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SEXUALISME n. m.

On se demande pourquoi certains individualistes, dont je suis, se préoccupent de la question sexuelle, insistent sur la libre discussion de tout ce qui a trait au sexualisme. Notre réponse sera brève : Un nombre élevé d'individualistes et moi-même, nous estimons qu'il y a une question sexuelle, comme il y a une question économique ou une question religieuse, etc... N'étant pas marxistes, nous ne pensons pas qu'une transformation économique suffirait à débarrasser l'individu, l'unité sociale, de ses préjugés sociaux. Nous ne pensons pas que l'histoire ou le déplacement évolutif de l'humanité soit uniquement conditionné par les circonstances économiques. Pour nous, l'histoire est ce que la font les individus, avec leurs préjugés, leurs traditions, leur science ou leur ignorance, etc... D'ailleurs, nous sommes en pleine sympathie avec les camarades qui se confinent à n'envisager que le côté économique du problème humain, chaque propagandiste, selon nous, obéissant à son déterminisme personnel.

Ceci entendu, nous ne pensons pas qu'un milieu humain ou un individu puisse se dire anarchiste, tant qu'il n'a pas fait table rase des préjugés d'ordre religieux et sexuel, préjugés qui sont, dans une égale mesure, générateurs d'autoritarisme.

Si, pour les préjugés d'ordre religieux, ce point de vue est admis, il en est tout autrement pour ceux d'ordre sexuel. C'est rarement que les hommes qui passent pour être des réformateurs ou des émancipateurs sociaux ou individuels osent aborder sans détours la question des relations sexuelles. Demeure impur, selon le terme biblique, pour une masse de révolutionnaires de toutes nuances, tout ce qui touche à la sexualité. Toutes les revendications qu'on voudra, mais non celles qui sont d'ordre sexuel. Nombre de libres penseurs, d'athées déclarés n'ont pas dépassé comme mentalité sexuelle ces trois commandements de l'Eglise :

Luxurieux point ne seras De corps ni de consentement.

Désirs impurs rejetteras Pour garder ton corps chastement.

L'oeuvre de chair désireras En mariage seulement.

Et ce n'est pas une des moindres anomalies du temps présent que le pied conservé par la morale sexuelle religieuse dans des groupements qui se targuent de rejeter toute morale qui n'est pas fondée sur la biologie.

La question sexuelle se solutionne chez la plupart des humains qui se prétendent à l'avant-garde du mouvement social par la cohabitation entre un homme et une femme impulsés sexuellement l'un vers l'autre, cohabitation dont le résultat est que chaque partenaire considère l'autre comme sa propriété. En général, l'élément masculin dominant, c'est lui qui se considère comme le possesseur du corps de sa cohabitante, le propriétaire de ses sentiments et de ses désirs, le contrôleur de ses besoins de changement, tout cela en exigeant qu'elle se plie aux conséquences de la vie qu'il lui a faite, souvent en lui imposant la charge de la maternité. Nous maintenons que cette attitude de l'homme à l'égard de la femme n'a rien d'anarchiste et qu'aucun argument ne peut la justifier.

Nos idées en matière de sexualisme ont été fort peu comprises. Trop souvent on les a présentées - quand on a consenti à les examiner - avec une mauvaise foi insigne. Nous pouvons nous tromper, mais il faut nous démontrer que nous avons tort et ne pas nous attribuer des idées que nous n'avons pas. D'ailleurs nous proposons nos solutions, nous ne les imposons pas et nous nous réservons de les vivre à nos risques et périls sans obliger à participer à nos expériences qui que ce soit qui n'est pas disposé à le faire de son plein gré.

Nous disons par exemple :

- Il n'y a pas de domaine où règne une hypocrisie plus grande qu'en matière sexuelle. - La morale laïque, en matière sexuelle, est la servante ou le reflet de la morale religieuse sexuelle, qui considère comme un péché de retirer de la volupté des rapports sexuels. - L'institution de la famille, avec l'obéissance obligatoire au père ou à la mère, est une image en petit de la société archiste. Le père y représente le législateur et la mère l'éducateur officiel. - Le désir de la satisfaction sexuelle est la manifestation d'un besoin naturel, d'une demande plus ou moins impérieuse de l'organisme, l'effet d'un stimulant imaginatif. Il n'a rien à voir avec le désir d'avoir des enfants, qui dépend de la réflexion et n'est donc ni un besoin ni un instinct. - Si on ne donne pas d'importance au fait sexuel dans l'histoire officielle, la vérité est qu'il occupe une place de premier plan dans l'histoire de chaque individu, du plus humble au plus puissant, et qu'il a déterminé maints événements politiques. - Aucune considération tirée de la biologie ou de la physiologie n'explique qu'on ne parle ou n'écrive pas aussi librement de ce qui a trait au sexualisme que de ce qui a trait aux autres fonctions de relation. - Le sentiment est un des produits physico-chimiques de l'organisme humain, comme la mémoire, le raisonnement, le jugement, l'aperception, etc... : il est éducable et amplifiable comme les autres produits de l'organisme humain. - La première éducation sexuelle à donner à la femme est de lui enseigner à n'être mère qu'à son gré. - La chasteté est un expédient contre nature. L'abstinence sexuelle n'est justifiée ni biologiquement, ni physiologiquement. - Le couple est destructeur d'autonomie individuelle et implique toujours, et dans les meilleures conditions, sacrifice d'un des éléments à l'autre. Le couple comporte toujours abstention, restriction, refoulement, résignation : il est donc opposé au développement de l'individu. - La jalousie est une monopolisation maladive des organes sexuels, tactiles, de la peau et du sentiment d'un être humain au profit d'un autre. Elle contient en germe l'étatisme, le patriotisme, le capitalisme. - La femme n'est ni plus ni moins polyandre ou monoandre que l'homme n'est monogame ou polygame. La femme et l'homme sont déterminés artificiellement par la morale conventionnelle à paraître ce qu'ils ne sont pas. - Il n'y a pas, actuellement, de différence essentielle entre le mariage bourgeois et la prostitution. Le mariage est de la prostitution de très longue durée et la prostitution est un mariage de courte durée - L'obscénité n'existe pas dans l'objet, mais dans le sujet. - Les anomalies sexuelles ne peuvent donner lieu à aucun dégoût ou répugnance. La science reconnaît aujourd'hui l'existence de ces anomalies congénitales, et on ne peut pas dire que chez les anormaux connus on ait remarqué déchéance de la production cérébrale ou altération des fonctions organiques. Je rappelle en passant cet aphorisme de l'anarchiste Mécislas Goldberg : « Les perversités sexuelles sont à l'amour ce que l'anarchie est au conformisme bourgeois ».

Au lieu de nous attribuer des pensées qui n'ont jamais été nôtres, la plus élémentaire loyauté prescrivait d'examiner et de débattre courtoisement les propositions énoncées ci-dessus.

Nous avons dit : nous ne concevons la cohabitation à 2, 3, 4, ou un plus grand nombre d'individus d'un ou des deux sexes que si elle a pour base des affinités idéologiques. Ou encore, dans la société actuelle, pour raisons économiques. Nous ne la concevons pas au point de vue sexuel, ou sentimental, l'expérience montrant que la cohabitation basée sur le sexuel ou le sentimental entraîne, sauf rares exceptions, exclusivisme et jalousie. Nous avons ajouté : la logique anarchiste veut que le corps personnel appartienne à l'ego, au moi, à l'unique. Il n'est ni à la loi, ni à Dieu, ni à l'Église, ni à l'État, ni au milieu social, ni à l'ambiance sociétaire. Mon corps est à moi, pour en disposer, m'en servir, l'utiliser, en tirer le plus de plaisir ou de volupté possible, tout entier ou en partie. Et nous avons conclu en souhaitant, en revendiquant que le geste sexuel sentimental ou érotique demeure un geste de camaraderie : un geste susceptible de servir de base à des associations composées d'individus des deux sexes parfaitement éduqués au point de vue sexuel et organisées pour parer aux incidents ou accidents possibles (maternités, maladies, etc...).

Nous maintenons que le fait de se procurer mutuellement du plaisir favorise les rapports fraternels et amicaux et que « la camaraderie amoureuse » développée sur une grande échelle non seulement tendrait à supprimer la jalousie, le propriétarisme sexuel, l'exclusivisme amoureux, mais réduirait au minimum les chances de désaccords internationaux pour aboutir à l'abolition des frontières. On n'a pas plus le droit de taxer d'utopie cette aspiration que la possibilité pour les hommes de vivre sans autorité gouvernementale.

Properce, au siècle d'Auguste, avait déjà dit dans une ode (II, 15) : « Ah ! si nous avions tous désir de vivre, étendus, à mener l'amour ... on ne verrait aucun acte cruel ; ni glaives égorgeurs, ni navires de guerre : les flots d'Actium ne rouleraient pas nos os et Rome garderait ses chevaux en repos, lasse du deuil des victoires amères » (traduction Marcel Coulon).

En attendant, nous affirmons que là où elle est pratiquée consciemment et efficacement, la camaraderie amoureuse constitue un facteur de camaraderie plus ample et plus complète entre les individus des deux sexes qui la pratiquent.

C'est cet ensemble de propositions et de considérations que nous avons dénommé sexualisme révolutionnaire, et non autre chose. Par l'hostilité qu'elles ont soulevée, nous pensons que ce terme « révolutionnaire » leur convient à merveille.

Nous renvoyons aux mots : Amour libre, amour en liberté, camaraderie amoureuse, chasteté, cohabitation, inversion sexuelle, malthusianisme, néo-malthusianisme, mariage, monoandrie, monogamie, obscénité, onanisme, pudeur, prostitution, symbolisme érotique, etc..., pour le développement des thèses esquissées ci-dessus.

Certains camarades nous ont opposé qu'il est à redouter que la libre discussion de la question sexuelle, la réduction des relations sexuelles à un pur geste de camaraderie conduise à la prostitution (?). Ils prenaient prétexte d'une carte postale ou d'un papillon souvent réédité par la tendance individualiste anarchiste, sur laquelle on lit cette maxime : « Qu'on prostitue son cerveau, son bras, ou son bas-ventre, c'est toujours la prostitution et l'esclavage ». Mais ce n'est pas une apologie de la prostitution sexuelle. Ces quelques lignes veulent, au contraire, dire que l'ouvrier, adversaire de l'exploitation, qui se fait exploiter cérébralement ou musculairement, commettrait une grossière erreur s'il s'imaginait « moralement » supérieur à la pierreuse qui raccroche les passants sur le trottoir. Car l'on est favorable ou hostile à l'exploitation. Que ce soient ses facultés cérébrales ou sa force musculaire ou ses organes sexuels que l'on fasse exploiter, ce n'est qu'une question de détail. Un exploité est toujours un exploité et tout adversaire de l'exploitation qui se fait exploiter se prostitue. Je ne vois pas en quoi est supérieur à la radeuse ou à la femme entretenue, l'humain qui, adversaire de l'exploitation, accomplit toute la journée derrière une machine, un geste d'automate ou s'en va soutirer à une clientèle de petits mercantis des commandes pour son patron. Ce qui constitue l'état de prostitution, ce n'est pas le genre de métier, c'est le fait qu'on gagne sa vie par des moyens contraires à ses opinions ou renforçant le régime qu'on professe combattre.

Jamais je n'en ai été aussi convaincu qu'en assistant un jour à une « sortie » de l'Arsenal, à Toulon. Dans ce troupeau d'ouvriers se bousculant pour sortir le plus rapidement possible de leur « bagne », il se trouvait un grand nombre d'hommes qui s'affirment non seulement hostiles au système d'exploitation de l'homme par l'homme ou le milieu, mais encore irréconciliables adversaires de la guerre. S'ils sont sincères, s'ils éprouvent une horreur véritable et raisonnée de ce mode brutal et bestial de solutionner les conflits internationaux, ils conviendront eux-mêmes qu'ils se prostituent en accomplissant une tâche quotidienne qui est en contradiction flagrante avec leurs convictions les plus intimes. Ne serait-il pas du plus haut comique d'entendre ces malheureux stigmatiser la femme qui gagne son pain en jouant « la comédie de l'amour » ? Ils jouent, eux, une comédie sinistre, une comédie dont le dernier acte se déroule sur des ruines et des cadavres. Je songeais, en les voyant s'éparpiller dans les rues de cette ville, que jamais la prostitution n'a mené, en cinq ans, vingt millions d'hommes à une mort cruelle, stupide et le plus souvent ignominieuse. Il se peut qu'ici et là quelque décati, abusant de ses dernières forces, succombe entre les bras d'une prostituée ; toutes choses considérées, cela vaut autant que d'agoniser des jours durant accroché à des fils de fer barbelés.... A la vérité toute exploitation a pour réponse ou pour contrepoids une prostitution, même quand il s'agit de l'exploitation en vue d'obtenir les utilités les plus nécessaires à la vie.

Donc nous n'établissons pas de différence entre les diverses prostitutions : celle de l'intellectuel, celle du manuel, celle de l'ouvrière ès-joies sensuelles. Cependant, il est une maxime insérée également sur papillon ou carte postale, diffusée également par les individualistes et qui éclaire notre attitude sur la question de la prostitution sexuelle : « Le mariage et la prostitution sont les deux termes d'une même opération. Seule est raisonnable la liberté sexuelle, seul est logique l'amour libre ». Nous mettons sur le même pied le mariage bourgeois et la prostitution. Et c'est justement parce que nous proposons et exposons des thèses se rattachant aux conceptions de la liberté sexuelle et de l'amour libre que nous n'admettons pas la prostitution sexuelle comme « moyen de débrouillage ». Nous sommes adversaires de la « prostitution » au même titre que nous sommes adversaires du « mariage » - selon la conception bourgeoise - ce sont des opérations entachées de vénalité. Comme nous sommes adversaires de la prostitution de la pensée, d'ailleurs. Nous ne saurions par exemple considérer comme l'un des nôtres, comme un compagnon, quelqu'un qui écrirait ou parlerait ou se conduirait « en individualiste anarchiste » parce qu'il y trouverait occasion de gagner de l'argent, alors qu'en son for intérieur, il considérerait l'anarchisme comme une erreur, une sottise ou une chimère. Dans le milieu social actuel où tout est objet de vente et d'achat - où c'est la possession des signes monétaires qui commande obéissance, respect, estime, dignités, possibilités de jouissances de toutes sortes, nous voulons - tout au moins en ce qui concerne les produits de la sensibilité amoureuse - rester en dehors de la corruption et du mercantilisme ambiants.

Il est suffisant que la plupart de nos camarades soient forcés de vendre, de louer ou de sous-louer leur intelligence et leurs bras, de s'employer au bureau, au magasin, à l'atelier, au chantier ou ailleurs - il est amplement suffisant qu'ils s'abaissent, pour gagner leur croûte quotidienne, à servir d'instruments et d'outils aux dirigeants et aux exploiteurs, - nous ne voulons pas aller plus loin dans la voie des concessions et des pis-aller. Aucun idéalisme, aucun spiritualisme ne nous fait mouvoir. C'est assez concéder et voilà tout ! En matière de sexualisme pratique, - qu'il s'agisse de l'amour envisagé « sexuellement » ou « sentimentalement » - notre individualisme anarchiste refuse de se laisser contaminer par l'infection de l'arrivisme ambiant.

Il y a des prostitutions auxquelles nous ne pouvons pas échapper sans risquer de mourir de faim, c'est vrai. Mais, tout de même, nous pouvons renoncer à celle-là sans risquer l'absolue misère : elle n'est pas indispensable à notre conservation. D'autant plus, nous y revenons, que si nous voulons faire des manifestations amoureuses ou érotiques un procédé ou une méthode qui nous rende meilleurs camarades les uns à l'égard des autres, nous n'admettons pas, par contre, qu'on en fasse un objet de vénalité que le premier des archistes venu peut se procurer dès qu'il y met le prix, Et qu'on ne vienne pas nous dire que la compagne individualiste-anarchiste à notre façon fera de la propagande auprès du bourgeois qui paiera bon prix le sentiment (?) qu'elle feindra d'avoir pour lui. Allons donc ! Ce bourgeois poli et aimable, libéral et sympathique, en déduira que, chez les anarchistes comme ailleurs, on vend tout ce que l'on peut vendre ... l'amour comme le reste. Ah ! la jolie propagande !

Je vais plus loin : les raisons qui précèdent impliquent que l'individualiste à notre façon qui se liera à une prostituée, cela peut arriver, fera tous ses efforts pour l'arracher à la prostitution. En vain m'objectera-t-on les tempéraments spéciaux qui se prostituent « par goût ». Dans un milieu où la camaraderie amoureuse, franche, vraie, est la coutume, ils rencontreront toutes les occasions de satisfaire les dits goûts, physiquement ou sentimentalement parlant, sous tous leurs aspects.

Ceci dit, je suis prêt à reconnaître que l'absence de « camaraderie amoureuse » dans nos milieux, ou sa mécompréhension, ou sa falsification a pu ou peut justement conduire certains hommes au mariage, certaines femmes à la prostitution. Mais ces exceptions ne font que confirmer ou renforcer nos thèses. Donc, en matière de sexualisme, notre ligne de conduite est la suivante : nous ne considérons à aucun titre les manifestations de la sexualité comme objets de vénalité. Nous ne saurions nous préoccuper des moyens de subsistance de n'importe qui, mais, en aucun cas, nous n'admettons la prostitution comme « moyen de débrouillage ».

Cette déclaration était essentielle pour nous faire bien comprendre.

- E. ARMAND.