les paye, de la
IIè Internationale, de la social-démocratie, mais encore au spectacle
triste, douloureux et avilissant, d’anarchistes, en petit nombre, mais
parmi les plus connus, qui perdirent la tête au point d’oublier leurs
propres principes d’internationalisme et de liberté. Et, parmi ceux-ci,
le plus essentiel : celui qui est la négation de l’État et qui refuse à
l’État l’horrible faculté de supprimer le droit à la vie pour les
individus et pour les peuples. Nous eûmes ainsi, criantes et
abominables contradictions des termes, des « anarchistes d’État » qui
se rangèrent aux côtés de quelques gouvernements, se solidarisèrent
avec eux, se portant caution pour eux, devant les peuples, et prenant
parti contre l’immense majorité de leurs camarades. Et tout cela dans
la naïve et anti-anarchiste illusion de sauver quelques atomes de
liberté, de cette liberté démocratique dont ils avaient, pendant
cinquante ans, dénoncé le mensonge et l’insuffisance, voire
l’inexistence, pour la majorité du prolétariat le plus pauvre et le
plus déshérité.
Les fruits de la guerre « démocratique », pour le salut des petits
peuples, pour la fin de toutes les guerres, nous les avons vus. Bien
plus, nous en avons éprouvé l’amertume, nous avons souffert, dans notre
chair, des plaies les plus douloureuses. Les populations opprimées par
les États étrangers sont, aujourd’hui, plus nombreuses qu’avant la
guerre, les petits peuples davantage asservis, les irrédentismes
multipliés, les libertés démocratiques diminuées et plus dérisoires
encore. Les motifs de guerre sont devenus innombrables ; aujourd’hui,
la guerre est un danger réel, mille fois plus grand qu’à la veille de
1914. De la guerre qui devait être libératrice et pacificatrice, a
surgi un monstre : le fascisme qui, comme une tache d’huile, se répand
sur le monde et menace les sources même les plus antiques de la
civilisation.
Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été perdu,
et qu’il n’est pas inutile, c’est que, grâce à elle, les illusions sur
la démocratie bourgeoise sont définitivement tombées. Si les empires
centraux avaient vaincu, après une égale durée de la guerre,
certainement, nous ne serions pas mieux que nous ne sommes. Au lieu de
certains désastres, nous en aurions eu d’autres, peut-être moins
terribles ; mais les interventionnistes d’alors pourraient encore
conserver leurs anciennes illusions, et diraient à coup sûr : « Ah ! si
les Alliés eussent vaincu, aujourd’hui, nous serions heureux... ». Et
il faudrait refaire tout un travail pour combattre 1a vieille erreur
demeurée debout ; la Victoire des États dits démocratiques qui ne nous
laisse pas moins malheureux que nous ne l’aurions été avec une Victoire
du parti opposé, a démontré que c’est nous qui avions raison, et
détruit jusque dans sa racine la maléfique illusion ; mais à quel prix
et avec quel amoindrissement de ceux qui la caressèrent de nouveau,
après l’avoir dénoncée et anathématisée pendant cinquante ans...
..................................................................................................................
Les anarchistes sont contre la guerre, contre toutes les guerres. Ils
sont antimilitaristes, parce que la guerre est la fin logique,
inéluctable du militarisme. Quelles que soient les circonstances,
quelles que puissent être les conséquences d’un conflit armé entre
États capitalistes, les anarchistes, à quelque nation qu’ils
appartiennent, ne doivent pas collaborer à la défense nationale. S’ils
y sont contraints et forcés, ils ne doivent pas, du moins, lui donner
l’appui de leur consentement volontaire, ni se déclarer solidaires de
leurs concitoyens, pour s’opposer à l’invasion du territoire ou pour le
libérer s’il est envahi. Ils ne doivent, pas davantage prendre parti
pour l’un ou l’autre des belligérants, ni rechercher si la victoire ou
la défaite de l’un ou de l’autre peut être dommageable ou non aux idées
de liberté et d’émancipation politique, économique et sociale, étant
admis, une fois pour toutes, que les guerres sont des querelles de
gouvernements capitalistes, et que le sort des peuples y est toujours
également sacrifié, quelle qu’en soit l’issue.
Gardons-nous de nous laisser abuser par 1e mirage du moindre mal, de
nous laisser entraîner par les contingences, pour nous souvenir
uniquement que le moindre mal sera toujours aussi néfaste pour les
peuples, pour le prolétariat, pour la liberté, et gros des mêmes
horribles conséquences pour l’avenir ; et, aussi pour laisser toute
leur responsabilité aux gouvernements et aux classes dominantes,
évitant tout acte de complicité, avec ceux-là ou celles-ci, et tâchant,
au contraire, de nous préparer et d’être en situation de tirer le
meilleur parti des événements pour notre cause révolutionnaire. »
Quoiqu’il n’y ait pas eu, dans l’esprit de Fabbri, la moindre
animosité, voire même d’hostilité préconçue contre les signataires de
la Déclaration des Seize, il n’en reste pas moins vrai qu’avec netteté
et précision, L. Fabbri situait le problème dans ses termes exacts et
précis, dans le cadre qui lui est propre.
Pour écarter les éléments inutiles et erronés qui pouvaient surgir à la
suite de la publication des articles de Fabbri, parus dans « La
Protesta » de Buenos-Ayres, l’auteur avait tenu, dans une lettre, à
signaler la double traduction italien-espagnol, espagnol-français, qui
pouvait créer quelque équivoque avec son texte premier.
Auguste Bertrand, dans le n° 39 de « Plus Loin » (juin 1928),
commentait le point de vue de Fabbri en ces termes :
« Au regard des anarchistes croyants, j’appartiens à une catégorie de
réprouvés, qu’il n’est pas possible de convertir, mais je ne suis pas
voltairien ; je veuxdire que, n’ayant pas la foi, je ne cherche pas à
la. détruire chez ceux qui l’ont. D’ailleurs, ces disputes ne sont
d’aucune utilité, elles n’aboutissent qu’à chagriner sans entamer les
convictions. Je ne ferai donc pas, mécréant, grief à Fabbri de son
absolutisme doctrinaire, qui prétend enfermer la conscience anarchiste
dans quelques formules très simples, hors desquelles il n’y a pas de
salut. Je n’essayerai pas de lui démontrer que, dans le cas d’une
coalition européenne, contre la Russie Soviétique, la place de combat
des anarchistes serait dans les rangs de l’armée rouge. »
Signalant à Fabbri l’étiquette anarchiste-d’État dont il gratifie les
signataires, afin de mieux concrétiser sa pensée, Bertrand essaie de
montrer l’impropreté de cette désignation :
« Les interventionnistes, comme il les appelle, ne se sont pas
solidarisés avec quelques gouvernements, ils ne se sont pas portés
caution pour eux, devant les peuples ; ils ont fait exactement
l’opposé. Ils se sont solidarisés avec les peuples et, loin de se
porter caution pour quelques États, ils ont, au contraire, éveillé la
suspicion des peuples contre ces États ; quant à leur illusion de
sauver quelques atomes de cette liberté démocratique, qui fait encore
terriblement défaut à tant de peuples, à laquelle ils ont la faiblesse
de tenir, tout en on dénonçant le mensonge et l’insuffisance, voire
l’inexistence pour 1a majorité du prolétariat le plus pauvre et le plus
déshérité, que Fabbri ne s’y trompe pas : cette illusion, ils l’ont
toujours, naïve si l’on veut, mais non anti-anarchiste. »
Bertrand tient à mettre en lumière un second point de la thèse de
Fabbri et, pour cela, il dit :
« L’idéal communiste-anarchiste est, à la fois, la plus orgueilleuse
revendication de la personnalité et la plus entière expression de la
solidarité des individus. Je dis : à la fois, le choix n’est pas permis
entre les termes jumelés, de cette double définition. Or, l’anarchie
n’est pas une abstraction, ce n’est pas un système. Elle n’est pas née,
toute de noir et de rouge vêtue, dans le cerveau d’un homme de génie.
C’est un phénomène social qui se dégage et se précise peu à peu des
efforts instinctifs d’abord, irraisonnés de la communauté humaine,
tendant à assurer à la totalité des individus, les meilleures
possibilités d’existence matérielle, intellectuelle et morale. ...Je
n’affirmerai pas que tous les anarchistes partagent cette conception,
mais ce qui lui donne une certaine force, c’est le caractère profond
des idées libertaires et l’impossibilité de les dissocier de ce que
Fabbri appelle les « contingences ». Cette aspiration universelle vers
un meilleur devenir, les anarchistes ont précisément le mérite de
l’avoir libérée des formules et des systèmes, et de montrer le but
final auquel elle tend. C’est parce qu’ils le distinguent clairement
qu’ils sont à l’avant-garde de l’humanité, en marche vers ce but ; et
lorsqu’un obstacle imprévu se dresse en travers du chemin, il ne leur
est pas loisible de s’asseoir sur le revers du talus et d’attendre que
le gros des troupes ait écarté l’obstacle et déblayé la route. Aux
anarchistes, plus impérieusement qu’à tous autres, s’imposait le devoir
de résister au coup de force du militarisme allemand. »
En conclusion de son intervention dans le débat relatif au Manifeste
des Seize, Aug. Bertrand écrit :
« Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été
perdu, c’est que la victoire des Alliés a porté un coup mortel au
militarisme allemand. Quant au militarisme français, nous le combattons
comme tous les militarismes ; mais, depuis 1870, il n’a jamais été
assez puissant pour constituer un danger pour la paix du monde ; s’il
venait à en être autrement, je doute que ce pays refasse l’unité
spontanée qu’il a faite, en août 1914, contre l’envahisseur allemand,
et avec laquelle en mon âme et conscience d’anarchiste, ma qualité de
citoyen de la nation envahie me dictait le devoir de me solidariser. »
Ces paroles d’Aug. Bertrand nous laissent rêveurs, car elles montrent
jusqu’à quel point certains éléments se réclamant de l’anarchie ont, de
la situation internationale, une conception erronée et partiale. La
question des responsabilités envisagée sous l’angle purement bourgeois,
contredit même cette façon, de voir ; car, pour ceux qui ont étudié les
documents exhumés des archives secrètes de certains régimes abolis, la
part de complicité de chaque État dans le conflit de 1914-1918 est
désormais établie. C’est un non-sens, alors, de se laisser prendre au
mirage sentimental de la nation envahie et du devoir de se solidariser
avec elle. Les anarchistes ne doivent pas se laisser égarer par de
telles erreurs, qui ne peuvent que se retourner un jour contre eux et
détruire la confiance que la classe ouvrière peut accorder à l’idéal
anarchiste.
L. Fabbri, revenant à la charge, répondait aux articles parus dans la
revue « Plus Loin », sur la question de la guerre, du Manifeste des
Seize, et de l’attitude des anarchistes en cas de conflit guerrier, par
un nouvel article, qui situait le sujet en s’efforçant de retrouver
l’idée maîtresse, qui, dans le labyrinthe des discussions, avait été
abandonnée :
« Au fond de cela, il y a souvent une incomplète compréhension de
l’anarchisme ; on le voit comme séparé de la réalité actuelle et
quotidienne, inapplicable, en pratique, aux problèmes de la vie réelle,
ne répondant pas aux nécessités immédiates de la défense de la liberté
et des droits de l’individu et du prolétariat. D’où l’accusation
adressée à ceux qui, dans la vie et dans la lutte, veulent rester en
accord avec leurs principes, de se séparer des réalités, de négliger
les intérêts pressants de la civilisation humaine et de les sacrifier à
une aride formule abstraite. C’est l’accusation que les partisans de
l’intervention nous faisaient à nous, anarchistes, restés en présence
du grand conflit sur le terrain révolutionnaire, prolétaire et
libertaire. Leur erreur était, une fondamentale erreur d’évaluation.
L’anarchie n’est pas seulement un idéal de lointaine société future, ou
une abstraction de l’esprit au-dessus des contingences humaines, elle
est bien tout cela, mais elle est aussi autre chose, et davantage : une
pratique de la vie et de la lutte, une méthode d’évolution consciente,
de préparation et de révolution, une conception de mouvement et
d’action, un idéal en voie de continuelle réalisation. En restant
fidèles dans la pratique à la conception anarchiste, en nous y
conformant le plus possible, lorsque nous combattons, nous contribuons
à résoudre les problèmes de la liberté et de la civilisation humaine
Beaucoup plus, beaucoup mieux et beaucoup plus vite qu’en nous mettant
en contradiction avec elle. Agir dans un sens opposé à cette
conception, c’est faire tort à la civilisation et à la liberté et à
toute cause bonne que l’on voudrait servir.
L’idée anarchiste et le mouvement anarchiste étant envisagés de cette
manière, il me semble que l’attitude que nous avons prise pendant la
guerre 1914-1918 - adversaires de tous les États, solidarisés avec tous
les peuples, - ne pouvait guère être autre qu’elle ne fut. Attitude,
non de renoncement, mais de combat, qui ne nous réservait pas moins de
souffrances, de risques et de sacrifices que toute autre ; attitude qui
ne nous mettait pas au-dessus ou hors de la mêlée, mais au plus épais,
et nous faisait les interprètes des aspirations les plus ardentes et
des sentiments les plus profonds des grandes masses de combattants,
partout envoyés au massacre, contre leur volonté. Une telle attitude ne
fut ni individualiste, ni pacifiste, ni neutraliste, mais « solidariste
» anarchiste, révolutionnaire ; elle fut la plus humaine de toutes et
celle qui s’accordait le mieux à la cause de la civilisation. Dans tous
les pays, humanité et civilisation étaient, jour après jour, écrasées,
piétinées, par la guerre, ruinées matériellement et moralement et
menacées d’anéantissement, beaucoup plus par la durée de la guerre que
par l’issue qu’elle pourrait avoir. Le désastre, dans chaque camp,
était tel qu’il ne pouvait y avoir aucune raison, à quelque moment que
ce fût, pour le faire durer une seule minute de plus, quel que dût être
l’éventuel vainqueur, aucune, sinon les intérêts du capitalisme et des
divers impérialismes. Et le devoir des anarchistes, non seulement pour
rester cohérents avec leurs principes, mais plus encore par solidarité
humaine, et dans l’intérêt de la civilisation, était de faire tout leur
possible, d’employer tous les moyens et à tout prix, pour que l’on mît
fin au massacre.
Ce devoir, les anarchistes restés fidèles à leurs principes ont cherché
à l’accomplir comme ils ont pu. Ils n’ont pu l’accomplir que trop peu,
hélas, pour obtenir un résultat appréciable. Cela est vrai. Mais ce
n’est pas là une bonne raison pour soutenir qu’ont mieux fait ceux...
qui ont fait le contraire, avec les résultats que l’on sait. » («
Réveil Anarchiste », de Genève, 26 janvier 1929.)
Cette longue polémique, si elle a provoqué, dans les milieux
anarchistes, des scissions et peut-être amené quelques bons camarades à
devoir rompre toutes relations entre eux, n’aura pas manqué d’être
fructueuse en enseignements, car elle aura démontré comment un accord
parfait, établi par près d’un demi-siècle de propagande pour un idéal
commun, s’est trouvé brusquement rompu devant un événement d’une
exceptionnelle gravité.
Nous avons tenu à placer sous les yeux du lecteur, aussi équitablement
que possible, les documents essentiels se rattachant à cette
controverse. Nous avons le sentiment que l’étude attentive de ces
documents où s’affirment avec vigueur les deux thèses opposées, aura
une triple utilité : 1° Permettre à chacun d’apprécier, judicieusement
et en connaissance de cause, la position prise par les signataires du
trop fameux Manifeste des Seize ; 2° Faire savoir à tous que, dans
l’ensemble, le mouvement anarchiste fut nettement hostile à cette
position ; 3° Mettre en garde les éléments libertaires, surtout les
jeunes, contre la tentation de se laisser entraîner dans une nouvelle
guerre, sous le fallacieux prétexte de combattre le Fascisme italien ou
allemand pour sauver la Démocratie, ou de défendre la Russie
bolcheviste pour sauver la Révolution.
Hem Day.