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SENSATION n. f.

Élément fondamental de la connaissance, la sensation est l'état psychologique immédiat que provoque l'excitation d'un ou de plusieurs nerfs sensitifs. Plaisirs de l'odorat ou du goût, douleur d'une brûlure sont appelés sensations tout comme les impressions tactiles, les couleurs, les sons : car ce terme s'applique indifféremment à des états affectifs ou à des états représentatifs. En fait, point de connaissance, même d'ordre spéculatif, qui ne s'accompagne d'une tonalité affective, parfois très minime il est vrai. Mais c'est exclusivement le caractère représentatif de la sensation que nous étndierons ici.

Dans les rangs inférieurs du monde organisé, chez les amibes par exemple, le protoplasma se présente sous une forme indifférenciée et les diverses fonctions biologiques paraissent s'exécuter au moyen d'une partie quelconque de cette substance uniforme : indifférence structurale et indifférence fonctionnelle sont intimement liées l'une à l'autre. Par contre, si nous négligeons les transitions pour arriver aux animaux supérieurs et à l'homme, nous constatons que la spécialisation des éléments anatomiques s'accompagne d'une division parallèle du travail physiologique. Grâce à une différenciation très accentuée du système nerveux, phénomènes de sensibilité et de motilité acquièrent une très haute importance. Le rôle de ce système est grand dans la vie organique, puisqu'il règle les mouvements des poumons, du cœoeur et de l'appareil circulatoire, les sécrétions, les mouvements de l'appareil digestif et ceux qui commandent les diverses excrétions. D'autre part, c'est lui qui permet au vivant d'entretenir d'étroites relations avec le milieu extérieur, d'en ressentir les multiples influences et d'y répondre d'une façon appropriée. Mais, alors que les nerfs affectés à la vie organique se rattachent dans l'ensemble au système du grand sympathique, ceux qui sont préposés à la vie de relation se rattachent au système encéphalo-rachidien. Collecteurs des impulsions venues du dehors, les appareils sensoriels, qui font partie intégrante de ce dernier système, se composent essentiellement d'organes récepteurs de l'excitation, d'organes de transmission et d'organes centraux de perception situés dans une partie déterminée de l'écorce cérébrale. Notons, en outre, que l'exercice de chaque sens s'accompagne, dans le champ de sa partie périphérique, de réactions musculaires, indispensables à son jeu régulier et complet. Dans les divers appareils sensoriels, les voies longues conduisent les impressions excitatrices jusqu'à la sphère corticale du cerveau, alors que les voies courtes s'arrêtent dans les centres infra-corticaux. Les neurones sensitifs périphériques ont leur corps cellulaire en dehors de l'axe encéphalo-rachidien : c'est dans la rétine elle-même que les fibres du nerf optique ont leurs cellules d'origine ; c'est dans les ganglions de Corti ou de Scarpa que l'on trouve celles du nerf acoustique.

Adaptés à un genre d'impression bien déterminée, les organes des sens doivent recevoir une excitation qui ne soit ni trop faible ni trop forte, pour donner naissance à une sensation. Au-dessous de 16 vibrations par seconde et au-dessus de 34.000, l'oreille ne perçoit aucun son ; pour les autres sens, il est, de même, possible de déterminer un minimum et un maximum, variables dans une certaine limite. Quel que soit le mode d'excitation, un organe perceptif répond toujours par des sensations d'aspect analogue : électricité, lumière, choc, ingrédients chimiques, etc... produisent une impression lumineuse, quand on les applique au nerf optique, Par contre, la même excitation produit des phénomènes très différents, selon le sens qu'elle impressionne : le courant électrique qui, appliqué à l'œoeil, détermine une sensation de lumière, provoquera une sensation de choc s'il agit sur le bras, une sensation d'odeur s'il ébranle le nerf olfactif. Aussi, plusieurs physiologistes pensent-ils que la différence spécifique, constatée entre les impressions sensorielles, ne résulte pas de la réalité extérieure, mais du seul système nerveux. C'est une action chimique que l'énergie excitatrice détermine dans les organes des sens ; et c'est la présence des produits de désassimilation qui engendre le sentiment de fatigue, consécutif à des ébranlements trop forts ou trop souvent répétés.

L'excitation est transmise au cerveau grâce à une modification chimique qui, de proche en proche, gagne les éléments encéphaliques. Plusieurs admettent un influx nerveux, analogue au courant électrique. Mais notons qu'il est beaucoup plus lent : sa vitesse, chez l'homme, est de 60 mètres par seconde dans les nerfs centrifuges, de 130 mètres dans les nerfs centripètes. Concernant le travail qui s'accomplit dans l'intimité du cerveau, nous savons fort peu de chose ; toutefois l'on est parvenu à localiser certains centres sensoriels. Un chien devient complètement aveugle, si l'on dénude ses deux lobes occipitaux ; si l'on enlève l'écorce grise du lobe droit seulement, il est partiellement aveugle et de l'oeœil gauche et de l'œoeil droit. Pour provoquer la cécité de points limités du champ visuel, il suffit d'enlever des parties déterminées des mêmes lobes. A la suite de lésions occipitales, on a constaté, chez l'homme, des troubles analogues. Chez le chien, l'oreille droite a son centre sensoriel dans la troisième circonvolution occipitale gauche, l'oreille gauche dans la même circonvolution du côté droit. Même si les organes périphériques ne subissent aucune excitation, des sensations apparaissent quand les centres encéphaliques sont ébranlés ; on l'observe dans maints rêves et dans toutes les hallucinations.

Au point de vue psychologique, la sensation subit l'influence et des états qui l'ont précédée et de ceux qui l'accompagnent. Après un bruit étourdissant, l'on ne perçoit pas les nuances de faibles sonorités ; une couleur obtient son maximum de netteté, quand l'accompagnent ses couleurs complémentaires. Harmonie des sons, accord des nuances visuelles sont fondamentales, la première en musique, le second en peinture. De plus, les impressions des divers sens s'entravent ou se renforcent : une sensation lumineuse intense augmente habituellement la finesse de l'ouïe ; des sensations sonores très vives obscurcissent d'abord les perceptions visuelles, puis les stimulent. Un contraste plus ou moins accentué semble nécessaire pour mettre en relief les sensations. Si la température se modifie brusquement, dans la chambre où je me trouve, je le remarque aussitôt ; mais je ne m'en aperçois point, si elle varie lentement. On peut cuire ou congeler des grenouilles, sans qu'aucun mouvement trahisse une douleur quelconque, lorsqu'on élève ou diminue peu à peu la chaleur. En effet, ce que l'on perçoit surtout, c'est le changement, l'opposition. La saveur sucrée d'une solution, trop faible pour être sentie normalement, le sera, et d'une façon très nette, après une application de chlorure de sodium.

Outre sa qualité spécifique et sa nuance individuelle, chaque sensation offre une certaine intensité. Bergson s'est vainement efforcé de montrer que cette dernière se réduisait à un aspect qualitatif. « Une expérience de tous les instants, écrit-il, qui a commencé avec les premières lueurs de la conscience et qui se poursuit pendant notre existence entière, nous montre une nuance déterminée de la sensation répondant à une valeur déterminée de l'excitation. Nous associons alors à une certaine qualité de l'effet l'idée d'une certaine quantité de la cause ; et finalement, comme il arrive pour toute perception acquise, nous mettons l'idée dans la sensation, la quantité de la cause dans la qualité de l'effet. A ce moment précis, l'intensité, qui n'était qu'une certaine nuance ou qualité de la sensation, devient une grandeur. » Mais les analyses psychologiques de Bergson ne peuvent rendre compte de l'aspect quantitatif de maints états de conscience ; et l'ingéniosité de son langage, capable de merveilleux tours de prestidigitation, ne parvient pas à escamoter ce que, dans un sentiment ou une sensation, l'on dénomme intensité. Par contre, de nombreux auteurs font remarquer, avec justesse, qu'élément affectif et élément représentatif se nuisent dans nos sensations : l'intensité de l'émotion ne favorise pas la netteté de la perception, et les sensations olfactives, gustatives, cénesthésiques, qui présentent un caractère affectif très marqué, ne nous donnent, au point de vue de la connaissance, que des notions imprécises et vagues.

La sensation ne se produit que si l'impression initiale possède une durée suffisante ; et elle persiste après l'excitation, dans une mesure qui varie avec la force de cette dernière. Pour l'oeœil, cette persistance va de 1/15 à l/3 de seconde. Aussi l'impression produite est-elle continue, quand les excitations lumineuses se succèdent à des intervalles rapprochés : c'est le principe du cinématographe, et l'enfant sait qu'il peut décrire cercles ou rubans de feu en agitant assez vite un tison enflammé. Les chocs électriques cessent d'être discernables dès que leur nombre dépasse 35 à la seconde sur le corps, 60 sur le front. Des observations analogues ont été faites concernant les autres sens. Au point de vue psychologique, nous sommes conscients de la durée des sensations : durée plus ou moins longue et qui présente un aspect différent selon les sens affectés. Notre notion du temps provient, sans doute, d'une assimilation de ces diverses durées faite, ultérieurement au profit des sensations musculaires et auditives.

Certaines sensations sont manifestement extensives, c'est-à-dire étalées dans l'espace ; tel est le cas des couleurs et des impressions tactiles. Beaucoup de psychologues accordent ce caractère à toutes les données des sens : « La voluminosité, affirme James, est une qualité commune à toutes les sensations, tout comme l'intensité. Nous disons fort bien des grondements du tonnerre qu'ils ont un autre volume de sonorité que le grincement d'un crayon sur une ardoise ... Une légère douleur névralgique du visage, fine comme une toile d'araignée, paraît moins profonde que la douleur pesante d'un furoncle, ou la souffrance massive d'une colique ou d'un lumbago ... Les sensations musculaires ont également leur volume, ainsi que les sensations dues aux canaux semi-circulaires, voire même les odeurs et les saveurs. Les sécrétions internes surtout sont remarquables à ce point de vue ; témoin les sensations de plénitude et de vide, d'étouffement, les palpitations, les maux de tête, ou encore cette conscience très spatiale que nous donnent de notre état organique la nausée, la fièvre, la fatigue, les lourdes somnolences. »

Les anciens psychologues admettaient cinq sens : la vue, l'ouïe, le toucher, le goût et l'odorat ; mais les savants contemporains ont allongé la liste traditionnelle. C'est à la vue que nous devons les sensations de lumière et de couleur. Dans les sensations de lumière, la rétine est actionnée par un mélange complexe des diverses couleurs du spectre, c'est-à-dire par une association de vibrations d'amplitude et de longueur d'onde fort différentes. Dans les sensations de couleur, les rayons excitateurs sont les composants dissociés de la lumière blanche. Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge constituent les notes principales de la gamme colorée ; mais trois d'entre elles, le vert, le jaune et le rouge, sont dites couleurs fondamentales, parce qu'elles permettent, quand on les associe en proportions variables, de reproduire toutes les autres. On pourrait distinguer six à sept cents qualités d'impressions lumineuses, au dire de certains ; et l'on a parlé d'un million de nuances colorées, en tenant compte du ton, de l'intensité et de la saturation. D'autres évaluent le nombre des sensations visuelles possibles à 35.000 ; dans chacune des couleurs du prisme, un ouvrier tapissier des gobelins ou d'Aubusson arrive, assure-t-on, à distinguer 1.500 nuances en moyenne, parfois plus, parfois moins.

A l'ouïe nous devons de connaître les bruits, résultats d'ébranlements irréguliers, instables et confus, ainsi que les sons, dûs à des vibrations périodiques et régulières. Ces derniers diffèrent entre eux par la hauteur, l'intensité, le timbre ; et une oreille exercée arrive à distinguer un nombre prodigieux de sons. « Des notes les plus basses jusqu'aux plus hautes, écrit Ebbinghaus, nous pouvons percevoir, dans des conditions favorables, plusieurs milliers de notes et dans les hauteurs moyennes, à l'intérieur d'une seule octave, plus de mille. Si, dans l'emploi pratique des sons dans la musique, nous nous contentons d'un nombre plus faible (dans les instruments à notes fixes 12 à l'octave), cela tient en partie à des raisons techniques comme le maniement incommode d'instruments à notes trop nombreuses. Mais cela vient surtout de ce que relativement peu de notes s'accordent bien avec une note prise au hasard. »

On distingue, aujourd'hui, les sensations kinesthésiques et thermiques des sensations tactiles ; aussi n'accordons-nous plus au toucher l'importance exceptionnelle que les anciens psychologues lui attribuaient. Nous devons à ce sens les impressions de contact, de poli ou de rugueux, de chatouillement. Expansions nerveuses peu différenciées, ses organes récepteurs sont répandus sur toute la surface du corps. Néanmoins la sensibilité tactile n'est pas égale dans les diverses régions de la peau ; l'écartement minimum, requis pour que l'on sente séparément les deux pointes d'un compas, permet d'apprécier son degré d'acuité. Pour la langue, les lèvres et le bout des doigts, cet écartement va de 1 à 5 millimètres ; il dépasse 3 centimètres sur le dos de la main et 5 centimètres sur la région dorsale du corps. Quant à la persistance des impressions tactiles, elle est très faible, et si l'on touche une roue dentée, animée d'un mouvement rotatoire, la sensation n'apparaît continue qu'au delà de 40 impressions par seconde.

Le goût, qui a son siège dans la bouche, nous renseigne sur les saveurs ; mais les sensations qu'il nous donne sont habituellement mélangées à des sensations de contact, de chaleur, d'odeur, de mouvement. Parfois même les secondes sont prédominantes : les saveurs astringentes sont d'origine tactile, celles de la menthe poivrée ou de la moutarde s'avèrent surtout calorifiques, et l'on arrive difficilement à distinguer un oignon d'une pomme, lorsque le sens olfactif est détruit. C'est d'ailleurs à des terminaisons nerveuses spéciales que répondent les sensations gustatives fondamentales : sucré, acide, amer, salé. Plusieurs sels métalliques paraissent acides, en effet, quand on les pose à la pointe de la langue, et amers quand on les place dans la région postérieure ; c'est le cas de l'acétate de plomb.

Localisé dans la partie supérieure des fosses nasales, l'odorat joue un rôle prépondérant chez certains animaux. Bien que très réduit chez l'homme, par défaut d'exercice, il demeure capable, en certains cas, de déceler la présence de substances chimiques qui n'existent qu'à dose infînitésimale : on peut sentir un deux millionième de milligramme de musc et un vingt-cinq millionième de milligramme de mercaptan. Le chien, dont les lobes et les organes récepteurs olfactifs sont beaucoup plus développés que dans l'espèce humaine, retrouve, après plusieurs heures, l'odeur laissée par le passage d'un lièvre ou de son maître. Souvent les sensations olfactives s'associent à des saveurs ou à des sensations thermiques. On arrive même à confondre odeurs et saveurs : lorsqu'il agit sur la muqueuse nasale, le chloroforme semble avoir un goût sucré. Et, quoi qu'on pense, l'ammoniaque n'excite pas les fibres olfactives mais uniquement les organes tactiles du nez. Dans les conditions normales, les effluves odorants sont recueillis à l'état gazeux seulement.

A côté des cinq sens classiques, il convient de faire une place à des sens nouvellement découverts : la cénesthésie, le sens kinesthésique, le sens thermique, celui de l'orientation. Et, sans parler des sens particuliers que l'on rencontre chez certaines espèces animales, nul ne saurait affirmer que l'on n'en découvrira pas d'autres, encore insoupçonnés, même chez l'homme. La cénesthésie ou sensibilité de l'ensemble des organes est liée au fonctionnement des appareils de la respiration, de la digestion, etc..., à celui des glandes, des nerfs, peut-être du cerveau. Habituellement vague et peu claire, lorsque les organes sont en bon état, elle devient très vive dans certaines maladies. Nous lui devons les sensations générales de bien-être, de lassitude, de surexcitation, d'abattement, etc..., ainsi que des sensations de caractère périodique comme celle de la faim. Dans la cénesthésie, l'élément affectif est tout à fait prédominant ; l'élément représentatif ne comporte que des indications vagues et facilement illusoires. Une concentration excessive de l'attention sur les sensations organiques engendre la neurasthénie et la nosophobie ou crainte d'être atteint de toutes les maladies dont on entend parler ; parfois elle aboutit aux phénomènes si curieux de l'autoscopie interne. Le malade parvient à décrire l'état d'organes tels que le coeœur, le foie, les poumons. Des personnes, ignorantes des notions même élémentaires de l'anatomie, ont pu donner des indications sur le jeu de leurs valvules cardiaques ou préciser la place, dans l'intestin, d'une épingle avalée par mégarde.

Le sens kinesthésique, nettement distingué du toucher par les psychologues contemporains, nous renseigne sur l'état de nos muscles, sur les mouvements et la situation de nos membres. Que je remue mon bras ou qu'on le déplace sans aucun effort de ma part, j'en suis averti, dans les deux cas, même si je n'éprouve aucune sensation tactile et si j'ai les yeux fermés. En effet, les sensations kinesthésiques ne viennent pas seulement des muscles, mais aussi des articulations et des tendons. Quant au sentiment de l'effort, auquel Maine de Biran fait jouer un rôle primordial dans sa philosophie, il ne précède pas la contraction musculaire et n'accompagne pas l'innervation centrale. Comme toutes les autres sensations, celle de l'effort résulte d'une impression centripète. Lorsqu'ils cherchent à soulever leurs membres paralysés, certains hémiplégiques ont conscience de l'effort déployé, mais l'on constate qu'ils contractent alors soit les membres correspondants, soit d'autres muscles. Fréquemment, les sensations kinesthésiques se mêlent à d'autres sensations, en particulier à celles du toucher ; toutefois il faut ranger la sensation de pression dans la seconde catégorie et celle de poids dans la première.

Longtemps confondu avec le sens tactile, le sens thermique possède pourtant des organes spéciaux, de qui dépendent nos impressions de froid et de chaud. Les points de notre épiderme qui sentent le froid ne sont, d'ailleurs, pas les mêmes que ceux qui sentent le chaud. Si l'on promène lentement et légèrement une plume d'acier ou une tige pointue sur le dos de la main, l'on perçoit, par intervalles, une sensation de froid liée à certains points. Pour découvrir les points sensibles à la chaleur, il faut maintenir chaude l'extrémité de la plume ou de la tige dont on se sert. Ce n'est pas à un refroidissement de la peau, mais à une hyperesthésie des nerfs du froid qu'est due l'action des crayons de menthol. Le sens thermique ne nous renseigne, en définitive, que sur les variations de température des objets extérieurs, considérées dans leur rapport avec celle de notre propre corps. On attribue à un mélange d'excitations thermiques et tactiles la sensation d'humidité.

Au sens de l'équilibre, ou sens statique, nous devons les sensations de mouvement rectiligne ou curviligne, de verticalité, d'inclinaison, de vertige, d'étourdissement. Il nous renseigne, en effet, sur la position de la tête au cours des divers mouvements accomplis et, par là même, d'une façon indirecte, sur l'attitude générale du corps. Les canaux semi-circulaires de l'oreille interne constituent les organes spéciaux du sens statique, ainsi que de multiples expériences l'ont démontré ; au nombre de trois chez l'homme, ils semblent correspondre aux trois dimensions de l'espace. Déjà, Flourens constatait « que la section des canaux semi-circulaires provoque chez les animaux des mouvements dont la direction correspond au plan du canal opéré ». La grenouille, dont on a sectionné les canaux horizontaux, ne nage plus en ligne droite, mais en cercle ; elle se balance autour de son axe longitudinal. Si l'on coupe ses canaux verticaux, elle saute en ligne droite au contraire. Des expériences analogues, faites sur des lapins et des pigeons, aboutissent à des résultats identiques. De plus, on observe que les animaux qui, comme les lamproies et les souris japonaises, ne possèdent qu'une ou deux paires de canaux semi-circulaires donnent, par leurs mouvements, l'impression de ne connaître qu'une ou deux dimensions de l'espace. Les souris japonaises, par exemple, tournent fréquemment sur elles-mêmes durant des heures entières ; elles n'avancent que par trajets circulaires et en diagonale. Chez l'homme, les lésions des organes du sens statique provoquent le manque d'équilibre et le vertige. « Si l'on tourne, les yeux fermés, plusieurs fois de suite sur le talon et si l'on s'arrête subitement, remarque Ebbinghaus, on a l'impression sensible, la plus vive, de tourner dans le sens contraire au précédent ; c'est une sensation des canaux semi-circulaires. Elle provient de ce qu'un anneau de liquide dans le canal horizontal, qui au début de la rotation du corps était resté un peu collé aux parois de celui-ci, tourne encore un moment lorsqu'on s'arrête brusquement et produit, sur les organes terminaux d'un nerf qui pénètrent dans ce liquide, une excitation contraire à la précédente. »

Certains animaux possèdent des sens dont nous comprenons très mal la nature : sens électrique, sens hygrométrique, sens de l'orientation, etc... On a beaucoup écrit, sans parvenir à formuler une explication satisfaisante, sur la faculté que possède le pigeon voyageur de regagner son gîte, même lorsqu'on le transporte à des centaines de kilomètres. Concernant les insectes, bien des choses restent à découvrir, non moins mystérieuses que celles qu'on connaît déjà. Mais, lentement, de patients chercheurs défrichent ces coins obscurs où rien n'échappe, pas plus qu'ailleurs, à la loi du déterminisme universel.

C'est dans l'étude des sensations que les psychologues se sont efforcés, pour la première fois, d'utiliser les procédés de mesure et de calcul chers aux physiciens et aux chimistes. Toute une école de psychophysiciens s'est donnée pour mission de préciser les relations qui unissent le monde physique au monde mental. Ils ont déterminé le sens de l'excitation, c'est-à-dire le minimum d'excitation requis pour qu'il y ait sensation, et surtout ils ont voulu exprimer en langage mathématique les rapports des impressions physiques et des sensations. Mais de telles recherches sont délicates. Pour la sensation de pression, on pose sur le point de la peau que l'on veut explorer de petites balles de liège, afin de parvenir à déterminer le poids minimum perceptible. « Un grand nombre de recherches faites de cette manière, écrit Ribot, ont prouvé que la peau possède une sensibilité très variable suivant les régions explorées. Les régions les plus sensibles sont le front, les tempes, les paupières, le dos de la main ; elles peuvent sentir jusqu'à 1/500 de gramme. Le plat de la main, le ventre, les jambes sont des régions très peu sensibles, puisque le minimum perceptible tombe à 1/20 de gramme. Enfin, sur les ongles et au talon, il descend jusqu'à 19 grammes. Pour ce qui concerne l'effort musculaire, le minimum perceptible serait représenté, suivant Wundt, par le raccourcissement de 4/100 de millimètre du muscle droit interne de l'oeœil. » Lorsque la main est à 18°C environ, il faut une élévation de 1/8 de degré pour éprouver une sensation thermique. D'après Volkmann, la plus petite sensation lumineuse perceptible serait égale à l'éclairage d'un velours noir par une bougie placée à une distance de 7,7 pieds. Pour l'ouïe, le bruit le plus faible qui puisse franchir le seuil de la conscience est l'équivalent du son produit par une boule de liège de 1 milligramme, tombant de 1 millimètre de haut, l'oreille étant à 91 millimètres de distance.

Mais c'est à détenniner les rapports de l'excitation à la sensation que se sont particulièrement attachés les psychophysiciens. Déjà Weber constatait que la sensation croît d'une manière discontinue, même quand l'excitation croît d'une manière continue, et qu'une excitation nouvelle, pour être sentie, doit être d'autant plus faible que l'excitation à laquelle elle s'ajoute est plus faible, d'autant plus forte que l'excitation à laquelle elle s'ajoute est plus forte. D'où la loi suivante, appelée loi de Weber : « L'accroissement de l'excitant nécessaire pour produire un accroissement perceptible de la sensation est une fraction constante de cet excitant ». Fechner essaya de préciser la loi de Weber et de trouver une formule exprimant le rapport de toute excitation à toute sensation. Il utilisa trois méthodes ingénieuses : celle des plus petites différences perceptibles, celle des cas vrais et faux, celle des erreurs moyennes, et multiplia les expériences. Finalement, il parvint à énoncer la loi psychophysique qui porte son nom : « La sensation croît comme le logarithme de l'excitation ». En d'autres termes, lorsque les excitations croissent en progression géométrique, les sensations croissent en progression arithmétique. Les mesures opérées par Fechner n'étaient pas irréprochables ; on a dû les modifier. De plus, sa formule ne tenait pas assez compte de la complexité des faits. Néanmoins, malgré les critiques acerbes qu'on a coutume de lui adresser, il n'est pas vrai que sa tentative ait complètement échoué. Nous savons maintenant, de la façon la plus certaine, qu'il n'y a ni égalité, ni équivalence entre les variations d'intensité de l'excitation et les variations d'intensité de la sensation. En outre, nous constatons que la sensation n'est pas un état simple et irréductible, comme le prétendent les spiritualistes, mais qu'elle est une synthèse, le résultat d'un travail organique préalable.

Taine, penseur généralement soucieux de ne point déplaire aux bien-pensants, estimait dans son livre L'Intelligence que les sensations n'ont pas le caractère de simplicité qu'on leur attribue : « La psychologie, écrit-il, est aujourd'hui en face des sensations prétendues simples, comme la chimie, à son début, était devant les corps prétendus simples. En effet, intérieure ou extérieure, l'observation, à son premier stade, ne saisit que des composés ; son affaire est de les décomposer en leurs éléments, de montrer les divers groupements dont les mêmes éléments sont capables, et de construire avec eux les divers composés. Le chimiste prouve qu'en combinant, avec une molécule d'azote, une, deux, trois, quatre, cinq molécules d'oxygène, on construit le protoxyde d'azote, l'acide azoteux, l'acide hypo-azotique, l'acide azotique, cinq substances qui, pour l'observation brute, n'ont rien de commun et qui pourtant ne diffèrent que par le nombre de molécules d'oxygène comprises dans chacune de leurs parcelles. Le psychologue doit chercher si, en joignant telle sensation élémentaire avec une, deux, trois autres sensations élémentaires, en les rapprochant dans le temps, en leur donnant une durée plus longue ou plus courte, en leur communiquant une intensité moindre ou plus grande, il ne parvient pas à construire ces blocs de sensations que saisit la conscience brute et qui, irréductibles pour elle, ne diffèrent cependant que par la durée, la proximité, la grandeur et le nombre de leurs éléments ». Et Taine trouve la preuve de ce qu'il avance dans des expériences effectuées en acoustique, et qui démontrent que les différences qualitatives des sons proviennent, en réalité, de différences quantitatives. Spencer déclare, lui aussi, que « la substance de l'âme est résoluble en chocs nerveux », et que toute sensation se ramène à un nombre fixe de ces chocs produits par les mouvements ondulatoires de l'excitation. De l'élément primordial, constitutif de toutes les perceptions des sens, le philosophe anglais estime même possible de donner une idée. « L'effet subjectif, déclare-t-il, produit par un craquement ou un bruit qui n'a pas de durée appréciable, n'est guère autre chose qu'un choc nerveux. Quoique nous distinguons un pareil choc nerveux comme appartenant à ce que nous appelons sons, cependant il ne diffère pas beaucoup de chocs nerveux d'autres espèces. Une décharge électrique, qui traverse le corps, cause une sensation analogue à celle d'un bruit fort et soudain. » Bien entendu, les spiritualistes ont poussé des cris d'orfraie, tant ils redoutent l'introduction de la mesure et de l'analyse quantitative en psychologie. Certes, nous estimons que Spencer et Taine se trompent sur bien des points, mais il nous semble évident que la sensation s'explique par ses antécédents physiologiques. Contrairement à la thèse épiphénoméniste de Le Dantec, qui est une absurdité scientifique, nous admettons l'existence d'une énergie mentale capable d'avoir une action très efficace ; mais cette énergie mentale n'a rien de spirituel au sens traditionnel du mot, elle s'avère de même nature que les énergies les plus matérielles et n'est qu'une transformation des forces corporelles, une qualité nouvelle conditionnée par le système nerveux. De même que le travail mécanique peut engendrer l'énergie électrique qui, à son tour, donnera de la lumière, de la chaleur, etc..., de même le cerveau engendre la pensée, une pensée vraiment efficace, dont les effets sur l'organisme sont indéniables, mais qui, fatalement, cesse d'être lorsque le cerveau disparaît. Manifestation première de l'énergie mentale, la sensation nous renseigne sur les rapports qui relient notre corps au milieu environnant.

- L. BARBEDETTE.