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SENSIBILITÉ n. f. (du latin : sensibilitas, même signification)

Ce mot désigne la faculté d'éprouver ou de ressentir des impressions physiques ou morales : c'est cette propriété dévolue à certaines parties du système nerveux, par laquelle tout être vivant perçoit les impressions faites soit par des objets du dehors, soit produites à l'intérieur. En langage psychologique, le terme est des plus vagues et des plus défectueux ; aussi est-il employé sous de multiples significations. Physiologiquement, il désigne des phénomènes purement physiques ou mécaniques. Claude Bernard écrivait : « Les philosophes ne connaissent et n'admettent, en général, que la sensibilité consciente, celle que leur atteste la douleur, déterminée par des modifications externes ... Les physiologistes se placent nécessairement à un autre point de vue. Ils doivent étudier le phénomène objectivement, sous toutes les formes qu'il revêt. Ils observent que, au moment où un agent modificateur agit sur l'homme, il ne provoque pas seulement le plaisir et la douleur, il n'affecte pas seulement l'âme : il affecte le corps, il détermine d'autres réactions que les réactions psychiques, et ces réactions automatiques, loin d'être la partie accessoire du phénomène, en sont, au contraire, l'élément essentiel ».

Pour tenter de faire cesser ce que certaines écoles philosophiques supposent être une confusion, on chercha à désigner, sous le nom d'irritabilité et d'excitabilité, les phénomènes dans lesquels n'entre pas la conscience ou ceux où la conscience n'intervient qu'à un faible degré. Cette façon de voir semble s'appuyer surtout sur certains dogmes religieux, entre autres celui qui prétend que, seul, l'homme possède une âme, que les animaux et les plantes n'en ont pas. Les découvertes modernes de la science sont venues renforcer la signification entière qu'on se doit de donner au mot sensibilité, sans exclure aucun règne : animal, végétal, voire minéral. Il est heureux, d'ailleurs, que des savants ne se soient pas inclinés devant l'absurde conception dogmatique des phénomènes de la vie et qu'ils n'aient point accepté, comme vérité éternelle, l'affirmation stupide qui alla jusqu'à prétendre que la femme même n'a pas d'âme ...

Dans un livre sur « L'instinct et l'intelligence des animaux », Romanes avait démontré, péremptoirement, que les singes, les éléphants, les chiens, etc... sont intelligents ; Claude Bernard, dans un mémoire « La sensibilité dans le règne animal et le règne végétal », avait écrit : « Il y a, même chez les plantes, une faculté de sensibilité, chargée de recevoir les excitations externes et de réagir à la suite de ces excitations ». Félix Le Dantec fut quelque peu désillusionné à la suite de la lecture des oeuvres de Claude Bernard, de qui il attendait l'explication de la physiologie et que l'auteur du « Conflit » considérait comme un géant. Félix Le Dantec trouva l'ouvrage de Claude Bernard « plein d'obscurités et de contradictions ». Dans un de ses livres, « Le Conflit », Le Dantec consacre un chapitre entier à l'intelligence des animaux ». Sous forme de dialogue, il discourt avec un abbé, à savoir si les bêtes ont une âme, tout comme ce merveilleux et prétentieux bipède, intelligent et raisonnable ...

L'instinct, au fond, pour beaucoup, est l'expression qui s'emploie pour des actes accomplis par des animaux autres que l'homme, ce qui faisait dire à Le Dantec : « Les animaux n'ont pas droit à l'intelligence, puisque le mot intelligence nous est réservé ; l'intelligence animale s'appelle instinct, cela est infiniment simple et le tour est joué ; il serait absurde, après tout cela, de parler de l'intelligence des animaux, il n'y a pas de différence essentielle entre l'intelligence de l'homme et celle du chien, pas plus qu'il n'y a de différence essentielle dans l'odorat de ces deux espèces animales ».

Verlaine, professeur à l'Université de Liège, a démontré, dans un livre d'une remarquable valeur : « l'Ame des Bêtes », combien nos pensées étaient restées primaires à ce sujet. Après une série d'expériences dont on se doit de louer l'effort de persévérance qu'elles demandèrent, le Professeur Verlaine en est arrivé à confirmer ces conclusions qui ne sont pas sans bouleverser nos conceptions antiques, enracinées en nos cerveaux trop longtemps comprimés par des enseignements dogmatiques.

Voici ce qu'écrit le Professeur Verlaine, au dernier chapitre de son livre, plein d'enseignement, et qui forme une synthèse des connaissances de la psychologie comparée, une louange en faveur de la renaissance de la philosophie de la nature : « Aujourd'hui, comme au temps des Védas, les gens sans grande instruction ne font guère ou pas de distinction entre les pouvoirs mentaux, des bêtes et leurs propres facultés psychiques. Certes, une éducation presque exclusivement littéraire, digne héritière de l'enseignement scolaire médiéval, et toute une littérature en retard d'un bon siècle sur les découvertes biologiques modernes, les a profondément convaincus des merveilles des instincts, leur a inculqué de ceux-ci une notion conforme aux préceptes de l'Église, qui satisfait pleinement leur ignorance, et les met à l'abri du doute. Les progrès réalisés en zootechnie, leur ont appris à parler avec un certain bon sens de l'hérédité, du mendélisme, de la sélection ; mais, quand il s'agit de Médor, de Minet ou de Coco, c'est une autre affaire ; il ne manque au brave animal que la parole pour exprimer son incomparable intelligence, ses bons sentiments, ou les ruses extraordinaires et les accès de méchanceté, absolument analogues à ceux que déploie journellement le narrateur de ses exploits, à l'égard de ses semblables ».

On confond trop souvent la sentimentalité avec la sensibilité ; la première semble être le reflet d'une nature tendre ou celui d'une pitié excessive ; la sensibilité, elle, nous apparaît être plus significative et se révèle être l'attitude d'un individu non dépourvu de connaissances, qui ressent, au contact de ses semblables et des choses, des sentiments émotifs de nature parfois bien différente.

Tout le monde est plus ou moins sentimental, témoin ces braves gens qui s'apitoient sur un toutou qui grelotte, sur un gosse qui mendie, ou sur de pauvres bougres sans travail ; leur sentimentalité les conduit à faire la charité, et là s'arrêtent leurs réflexions. Le « sensible », lui, raisonne et tâche de trouver les causes de la souffrance d'autrui ; souvent, il en souffre parce qu'il se rend compte de l'impuissance dans laquelle il se trouve de remédier à l'état de choses dont il est témoin, mais sa logique peut le conduire à s'intéresser davantage au sort de ses semblables. Il ne tarde pas à entrer dans la lutte et à venir grossir les rangs de ceux qui travaillent en vue d'améliorer la vie présente.

C'est ainsi que Aug. Spies, dans sa déclaration au tribunal, lors de sa comparution pour l'agitation faite en 1887, et que l'histoire du mouvement anarchiste connaît sous le nom de « Martyrs de Chicago » déclara : « C'est à cause de notre sensibilité que nous sommes entrés dans ce mouvement, pour l'émancipation des opprimés et des souffrants ».

Si tout le monde semble être plus ou moins sentimental, tout le monde n'est pas sensible. Comment a-t-on défini la sensibilité ? Heule, dans son livre sur les recherches pathologiques, donnait, en 1840, la définition suivante de la sensibilité générale :

« Le tonus des nerfs sensibles, ou perception de l'état d'activité moyenne dans lequel les nerfs se trouvent constamment, même dans les moments, où aucune impression extérieure ne les sollicite. » Ribot, dans les « Maladies de la Personnalité », cite du même, le passage suivant : « C'est la somme, le chaos non débrouillé des sensations qui, de tous les points du corps, sont sans cesse transmises au sensorium ». E. H. Weber la définit : « Sensibilité interne, toucher intérieur qui fournit au sensorium des renseignements sur l'état mécanique et chimico-organique de la peau, des muqueuses et séreuses, des viscères, des muscles, des articulations ». Dans une étude inédite : « Amoralité et Sensibilité », G. Dumoulin, parlant de la sensibilité, écrit : « Nous comprendrons encore mieux ce qu'est la sensibilité en examinant les causes de son équilibre, c'est-à-dire l'état dans lequel est plongé l'individu, lorsqu'il se trouve dans l'impossibilité de coordonner les éléments de ses sensations et de les synthétiser. Les causes en sont nombreuses, et je me borne à énumérer celles qui éclairent le sujet que nous traitons. Il y a des causes qui sont dues au mauvais fonctionnement des organes : ce sont les tares héréditaires, les vices, les mauvaises conditions de milieu. Vous les connaissez tous. Mais je veux surtout appuyer sur les deux grandes causes : la première, c'est la perception trop rapide des connaissances extérieures. La synthèse de nos sensations ne se produit que suivant un certain rythme qu'il ne faut pas dépasser, sans compromettre l'équilibre. C'est le cas des autodidactes. La synthèse ne se produit pas sans l'aide de la mémoire. Les connaissances doivent être emmagasinées par l'expérience répétée ; elles doivent être assimilées, faire partie intégrante de notre personnalité. C'est le pianiste débutant, qui veut exécuter un trait, et le trouve difficultueux parce qu'il n'a pas suffisamment exercé son doigté. Il place la synthèse avant l'exercice. La seconde cause, c'est le déséquilibre provoqué par le milieu social, la nécessité, pour ceux qui accordent une valeur absolue à la morale des groupes, de vivre en conformité avec elle, contrairement aux besoins de leur être intime. Cette dernière cause est la plus grave de toutes, provoque des conflits intérieurs dont les résultats sont souvent effroyables. Ce sont les amours, les amitiés brisées par la morale sociale. »

En philosophie, on a appelé sensibilité, la faculté générale d'avoir des sensations ou celle, également, d'éprouver soit du plaisir, soit de la douleur. Si nous envisageons le premier sens, nous nous trouvons en présence d'une fonction de connaissances. Pour étudier cette fonction, il sera donc nécessaire d'examiner les organes mêmes des sens ; ce sera là une étude physiologique doublée d'examen psychologique, car il est difficile, sinon impossible, de séparer les deux choses, lorsqu'on aborde l'étude des données propres de ces sens.

C'est ici qu'entre en ligne de compte ce qu'on a appelé « les écoles » et, suivant celle dont on se revendique, l'observation intérieure et l'expérimentation externe se combinent plus ou moins. Ces recherches forment, actuellement, la partie la plus importante de la psychologie-physiologie et de la psycho-physique.

Certains philosophes, et parmi eux Condillac, ont donné à cette théorie qui montre que les idées proviennent des sensations, le nom de « sensualisme ».

Ces différents systèmes dits sensualistes, ou avec beaucoup plus d'exactitude « sensationnistes », montrent donc l'origine unique des idées dans des sensations qui sont transformées ou combinées. Condillac, dans son « Traité des Sensations », s'est efforcé de montrer comment toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, c'est-à-dire proviennent des sensations. Pour Condillac, l'attention est l'appel d'une sensation plus vive que les autres ; la mémoire, la sensation conservée ; la comparaison, une double attention dont le jugement résulterait ; l'abstraction, une attention portée sur la qualité d'un objet ; l'imagination, la combinaison des images.

Selon l'auteur du « Traité des Sensations », qu'il s'agisse de la volonté produisant les plaisirs ou les peines, qu'il soit question de désir ou de haine, d'espérance ou de crainte, la sensation qui engendre ces facultés se réduit, pour le sensualiste, au pouvoir de liberté de rechercher ce qu'on désire, et de fuir ce qu'on redoute.

Cette thèse, Emmanuel Kant, dans « La critique de la Raison Pure », en a fait l'analyse qui l'a conduit à critiquer la sensibilité. Selon Kant, il s'agirait de savoir si l'expérience sensible ne suppose pas, elle aussi, des formes qui seraient antérieures et supérieures aux données des sens. C'est ce que prétendait Kant pour échaffauder sa théorie, qui signifie, en réalité, cette faculté de distinguer le vrai du faux, car selon les défenseurs de cette façon de voir, la vérité serait indépendante de l'esprit qui la connaît, et serait la même pour tous les esprits. La raison est donc ce fond commun à toute intelligence, par quoi il y a une vérité et une science, cela implique qu'il y a quelque chose de commun à tous les esprits, qui jugent d'après les mêmes lois.

Mais, alors, fallait-il dire en quoi consistait la raison ; pour cela, on établit la théorie de la connaissance, et partant de là, toute une philosophie. Que devenait, alors, la raison ? D'après ces théoriciens : l'ensemble des principes qui dirigent le raisonnement, et non pas toute l'intelligence ou la faculté de raisonner.

Kant distingua, lui, la Raison de l'Entendement pur, c'est-à-dire que, selon lui, l'ensemble des concepts et des principes a priori, sans lesquels la pensée est impossible, forme l'entendement pur : « La raison est une faculté active, qui, à l'aide de ces concepts et de ces principes, ordonne les objets de la connaissance ». Il distingue aussi la Raison spéculative, c'est-à-dire la Raison en tant qu'elle a pour fin le vrai et la Raison pratique, c'est-à-dire la Raison en tant qu'elle a pour fin le Bien et la Moralité ».

L'origine de ces idées ne fut pas sans éveiller de longues controverses, et Leibniz parla du principe de raison suffisante, c'est-à-dire qu'il maria le principe de causalité à celui du meilleur ; si bien que, selon lui, une chose ne peut être qu'à condition d'être possible, et pour autant qu'elle fasse partie du système de possibles, qui ne peut être que le meilleur entre tous.

Le sensualisme nia donc ces formes antérieures et supérieures aux données des sens, tandis que ses adversaires, avec des nuances de doctrines parfois importantes, l'affirmèrent.

Mais la sensibilité, prise dans son second sens, est la capacité de jouir ou de souffrir. Aussi, afin de la connaître, est-on amené à étudier les émotions, ces dernières étant en rapport évident avec les inclinations, parce qu'elles en dérivent, ou en sont les produits ; il ressort de là, qu'on est amené à étudier les tendances de toutes sortes, leurs transformations, leurs relations, soit avec le plaisir, soit avec la douleur, si l'on veut connaître la sensibilité.

C'est là le domaine de la psychologie générale qui recherchera les conditions anatomiques et physiologiques de la douleur physique. Pour cela, il sera nécessaire d'examiner les modifications de l'organisme qui succèdent aux douleurs physiques, les phénomènes de circulation, respiration, nutrition, mouvement ; il faudra établir si ce sont des effets de la douleur, ou si celle-ci n'est qu'un signe, examiner la nature de la douleur, si c'est une sensation ou une qualité de la sensation, car la douleur peut tout aussi bien résulter de la qualité de l'intensité, de l'excitation, comme elle peut être tributaire d'une forme de mouvement, d'une modification chimique. Les mêmes recherches seront faites en ce qui concerne le plaisir, à savoir si nous sommes en face de sensations ou de qualité, en rechercher les concomittants physiques ; et là ne s'arrêteront pas nos investigations, puisqu'on ne peut négliger les plaisirs ou les douleurs morbides, la psychologie normale comme la pathologie entreront comme apports. Nous voici devant les formes embryonnaires des tendances au suicide, devant les types mélancoliques, et enfin, il y a les états neutres.

Th. Ribot, dans son ouvrage : « La Psychologie des Sentiments » a consacré le chapitre VII à la nature de l'émotion. Après avoir recherché les éléments constitutifs d'émotion, il applique sa théorie aux émotions supérieures, religieuses, morales, esthétiques, intellectuelles. Son livre, copieux et formidablement documenté, nécessiterait une longue analyse, qu'il ne m'est pas permis de faire dans cette étude forcément condensée et incomplète. Les conditions intérieures, à savoir le rôle du cerveau, comme centre de vie psychique, celui du coeœur comme centre de vie végétative, les interprétations physiologiques, comme les conditions extérieures, de l'émotion sont, chez Ribot, l'objet d'un examen approfondi, et en d'autres chapitres, il a parlé de la mémoire affective, des sentiments et de l'association des idées, de l'abstraction des émotions ; ainsi, il en est arrivé à ce qu'il appelle la psychologie spéciale qui aura pour objet l'étude de l'instinct de la conservation sous sa forme physiologique défensive, la peur offensive, la colère, la sympathie et l'émotion tendre, le moi et les manifestations affectives, l'instinct sexuel, le passage des émotions simples aux émotions complexes. Mais, à côté de la sensibilité physique, qui se marque par les émotions qui ont leur cause unique dans les impressions organiques, il y a encore toute une psychologie des sentiments sociaux, moraux et religieux, esthétiques et intellectuels, la sensibilité morale, c'est-à-dire les émotions qui ont pour condition une idée. Dans un ouvrage qui porte comme titre « La Sensibilité individualiste », G. Palante a étudié quelques aspects de cette sensibilité individualiste. Il essaye, sans préoccupations dogmatiques, de formuler une définition de cette sensibilité individualiste : « La sensibilité individualiste est le contraire de la sensibilité sociale. Elle est une volonté d'isolement, et presque de misanthropie ». C'était donner à une définition un caractère purement négatif. Pour ceux qui s'imagineraient par là, ne trouver qu'égoïsme vulgaire, il n'est pas inutile, je pense, de faire ressortir ce qui sépare la sensibilité individualiste de l'arrivisme plat et banal : « La sensibilité individualiste suppose un vif besoin d'indépendance, de sincérité avec soi et avec autrui, qui n'est qu'une forme de l'indépendance d'esprit ; un besoin de discrétion et de délicatesse, qui procède d'un vif sentiment de la barrière qui sépare les « moi », qui les rend incommunicables et intangibles ; elle suppose aussi souvent, du moins dans la jeunesse, cet enthousiasme pour l'honneur et l'héroïsme, que Stendhal appelle « espagnolisme », et cette élévation de sentiments qui attirait au même Stendhal, ce reproche d'un de ses amis, « Vous tendez vos filets trop haut ». »

Si l'homme ne se contente pas de penser, de méditer ; si essayer de comprendre l'univers ne le satisfait pas entièrement, tout en cherchant à modifier l'état existant dans lequel il vit, c'est qu'il est déterminé à cette action par le sentiment de ses besoins et de ses souffrances ; la sensibilité joue ici le rôle primordial. Il serait puéril de le contester.

L'anarchiste connaît, lui aussi, des affections intimes, des tendresses et des amitiés ; c'est au travers de ce rayonnement de vie sentimentale qu'il acquiert plus de vigueur et que son action devient plus forte. Un être aussi sensitif ne peut se résigner à accepter l'état de choses actuel ; il devient combatif, et se révolte contre l'iniquité existante.

Aug. Hamon, dans son livre sur la Psychologie de l'anarchiste-socialiste, après avoir questionné toute une série d'individus sur l'influence de l'esprit sensitif dans une résolution d'activité, a écrit : « Il se décèle aussi, en ces cérébralités anarchistes-socialistes, une grande sensibilité morale. L'adepte du socialisme-anarchiste est un sensitif développé et, par suite, un être éminemment sensible. Cette sensibilité étant jointe à l'esprit de révolte, s'exacerbe toujours, parce que l'individu constate son impuissance à modifier immédiatement ce qu'il qualifie de « mal social ». » Voici, d'autre part, ce que lui répondaient des individus interrogés : « L'idée libertaire avait pour moi un attrait majeur, parce qu'elle incarnait le principe d'harmonie sociale dans la liberté, la justice et l'amour ... Et, bien que les misères de l'ambiance sociale ne m'aient pas inspiré directement, je suis bien persuadé qu'il était fatal que je devinsse libertaire, tôt ou tard, de par l'acuité des sensations douloureuses qu'eut, sur mon jugement, le spectacle romain de la putréfaction bourgeoise moderne ». (A. Veidaux.) - « Nature impressionnable ... , je vis que le nombre de ceux qui étaient victimes de la société était immense, j'en souffris ... » (A. Nicolet.) - « Ce m'est, aujourd'hui, un sujet d'étonnement profond de songer que j'aie pu voir souffrir et souffrir moi-même, tant que cela, sans avoir eu la haine immédiate du monde bourgeois, sans maudire et combattre la société crapuleuse qui nous opprime ... » (E. D. H.) - « Enfant, je souffrais pour ceux qui sont opprimés et souffrent ...» (A. Agresti.]

Ces quelques exemples montrent bien l'exaspération de sensibilité qui s'accroît et détermine soit à rester simple spectateurs, comme le font ceux qui épousent la sensibilité individualiste de G. Palante, soit à œoeuvrer dans un sens combatif individualiste ou communiste, quel que soit le tempérament optimiste ou pessimiste : ce sont des révoltés. Cet amour d'autrui, qui les conduit à l'action individuelle ou collective, pousse donc certains individus à tenter de modifier l'état de choses présent, à chercher à améliorer le sort qui est fait aux miséreux ; mais, comme ce « mal » qu'il perçoit est loin de se modifier immédiatement, malgré ses désirs ardents et impétueux, le sensible souffre de cette impuissance et cela n'est pas sans avoir des réactions profondes sur son individu. Il sent les souffrances personnelles et d'autrui ; il sent qu'il ne peut pas les soulager, et il veut leur disparition ; il sent que les moyens dont il dispose pour l'amélioration sociale ne donnent aucun résultat - au moins appréciable. Les sensations diverses peu à peu s'exaspèrent et provoquent l'exacerbation de la fonction cérébrale « sensibilité ».

L'examen attentif de la doctrine anarchiste, que ce soit chez un Tolstoï, un Most, un Sébastien Faure, un Reclus, un Kropotkine ou un Malatesta, confirme le caractère sensible de sa philosophie, et ce n'est, certes, pas la chose la moins belle ni la moins noble de cet idéal.

Cela nous réjouit pleinement, car elle conduit à cette révolte saine et loyale, qui caractérise d'une façon remarquable la lutte que les anarchistes livrent aux formes autoritaires et dogmatiques des manifestations sociales.


- HEM DAY.

BIBLIOGRAPHIE - Aug. Hamon : La Psychologie de l'Anarchiste-Socialiste ; Kant Emmanuel : Critique de la Raison pure ; Le Dantec Fél. : Le Conflit ; G. Palante : La sensibilité individualiste ; Th. Ribot : La Psychologie des sentiments ; Verlaine L. : L'âme des Bêtes. - H. D.