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SENS (ESTHÉTIQUE)

Le sens esthétique, que nous appellerons plus volontiers, pour éviter des interprétations alambiquées, le sens de la beauté et le sens de l'art (voir Beauté et Art), est, à notre avis, un sixième sens chez l'homme. Il est inné en lui, comme le sont toutes les « facultés d'éprouver des impressions par l'intermédiaire de ses organes », facultés qui sont celles de ses autres sens. Seul l'homme incomplet, anormal, ne possède pas ce sixième sens, comme il lui arrive d'être dépourvu de ceux de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût ou du toucher. Le sens de la beauté et de l'art est, comme les autres sens, susceptible d'augmentation, de diminution, voire d'extinction suivant que son usage est plus ou moins exercé et fréquent.

L'homme primitif est, tout naturellement, sculpteur, peintre, poète, musicien. Il taille ou peint des images, il harmonise sa pensée par le vers ou par le chant, sans avoir appris, tout comme il respire, comme il dort, comme il mange, tant que ses rapports avec la nature ne sont pas interrompus ou faussés par des conventions plus ou moins arbitraires. Ce sont ces conventions toujours plus compliquées qui ont rompu, pour l'homme civilisé, la continuité de ses rapports avec la nature, comme elles ont modifié les facultés de ses sens et les ont diminuées au point de les supprimer parfois totalement. Une sorte d'atavisme s'est formé dans l'espèce humaine qui a, peu à peu, produit et transmis en elle un lent dénaturement, une insensibilité progressive, notamment du sens de la beauté et de l'art, rendant nécessaire, chez la plupart des hommes, une nouvelle création de ce sens par une éducation appropriée.

Il est des êtres qui possèdent intensément le sens de la beauté et de l'art, mais chez qui il ne se découvre que par une sorte de révélation naturelle ou cultivée, quand ils se trouvent, pour la première fois, devant certains spectacles de la nature ou certaines manifestations de l'art. Ils éprouvent alors une émotion nouvelle pour eux, et la répétition de ces spectacles ou de ces manifestations, l'observation critique qu'elle suscite, multiplient, varient, amplifient leur émotion et en font un sens de plus en plus éclairé. D'autres sont, au contraire, entièrement dépourvus du sens de la beauté et de l'art ; ils cherchent vainement à l'acquérir ou à donner l'illusion qu'ils le possèdent. Ils sont les pédants et les sots qui admirent sur la foi des autres. Les premiers sont naturellement des artistes, comme le primitif sculptant un morceau de bois ou soufflant dans un roseau. Eux seuls sont créateurs de pensée, d'art, d'harmonie. Les autres sont des snobs qui font toutes les grimaces esthétiques sans jamais en recevoir une véritable émotion ni leur donner une expression originale.

On a prétendu, bien à tort, que le sens de la beauté et de l'art est l'apanage de l'humanité et de la civilisation. Non seulement il est possédé plus sûrement par l'homme primitif que par le civilisé, mais il a été constaté d'une façon aussi certaine chez l'animal dont l'état de primitivité est, ou du moins semble être, encore plus grand. Ce sens est d'autant plus répandu dans toute la nature qu'il est, comme les autres sens, physiologiquement plus exercé et, psychologiquement, moins déformé par des conventions arbitraires. Il n'y a aucune raison pour que ce sens soit en infériorité chez les animaux, alors que les autres sont, chez eux, si éminemment supérieurs par leurs organes plus nombreux et surtout plus perfectionnés que chez l'homme. Ainsi, l'ouïe est incomparablement mieux servie par la mobilité du pavillon de l'oreille externe chez tous les animaux qui possèdent cet organe, et par l'appareil vibratoire de ceux, les poissons en particulier, qui n'ont pas d'oreille externe. De même pour la vue dont l'organe est, pour certains, sur toute la surface du corps. Parmi ceux qui ont des yeux, il en est qui sont pourvus de plusieurs paires. Les yeux pédonculés de nombreuses espèces leur permettent de changer la direction de leur vue. Les yeux rétiniens des insectes sont enrichis de facettes qui vont jusqu'au nombre de 24.058 chez la mordelle. La mouche commune en a 4.600 à chaque oeil, et le papillon 17.355. Un grand nombre de mammifères voient de nuit comme de jour. Pour le tact, il atteint une subtilité infinie grâce à la multiplicité de ses organes distribués sur tout le corps, notamment aux poils et aux plumes. L'odorat n'est pas moins subtil, servi aussi par des organes nombreux. Enfin le goût, demeuré naturel et qui n'est pas perverti comme chez l'homme par toutes les drogues et les falsifications de la chimie alimentaire, permet toujours à l'animal de discerner l'aliment utile et le nuisible. On peut faire d'un animal un gourmand et même un gourmet ; on ne réussira à l'empoisonner que par une ruse qui mettra son flair en défaut. Le Docteur Ph. Maréchal, dans son ouvrage : Supériorité des animaux sur l'homme, a abondamment démontré cette supériorité en ce qui concerne les sens, et exposé, en même temps, ses répercussions esthétiques et morales chez nos frères appelés « inférieurs ».

Par un phénomène dû à l'excitation factice et toujours plus grande des centres nerveux de l'homme, ses sensations, localisées dans ces centres, sont plus vives mais aussi moins durables que celles de l'animal. Elles sont condensées plus promptement, mais moins profondément, dans sa masse encéphalique nerveuse, alors qu'elles sont disséminées dans les organes des animaux. L'acuité de la sensibilité humaine, artificiellement provoquée et surexcitée, a remplacé de plus en plus la lente expérience et la mémoire qui en conservait les leçons. L'homme, de moins en moins réfléchi, a été de moins en moins capable d'établir pour lui et autour de lui une vie harmonieuse. Il est devenu ainsi, pour le monde entier comme pour sa propre espèce, une véritable terreur. Il a entre autres bouleversé toutes ses notions esthétiques instinctives pour détruire, au lieu de les entretenir, avec les sources de la vie, les joies qui sont ses seules raisons de vivre. Quelle joie plus ardente, plus enivrante, peut-il être que de sentir la féerie de la nature, d'écouter, dans le calme de la nuit, les frissons des feuillages, le chant solitaire du rossignol, du grillon, du crapaud, d'entendre le cri de l'alouette saluant le lever du jour ? .. Il y a des gens qui tuent, pour le plaisir, le rossignol, le grillon, le crapaud, l'alouette, ou qui font taire leur chant par les gargouillades de la T. S. F. ! Déjà insuffisamment doué, dans bien des cas, pour « la lutte pour la vie » et ayant, plus que bien des animaux, besoin de réaliser « l'entente pour la vie », l'homme s'est appliqué à aggraver ses déficiences naturelles devant les forces hostiles et les obstacles à vaincre, en composant une civilisation de plus en plus anti-naturelle et anti-sociale.

Les particularités du sens de la beauté et de l'art dans ses rapports avec la civilisation ont fait naître les théories les plus abracadabrantes, soutenues par de pontifiants imbéciles, de faux artistes, et traduites dans des oeuvres qui ne sont que des monuments de la sottise humaine au lieu de représenter le génie humain, C'est au nom de la science esthétique que ces théories ont été enfantées et qu'on s'est appliqué à les justifier. Ce fut le philosophe Baumgarten qui eut, au XVIIIème siècle, l'idée de formuler une science du Beau à laquelle il donna le nom d'Esthétique. Pour cela, il sépara, dans sa théorie, la « connaissance sensorielle » ou « connaissance sensible », de la haute philosophie ou « connaissance intellectuelle ». L'esthétique était une « gnoséologie inférieure » qui ne dépassait pas l'entendement des sens alors que la « Gnose », ou science supérieure, régnait dans les plus grandes hauteurs de l'esprit. Le Beau, perfection sensible, était inférieur au Bien, perfection rationnelle. Le Beau était dans la nature, à la portée des facultés humaines ordinaires. Le Bien était au-dessus de la nature et des facultés ordinaires, dans le domaine de la morale, c'est-à-dire de la pure spéculation spirituelle. C'était là une nouvelle façon d'appliquer la métaphysique du divin élevé au-dessus de la nature. On laissait à celle-ci le Beau, notion inférieure qu'on séparait du Bien, notion de la divinité. L'esthétique, perfection matérielle et sensible, n'était plus associée à l'éthique, perfection spirituelle et imaginative, comme dans l'antiquité païenne. Celle-ci, dans son enivrement panthéiste, avait confondu les hommes et les dieux, le Beau et le Bien dans la même perfection matérielle et spirituelle. Elle n'avait pas distingué entre la beauté des êtres et des choses et la beauté morale, entre le bien sensible et le bien rationnel. La philosophie d'inspiration chrétienne sépara le Beau-nature et matière du Bien-divinité et esprit.

Cette distinction métaphysique fut le point de départ de toute une logomachie où la notion du Beau fut noyée dans des théories qui ne furent pas plus sensibles que rationnelles. Il fut bon de s'en garder pour conserver la fraîcheur de ses sensations et des émotions du Beau, et ce fut de plus en plus nécessaire. Sans repousser toute culture esthétique, car ce serait refuser la multiplication, la variété et l'intensité des sensations et des émotions d'art, nous devons nous garder des abstractions qui ne sont que de la sottise. Il vaut mieux posséder la primitive et naïve fraîcheur d'âme de Margot qui pleure au mélodrame, que d'être un de ces prétentieux et vides imbéciles applaudissant, pour se donner un air intelligent, à ce qui les fait bailler (voir Snobisme). Le snobisme, qui veut régenter le goût, ignore le mot de Vauvenargues : « Il faut avoir de l'âme pour avoir du goût » : il faut avoir du sentiment, de la sensibilité. Aussi, convient-il de faire des réserves sur une esthétique qui sépare le Beau du Bien, la nature du divin, la matière de l'esprit. La véritable science, comme le véritable instinct du Beau et du Bien, ont fait justice de ces phantasmes qui n'eurent jamais d'autre but que de favoriser la prédominance et le parasitisme des prétendues « élites » sociales. Ils tendent, aujourd'hui, à s'imposer plus que jamais grâce à la veulerie et à la complicité de ceux qui se posent en représentants de l'esprit.

La véritable esthétique est celle qui est à la fois sensible et intellectuelle dans le but de réaliser la véritable perfection rationnelle. Elle ne sépare pas l'esprit de la matière ; au contraire. Comme l'a écrit Elie Faure : « L'esprit n'atteint l'esprit que si la matière s'y prête. Non pas uniquement la matière visible, mais la matière sensible, le son, le mot, le symbole mathématique. » Et il a ajouté : « L'esprit n'est que rapports entre des éléments solides, organisation de ces éléments solides dans une harmonie continue dont l'amour est le mobile et l'intelligence le moyen. Il y a un échange constant, quels que soient l'objet et la forme de notre action, entre la matière du monde que nous transformons immédiatement en esprit dès qu'elle nous touche, et l'esprit que nous nous représentons immédiatement en matière dès que nous en sommes touchés ... La nourriture spirituelle, comme l'autre, devient l'homme intérieur même, qui prête au produit de l'échange les qualités qu'il en reçoit. » Le véritable sens esthétique, le seul auquel nous devons nous arrêter si nous ne voulons pas nous égarer, est celui qui donne la sensation, en le faisant comprendre, de ce « poème de la matière » qui « sature à tel point notre chair, détermine à tel point notre intelligence qu'il faudrait, pour en suivre le déploiement dans l'oeuvre d'art, partir de l'allaitement maternel où une matière liquide modèle notre forme propre, pour aboutir à l'étreinte amoureuse où se révèlent, dans les échanges indéfiniment prolongés de la volupté et de la souffrance, les plus subtiles recherches de l'imagination et de l'esprit, en passant par tous les contacts que l'éducation de nos sens, l'aliment, le vêtement, l'habitat, le jeu nous infligent avec elle. » Le sens esthétique est celui que forme en nous cette « éducation subtile et continue que la matière exerce sur nos facultés de comparer, d'éliminer, d'ordonner et de choisir, même et peut-être surtout quand nous nous imaginons que notre esprit joue dans un espace abstrait dont elle a cependant, à elle seule, déterminé les dimensions. » (Elie Faure : Le Clavier.)

Hors de ces conceptions, qui établissent la profonde communion de l'homme et de la nature, on ne peut que perdre pied, soit pour s'égarer dans les nuages d'une esthétique stratosphérique, soit pour s'enfoncer dans le marécage d'un utilitarisme grossier qui est le bannissement de tout esprit et le renoncement aux splendeurs de l'intelligence. Ce sont ces deux esthétiques : stratosphérique et marécageuse, que la civilisation a développées pour faire perdre aux hommes le véritable sens du Beau en même temps que du Bien, le sens de leur harmonie personnelle et de l'harmonie collective et universelle. Car il n'y a pas de Beau sans le Bien et il n'y a pas de Bien sans le Beau. Ce qui est beau est bien et ce qui est bien est beau. Ils sont les deux conditions de la sagesse humaine. Le Bien en est la substance ; le Beau en est la splendeur. Et pour conclure sur ce sujet, nous disons ceci :

Pour être vraiment humain et remplir entièrement les conditions de sa nature, l'art doit rechercher à la fois le Bien et le Beau. S'il ne s'occupe que du Bien, il ne s'occupe que d'une pure abstraction productive socialement de la tartuferie et du bégueulisme. S'il n'envisage que le Beau, il tombe dans les formes desséchantes et stériles de « l'art pour l'art » (voir Romantisme). Le sculpteur Jean Baffier, qui disait : « l'Art, c'est la Vie », disait aussi que l'art est « l'exaltation de la morale ... la résultante de la morale dont il représente l'exaltation ». Il le voyait dans le positif, dans l'utile, opposé à l'industrie qui « évoque le luxe, le superflu, le faste, la superfétation », et il ajoutait : « L'Art noble, qui doit être en tous ouvrages, a créé chez nous de la richesse, de la splendeur, de la gloire, tout en conservant pieusement la source de la richesse, de la splendeur et de la gloire. Au contraire, le luxe industrialiste bancaire, avec son système d'exploitation insensé, sa production désordonnée pour satisfaire des concurrences folles, des ambitions démesurées, a conduit aux spéculations les plus extravagantes que l'on voit à cette heure, en oeuvres inqualifiables sur les champs de l'Europe et de l'Asie, même de l'Afrique. »

C'est l'harmonie du Beau et du Bien dans l'art exaltation de la morale qui constitue chez l'homme le sens esthétique, c'est-à-dire le sens d'une vie qui lui sera belle et bonne avec d'autant plus d'intensité que ce sens excitera en lui plus de volonté de réalisation. On comprend dès lors comment une civilisation établie sur la violence et le mensonge, sur l'exploitation de l'homme par l'homme, ne pouvait et ne peut toujours pas réaliser le Bien et le Beau pour tous les hommes. On comprend comment une telle civilisation devait s'efforcer, par la dégradation et l'avilissement de l'individu, de dénaturer, de dévoyer et de détruire si c'était possible son sens esthétique, pour le rendre de plus en plus incapable d'aspirer au Beau et au Bien, de revendiquer avec toute l'énergie nécessaire une vie belle et bonne pour tous. « Qui travaillerait pour nous s'il n'y avait plus de pauvres ! » demandait insolemment Metternich à Robert Owen au lendemain de l'avortement de la Révolution Française tuée par Napoléon et ensevelie par la Sainte Alliance. Ce mot cynique est la plus implacable condamnation des boutiquiers de la morale et des pontifes de « l'art pour l'art » installés dans le parasitisme social.

Mais on ne joue pas sans risque avec le feu. Les corrupteurs ont été les premiers corrompus. Les avilisseurs de l'âme populaire, celle des pauvres qu'ils faisaient travailler pour eux, ont été les premiers avilis. Ce sens esthétique qu'ils veulent achever de détruire chez leurs exploités, ils l'ont perdu depuis longtemps. Leur avidité, leur cruauté, leur vanité publicitaire, tout ce qui a produit leur mégalomanie, leur besoin de paraître et qui en a fait ces mufles intégraux dont nous avons constaté les agissements (voir Muflisme), leur a fait perdre à tel point le sens du Beau et du Bien qu'ils sont devenus eux-mêmes, aujourd'hui, les plus sûrs artisans de leur propre destruction. Car leurs victimes, hélas ! paraissent de plus en plus incapables du « geste » libérateur dans l'effondrement parallèle de leur propre sens esthétique.

Impuissantes à réagir contre les moyens de coercition matérielle qui les accablent, ces victimes sont encore plus impuissantes devant les moyens qui scellent moralement leur esclavage. Misère matérielle, abrutissement moral ; les deux sont complémentaires, et la conséquence de l'extinction du sens esthétique inspirateur de volonté sociale. La double méthode poursuit son office. Côté du Bien c'est l'obéissance perende ac cadaver à une morale civique, religieuse ou laïque, de renoncement, de soumission, à toutes les disciplines de l'usine et de la caserne ; le prolétaire - qui forme les neuf dixièmes de la population du globe - de plus en plus rationalisé, retravaillera bientôt chargé de chaînes et sous la trique comme l'esclave antique, comme les forçats, comme les noirs et les jaunes conquis par la « civilisation ». Côté du Beau, c'est l'abrutissement systématique, méthodiquement poursuivi, par tous les moyens qui « empêchent de penser », qui emportent la vie dans le tourbillon de la vitesse, du bruit, des éclairages violents, des intoxications, qui transportent dans les « paradis artificiels » ; c'est le débordement de folie sanglante, de mégalomanie grotesque, de saleté physique et morale, de muflisme en un mot qui constitue la vie actuelle.

Dans le dénaturement des sens physiques soumis à ce régime permanent de surexcitation et de désagrégation, que peut devenir le sens esthétique qui est en quelque sorte le produit, la synthèse à la fois spontanée et réfléchie de leurs sensations ? Il n'est, pour en juger, qu'à voir la laideur, l'inintelligence, l'inconscience des formes de la vie sociale et des milieux où elles se manifestent pour la plupart des hommes ; il n'est qu'à voir surtout les spectacles (voir ce mot) où ils se plaisent et où ils vont puiser leurs sensations esthétiques. Ces spectacles sont caractéristiques de la place prise dans la société par la brute civilisée mille fois plus obtuse, perverse et dangereuse que celle des cavernes. Les raffinements de sa perversion ont fait du monde entier un immense domaine du docteur Goudron et du professeur Plume.

De même que les excès imposés aux sens physiques finissent par annihiler en eux toutes sensations, le baratage grossier des facultés de l'esprit et du coeur finissent par détruire en eux toute intelligence et toute émotion quelque peu nuancée, délicate. Leur sensibilité subit le sort de la vue chez celui qui ne travaille qu'à la lumière artificielle, de l'ouïe chez le chaudronnier qui frappe sans cesse sur le métal, du toucher que les callus font perdre aux mains des terrassiers, de l'odorat pour les travailleurs des égouts, du goût pour les intoxiqués du tabac, de l'alcool et les amateurs de viandes faisandées. Quelle espèce de sens du beau et de l'art peut avoir, par exemple, une foule de deux ou trois mille personnes assistant à un concert de musique de chambre, dans une salle immense où aucun véritable silence n'est possible ? Alors que cette musique est toute de précision, de nuances, d'échos intimes, de profondeur qui demande un repliement de l'âme sur elle-même, un recueillement qui prolonge la sensation et l'émotion quelques minutes au moins après que les dernières notes se sont éteintes : on voit cette foule éclater en bravos bruyants avant même les dernières notes, trépigner, hurler comme si elle venait d'assister à l'écroulement d'un « poids lourd » ou à l'étripement d'un cheval de « corrida » ! Et que penser, aussi, du sens et de la conscience artistiques des virtuoses - des Cortot, des Thibaud - qui livrent ainsi aux bêtes Mozart, Beethoven, Chopin ou Debussy ?

Au défaut de sens esthétique individuel correspond celui du sens esthétique collectif dans les villes livrées à toutes les hideurs utilitaires et industrielles imaginées par le muflisme des tripoteurs d'affaires. La chanson du travail s'est tue dans les rues des villes ; elle est morte avec le petit artisan et elle est interdite à l'ouvrier rationalisé et taylorisé. Une morne indifférence marque l'ataxie esthétique des foules devant les modes grotesques dont on les affuble, devant les odieux navets qui sont une injure à leurs morts de la guerre qu'elles ont voulu honorer, devant les criminelles entreprises des « topazes » qui font abattre des arbres centenaires, dernière beauté des boulevards, pour faire de la place à des tables de bars, ou qui détruisent des beautés naturelles uniques, menacent des populations entières d'empoisonnement, pour les profits scandaleux d'entrepreneurs de carrières et de fabricants de ciment (Calanques et terroir de Cassis).

Il est d'une nécessité impérieuse pour tous les travailleurs, pour tous ceux qui veulent vivre une autre vie que celle d'un ilote abruti, de retrouver et de cultiver en eux le véritable sens esthétique, celui qui ne sépare pas le Bien et le Beau, l'éthique sociale qui est la justice dispensatrice du bien de tous, de l'esthétique individuelle et collective qui est la beauté et la joie à l'esprit et au coeur de tous.

- Edouard ROTHEN.