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SERVAGE

Le servage, état de servitude du serf, le servus, l'esclave antique, est la forme d'exploitation humaine particulière aux sociétés féodales (voir Féodalité). Il se constitua avec elles lorsque le conquérant barbare se fut fixé dans 10 pays conquis. L'esclave fut alors attaché à la terre et devint un bien immeuble comme elle, ne pouvant être légué, vendu, échangé, qu'avec le domaine sur lequel il vivait.

Le colonat, établi dans les derniers temps de l'Empire romain pour fixer à la terre les travailleurs qui l'abandonnaient, avait été une première forme du servage. Celui-ci ne trouva sa véritable application sociale que dans la société féodale dont il constitua la base économique. Les premiers serfs furent les esclaves que les Barbares amenèrent avec eux. Leurs enfants firent de plus en plus partie intégrante du domaine à mesure que se fortifia la société féodale. A l'encontre de l'esclave, le serf avait la capacité juridique lui permettant de se créer un foyer et de posséder ; mais son maître avait droit de vie et de mort sans aucun contrôle, sur lui et sur les siens serfs comme lui. Il était de plus main-mortable, ce qui permettait à son maître d'hériter de lui aux dépens de sa famille. Telle est l'origine du servage, système féodal qui régit la condition paysanne jusqu'à la Révolution de 1789 en France, et encore après dans d'autres pays. Il en est où le servage n'a pas encore disparu, de même que l'esclavage dans d'autres.

Les formes du servage ont varié suivant les lieux et les époques, de même que celles des sociétés féodales ; mais il est à remarquer que si ces dernières ont été de plus en plus diminuées dans leur puissance politique, elles ont maintenu, malgré vents et marées, la structure économique basée sur le servage jusqu'au jour où elles ont elles-mêmes disparu.

Jusqu'au XIIème siècle, les formes du servage furent généralement très dures. Le serf, ou vilain, ne pouvait pas plus disposer de ses biens mobiliers que de sa personne. Il ne pouvait se marier en dehors du domaine auquel il appartenait. Il devait son travail au seigneur en toutes circonstances, sous forme de corvées de tous genres. Le maître avait le droit exclusif de chasse, de garenne, de colombier, de vente de la vendange ou du vin. Le serf payait la capitation ou chevage, taxe personnelle annuelle, et la taille, impôt mobilier ; le seigneur fixait le taux de ces impôts comme il lui plaisait. Il payait, en outre, toutes sortes de redevances, en argent ou en nature, pour moudre son blé, cuire son pain, faire son vin, au moulin, au four, au pressoir seigneuriaux. Il payait aussi des taxes supplémentaires pour les fêtes du manoir, pour les expéditions guerrières, les voyages du seigneur et de sa suite. Il devait le service militaire et ne pouvait s'en faire dispenser que contre argent. Il payait encore pour pouvoir circuler sur les routes, aller aux marchés, aux halles, aux foires, aux ports. Il payait toujours et pour tout, sans avoir le droit de se faire rendre justice ; il ne pouvait ni comparaître ni témoigner devant des juges, et ceux-ci, qui étaient les seigneurs eux-mêmes ou leurs affidés, lui faisaient payer des amendes ou le frappaient de confiscations. Toute la vermine seigneuriale qui détenait les emplois : intendants, maires, prévôts, bailes, rafle-pécune et coupe-jarrets, avait les mêmes droits de le pressurer. Il devait au bétail plus de soins qu'à lui-même, à sa femme et à ses enfants. Au XIème siècle, un cheval valait cent sous en France ; un serf n'était estimé qu'à trente huit sous quand on le vendait avec la terre et le bétail !....

Par la suite, le servage prit des formes plus douces ou plus arbitraires encore, suivant les lieux et les nécessités politiques et économiques. A aucun moment elles ne furent le produit de ce prétendu progrès moral que les imposteurs religieux ont attribué au christianisme. Des distinctions se firent entre les serfs. Il y eut les serfs de corps et de poursuite qui ne pouvaient sortir du domaine ; les serfs de servitude personnelle pouvant s'établir hors du domaine moyennant le paiement de certaines redevances ; les serfs de servitude réelle qui avaient une tenure, ou service spécial, et pouvaient échapper au servage en abandonnant ce service. Mais l'amélioration capitale de la condition du serf fut dans la possibilité de s'affranchir en achetant sa liberté.

Le besoin d'argent étant toujours plus pressant pour les rois et les seigneurs, les affranchissements de serfs furent de plus en plus nombreux à partir du XIVème siècle. Les nobles et les clercs en retirèrent un profit autrement considérable que celui des taxes, si excessives fussent-elles, qu'ils faisaient payer à leurs serfs, car ceux-ci, stimulés par l'idée de leur affranchissement, travaillaient et produisaient mieux et plus que dans leur ancienne condition pour réunir la somme fixée. L'affranchissement des serfs n'eut pas d'autre cause que le profit qu'en tirèrent les féodaux. Les ordonnances de 1315 et 1318 disant que « la liberté des serfs est un droit naturel », ne furent que des manifestations hypocrites de la prétendue bienveillance royale. Si la liberté des serfs était un droit naturel, pourquoi la leur faisait-on payer ?

Lorsque, quelques années avant la Révolution française, les Turgot voulurent procéder à des réformes qui auraient pu empêcher cette Révolution et sauver la royauté, ce fut la féroce résistance des bénéficiaires des droits féodaux établis en violation du droit naturel de leurs victimes qui fit avorter les réformes, souleva l'exaspération paysanne et fut la cause directe de la Terreur qu'on reprocha tant à la Révolution. Et ce fut aussi cette résistance qui, après avoir fait se prolonger la Révolution, fit échouer ses promesses de liberté pour tous les hommes. Certes, les droits féodaux et le servage furent supprimés dans leurs formes moyen-âgeuses ; mais ils se rétablirent sous d'autres formes plus modernes, plus en rapport avec le temps. Girardin disait, un demi-siècle après la Révolution : « Le servage intellectuel a persisté ». Ce servage intellectuel n'était pas le seul qui avait persisté, car il n'était que la conséquence du servage économique. Les droits féodaux s'étaient changés en droits des riches ; à la féodalité de caste avait succédé une féodalité de l'argent encore plus implacable qui avait mis sur le servage l'étiquette fallacieuse de la « liberté du travail » et fait du serf le prolétaire non moins durement exploité. Mais on lui faisait ironiquement l'honneur de l'appeler « citoyen », et le pauvre imbécile était convaincu qu'il exerçait sa « souveraineté » quand on lui laissait le soin de choisir lui-même les commissaires à terrier qui réglementeraient son servage et s'en engraisseraient en le malmenant.

L'histoire officielle, dont le rôle calamiteux consiste, même dans les écoles de la République, à préparer les fils des prolétaires à leur futur servage, a érigé en dogmes de grossières falsifications dont il est nécessaire de faire justice. C'est d'abord celle dont Chateaubriand s'est fait le trop zélé propagateur, qui attribue à l'Église l'abolition de l'esclavage, son remplacement par le servage, puis l'adoucissement progressif du servage jusqu'à sa suppression. Or, l'Église n'a rien aboli ni rien fait supprimer. Elle a été solidaire jusqu'au bout de la noblesse avec qui elle partageait les privilèges des droits féodaux, comme elle est toujours solidaire des esclavagistes démocrates qui travaillent pour elle en même temps que pour eux-mêmes, lorsqu'ils sont arrivés au pouvoir par leur anticléricalisme. Elle a levé la croix comme la noblesse a tiré l'épée contre la Révolution, pour la défense des droits féodaux qu'elle appelait effrontément les droits de Dieu ; et elle la lève toujours à la tête de toutes les armées, sans distinction, qui vont piller et asservir les peuples coloniaux. (Voir la Guerre de Chine, 1900, par Urbain Gohier.)

La substitution du servage à l'esclavage fut uniquement le résultat des nécessités de la société nouvelle créée par la féodalité. L'Église n'apporta qu'une idéologie très secondaire, et d'ailleurs complice, dans cette organisation que seules régissaient des raisons politiques et économiques. Elle s'adapta entièrement au système, car il lui donnait la part du lion. Elle ne fut nullement la médiatrice généreuse qu'elle prétend avoir été en faveur des faibles et surtout des serfs qui n'étaient, pour elle comme pour les seigneurs, que du vil bétail. Le serf était exclu du clergé comme de la noblesse. Il n'était, pour l'homme d'église comme pour l'homme de la chevalerie, « qu'un être puant sorti du pet d'un âne ». Il n'était bon que pour servir, comme une bête, et il servait l'église comme le château. Il travaillait pour eux,

Car chevalier et clerc, sans faille, Vivent de ce qui travaille,

disait Etienne de Fougères, au XIIème siècle. Il y avait des serfs d'église, et ils n'étaient pas toujours les mieux partagés. C'est ainsi qu'en Auvergne, en 1665, il n'y avait plus de serfs que ceux du pays de Combrailles, « sujets esclaves et dépendant en toutes manières » des chanoines réguliers de Saint Augustin. Ces serfs ayant réclamé leur liberté, les États des Grands Jours d'Auvergne les maintinrent dans leur servage. Il dura jusqu'en 1779 et ne prit fin que grâce à un édit de Louis XVI abolissant la servitude personnelle dans la France entière. (Mémoires, de Fléchier.) Les derniers serfs que la Révolution eut à libérer furent d'église ; ce furent ceux des moines de Saint Claude, dans le Jura.

Non seulement l'Église n'abolit pas l'esclavage, mais elle ne cessa jamais de le justifier par sa doctrine et de le soutenir par ses actes. Elle l'a fait approuver dans les Évangiles et dans les épîtres des apôtres, de Paul en particulier (Épitre aux Éphésiens). Les saints Cyprien, Grégoire le Grand, Ignace, déclarèrent que l'esclavage était voulu par Dieu. Dès la fondation de l'Église, le clergé, depuis les moines jusqu'aux papes, et les églises elles-mêmes, eurent des esclaves. Le premier concile d'Orange, en 441, excommunia ceux qui enlevaient les esclaves des ecclésiastiques. Le concile d'Epaone, en 517, fit défense aux abbés d'affranchir les esclaves des moines. Celui de Tolède, en 655, décida que les enfants d'écclésiastiques seraient esclaves de l'Église. Il édicta des mesures restrictives contre l'affranchissement des esclaves et défendit, même aux affranchis et à leurs descendants de se marier avec des Romains ou des Goths de naissance libre. En 1050, le concile de Rome condamna à l'esclavage les femmes qui se prostituaient aux prêtres. Cette mesure était d'autant plus odieuse que nombreux étaient les prêtres, et surtout les papes et les grands dignitaires de l'Église, qui tiraient profit de la prostitution. Comme le constatait Edgar, roi d'Angleterre au Xème siècle : « les maisons des prêtres étaient devenues les retraites honteuses des prostituées ». Une d'elles, Marozie, fut tout ensemble la soeur, la concubine, la mère et l'aïeule de deux générations de papes. Au XVIème siècle, « Rome, qui allait consacrer l'esclavage des noirs, patentait, sous Sixte IV, la prostitution. Chaque fille fut taxée un jules d'or. Cet impôt, dit Corneille Agrippa, rapportait plus de vingt mille ducats par année. Les prostituées étaient placées dans ces repaires par les prélats de la cour apostolique qui prélevaient encore un droit fixe sur leur produit. C'était un usage si universellement admis que j'ai entendu des évêques faire le compte de leur ressources et dire : J'ai deux bénéfices qui me valent trois mille ducats par an, une cure qui m'en donne cinq cents, un prieuré qui m'en vaut trois cents, et cinq filles dans les lupanars du pape, qui m'en rapportent trois cent cinquante. » (Albert Castelnau : La Renaissance italienne.)

Saint Augustin, qui fut le plus terrible ennemi des circoncellions, esclaves du Nord de l'Afrique, dans leur révolte contre les colonisateurs romains, justifiait leur esclavage par l'histoire biblique du châtiment de Cham, fils de Noé, qui est la plus abominable fable inventée pour légitimer la prétendue supériorité des blancs sur les noirs et les crimes commis en son nom. Saint Augustin prépara ainsi les arguments de l'esclavagisme colonial que l'Église consacrerait au XVème siècle. Bossuet rappela que l'apôtre Paul avait commandé aux esclaves d'obéir à leurs maîtres, et il justifia l'esclavage par le « droit de la guerre » et par le « droit des gens » en ajoutant ceci : « C'est un bienfait et un acte de clémence de la part du vainqueur, que de réduire le vaincu à l'esclavage » !....

L'hypocrisie protestante qui égale, si elle ne la dépasse, la tartufferie catholique, ne fut pas en retard pour employer des arguments semblables lorsque, en 1620, elle consacra à son tour l'organisation de la traite des noirs qu'on enlevait de Guinée pour fournir des esclaves aux Anglais établis en Amérique. On disait que les noirs devaient être esclaves toute leur vie « grâce à une heureuse disposition de la Providence » ! Les pieuses crapules qui s'enrichissaient de ce trafic rassuraient leurs consciences puritaines en déclarant qu'elles n'avaient d'autres vues que celles de « rassembler sur les têtes africaines les bénédictions du Dieu des chrétiens avec les bénéfices de la civilisation blanche » !... En 1859, les « philanthropes » américains qui firent la loi de bannissement des affranchis, disaient : « Notre devoir est de moraliser le nègre ; c'est par charité que nous le faisons esclave » !... Un nommé Callonn déclarait : « L'esclavage est la base la plus sûre et la plus stable des institutions libres (sic) dans le monde ». Un autre, Mac Duffie, renchérissait: « L'esclavage est la pierre angulaire de notre édifice républicain ». Et des savants, des pasteurs, arrivaient pour affirmer, au nom de la Science et de Dieu, « la noblesse et la divinité de l'institution de l'esclavage », sa nécessité « au bien-être et au développement de la race noire » !... Les noirs « ne pouvaient être heureux qu'en esclavage ; un abolitionniste ne pouvait être que Satan conspirant contre leur bonheur » !... Depuis, les anglo-américains ont aboli l'esclavage légal, mais ils n'ont pas cessé de « moraliser » les noirs et de faire leur « bonheur » en leur appliquant la loi de Lynch. On comprend qu'avec de tels principes l'Amérique pouvait dresser, face au Vieux-Monde, une statue de la « Liberté » pour « l'éclairer » !...

Malgré les abolitions décidées par la Convention en 1794, par la France et l'Angleterre en 1831 et 1833, par une entente internationale en 1848 et par l'Amérique en 1865, la traite des noirs et l'esclavage n'ont pas cessé d'être pratiqués plus ou moins ouvertement et cyniquement. La Commission temporaire de l'esclavage, qui siège à Genève à la Société des Nations, a constaté en 1931 que, malgré la convention internationale conclue en 1926 contre l'esclavage, il y avait encore dans le monde « au moins cinq millions d'esclaves » ! Combien de millions faudrait-il ajouter à ce nombre si l'on comptait toutes les victimes de la déportation clandestine opérée aux colonies, et de cet esclavage déguisé sous les formes odieuses du « travail forcé » que l'hypocrisie « civilisatrice », approuvée par la Société des Nations, impose aux indigènes coloniaux ?

Dans son roman, l'Évadé, Rochefort a dénoncé le trafic des indigènes d'Océanie qui se pratiquait en 1873, pendant qu'il était déporté en Nouvelle Calédonie. Le même trafic a été constaté par l'auteur anonyme des Lettres des Iles Paradis, parues en 1926, et M. Paul Monet a montré dans ses Jauniers dans quelles conditions particulièrement odieuses la République radicale-socialiste de M. M. Sarraut et Cie laisse continuer, aujourd'hui plus que jamais, en Indo-Chine, le commerce de la chair humaine et le travail forcé des indigènes. En Rhodésie méridionale, pour ne parler que de cette colonie, les Anglais ont établi un véritable régime d'esclavage contre les enfants qu'on fait travailler sans limite d'âge dans les mines et dans les champs, et que leurs exploiteurs peuvent flageller sans jugement sous un quelconque prétexte de désobéissance ou pour une simple négligence.

Esclavage et servage se confondent sous toutes leurs formes dans les déportations et le travail forcé ; et l'Internationale Ouvrière elle-même les approuve lorsqu'elle dit, par la voix de M. Jouhaux, son délégué à la Société des Nations : « Pour être juste, il faut reconnaître que le travail forcé des indigènes peut se couvrir de quelques bonnes raisons. Dans les pays arriérés on ne saurait guère compter sur le travail librement consenti par les indigènes. » Cette opinion d'un personnage qui parle ou prétend parler au nom de la « classe ouvrière », n'est-elle pas digne de celle de l'Église et des « philanthropes » esclavagistes ?

Voilà comment l'Église travailla, de concert avec toutes les puissances et tous les organismes profiteurs de l'exploitation humaine, à la suppression de l'esclavage et du servage. Il n'est pas certain que malgré toutes les abolitions officielles, elle n'use pas encore aujourd'hui, aux colonies, du catéchisme publié en 1835 par l'abbé Fourdinier, disant que l'esclavage est « une institution chrétienne » !..... Elle n'a jamais cessé de soutenir, dans le monde entier, les entreprises d'asservissement humain sous toutes leurs formes. Églises orientales ou occidentales, orthodoxes, catholiques ou protestantes, toutes se sont faites les instigatrices des pires persécutions contre les Bagaudes, les Bogomiles, les Vaudois, les Jacques, les Anabaptistes, les Camisards, contre tous ceux qu'a soulevés la révolte depuis vingt siècles (voir Révoltes). Luther et l'Église réformée ont participé sauvagement à l'écrasement et à l'asservissement des paysans allemands au XVIème siècle. Ivan le Terrible et Boris Godunov ont travaillé pour l'église russe en organisant la colonisation et le servage dans leur pays. Les conquistadores espagnols firent de même en Amérique pour le profit de l'église catholique. Celle-ci a soutenu toutes les contre-révolutions et elle est aujourd'hui avec Mussolini et Hitler, comme elle fut de tout temps avec tous les aventuriers qui ensanglantèrent le monde et étouffèrent la pensée et la liberté.

Une autre falsification historique non moins grossière est le récit de la fameuse nuit du 4 août 1789 où, dit-on, les nobles et les prêtres firent dans un généreux élan d'enthousiasme civique l'abandon de leurs privilèges féodaux, alors qu'ils n'abandonnèrent rien du tout. Effrayés par les révoltes des paysans qui mettaient le feu aux châteaux et aux abbayes et n'épargnaient même pas leurs personnes, ils eurent un geste d'apparente générosité comme ils en avaient eu de tout temps dans l'histoire, chaque fois qu'ils s'étaient sentis menacés. Mais ils eurent soin de rendre leur abandon inopérant en faisant adopter par l'Assemblée Nationale la condition du rachat. Il fallut alors quatre ans de luttes législatives, de protestations et d'insurrections populaires pour que l'abolition des droits féodaux, et avec eux du servage, devint effective. On comprend que les privilégiés défendirent avec une fureur désespérée leur « droit » de vivre du travail des autres ; ils n'avaient jamais vécu autrement. Il y avait chez eux une sorte de sincérité venant d'un état de choses très ancien, dont ils étaient les bénéficiaires mais dont ils n'avaient pas été les auteurs. Ce qui se comprend moins, c'est qu'ils trouvèrent tant d'appuis dans la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, qui n'était rien et allait être tout, suivant le mot de Sieyès, grâce à la Révolution. Mais le Tiers État qui ne cherchait qu'à dominer la mêlée, fut indifférent à la condition du rachat. Composé, dans sa plus grande partie, de citadins bourgeois, il ignorait généralement ce qu'étaient les droits seigneuriaux et le sort de la population rurale ; il ne comprenait pas davantage l'état de révolte de ces paysans qu'on l'incitait à considérer comme des voleurs et des brigands. Il ne comprit ces choses que lorsqu'il vit le principe de la propriété, de sa propriété, menacé et il devint alors contre-révolutionnaire aussi férocement que les autres ordres.

Alors que le paysan-serf n'arrivait pas à payer chaque année toutes les redevances dont on l'accablait, l'Assemblée Nationale fixait le rachat au denier 30, c'est-à-dire à trente fois les redevances annuelles ! C'était rendre le rachat impossible et maintenir indéfiniment les droits seigneuriaux. Le 10 août 1789, l'Assemblée Nationale prenait des mesures contre les paysans qui refusaient de payer les dîmes, abandonnées en principe six jours avant. Il fallut toute la ténacité révolutionnaire des paysans et l'état d'insurrection permanente où ils se tinrent, malgré les plus sauvages répressions, pour qu'ils ne payassent plus ces dîmes à partir du 1er janvier 1791 et que, par la suite, les droits féodaux fussent complètement abolis. Comme l'a dit Kropotkine, les paysans furent « la grande force de la Révolution ». Sans eux, qui avaient un but positif à atteindre, la « conquête de la terre », et que la démagogie politicienne ne dévoyait pas comme les citadins par une logomachie fumeuse, la Révolution aurait peut-être fait complètement faillite. En attendant le résultat final, « le servage devint constitutionnel », suivant le mot de Marat. La Déclaration des Droits de l'Homme, en proclamant « la propriété inviolable et sacrée », justifiait la résistance féodale et les exigences du rachat. Malgré tous les principes qui l'animaient, elle maintenait en fait la servitude contre tous ceux qui n'avaient pas la faculté de devenir propriétaires. C'est ainsi que la Révolution ne supprima pas le servage ; elle en changea seulement les formes. Elle fit l'homme libre en droit, elle le maintint serf en fait. (Voir Propriété et Liberté).

Le servage proprement dit, le servage féodal, subsista légalement jusqu'en septembre 1791, lorsque l'Assemblée Nationale abolit irrévocablement « les institutions qui blessaient la liberté et l'égalité des droits », parmi lesquelles étaient toutes les formes du régime féodal. Mais une autre forme de servage n'établissait pas la distinction des citoyens « actifs », les propriétaires-électeurs qui faisaient les lois, d'avec les citoyens « passifs », les prolétaires-muets qui les subissaient. Le paysan, entre autres, n'eut plus ce droit, qu'il possédait avant la Révolution, de discuter des affaires communales. Mais il n'était plus un « serf », il était un « homme libre » !.... Il ne fut libre que dans la mesure, encore très aléatoire, où, bravant l'anathème de l'Église et les violences aristocratiques, il put acheter des biens du clergé ou des émigrés devenus « biens nationaux », et être à son tour propriétaire. Seulement, sa petite propriété demeura en échec devant les grands domaines maintenus ou reconstitués sur lesquels s'établit le nouveau servage paysan du fermier, du métayer, du valet de ferme et du journalier, quand l'Empire, puis la Restauration, eurent définitivement assuré la sécurité de la grande propriété bourgeoise. Seule la loi agraire donnant sans condition la terre à tous ceux qui pouvaient la travailler, aurait rempli les véritables buts de la Révolution : mais il eût fallu supprimer la propriété, instaurer le communisme terrien, et Robespierre lui-même disait de cette loi proposée par les révolutionnaires avancés, qu'elle était « un absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers ».

Ce ne fut que par la loi du 11 juin 1793 que les communes purent reprendre aux nobles les terres communales qu'ils s'étaient appropriées frauduleusement. Un décret du 17 juillet 1793 abolit définitivement les droits féodaux, sans rachat. Mais ces mesures tardives, dictées par la peur de nouvelles insurrections paysannes, n'eurent que des demi-résultats. Un an après, le 27 juillet 1794, ce fut le 9 thermidor, c'est-à-dire la réaction. Le 20 mai 1795, la Convention abrogeait la loi du 11 juin 1793, et les communes qui n'avaient pas encore repris possession de leurs terres en furent définitivement dépossédées. La noblesse avait perdu ses droits féodaux ; il lui restait la propriété qu'elle partageait avec la bourgeoisie. Non seulement elle s'était assuré la conservation de la plus grande partie de ses domaines, mais encore, lorsque les circonstances le permirent, elle eut la possibilité de réclamer ce qui n'avait pas été vendu comme « biens nationaux ». C'est ainsi que le 5 décembre 1814 fut votée la loi sur les biens des émigrés, et qu'aujourd'hui encore on voit la République soucieuse de rendre à leurs descendants les biens qui ne furent pas vendus. Il existe pour cela une commission spéciale dont un décret tout récent, du 11 février 1933, a complété la composition par la nomination de deux membres. La République a plus d'égards pour les fils de ceux de Coblentz qui mirent la « Patrie en danger » en 1792, que pour nombre de ceux qui la défendirent en 1914 et revinrent mutilés.

La grande propriété, demeurée bourgeoisement intangible, permit, avec le développement industriel et commercial, la création d'une nouvelle féodalité, celle des comptoirs, des usines et des banques. Parallèlement se forma un nouveau servage qui pesa sur tous les prolétaires, ceux de la campagne et ceux de la ville. Oh ! Certes, l'homme est libre, comme le dit la Déclaration des Droits de l'Homme. Tous les hommes sont libres, comme ils sont tous frères suivant les préceptes évangéliques. L'homme peut, en principe, aller et venir, changer de domicile, de pays, de profession, se marier, avoir une famille, économiser, réaliser une fortune et, fut-il le plus chétif, aspirer aux plus hautes destinées. Il n'est plus « taillable et corvéable à merci » ; il n'y a plus personne qui ait sur lui droit de vie et de mort. Il vit dans une République « qui peut se permettre d'élever au plus haut degré de la hiérarchie sociale le plus humble de ses enfants » , comme dit lyriquement M. Alexandre Varenne devenu satrape colonial. Mais il n'a, en fait, d'autre liberté que de mourir de faim ou de se faire emprisonner ou mitrailler s'il a la prétention, étant pauvre, de choisir librement son travail, de discuter librement de ses conditions d'existence, de ne pas se soumettre à la « rationalisation » industrielle, à l'exploitation de l'atelier, à l'insolence du patronat, à la grossièreté de ses chiens de garde, et s'il ose participer à un refus collectif de travail, à une grève, à une manifestation. La faim impose à l'homme libre d'aujourd'hui un servage aussi lamentable que les droits féodaux au serf d'autrefois. Et, dans son inconscience, le prolétaire se gargarise le plus souvent de cette liberté démagogique au nom de laquelle il est le « peuple souverain ». Il n'est plus un esclave et plus un serf. Hélas !..... Si l'esclave, qui travaillait sous le fouet et qu'on mettait en croix, si le serf, qui était « taillable et corvéable à merci », si tous ceux qui n'étaient que du « bétail humain » revenaient et voyaient ces hommes libres dont on fait une mécanique sans âme, un « matériel humain » auquel on enlève même la faculté de penser, ils seraient épouvantés.

La Rome antique trouvait parmi ses esclaves des poètes et des philosophes tels les Térence, Cécilius, Plaute, etc.., qui lui faisaient plus de véritable honneur que tous ses grands chefs militaires réunis. Elle voyait avec terreur se dresser des Spartacus qui ébranlaient sa puissance et maintenaient, au-dessus de tous les avilissements, l'éternelle et magnifique revendication de la dignité humaine. On voit mal les « fleurs d'humanité » qui pourraient s'épanouir sous le régime de la « rationalisation », sauf des boxeurs, des policiers, des soldats et... des électeurs !

- Edouard ROTHEN.